Le Coran (Traduction de Montet)/Introduction/VI

Traduction par Édouard Montet.
Payot (p. 62-72).


CHAPITRE VI

LANGUE ET TEXTE DU CORAN
FORME LITTÉRAIRE


La langue du Coran est l’arabe classique. On peut même dire, dans une certaine mesure, parce qu’il ne faut point oublier les immortels poèmes anté-islamiques, que le Coran a largement contribué à fixer la langue écrite.

Il en a été de même, et dans une mesure identique, pour la fixation d’autres langues dans leurs rapports avec une autre religion, le Christianisme : pour l’allemand, c’est la traduction de la Bible de Luther, pour le français, c’est « l’Institution chrétienne de Calvin ».

Au Congrès international des Orientalistes à Alger, en 1905, K. Vollers, de l’Université d’Iéna, dans un mémoire du plus grand intérêt, qu’il a plus tard développé dans son livre sur « la langue populaire et la langue écrite dans l’ancienne Arabie », que nous avons cité plus haut[1], avait soutenu cette thèse, plus paradoxale en apparence qu’en réalité, que les nombreuses variantes du Coran prouvent qu’il ne fut jamais écrit originellement sous la forme où nous le lisons aujourd’hui, mais que, dans sa rédaction la plus ancienne, il avait été composé dans un dialecte analogue aux dialectes actuels[2].

Cela revient à dire que c’est le Coran qui a fixé comme langue écrite la langue parlée à La Mecque par Mahomet et par ses contemporains. C’est bien aussi ce que nous pensons.

Quant au texte coranique, si nous comparons les manuscrits existants du Coran, nous y constatons, en effet, comme l’avait déjà constaté Vollers, de nombreuses variantes, mais qui sont d’ordre grammatical. Quant à des variantes pouvant modifier le sens même des Sourates, il n’en est qu’un très petit nombre.

À ce point de vue, il en est des manuscrits du Coran comme des manuscrits hébreux de l’Ancien Testament, dont les variantes sont très nombreuses, mais, tout considéré, vu leur caractère orthographique et grammatical, la plupart de très peu d’importance.

Le texte arabe du Coran, qui paraît provenir, comme le texte hébreu de l’Ancien Testament, d’un seul et unique manuscrit originel, peut donc être estimé comme très approximativement fixé.


Quant à la forme littéraire du Coran, elle est à la fois très remarquable et très variée.

Il y a des fragments d’une grande éloquence. Beaucoup ont une forme poétique très frappante : l’imagination géniale du Prophète s’y donne libre carrière. Telles paroles sont saisissantes de vérité, de profondeur. Le monothéisme, qui est à la base du Coran, et qui y est affirmé de la première à la dernière page, y est merveilleusement et solennellement exprimé et proclamé.

Le Coran est peut-être le livre religieux le plus monothéiste qui ait jamais été écrit. On ne peut mettre en parallèle avec lui, dans la littérature religieuse, à ce point de vue, que le Deutéronome et le Second Ésaïe (Ésaïe, chap. 40 à 55), dans l’Ancien Testament.

Le style du Coran, qui a varié suivant les périodes de la carrière de Mahomet[3], est souvent haché. Cela tient en particulier au fait, évident pour plusieurs sourates, de fragments différents, d’origines diverses, soudés bout à bout par les collecteurs[4]. Cela vient aussi de la forme dialoguée que revêtent certains passages[5]. Les dialogues entre missionnaires et convertis chrétiens, que nous rapportent les bulletins des sociétés missionnaires chrétiennes, correspondent assez bien et dans une certaine mesure, à ces fragments dialogués du Coran, et nous en expliquent la genèse[6].

Il y a dans le Coran, quant à la forme littéraire, de la prose poétique rimée, et de la prose proprement dite (Sourates de Médine). Il y a de la prose poétique, mais pas de poésie, dans le sens étroit du mot.

D’après la tradition musulmane, Mahomet n’aurait composé dans sa vie que cet unique distique, qui ne donne pas une haute idée de son talent de poète :

Je suis le Prophète et non un menteur ;
Je suis le fils de ’Abd el-Mouttalib.

Mahomet, dans le Coran, condamne la poésie et repousse la qualification de poète, titre que certains affectaient de lui décerner, pour dénigrer sa mission. « Ce n’est qu’un poète », déclaraient des adversaires de l’Islam. C’est pour répondre à ces infidèles et à ces incroyants que le Prophète a écrit les versets suivants :

Nous ne lui[7] avons pas enseigné la poésie ; elle ne lui convient pas. Ce (Livre) n’est qu’un avertissement et une lecture[8] claire.

Sour. 36, v. 69.

En vérité, c’est la parole d’un noble Apôtre.
Ce n’est pas la parole d’un poète.

Sour. 69, v. 40-41.

On a cru retrouver quelques vers dans le texte du Coran[9]. Mahomet a pu parler en vers, dans un ou plusieurs versets, sans s’en douter, comme il est arrivé et il arrive à nos meilleurs prosateurs d’écrire un alexandrin, sans y prendre garde.

Les révélations du Coran, qui revêtent une forme poétique, sont rédigées en une prose rythmée et rimée. Elle rappelle ce que les Arabes appellent le sadj’, terme technique tiré d’un mot qui signifie roucoulement, murmure uniforme, et qui désigne la prose cadencée et rimée, qui paraît avoir été le point de départ du riche développement de la poésie arabe.

Dans la prose poétique du Coran, les membres de phrase sont courts et terminés par des rimes libres.

Les rimes que l’on rencontre le plus souvent dans le Coran sont surtout în et oûn, puis îm, âd, âr, etc. ; on trouve plus rarement â.

La rime consiste aussi en syllabes fermées, c’est-à-dire terminées par une consonne non vocalisée, précédée d’une voyelle brève : koum, houm, ar, it, our, etc. La rime en a bref est plus rare[10].

Il y a trois sourates à refrain : 54, 55, 57.

Il y a parfois des jeux d’assonances. En voici deux exemples :

Tu ne te trouveras pas dans quelque affaire (châ’enîn) et tu ne réciteras pas à ce sujet un Coran[11] (Koureânîn).

Sour. 10, v. 62.

Seigneur, j’ai appelé mon peuple nuit et jour (nahârân), mais mon appel n’a fait qu’augmenter leur éloignement (firârân).

Sour. 71, v. 5.

Les poètes hébreux, le prophète Michée, par exemple, étaient très friands de ces jeux d’assonances[12].


Les sourates d’un seul jet sont rares : telle paraît être la Sourate 12[13]. Même dans les sourates les plus courtes, et qui, a priori, sembleraient devoir être sorties d’une seule et même inspiration, il en est de formées de fragments différents : un exemple des plus frappants en est la Sourate 96, dont les versets 1-5 sont plus anciens que le reste du chapitre.

Reste la question très débattue des sourates à strophes.

D’après D. H. Müller[14], les sourates à strophes seraient nombreuses ; en voici l’énumération : 7, 11, 15, 19, 26, 28, 36, 44, 51, 54, 56, 69, 75, 80, 82, 90, 92.

Nöldeke[15] ne croit pouvoir maintenir comme sourates strophiques que les numéros 56 et 26.

Qu’il y ait des sourates disposées en strophes, rien n’est moins certain, même si nous ne considérons que les deux seules de ce genre que Nöldeke trouve dans le Coran.

Qu’est-ce qu’une strophe ?

La strophe implique une division régulière. C’est un ensemble de vers en ordre déterminé, produisant par leur liaison et leur retour une impression agréable à l’oreille.

Or qu’avons-nous dans les Sourates 56 et 26 ? En voici l’analyse :

Sourate 56[16]
1re  partie.

Introduction (v. 1-9) : les trois classes d’hommes :

Les plus avancés (v. 10-23), 14 versets.

Les gens de droite (v. 24-39), 16 versets.

Les gens de gauche (v. 40-56), 17 versets.

2e  partie.

Introduction (v. 57) : les trois questions :

Semer (v. 58-62), 5 versets.

Labourer (v. 63-66), 4 versets.

L’eau (v. 67-69) et le feu (v. 70-72), 2 fois 3 versets.

Restent en dehors de ce groupement les v. 73-96.

Où sont les strophes dans cette sourate ? En quoi consistent-elles ?

Sourate 26

En voici l’analyse d’après Nöldeke[17] qui donne comme titre à la sourate (v. 1-190) : Les prophètes du passé.

Introduction (v. 1-6).

1o Moïse (v. 9-66), 58 versets.

2o Abraham (v. 69-102), 34 versets.

3o Noé (v. 105-120), 16 versets.

4o Hoûd et les ’Adites[18] (v. 123-138), 16 versets.

5o Salih et les Thamoûdites[19] (v. 141-157), 17 versets.

6o Loth (v. 160-163), 4 versets.

7o Choâïb[20] et les Madianites (v. 176-189), 14 versets.

Chacune de ces prétendues strophes, de longueurs très inégales, se termine par la formule suivante (v. 7, 67, 103, 121, 139, 158, 174 et 190) :

En vérité, il y a un signe en cela ; mais la plupart d’entre eux ne seront jamais des croyants.

Restent les versets 191-228, qui traitent de sujets divers et qui sont forcément exclus de la forme strophique, déjà douteuse, quant au fond et à la facture, pour les versets 1-190.


Ni dans la Sourate 56, ni dans la Sourate 26, nous ne trouvons la strophe, avec son ordre régulier, telle que nous l’avons définie plus haut. Qu’il y ait dans ces sourates un classement d’idées particulier, et même une sorte de correspondance formelle dans certaines de leurs parties, nous sommes prêt à l’admettre. Mais il y a loin de là au genre strophique proprement dit. Aussi nous paraît-il tout à fait arbitraire d’affirmer que nous ayons affaire dans ces deux sourates à de véritables strophes[21].


Quelque jugement que l’on porte sur plusieurs des questions que nous avons posées à propos des sourates, tous ceux qui connaissent le Coran en arabe seront d’accord pour célébrer la beauté de ce livre religieux, splendeur de forme telle (nous ne parlons ici que de la facture littéraire) que toutes les traductions en langues européennes sont dans l’impossibilité de la faire sentir et de l’exprimer.




  1. Voy. p. 55.
  2. Voyez, pour la caractéristique de la langue du Coran, Vollers, ouvrage cité, p. 80 ss. Ce sujet est trop spécial pour pouvoir être traité dans un écrit de vulgarisation scientifique, comme celui que nous présentons au lecteur.
  3. Voy. ce que nous avons dit sur ce sujet au chapitre précédent.
  4. Voyez-en des exemples dans la traduction des Sourates que nous donnons plus loin.
  5. Sourates à fragments dialogués : 7, 15, 18, 33, 40, 68, etc.
  6. Voy. un exemple de ce genre de dialogues dans le bulletin de la « Mission aux Indes » (Mission canaraise évangélique), Lausanne, juillet 1923, f. 52-53.
  7. Mahomet.
  8. Il y a dans le texte arabe : « un coran ». Voy. ce que nous avons dit du sens du mot coran, p. 44.
  9. On a cité, par exemple, Sour. 94, v. 1.
  10. Voy. la liste très complète des rimes coraniques dans l’ouvrage cité de Vollers, p. 55 ss.
  11. C’est-à-dire un passage du Coran. Les mots soulignés dans les textes cités correspondent aux mots arabes entre parenthèses.
  12. Voy. notre Histoire de la Bible, p. 82.
  13. Voy. notre traduction de cette sourate.
  14. Die Propheten in ihrer ursprünglichen Form, die Grundgesetze der ursemitischen Poesie erschlossen and nachgewiesen in Bibel, Keilinschriften und Koran und in ihren Wirkangen erkannt in den Chören der griechischen Tragödie, Wien, 1896. T. I, p. 20-60 et 211 ss. Je me souviens encore du bruit que fit à sa parution cet ouvrage du célèbre professeur de Vienne.
  15. Ouvrage cité, t. I, p. 43.
  16. Voy. notre traduction de cette sourate et les diverses parties que nous y distinguons. L’analyse que nous donnons ici est celle qui prétend mettre en relief les strophes.
  17. Ouvrage cité, t. I, p. 44.
  18. Sur Hoûd et les ’Adites, voy. notre traduction S. 9, v. 71.
  19. Sur Salih et les Thamoûdites, voy. notre traduction S. 9, v. 71.
  20. Choâïb, prophète des Madianites, beau-père de Moïse (S. 7, v. 83. S. 11, v. 85-98. S. 29, v. 35).
  21. Comp. à ces strophes amorphes les chants hébreux de l’Ancien Testament, qui sont nettement strophiques : par exemple les psaumes 42 et 43 (Voy. notre Histoire de la Bible, p. 127 s.).