Le Coran (Traduction de Montet)/Introduction/IV

Traduction par Édouard Montet.
Payot (p. 44-52).


CHAPITRE IV

FORMATION DU CORAN


Les mots Coran et Sourate. — Quel est le sens du mot « Coran » ? Il signifie « Lecture », c’est-à-dire la « Lecture par excellence ». Il équivaut, dans cette signification, au mot grec « Bible », qui correspond exactement à notre mot « Livre », mais qui est pris, lui aussi, dans le sens de « Livre par excellence ».

On a voulu donner à ce terme arabe le sens de « Révélation[1] ». Mais, dans le texte même de l’ouvrage de Mahomet, le Livre sacré, le Coran, est appelé Kitâb, c’est-à-dire livre. Le Coran est qualifié de « livre sage » (Sour. 12, v. 1-2)[2], et ailleurs (Sour. 11, v. 1) de « livre à versets ».

Quant au mot « Sourate », qui se trouve en tête de chacun des chapitres du Coran, on en a aussi discuté l’étymologie et mis en doute le sens primitif. Mais, ce qu’on ne peut contester, c’est qu’en arabe le mot soûrat a la signification courante de rang, au propre et au figuré. Il désigne soit une rangée, par exemple, de pierres ou de briques dans un mur, soit un rang (d’honneur ou de dignité). Dans le Coran, ce mot doit être pris dans le sens de rangée de versets, c’est-à-dire de chapitre.


Mahomet et le Coran. — D’après la tradition musulmane, Mahomet écrivait les révélations qu’il recevait sur le premier objet qui tombait sous sa main : feuille de palmier, fragment de peau, omoplate de mouton[3], planchette, pierre plate, etc. Il en était ainsi, soit qu’il fût vraiment inspiré (et beaucoup de pages du Coran témoignent réellement d’une inspiration), soit qu’il rédigeât à tête reposée les textes législatifs, qui sont nombreux dans le recueil sacré. Souvent aussi il arriva que les paroles qu’il prononçait comme Prophète des Arabes n’étaient confiées qu’à la mémoire des auditeurs présents.

À sa mort, il existait donc un ensemble de textes écrits, formant une masse désordonnée, et un trésor de paroles mémorisées, qui n’offraient pas d’ordre meilleur.

Il a dû y avoir, par conséquent, à l’origine de l’Islam, après la mort du Prophète, peut-être même de son vivant, pendant les dernières années de sa carrière, ce qu’on pourrait appeler « une connaissance populaire du Coran ».


Les collections antiques du Coran, ou les premiers recueils coraniques. — On a dû, très tôt après la mort de Mahomet, réunir les fragments épars du Coran. Il me paraît très probable qu’il a dû y avoir, dans un temps très proche de la mort du Prophète, par conséquent très antérieurement au recueil d’Othmân, qui a été, en quelque sorte, l’édition officielle du Livre sacré, divers essais de collections coraniques. Des personnages tels qu’Alî, cousin et gendre du Prophète, et des compagnons intimes de Mahomet ont pu former ou posséder de tels ouvrages.

Il reste des traces de ces premiers recueils coraniques.

D’après la tradition musulmane, l’an 11 ou 12 de l’Hégire (632-633 de l’Ère chrétienne), à la bataille de Jemâma, de nombreux fidèles, qui connaissaient par cœur des fragments plus ou moins longs du Coran, périrent dans le combat. Il était donc à craindre que, dans de nouvelles rencontres avec l’ennemi, disparussent à jamais tous ceux qui conservaient dans leurs mémoires des passages du texte sacré.

C’est cette crainte qui poussa Aboû Bekr, le premier calife, à l’instigation d’Omar, à charger Zéïd, qui avait été le secrétaire de Mahomet, de réunir ce qui constituait à cette époque (633) le Coran. La première collection coranique serait donc, d’après la tradition, celle de Zéïd ben Thâbit.

Dans les vingt années qui s’écoulèrent entre la mort de Mahomet (632) et la parution de l’édition coranique d’Othmân (651), furent publiées successivement quatre éditions coraniques, célèbres par les noms des personnalités musulmanes, qui s’attachent à chacune d’elles.

Ces éditeurs furent : Oubai ben Ka’b, ’Abdallâh ben Mas’oûd, Aboû Moûsâ el-Ach’arî et Miqdâd ben Aswad.

Il y eut, sans aucun doute, d’autres éditions coraniques, dont les traces sont perdues[4].


Le Coran d’Othmân. — C’est le troisième calife Othmân qui fit paraître l’édition définitive et officielle du Coran, qui constitua le « texte reçu » de ce livre saint[5].

Les éditions coraniques en circulation, par le fait qu’elles n’étaient point identiques, provoquaient des incertitudes dans l’esprit des fidèles et étaient de nature à ébranler leur foi.

Il en fut de même quelques années plus tard, lorsque prirent naissance les premières études grammaticales de la langue du Coran.

Aboûl-Aswad (mort en 688), qui, d’après la tradition, avait appris les rudiments de la langue arabe du calife Alî, auquel on attribue la division du discours en verbe, nom et particule, aurait eu le premier l’idée d’élaborer une grammaire de la langue du Coran, en entendant, dans une mosquée, lire d’une manière défectueuse un texte du Livre sacré.

Aboûl-Aswad étant à la mosquée, l’officiant lut la Sourate 9 au v. 3, qui est ainsi rédigée :

Allâh est pur d’idolâtres, ainsi que Son Apôtre.

Parole qui signifie : pour Allâh, comme pour son Apôtre Mahomet, il n’y a pas, c’est-à-dire il ne peut pas y avoir d’idolâtres.

Le lecteur ignorant, au lieu de lire ouarasoûlouhou (et Son Apôtre), avait prononcé ouarousoûlihi (et de ses apôtres). Ce qui donnait au verset ce sens stupide : pour Allâh, il n’y a ni idolâtres, ni apôtres (littéralement : Allâh est pur d’idolâtres, ainsi que de ses apôtres). Aboûl-Aswad se serait écrié, à l’ouïe de cette ineptie : « Je n’aurais jamais cru qu’on pût en venir là. »

Ce sont des erreurs de ce genre, ainsi que des variantes de textes, soit fautifs, soit involontairement altérés par les lecteurs et par les copistes, qui provoquèrent la revision d’Othmân. Les éditions diverses du Coran, qui étaient en usage, devenaient ainsi l’objet de discussions entre les disciples du Prophète, et un danger paraissait menacer l’Islam naissant. Il fallait une autorité souveraine pour ramener l’ordre sur ce terrain sacré. Le Calife seul pouvait prononcer.

D’après la tradition musulmane, une commission fut nommée par le Calife pour résoudre la difficulté. Elle fut formée de Zéïd et de trois Koreichites éminents : ’Abdallâh ben ez-Zoubaïr, Sa’îd ben el-’As, et ’Abderrahmân ben el-Harîth.

C’est à ces personnages que serait due la copie, qui fit règle désormais, du texte coranique[6].

Quant aux éditions antérieures elles auraient été détruites. Ces faits se seraient passés l’an 30 de l’Hégire (650) ; ils ont eu lieu en tout cas avant la mort d’Othmân (35 H., 655 E. C.).

On peut aisément se représenter ce que fut le travail des recenseurs ; il fut fait, il est à peine besoin de le dire, sans aucun sens critique. Il paraît avoir consisté simplement dans une copie des textes existant alors. Il est probable, en effet, que l’on fit plutôt une compilation de tous les textes attribués au Prophète, qu’une sélection de ces précieux documents.

Ce que nous savons des recueils de Hadîth (les traditions attribuées au Prophète), formés plus tard, nous incline à penser qu’il en fut de même pour les paroles écrites de Mahomet.

En résumé, le recueil coranique publié par Othmân ne fut pas une collection originale, par suite nouvelle, du texte coranique ; ce fut une simple édition, la dernière, du Livre sacré. Ce qui la différenciait des éditions précédentes, c’était son caractère officiel, puisqu’elle paraissait sous la responsabilité du Calife.


Quant à l’ordre dans lequel les sourates furent placées dans l’édition d’Othmân, le principe directeur de cette classification fut uniquement la longueur du texte des chapitres, en allant des plus longs aux plus courts. Il n’y a d’exception, à ce point de vue, que pour la première sourate, qui est une prière.

Quant aux sourates 112, 113 et 114, qui terminent la collection, la première, sur l’unité de Dieu, est une profession de foi musulmane, et les deux autres sont des formules finales de l’œuvre tout entière, revêtant la même forme de langage, et ayant toutes deux aussi le caractère de prières[7].




  1. Voy. plus loin (Sourate 96) la note sur le mot Kara’a d’où dérive Korân (Coran).
  2. Voy. plus loin la traduction de cette Sourate.
  3. Les os de mouton, dans les environs de La Mecque, devaient être très abondants, le mouton étant, par excellence, l’animal des sacrifices.
  4. Voy. sur les premières collections coraniques Nöldeke, ouvrage cité, t. II (paru en 1919, dix ans après le t. I paru en 1909), p. 11-47.
  5. Le « texte reçu » du Nouveau Testament a été fixé, lui aussi, d’une manière approximative et insuffisante, comme le texte officiel du Coran. Voy. notre Histoire de la Bible, p. 144.
  6. La célèbre bibliothèque de l’Université musulmane de Fez (Karaouïne, ou plus exactement Elqarouiyin), qui avait été fondée par le grand sultan mérinide Yaqoub ben ’Abdelhâqq en 1284, passe pour avoir possédé autrefois, lorsque le roi de Castille Sanche IV envoya au sultan Yaqoub treize charges de chameaux de manuscrits arabes, provenant d’Espagne, un des trois exemplaires du Coran, copiés de la main même d’Othmân (Voy. Roudh el Kartas, trad. Beaunier, Paris, 1860, p. 525. Comp. H. Guillard, Une ville de l’Islam : Fès, Paris, 1905, p. 53 s.). Cette bibliothèque célèbre a été malheureusement dilapidée et il n’en reste plus aujourd’hui que des débris intéressants toutefois (voy. le Catalogue arabe qui en a été publié à Fez en 1918). Nous avons pu, pendant le séjour que nous avons fait à Fez en 1914, confirmer par nos recherches tous ces renseignements.
  7. Voy. sur le Coran d’Othmân Nöldeke, ouvrage cité, t. II, p. 47 ss.