Le Conte du tonneau/Tome 2/05

Henri Scheurleer (Tome secondp. 144-157).

ESSAY
DANS LE GOUT LE PLUS MODERNE
SUR LES
FACULTEZ DE L’AME,
EN FORME DE LETTRES.

MONSIEUR,



V Ous êtes un ſi grand Amateur des Antiquitez, que je crois pouvoir ſuppoſer raiſonnablement, qu’on ne ſauroit que vous faire plaiſir, en vous offrant quelque choſe de nouveau. Irrité depuis long-tems contre ces petits Auteurs, qui, dans leurs Eſſays, & dans leurs Diſcours Moraux, ſe jettent dans les Lieux-communs, s’égarent loin de leur ſujet, cachent leurs Livres tout entiers ſous les Citations les plus uſées, j’ai reſolu de ſaire un Eſſay debaraſſé de toutes ces Fautes, & propre à ſervir de modelle aux jeunes Ecrivains. Vous verrez ici des Penſées & des Remarques abſolument neuves, des Citations où aucun autre n’a touché ſeulement, enfin un ſujet de la plus grade importance traité avec toute la methode & avec toute la clarté poſſibles. Cet Ouvrage m’a couté un tems conſiderabie : je vous conjure de le recevoir & de le regarder comme le dernier effort de mon Genie.

Les Philoſophes diſent que l’Homme eſt un Microcoſme, ou petit Monde en miniature, qui repreſente le grand dans toutes ſes parties. Je ſuis encore perſuadé, que le Corps naturel peut parfaitement bien être comparé au Corps Politique. Et ſi cette Comparaiſon eſt juſte, comment eſt-il poſſible que les Epicuriens diſent la verité, en ſoutenant que l’Univers a été formé par un concours fortuit d’Atomes ? Je ſerai prêt à embraſſer leur opinion, quand je verrai les Lettres de l’Alphabet, jetées à tout hazard, former un Traité de Philoſophie auſſi ſavant qu’ingenieux. Riſum teneatis amici. Hor.

Cette fauſſe opinion en doit de neceſſité produire pluſieurs autres, de la même manière, qu’une mauvaiſe digeſtion eſt ſuivi d’autres digeſtions plus mauvaiſes.

Tout batiment, qu’on s’eforce à élever ſur une baze foible, doit crouler néceſſairement. C’eſt ainſi que les aveugles mortels ſont conduits d’erreur en erreur, juſqu’à ce qu’enfin, avec Ixion, ils embraſſent un Nuage, au lieu d’une Déeſſe, ou qu’avec le Chien de la Fable ils prennent la réalité pour l’ombre. Des opinions de cette nature n’ont aucune cohérence ; mais, ſemblables à la terre & au fer, unis enſemble dans les pieds de la Statue de Nabucodonozor, elles doivent ſe ſéparer, & tomber en pieces.

J’ai lû dans un certain Auteur, qu’Alexandre pleura un jour, parce qu’il n’y avoit qu’un Monde à conquerir ; & il auroit fort bien pu s’épargner ces larmes, ſi le concours fortuit des Atomes étoit capable de produire des Mondes. Auſſi, ce ſentiment ridicule eſt plus à la portée du vulgaire, cette Hydre à pluſieurs têtes, qu’à celle d’un Homme auſſi ſage qu’Epicure : & je croi fort, que les plus corrompues de la Secte n’ont fait qu’emprunter le nom de leur illuſtre maître, pour donner cours à cette opinion impertinente ; ſemblables au ſinge, qui ſe ſervoit des griffes du chat ; pour tirer les chataignes des cendres chaudes.

Cependant, le premier pas qu’il s’agit de faire pour guérir un malade, c’eſt de bien connoître la nature de ſon indiſpoſition : &, quoique la Verité soit difficile à trouver, parceque, ſelon le ſentiment d’un Philoſophe, elle demeure au fond d’un Puits, il n’eſt pas neceſſaire de ſe fermer les yeux de propos déliberé ; & il me ſera permis, j’eſpere, d’offrir ma pite au milieu d’un ſi grand nombre de perſonnes, qui me ſurpaſſent en Érudition. Quelquefois un Spectateur voit mieux les coups, que les Joueurs eux-mêmes. D’ailleurs, je ne croi pas, qu’un Philoſophe ſoit obligé de rendre compte de tous les Phenomenes de la Nature, ou de ſe noïer avec Ariſtote, faute de ſavoir expliquer le flux & le reflux. Sa meilleure ſentence n’eſt pas celle, à coup ſeur, qu’il s’apliqua à ſoi-même dans cette facheuſe conjoncture : Quia te non capio, tu capies me. On peut dire, qu’il fut dans cette occaſion le Juge & le Criminel, l’Accuſſateur & le Bourreau.

Sa faute fut d’autant plus grande, que Socrate oſa bien avouer, qu’il ne ſavoit rien ; lui, que l’Oracle avoit declaré le Sage par excellence.

Pour finir cette longue Digreſſion, je dirai qu’il me paroit auſſi clair qu’une Démonſtration d’Euclide, que la Nature ne fait rien en vain. Si nous étions capables de fouiller dans ſes tréſors les plus cachez, nous verrions, que le plus petit brin d’herbe, & les végétaux les plus mépriſables en aparence, ont leur utilité particulière. Elle eſt ſur-tout admirable, dans ſes plus petites productions. Le moindre & le plus vil des inſectes en découvre le mieux l’Art, s’il m’eſt permis de parler ainſi, quoi qu’il ſoit ſur, que Prenant plaiſir à varier ſes Ouvrages, elle laiſſe l’Art bien loin derriere elle, comme obſerve parfaitement bien un Poëte.

Naturam expellas furçâ, tamen uſque recurret.

Il eſt vrai, que les differentes Opinions des Philoſophes ont répandu dans le Monde autant de maladies de l’ame, qu’il eſt ſorti de maladies du corps, de la Boëte de Pandore ; avec cette difference pourtant, qu’elles n’ont pas laiſſé l’eſperance au fond.

Si la Vérité n’a pas quitté la Terre avec Aſtrée, du moins eſt-elle auſſi cachée ; que la ſource du Nil ; & l’on ne ſauroit la trouver que dans l’Utopie. Je ne prétends pas par-là avancer une propoſition injurieuſe pour les Sages de l’Antiquité : ce ſeroit une eſpece d’ingratitude ; & celui qui apelle un homme ingrat le charge de tous les vices imaginables.

Ingratum ſi dixeris, omnia dicis.

Mais, quand je devrois paſſer pour un Auteur, qui aime à debiter des Paradoxes, j’oſerai ſoutenir, que ce qu’il y a de plus blamable dans les Philoſophes c’eſt l’orgueil. Ipſe dixit ; en voila aſſez, pour obliger quelqu’un à s’atacher aveuglement à leurs idées. Quoique Diogene vecût dans un Tonneau, peut-être cachoit-il autant d’orgueil, ſous ſes Guenilles, que le Divin Platon ſous ſa Robbe ſuperbe.

On nous raporte de ce Philoſophe Cynique, que quand Alexandre le vint voir, & lui promit tout ce qu’il voudroit demander, il lui répondit ainſi : Tirez vous d’entre moi & le Soleil, & ne m’otez pas ce que vous ne ſauriez me doner. Et par-là il ſe montra auſſi extravagant, que cet autre Philoſophe, qui jetta toutes ſes richeſſes dans la Mer, en prononçant ces paroles remarquables…

Quelle difference ne remarque-t-on pas entre cet Homme, & cet Uſurier, qui, étant averti que ſon Fils dépenſeroit tout ce qu’il avoit amaſſé, répondit : Il ne trouvera pas plus de plaiſir à le prodiguer, que je n’en ai ſenti en l’accumulant.

Ces ſortes de gens voient les fautes d’autrui, & ſont aveugles pour leur propres défauts, qu’ils portent dans le ſac qu’ils ont derriere le dos. Non videmus id manticæ, quod in tergo eſt.

Je crains bien d’être cenſuré, pour la liberté de mes ſentimens, par ces Momus envieux, que les Auteurs adorent par un principe de crainte, comme les Indiens ſacrifient au Diable. Ils feront tous leurs efforts, pour donner autant de playes à ma reputation, qu’on en voit à l’image, qui eſt placée au frontiſpice de l’Almanac.

Mais, je mépriſe leurs coups, & peut-être ces viles mouches voleront ſi longtems autour de la chandelle, qu’à la fin elles y bruleront leurs ailes. Ils me le pardonneront bien, ſi j’oſe leur donner cet avis, & ſi je les prie de ne point invectiver contre des choſes, qui ſont au-deſſus de leur Sphere. Leurs critiques ridicules ne font que découvrir leur vile jalouzie, cette paſſion qui ſe déchire elle-même, & qui ſurpaſſe tous les tourmens inventez par les tyrans, dont la cruauté a été la plus ingénieuſe :

Invidiâ, Siculi non invenêre Tyranni Tormentuin majus. Juv.

Je ne crois pas me donner ici des airs, en aſſeurant mes Cenſeurs, & certains apprentiſs Beaux-Eſprits, qu’ils ſont auſſi peu en état de juger de mes Ouvrages, qu’un homme né aveugle eſt capable de diſtinguer les couleurs. J’ai toûjours obſervé, que les tonneaux vuides faiſoient le plus de bruit ; & je me ſoucie des coups de fouet de pareilles gens, auſſi peu que la mer ſe mit en peine de ceux de Xerxes. Je ſai bien, que la plus grande faveur, qu’on puiſſe atendre d’eux, eſt celle que Polypheme promit à Uliſſe ; d’être devoré le dernier. Ils s’imaginent vaincre un Auteur à la maniere de Céſar, par un Veni, vidi, vici.

J’avouë, que je fais un cas extraordinaire du jugement d’un petit nombre de gens ſenſez, d’un Rhymer, d’un Denys, d’un Welsh[1] ; mais, pour dire mon ſentiment des autres en fort peu de mots, je crois, qu’on peut aſſeurer, que le vide, dont les Philoſophes ont ſi longtems diſputé, ſe trouve dans le cerveau de ces petits Eſprits. Ils ne ſont que les Guépes du Monde ſavant ; ils dévorent le miel, & ils ne veulent pas travailler eux-mêmes. Un Auteur ne doit pas s’en embaraſſer d’avantage, que la Lune ne ſe met en peine des abboïemens d’un Dogue. En dépit de leurs terribles rugiſſemens, il eſt facile de découvrir chez eux l’Ane ſous la peau du Lion.

J’en reviens à mon ſujet. Qu’elle eſt la premiere partie de l’Orateur ? demanda quelqu’un à Demoſthene. L’Action, dit-il : la ſeconde ? l’Action : la troiſiéme ? l’Action ; & ainſi juſqu’à l’infini. Ce Principe peut être veritable par raport à l’Art Oratoire ; mais, il eſt certain, que la contemplation s’étend bien au de-là de l’Action. C’eſt pourquoi un homme ſage n’eſt jamais en meilleure Compagnie, que quand il eſt ſeul.

Nunquam minus ſolus, quàm cum ſolus.

Archimede, ce fameux Mathematicien, étoit ſi attentif à ſes Problèmes, qu’il n’apperçut pas ſeulement le Soldat, qui étoit venu pour le tuer.

Je n’ai pas la moindre envie d’ôter quelque choſe à la Gloire, qui eſt duë aux Orateurs, & à leur Art ; mais il eſt bon de conſidérer pourtant, que la Nature, qui nous a donné deux yeux pour voir, & deux oreilles pour écouter, ne nous a donné qu’une ſeule langue pour parler. Il eſt vrai que certaines gens ſavent donner tant d’exercice à cette petite partie du corps humain, que les virtuoſi, qui ont fait tant d’efforts, pour trouver le mouvement perpetuel, peuvent le découvrir là ſans peine.

Il y a des gens, qui ont une haute idée des Républiques, parce que les Orateurs y fleuriſſent le plus, & qu’ils ſe ſont toujours montrez ennemis jurez de la Tyrannie mais, à mon avis, un ſeul Tyran vaut mieux qu’une centaine. Ces beaux-parleurs ne font qu’animer la multitude, dont pourtant la colere n’eſt qu’un court accès de ſureur : Ira ſuror brevis eſt.

Après tout, les Loix ne ſont que des toiles d’Araignées, qui prennent les Mouches, & qui ſont briſées par les Guêpes. Cela ſoit dit en paſſanr. Pour ce qui regarde l’habileté de l’Orateur, il eſt certain que ſon grand Art conſiſte à cacher l’Art.

Artis eſt celare artem.

Mais, ce talent ne s’acquiert qu’avec le tems, & à force de reflechir, & de profiter de toutes les occaſions qui ſe preſentent. Si on ne s’en ſaiſit point, on ne fait que travailler à la toile de Penelope, qui défaiſoit pendant la nuit, tout ce qu’elle avoit tiſſu pendant le jour. Ce qui confirme encore ce que je viens d’avancer, c’eſt l’obſervation que j’ai faite, que l’Occaſion eſt repreſentée chauve par derriere, & avec un toupet de cheveux au front. Cette Emblème ſignifie, qu’il faut la prendre aux cheveux, parce qu’on l’appelle en vain, quand elle eſt une fois paſſée.

Fronte capillata., poſt eſt occaſio calva.

L’Ame humaine reſſemble d’abord à une table raſe, S’il m’eſt permis de parler ainſi, où à une cire, qui, pendant qu’elle eſt molle, eſt ſuſceptible de toutes ſortes d’impreſſions : elle contracte peu à peu plus de conſiſtance, & de dureté, juſqu’à ce qu’enfin la mort vient l’arrêter au milieu de ſa carriere. Les plus grands Conquerans ont enfin ſuccombé ſous les coups de la Parque, qui n’épargne perſonne depuis le Sceptre juſqu’à la Houlette.

Mors omnibus communis.

Toutes les Rivieres ſe jettent dans la Mer, mais aucune n’en revient. Quand Xerxes fit la revue de ſes Troupes innombrables, il pleura en conſiderant, que, de tant de millions d’hommes, perſonne ne ſeroit en vie dans l’eſpace de cent ans. Anacreon fut ſuffoqué par un pepin de raiſins ; & l’on meurt de joie, auſſi bien que de douleur. Rien n’eſt conſtant dans le monde, que l’inconſtance ; ce qui n’empêcha pas le divin Platon de ſoutenir, que, ſi la vertu paroiſſoit aux yeux des humains, avec tous les ornemens naturels, ils ſeroient tous charmez de ſa beauté. Neanmoins, l’intéret gouverne tellement le monde à préſent ; & ce que les Anciens apelloient, aurea mediocritas, eſt tellement mépriſé parmi nous ; que nous ferions une fort mauvaiſe reception à Jupiter lui-même, à moins qu’il ne deſcendit ſur nous, comme une pluie d’or, de la même maniere, qu’il trouva l’entrée de la tour de Danaé. Les mortels, dans ce ſiecle de fer, laiſſent le Soleil couchant, pour n’adreſſer leur Culte, qu’au Soleil qui ſe leve.

Donec eris felix multos numerabis amicos.

Je mets ici des bornes à ma Diſſertation, que je n’ai entrepriſe, que pour obéir à vos ordres. Il me falloit un motif de cette force, pour m’expoſer aux cenſures de cet Age Critique. Si j’ai ſatisfait à ma matiere, ou non, c’eſt ce qu’il faut laiſſer à décider aux lumieres du Lecteur ſavant & judicieux. Quoiqu’il en ſoit, je puis eſperer du moins, que cet Eſſay encouragera quelque Génie d’un autre ordre que le mien à traiter le même Sujet, avec plus de ſuccès.

  1. Auteurs médiocres.