Le Conte du tonneau/Tome 2/04

Henri Scheurleer (Tome secondp. 130-143).

PENSEES DETACHEES,
MORALES
ET
DIVERTISSANTES.



N Ous avons juſtement autant de Religion, qu’il nous en faut, pour nous haïr les uns les autres ; nous n’en avons pas aſſez, pour nous porter à la tendreſſe mutuelle.


2. Quand nous réfléchiſſons ſur les évenemens paſſez, les Guerres, les Emeutes, les Negociations ; nous nous étonnons de ce que les hommes ſe ſont donné tant de mouvemens, pour des choſes ſi paſſagéres : ſi nous conſiderons le tems préſent, nous voïons préciſement la même humeur intrigante, qui s’occupe ſur les mêmes Evenemens ; & nous ne nous en étonnons point du tout.

3. L’Homme ſage tire des conjectures & des concluſions de l’examen de toutes les circonstances des choſes ; mais, le moindre incident, qu’il n’eſt pas poſſible de prévoir, eſt capable de donner aux affaires, des tours ſi peu attendus, & traine aprés lui des revolutions ſi ſurprenantes, que le ſage eſt ſouvent auſſi peu en état de juger des évenemens, que l’homme du monde le plus ignorant, & le moins expérimenté.

4. L’Eſprit déciſif eſt une excellente qualité pour les Prédicateurs & pour les Avocats, parce que celui qui veut obtruder ſes penſées & ſes raiſons à une multitude, n’en peut perſuader les autres, qu’à proportion qu’il en paroit fortement convaincu lui-même.

5. Comment peut-on s’atendre à voir les hommes recevoir de bonne grace les Conſeils qu’on leur donne ſur leur conduite, quand on les voit rejetter avec dédain les avertiſſemens qui regardent un danger préſent qui les menace.

6. J’ai oublié, ſi parmi les choſes qui ſont perduës ſur la Terre, & qui ſe conſervent dans la Lune, Arioſte met les Conſeils ; il auroit du les y placer auſſi bien que le Tems.

7. Le ſeul Prédicateur, dont on profite, c’eſt le Tems. Il nous donne préciſement le même tour d’eſprit, que les gens d’âge ſe ſont efforcez en vain de nous inſpirer.

8. Quand nous deſirons ou recherchons certaines choſes, notre ame ne s’attache qu’à leur face lumineuſe, & riante : quand nous les poſſedons, nous ne les conſiderons, que de leur coté ſombre & ténébreux.

9. On remarque dans une verrerie, qu’un artiſan ; qui jette quelques poignées de charbons froids dans le feu, ſemble l’étouffer ; mais, un ſeul moment après, la flamme ſe ranime, & prend une nouvelle vigueur, Ce Phenomene peut étre une Emblême juſte de l’utilité des paſſions, qui, judicieuſement atiſées, ſemblent traverſer les operations de l’ame, quoique dans le fond elles l’empêchent de tomber dans une langueur lethargique.

10. Il ſemble que certaines gens croient que la Religion eſt tombée en enfance, & qu’elle doive ſe nourrir de Miracles, comme du tems qu’elle étoit encore au Berceau.

11. Tous les accès du plaiſir ſont contrebalancez par un degré égal de chagrin, & de douleur ; celui, qui s’y abandonne, reſſemble à un prodigue, qui dépenſe pendant l’année courante la moitié du revenu de celle qui ſuit.

12. Les derniers jours de l’homme ſage ſe paſſent entierement à ſe guerir des folies, des préjugez, & des fauſſes opinions, qu’il a contractées dans ſa jeuneſſe.

13. Si un Auteur veut ſavoir, par quelles routes il ſe rendra agréable à |a poſterité ; qu’en examinant les Livres nos Prédeceſſeurs, il prenne garde à ce qui l’y charme le plus, & à ce qu’il y regrette davantage.

14. Que les Grands Seigneurs ne ſoient pas les dupes des magnifiques Promeſſes des Poëtes. Il eſt certain qu’ils ne donnent l’Immortalité qu’à eux-mêmes. Nous admirons Homere & Virgile, & non pas Achille ou Ænée. Il en eſt tout autrement des Historiens : nos penſées s’ocupent entierement des Evenemens, des Actions, des Perſonnes, dont ils nous parlent ; à peine avons-nous le loiſir de ſonger à celui qui nous les dépeint.

15. Une marque certaine qu’un homme, qui paroit avec éclat dans le Monde, eſt véritablement un grand Genie, c’eſt la Conſpiration, que tous les petits EſPrits trament contre lui.

16. Les perſonnes, qui poſſedent tous les avantages de la vie humaine, ſont dans un état, où un grand nombre d’accidens peuvent les troubler & leur donner du chagrin, & où peu de choſes ſont capables de leur donner du plaiſir.

17. Il eſt ridicule de punir les Poltrons par l’Infamie : s’ils l’avoient crainte, ils n’auroient pas été poltrons. Le ſupplice qui leur convient c’eſt la mort ; puiſqu’il n’y a que la mort qu’ils craignent.

18. Les plus belles Inventions ſont trouvées d’ordinaire dans les ſiècles les plus ignorans ; tels ſont l’uſage de la Bouſſole, de la Poudre-à-canon, & l’Imprimerie, qui ont été tirez des tenébres de l’Ignorance, par la Nation la plus ſtupide, les A.

19. Une preuve, qui eſt ſeule capable de faire voir la fauſſeté de ce qu’on débite d’ordinaire ſur les ſpectres, & ſur les apparitions, peut être tirée de l’opinion generale, qui veut, que les Eſprits ne ſe montrent jamais, qu’à une ſeule perſonne à la fois. Si on explique ces paroles par une interprétation ſenſée, elles ne veulent dire, ſi-non qu’il arrive rarement, que dans une Compagnie il ſe trouve plus d’une perſonne hypocondriaque à un certain degré.

20. Je m’imagine qu’au jour du Jugement, il y aura peu de connivence pour les gens éclairez, qui auront manqué du coté de la Morale, & pour les ignorans qui auront failli du coté de la Foi. C’eſt ainſi que les avantages de l’habileté & de l’ignorance ſeront égaux. Je crois encore que quelques doutes, dans les habiles gens, & quelques vices, dans les ignorans, ſeront facilement pardonnez à la force de la tentation.

21. La valeur de pluſieurs circonſtances dans l’Hiſtoire eſt extrémement diminuée par l’éloignement des Epoques. Il y en a pourtant de très-petites en aparence, qui répandent un grand jour ſur les évenemens ; & il faut un Eſprit très-judicieux dans l’Hiſtorien, pour en faire un bon choix.

22. Cet Age Critique eſt une Expreſſion devenue auſſi fort en vogue parmi les Auteurs, que ce Siecle Corrompu l’eſt parmi les Théologiens.

23. Il y a quelque choſe de comique, à obſerver les obligations, que le ſiecle préſent impoſe aux ſiécles ſuturs. Les ſiecles futurs parleront ce ce fait. C’eſt une affaire qui s’attireras l’attention de toute la poſterité. On ne ſonge pas, que la poſterité ſera comme nous, & qu’elle n’emploiera ſon tems & ſes penſées, qu’aux choſes préſentes.

24. Le Camaleon, qui, ſelon les ſentimensdes Naturaliſtes, ne le nourrit que d’air, a de tous les animaux la langue la plus deliée, & la plus vive dans ſes mouvemens.

25. Il arrive dans les Diſputes ce qui eſt ordinaire dans les Armées. Le Parti le plus foible étale des lumieres trompeuſes, & fait un bruit exceſſif, pour donner à l’ennemi une haute idée de ſes forces.

26. Quand quelqu’un en Angleterre eſt fait Pair ſpirituel du Roïaume, il perd ſon Nom de Famille : ſi quelqu’un devient Pair temporel, il perd ſon Nom de Batême.

27. Certaines gens, ſous prétexte d’extirper les préjugez, déracinent la vertu, la probité, & la religion.

28. Dans pluſieurs Républiques bien reglées, on a eu ſoin autrefois de borner par des Loix les Poſſeſſions des Particuliers. Pluſieurs fortes raiſons y ont porté les Legiſlateurs ; une entr’autres, à laquelle on fait le moins d’attention. Quand on renferme les deſirs des hommes dans certaines bornes, il arrive que, dès qu’ils ont acquis tout ce que les loix leur permettent de poſſeder, leur intérêt particulier n’occupe plus leurs paſſions ; & ils ſont obligez de leur donner pour objet l’interêt public.

29. L’Homme n’a que trois moïens de le vanger de la Cenſure du Public ; de la mepriſer, d’uſer de répréſailles, & de ſe conduire avec tant de précaution qu’il n’y donne deſormais aucune priſe. On fait oſtentation de la prémiere de ces methodes ; la derniere eſt preſque impoſſible ; c’eſt la ſeconde qui a |a vogue.

30. Herodote nous dit que, dans les païs froids, les Animaux ont rarement des Cornes ; mais que, dans les païs chauds, ils en ont de fort grandes : on pourroit faire de cette remarque une application allez plaiſante.

31. Ceux qui font la ſatire la plus fine de tout ce qui regarde les Procès, ce ſont les Aſtrologues, quand, par les regles de leur Art, ils prétendent déterminer, quand ils ſeront finis, & à l’avantage de quel parti ils ſeront décidez. De cette maniere, ils font dépendre tout le ſuccès de l’influence des étoiles, ſans avoir le moindre égard à la juſtice de la cauſe.

32. J’ai fort ſouvent entendu tourner en ridicule ce qui eſt dit dans les Livres Apocryphes, touchant Tobie, & ſon Chien qui le ſuivoit. Cependant, Homere s’exprime plus d’une fois de la même maniere à l’égard de Telemaque. Virgile dit encore quelque choſe de fort aprochant d’Evandre ; & je m’imagine, que le Livre de Tobie eſt en partie écrit en vers.

33. J’ai vû des hommes, qui avoient d’excellentes qualitez, être d’un grand ge pour les autres, & trés-inutiles pour eux-mêmes. C’eſt ainſi qu’un quadran placé au frontiſpice d’une maiſon, fait ſavoir quelle heure il eſt à tous les voiſins d’alentour, ſans rendre le même ſervice aux proprietaires, qui ſont dans la maiſon même.

34. Si quelqu’un avoit fait un Catalogue exact de toutes les opinions, qu’il a euës depuis ſon enfance juſqu’à ſa vieilleſſe, ſur l’Amour, la Politique, la Religion, & le Savoir, quel afreux Cahos de Contradictions n’y trouveroit-il pas ?

35. Nous ne ſavons rien de ce qui ſe fait dans le Ciel, mais nous ſavons ce qui ne s’y fait pas. On ne s’y marie point, & l’on n’y donne point en mariage.

36. Quand on obſerve le choix de nos Dames ; & leur maniere de diſpoſer de leurs faveurs, on ne ſauroit que reſpecter la memoire de ces Cavalles, dont parle Xenophon. Tant qu’elles conſervoient leur criniere, c’eſt-à-dire leur beauté & leur jeuneſſe, elles ne vouloient pas ſoufrir les careſſes d’un Ane.

37. La ſituation la plus miſerable, c’eſt d’être ſuſpendu entre l’Éſperance, & la crainte : c’eſt vivre dans une perpetuelle incertitude ; c’eſt-là le triſte état auquel fut condamnée Arachné changée en Aragnée par Minerve. Vive quidem, pende tamen, improba, dixit.

38. Vouloir trouver le moïen de ſuppléer à les beſoins, en retranchant ſes paſſions, c’eſt ſe couper les pieds quand on a beſoin de ſouliers.

Les Médecins ne devroient point opiner ſur les matieres de Religion, par la même raiſon qui nous oblige, en Angleterre, de ne point admettre les Bouchers parmi les Juges jurez, quand il s’agit de la vie ou de la mort de quelqu’un[1].

40. La raiſon, pourquoi il y a ſi peu de mariages heureux, c’eſt que la plûpart des jeunes Dames s’apliquent à faire des Filets, & non à faire des Cages.

41. Un homme, qui prête quelque attention aux objets qui frapent ſes yeux dans les ruës, trouvera les viſages les plus gais dans les caroſſes de deuil.

42. Rien ne rend un homme plus incapable d’agir avec prudence, qu’un deſaſtre accompagné de crime & d’infamie.

43. Le pouvoir de la fortune n’eſt reconnu que par les miſerables. Les gens fortunez attribuent tout leur bonheur à leur prudence, ou à leur merite.

44. On s’acquite quelquefois des emplois les plus bas & les plus vils, par un principe d’Ambition. C’eſt ainſi qu’un homme qui monte eſt préciſement dans la même attitude, qu’un homme qui rampe.

45. Les Amis d’un mauvais caractere reſſemblent aux chiens, qui ſaliſſent le plus ceux à qui ils veulent marquer le plus de tendreſſe.

46. La cenſure eſt une taxe qu’un grand homme païe au public pour la ſuperiorité de ſes lumieres & de fon merite.

  1. On ſait peut-être, qu’en Angleterre, quand il s’agit de condamner quelqu’un à mort, on choiſit douze Perſonnes d’entre le Peuple, qu’on appelle des Jurez ; parce qu’ils font ſerment de juger ſelon leur conſcience. On leur expoſe le Fait dans toutes ſes circonſtances, & on le confronte avec les Loix du Païs. Enſuite, on les laiſle enſemble, juſqu’à ce qu’ils ſoient tous du même ſentiment. On n’admet pas les Bouchers au nombre de ces Jurez ; à cauſe de la cruauté qu’ils contractent par le Sang, qu’ils répandent journellement. L’Auteur ne veut pas, par une Raiſon ſemblable, qu’on permette aux Médecins de décider ſur la Religion, où il s’agit de la Vie & de la Mort éternelle ; parce qu’il les conſidere comme les Bouchers du Genre-humain. D’ailleurs, l’habitude de voir ſoufrir des miſerables les rend durs : & la ſenſibilité eſt une excellente diſpoſition du cœur, pour adherer à la Religion.