Le Conte du tonneau/Tome 2/03

Henri Scheurleer (Tome secondp. 126-129).

REFLEXION
SUR UN
BALAY.

Dans le goût des Meditations
de Meſſire Robert Boyle.



C Ontemplez ce Balay jetté ignominieuſement dans un coin. Je l’ai vu autrefois dans un état floriſſant. Il ocupoit une place honorable dans une grande forêt. il étoit plein de ſuc, couvert d’une verdure riante, & de rameaux épais. En vain l’induſtrie de l’homme veut combatre la nature, en atachant à ce trône deſeché l’ornement étranger de quelque branches fletries. Ce n’eſt tout au plus qu’un arbre renverſé, qui porte ſes branches vers la terre, & ſa racine en l’air. Il eſt manié à préſent par les ſervantes les plus mauſſades, condamné à ſervir d’inſtrument à leurs viles occupations ; &, par le ſort le plus capricieux, il eſt deſtiné à ſe ſalir, dans le tems qu’il nettoïe toute autre choſe. Uſé à la fin dans ce triſte ſervice, il eſt jetté dans la ruë, ou bien il eſt mis en piéces, pour allumer le feu. Quand je l’examine, je ſoupire, & je ne ſaurois m’empécher de me dire à moi-même : Certainement, l’Homme mortel n’eſt qu’un Balay.

La nature envoie l’homme dans le monde, vif & robuſte, ſa tête eſt ornée de ſes propres cheveux, branches naturelles des végétaux raiſonnables, juſqu’à ce que la hache de l’intemperance coupe ces rameaux ſi gais & ſi riants, & le laiſſe un tronc deſeché. Alors, il a recours à l’Art ; il ſe charge le front d’un vil amas de cheveux étrangers tous couverts de poudre ; il en paroit fier, comme d’une dépouille glorieuſe. Si ce Balay, que nous voïons-là, vouloit ſe donner des airs ſur ce faiſſeau de branches, qui ne ſont pas de ſon cru, & qui ſont tous couverts de pouſſiere, quoi qu’elles ſervent peut-être à donner de la propreté à la chambre de la plus belle Dame, ſa vanité ne nous paroitroit-elle pas ridicule, & mépriſable au ſuprême dégré ? Nous ſommes des juges également aveugles de notre propre mérite, & des défauts d’autrui.

Mais, dira-t-on, un Balay eſt l’embleme d’un Arbre appuïé ſur ſa tête. Eh ! je vous prie, qu’eſt-ce que l’homme, qu’une créature toûjours tournée ſens deſſus deſſous ? Ses facultez animales ont toujours le deſſus ſur ſa raiſon ; ſa tête eſt placée où devroient être ſes pieds, elle ſe vautre toujours dans la terre. Avec tous ces défauts il veut être le Réformateur general des erreurs & des vices, il fouille continuellement dans tous les égouts de la nature, il met en lumiere des villenies cachées, il excite une épaiſſe pouſſiere où l’on n’en voïoit point auparavant, & en même tems il ſe plonge dans les ordures, dont il veut débaraſſer les autres. Ses derniers jours ſont conſumez dans l’eſclavage des femmes, & d’ordinaire de celles, qui le meritent le moins, juſqu’à ce qu’uſé juſqu’au bout, comme ſon Frere le Balay, il ſoit chaſſé de la maiſon, à moins qu’il n’ait dequoi allumer un feu, auprès duquel les autres s’échaufent.[1]

  1. C’eſt ici une Satyre des Vieillards amoureux, qui, comme on dit, donnent les Violons, pour faire danſer les autres.