Le Conte du tonneau/Tome 2/02

Henri Scheurleer (Tome secondp. 51-125).


RECIT
VERITABLE, ET EXACT,
d’une
BATAILLE
ENTRE LES LIVRES
ANCIENS ET MODERNES,
Donnée Vendredi passe
DANS LA
BIBLIOTHEQUE
DE
St. JAMES.


AVERTISSEMENT
DU
LIBRAIRE.



L E Diſcours ſuivant eſt inconteſtablement du même Auteur, que les Ouvrages qui précedent : & il a vu le jour pour la prémiere fois à peu près dans le même tems que les autres ; je veux dire l’an 1697, lorſque la fameuſe Diſpute ſur les Anciens, & ſur les Modernes, étoit dans ſon plus haut point de chaleur. Cette Controverſe tira ſon Origine d’un Eſſay du Chevalier Guillaume Temple ſur ce ſujet. M. Wotton y répondit, & le fameux M. Bentley ajoûta à cette Réponſe un Appendix, dans lequel il s’efforce de décrediter Æſope & Phalaris, que le Chevalier avoit extrémement louez dans ſon Eſſay. Cet Appendix ſe jette avec fureur ſur une nouvelle Edition de Phalaris, publiée par Monſieur Charles Boyle, à préſent Comte d’Orery, qui refuta le Docteur vertement, mais avec beaucoup d’Eſprit & d’Erudition. M. Bentley riſpoſta par un grand Volume, où le Chevalier ne fut pas épargné, non plus qu’il l’avoit été par la Diſſertation du Sieur Wotton.

Tout le monde ſavant & poli fut offenſé de voir un homme du Caractere du Chevalier Temple traité avec tant de rudeſſe, de ces deux Champions des Modernes, ſans jamais avoir reçu la moindre offenſe de cet homme illuſtre ; & l’on ſouhaita ardemment, que quelque bonne plume les fit répentir de leur groſſiereté. Notre Auteur l’entreprit, & l’éxécuta avec tout le ſuccès imaginable.

Il nous dit que les Livres de la Bibliotheque de St. James, ſe conſiderant comme parties extrémement intereſſées dans cette Diſpute, entreprirent eux-mêmes de la décider par le ſort des armes, & qu’ils en vinrent à une Bataille déciſive. Il en décrit pluſieurs Particularitez ; mais, malheureuſement, le Manuſcrit, n’importe par quel accident, eſt tellement gâté, qu’il y a pluſieurs Lacunes conſiderables, & que le Lecteur curieux ne ſauroit aprendre pour quel parti la Victoire s’étoit déclarée.

Je ſuis obligé en conſcience d’avertir ici le Public, que tout ce qui ſe dit ici doit être apliqué, dans le ſens le plus litéral, au Caractere des Livres, dont il s’agit, & non pas à celui de leurs Auteurs. Quand, par exemple, il eſt parlé de Virgile, il ne faut pas entendre par-là le fameux Poëte, qui a porté ce Nom ; mais, uniquement, certaines feuilles de Papier reliées, qui contiennent ſes Ouvrages. Le But de l’Auteur n’eſt que de perſonaliſer les Livres, & de les faire agir d’une maniere conforme au tour d’Eſprit qu’on y trouve.


PREFACE
DE
L’AUTEUR.



L A Satyre eſt une eſpece de Miroir, où l’on voit les viſages de tout le monde, ſans y découvrir ſes propres traits ; c’eſt-là la raiſon principale de la reception favorable, qu’elle rencontre, dans le monde, & du peu de chagrin, qu’elle y donne à ceux-là même, qui en ſont les objets. Si ce que je donne ici au public n’a pas le même heureux ſort, contre la regle generale, je m’en mettrai fort peu en peine. J’ai appris par une longue experience, qu’il n’y a pas de grands inconveniens à craindre, de la part de certains genies, tels que ceux que j’ataque ici. La colere & la fureur, quoi qu’elles ajoutent de nouvelles forces au corps, ne font qu’affoiblir l’Eſprit & rendre tous ſes efforts vains, & inutiles.

Il y a tel cerveau, qui ne ſauroit, pour ainſi dire, être écrémé, qu’une ſeule fois ; ſon proprietaire fait bien d’aſſembler cette heureuſe créme avec ſoin, & de l’emploïer avec economie ; mais, qu’il ne ſe hazarde pas à l’éxpoſer aux coups de fouet de plus habiles gens que lui, s’il ne veut pas qu’elle tourne toute en impertinences, Sans qu’il ait le moindre moïen d’y ſupléer de nouveau.

L’eſprit, ſans l’érudition, n’eſt effectivement qu’une eſpece de créme, qu’une ſeule nuit peut faire ſurnager ſur la ſuperficie du cerveau ; mais, fouettée par une main habile elle ſe met bientôt entierement en vent & en écume, ſous laquelle, il n’y a que du petit lait, qui n’eſt bon qu’à être jetté aux cochons.

RECIT FIDELLE
ET EXACT DE LA
BATAILLE
DES
LIVRES.



P Luſieurs Livres, remplis de Philoſophie & de Morale, débitent gravement, que la Guerre eſt l’Enfant de l’Orgueil, & que l’Orgueil eſt celui de la Richeſſe. On peut en quelque ſorte ſouſcrire à la prémiere partie de cette Propoſition ſententieuſe ; mais, la ſeconde eſt certainement très-contraire à l’expérience. L’Orgueil eſt apparenté de près au Beſoin, & à la Mendicité, tant du coté paternel, que du coté maternel : &, pour parler naturellement, la Guerre s’excite rarement parmi les gens, qui croïent avoir tout ce qu’il leur faut ; elle étend d’ordinaire ſa courſe du Nord vers le Sud, c’eſt-à-dire, de la Pauvreté vers l’Abondance.

Les ſources les plus anciennes, & les plus naturelles, des querelles, & des combats, ſont l’incontinence, & l’avarice, qu’on peut apeller Sœurs de l’orgueil, & qui ſont ſans contredit Filles du beſoin. Pour parler ici le langage des Auteurs Politiques, on peut obſerver dans la République des Chiens, qui paroît être originairement une Democratie, que tout l’Etat eſt en pleine Paix après un bon diner, & que la Guerre Civile s’y allume dès qu’il arrive qu’un Os ſucculant, & de bonne taille, eſt ſaiſi par quelque Chien à grand Collier. S’il en fait part à quelques-uns de ſes Camarades, le Gouvernement ſe change en Oligarchie[1] ; &, s’il garde tout le butin pour lui ſeul, il introduit le Deſpotiſme, ou la Tyrannie.

On peut faire la même remarque ſur les diſſenſions qui ſe levent parmi eux à l’occaſion de quelque belle du quartier, que la nature porte à la propagation de l’Eſpece. Dans un cas ſi délicat, il n’eſt pas poſſible d’établir le moindre titre de poſſeſſion ; & il vaut mieux ſoutenir, que tous les chiens voiſins ont ſur elle des prétentions également bien fondées ; ce qui excite parmi tous les rivaux tant de ſoupçons, & une ſi grande jalouſie, que la République Canine de toute cette ruë eſt reduite à un état de Guerre ouverte, où chaque citoïen a tout à craindre de tous les autres. Ces troubles & cette émeute dure, juſqu’à ce qu’un membre de cette Societé, plus heureux, plus brave, ou plus fin, que les autres, ſaiſiſſe la proie, & en faſſe ſes Choux gras ; ce qui attire à ce galant favori la jalouſie & les grogneries de tous les amans diſgraciez.

Si nous jettons les yeux ſur de pareilles Républiques engagées dans une Guerre étrangere, offenſive, ou défenſive, nous y découvrirons les mêmes motifs ; la pauvreté ou le beſoin réel ou imaginaire, car c’eſt la même choſe par raport aux effets, y influë toûjours, tout autant que l’orgueil, du moins du coté de l’aggreſſeur.

Si l’on veut bien apliquer ce Syſtême à un Etat intelligent, ou République de Lettres, on découvrira bientôt la ſource de la Guerre, qu’on pouſſe à préſent avec tant de vigueur de coté & d’autre ; & l’on pourra juger ſans peine, quel parti a la cauſe la plus juſte. Il eſt vrai que la victoire ne panche pas toûjours du même coté que la juſtice :

Les Dieux ſont pour Céſar, mais Caton ſuit Pompée.

Et il eſt difficile de deviner, juſqu’à préſent, à quoi aboutiront tant de cruels combats. Chaque parti voit à ſa tête des Chefs tellement animez, & les prétenſions reciproques ſont ſi exorbitantes, qu’elles ne ſont pas ſuſceptibles de la moindre ouverture d’accommodement.

Le ſujet de la querelle n’eſt autre choſe qu’un terrain de petite étenduë, ſitué ſur une des collines du Parnaſſe. Celle, qui eſt la plus ſpacieuſe, & la plus haute, a été de tems immemorial dans la poſſeſſion de certaines gens nommez les Anciens ; & la plus baſſe eſt poſſedée par ceux, qui prennent le titre de Modernes. Ces derniers, mécontens du poſte, qu’ils ocupoient, s’aviſérent un jour d’envoïer des Ambaſſadeurs aux Anciens, pour ſe plaindre, comme d’un grief conſiderable, de ce que la hauteur de la partie du Parnaſſe ocupée par leurs voiſins, leur bornoit la vuë, principalement du coté de l’Eſt[2]. Pour éviter tout ſujet de querelle, ils leur propoſérent cette alternative gracieuſe ; ou de déloger de cette colline élevée, & de ſe tranſporter, avec tous leurs effets, ſur le coupeau le plus bas, que les Modernes leur cederoient avec plaiſir ; ou bien, de permettre auxdits Modernes, de venir avec des pelles & des beches, pour abaiſſer la colline la plus élevée comme ils le trouveroient à propos.

Les Anciens répondirent aux Ambafſadeurs, qu’ils ne s’étoient attendus à rien moins, qu’à une pareille propoſition de la part d’une Colonie, à qui, par pure grace, ils avoient donné la liberté de s’établir dans leur voiſinage ; que rien n’étoit plus abſurde, que de prétendre, qu’ils délogeaſſent d’un endroit, qui avoit été la Patrie de leurs Ancêtres, depuis la naiſſance du monde ; & que ſi la hauteur de leur colline bornoit trop la vuë des Modernes, c’étoit un inconvenient, où ils ne pouvoient pas rémedier ; mais, que leſdits Modernes devoient conſidérer, qu’ils en étoient ſuffiſamment dédommagez par l’ombre dont cette même hauteur les favoriſoit. Que pour ce qui régardoit l’offre, qu’ils faiſoient d’abaiſſer le coupeau, dont la hauteur leur étoit importune, il y avoit de la folie & de l’ignorance à le propoſer, puiſque toute cette colline étoit d’un roc ſi dur, qu’ils ne feroient qu’y uſer en vain leurs outils, & leurs forces ; que par conſéquent les Modernes feroient mieux de ſonger à élever leur propre terrain ; & que tout le Peuple des Anciens ne le permettroit pas ſeulement, mais qu’il s’offroit à y contribuer de tout ſon pouvoir.

Cet expédient fut rejetté avec beaucoup de mépris par les Modernes, qui continuoient toujours à inſiſter ſur leur alternative, que les Anciens n’avoient garde d’accepter.

Là-deſſus, on en vint à une rupture ouverte, ſuivie d’une Guerre cruelle & opiniâtre, ſoutenue, du coté des Anciens, par la valeur des chefs, & par le ſecours de quelques braves Alliez ; &, du coté des Modernes, par la ſuperiorité du nombre, qui, par des recrues continuelles, réparoit en moins de rien les pertes, qu’ils ſoufroient dans les combats. Peu de jours ſe paſſent, qu’il n’y ait quelque rencontre ; & deja on a répandu des ruiſſeaux entiers d’Encre, qui n’ont fait qu’augmenter l’aigreur & l’animoſité des deux partis.

Je ſuis obligé d’avertir ici le Lecteur, que ce qui ſert de fleches & de javelots dans les Combats ſavans, c’eſt cet Encre, qu’on fait ſortir avec violence de certaines machines nommées Plumes, qui ſont lancées ſur l’ennemi, par les Heros des deux Armées, avec force, & avec adreſſe ; ce qui fait reſſembler leurs Batailles aux Combats des Porc-Epics.

Cette liqueur dangereuſe a été compoſee, par l’Ingenieur qui l’inventa, de deux ingrédiens, de Noix de Galle & de Couperoſe, qui, par leur amertume, & leur venin, ſont convenables au caractere des Combattans & propres à enflammer leur Bible & leur Animoſité.

C’étoit une coutume, parmi les Grecs, après un combat, dont la victoire pouvoit en quelque ſorte paſſer pour douteuſe, de dreſſer des trophées, de coté, & d’autre ; ceux, qui avoient réellement eu le deſſous, vouloient bien faire cette dépenſe, auſſi bien que les vainqueurs, pour ne pas abatre le courage de leur parti. Il y avoit dans cette coutume quelque choſe de ſi noble, & de ſi prudent, qu’on l’a fait revivre depuis peu, & qu’on en a fait un Article important de l’Art militaire.

Nos Savans guerriers ont trouvé bon de l’adopter, & d’y rafiner encore. Après une diſpute opiniatre & ſanglante, chaque parti dreſſe des trophées à ſa prétendue victoire, avec de magnifiques inſcriptions contenant les preuves de la juſtice de ſa cauſe, avec un recit fidelle & impartial de la Bataille, & de toutes les particularitez, qui doivent le faire paſſer pour vainqueur. Les trophées de ceux, qui ont été batus, ſont toujours les plus pompeux, & les plus chargez d’oſtentation. On leur donne les titres d’Argumens, de Diſputes, de Conſiderations briéres, de Reponſes, de Repliques, de Remarques, de Reflexions, d’Objections, & de Refutations. On les érige en Original[3], & quelquefois auſſi en Abrégé dans toutes les Places publiques[4], pour les expoſer à la curioſité & à l’admiration de tous ceux qui paſſent. De-là les principaux, & les plus grands, ſont tranſportez dans certains Magazins qu’on apelle Bibliotheques, où on leur aſſigne un quartier à part, dans lequel ils commencent à briller ſous le Nom de Livres de Controverſes.

Ces Livres conſervent, d’une maniere preſque miraculeuſe, le Caractere & l’Eſprit, qui a animé les Heros eux-mêmes, pendant qu’ils étoient en vie ; ſoit que l’ame de ces Guerriers s’y vienne loger après leur mort, par une Metampſicoſe aſſez naturelle, comme c’eſt l’opinion la plus generalement reçûë ; ſoit qu’il arrive dans les Bibliotheques ce qui eſt ordinaire dans les autres Cimetieres, où l’on prétend qu’un certain Efprit, ou une certaine Ombre, rode autour du Monument, juſqu’à ce que le Cadavre ſoit entierement réduit en pouſſiere[5].

Ces Eſprits, qui hantent les Bibliotheques, ſont généralement d’un naturel fort inquiet : &, ſur-tout, ceux, qui appartiennent aux livres de controverſes, ſont d’une violence, & d’une fougue ſi épouvantable, que les Bibliothecaires ſont obligez de les releguer dans quelque coin à part ; la prudence de nos Ancêtres eſt allé même juſqu’à les lier de Chaines de fer[6], pour empêcher leurs violences, & pour les forcer à la Paix. Voici le motif qui leur inſpira cette penſée ſalutaire. Dès que les Ouvrages de Scot parurent dans le monde, on les plaça dans une certaine Bibliotheque très-fameuſe, & on leur aſſigna leur quartier ; mais, à peine cet Auteur fut-il établi dans ce ſéjour, qu’il ałla faire une viſite à ſon Maitre Ariſtote. Après les complimens ordinaires ils firent une Conſpiration contre Platon qu’ils réſolurent de ſaiſir par force, & d’aracher du poſte qu’il avoit ocupé parmi les Theologiens, depuis plus de huit cens ans, ſans avoir jamais été troublé dans cette poſſeſſion.

L’entrepriſe réüſſit ; &, depuis ce tems-là, ces Uſurpateurs ont joui paiſiblement du fruit de leur crime ; mais, pour empêcher de pareilles violences à l’avenir, on prit la reſolution d’enchainer tous les Ouvrages Polemiques d’une taille un peu au-deſſus de la médiocre.

Par cet expédient, la Paix auroit pu être maintenue dans les Bibliotheques, s’il ne s’étoit pas levé depuis peu une nouvelle eſpece de livres de controverſe, animez de l’eſprit le plus brouillon, à cauſe de la diſpute ſuſdite entre les Savans touchant la colline la plus élevée du Parnaſſe.

Je me ſouviens, que lorſque ces Ouvrages furent admis dans les Bibliotheques publiques, je dis à pluſieurs perſonnes intereſſées dans cette affaire, que j’étois perſuadé, qu’ils exciteroient des troubles, de quelque coté qu’on les placât, à moins qu’on ne le prevint, avec tout le ſoin imaginable. Mon avis étoit qu’on enchainât enſemble les chefs de chaque parti, afin que par ce mélange leurs exhalaiſons malignes s’émouſſaſſent, & ſe détruiſiſſent à la fin, ſans nuire à perſonne ; comme on voit des poiſons d’une differente nature perdre leurs forces, quand on les mêle enſemble. Je ne fus, dans cette occaſion, ni faux Prophete, ni mauvais Conſeiller ; & ce n’eſt que faute de cette précaution, que s’eſt donnée Vendredi paſſé cette terrible Bataille, entre les Anciens & les Modernes, dans la Bibliotheque de Sa Majeſté.

Ce combat eſt devenu le ſujet general de toutes les converſations de la Ville ; & comme on eſt dans une impatience extraordinaire d’en ſavoir toutes les particularitez, me trouvant les qualitez requiſes à un bon Hiſtorien, & n’étant aux gages d’aucun des partis, je me ſuis laiſſé aller à l’importunité de quelques Amis très-conſiderables & j’ai reſolu d’en faire un Recit exact & impartial.

Le Chatelain de la Bibliotheque Roïale[7], un Chevalier renommé par ſa grande valeur, & ſur-tout par ſa politeſſe, & par ſes belles manieres, s’étoit declaré pour les Modernes, & en avoit été un des plus fiers champions. Dans une Eſcarmouche, qui étoit arrivée ſur le Parnaſſe, il avoit fait vœu de terraſſer de ſes propres mains deux chefs du parti oppoſé, qui gardoient un défilé au haut du roc : mais, en s’efforçant de grimper juſque-là, il avoit été extrémement traverſé par fa Peſanteur, & par ſa Force centripete ; qualité fort ordinaire parmi ceux, qui ont embraſſé le parti des Modernes.

Comme ils ont la tête fort legere, ils ont une grande vivacité dans leurs ſpeculations. Il n’y a rien de ſi élevé, où ils ne s’imaginent pouvoir atteindre ſans peine ; mais, quand ils veulent mettre leurs ſpeculations en pratique, ils ſentent un poids extraordinaire autour de leur talons, & de toutes les parties inférieures de leur corps.

Aïant manqué de cette maniere un deſſein ſi glorieux, le Heros diſgracié de la fortune, en eut une rancune prodigieuſe contre les Anciens. Il ne négligea rien pour en donner des marques, en plaçant dans les apartemens les plus magnifiques du Château les Ouvrages de leurs Adverſaires, dans le tems que tout Livre, qui oſoit ſe déclarer fauteur des Anciens, étoit enterré tout vif dans quelque reduit obſcur, & menacé d’être jetté par les fenêtres, dès qu’il donneroit la moindre marque d’être mécontent d’un traitement ſi inhumain.

Il arriva environ le même tems, que parmi tous les Livres de cette fameuſe Bibliotheque il regnoit une grande confuſion de rang, dont on donnoit plufieurs raiſons differentes. Quelques-uns l’attribuoient à une bonne quantité de pouſſiere ſavante, qu’un tourbillon de vent avoit enlevé d’une planche remplie de Modernes, & jettée dans les yeux du Seigneur Chatelain.

D’autres aſſeuroient, qu’il ſe faiſoit un plaiſir d’éplucher les vers des Auteurs Scolaſtiques, & de les manger tout en vie à ſon déjeuner ; & que, par malheur, quelques-uns de ces inſectes s’étoient gliſſez dans ſa ratte, dans le tems que d’autres étoient montez dans ſon cerveau : ce qui ne pouvoit que cauſer de grands troubles dans l’une & dans l’autre de ces parties. Il y en avoit enfin, qui ſoutenoient, qu’à force de ſe promener dans les ténébres, par les Galeries de la Bibliotheque, il en avoit abſolument oublié la ſituation ; & que, par-là, quand il s’agiſſoit de remettre les Livres dans leurs niches, il étoit ſujet à ſe méprendre, & à placer DesCartes à côté d’Ariſtote. C’eſt ainſi que le pauvre Platon ſe trouvoit entre Hobbes, & entre l’Hiſtoire des ſept Sages ; & que Virgile avoit, pour plus proches voiſins, Dryden d’un côté, & Withers de l’autre.

Les affaires ſe trouvant dans cette ſituation, les Livres, qui s’étoient déclarez les patrons des Modernes, choiſirent un d’entr’eux pour faire le tour de la Bibliotheque, afin d’examiner le nombre & la force de ceux de leur parti.

Le Deputé s’acquitta de ſa commifſion avec beaucoup d’adreſſe, & aporta avec lui une liſte de tous leurs Partiſans qui étoient en état de porter les armes. Ils étoient en tout cinquante mille, la plûpart Chevaux-legers, Infanterie peſamment Armée, & Troupes Mercenaires. Il eſt vrai que les Fantaſſins avoient d’aſſez mauvaiſes armes, & de plus mauvais habits. Les Cavaliers étoient d’une grande taille, mais ſans vigueur, & ſans feu, excepté quelques-uns, qui étoient devenus d’aſſez bons Guerriers, en voïageant parmi les Anciens.

Tout étoit alors dans une grande criſe. La Diſcorde, qui poſe ſes pieds à terre, & qui leve ſon front juſques dans les Cieux, s’étoit ſaiſi du cœur des Heros ; le ſang leur bouillonnoit dans les veines, & leur haine commença à éclater par des invectives.

Dans ces circonſtances, un Ancien, ſe trouvant tout ſeul de ſon parti ſur une planche, qui ſe courboit ſous les Modernes, offrit avec beaucoup de moderation, de plaider la cauſe de ſon parti, & de faire voir par de bonnes preuves, qu’il méritoit le premier rang, par ſa longue poſſeſſion, par la prudence de ſa conduite, par ſon antiquité, & ſur-tout, par les bienfaits, dont il avoit comblé les Modernes. Les autres niérent hardiment toutes ces propoſitions : ils s’étonnerent ſur-tout de ce que les Anciens oſoient inſiſter ſur leur Antiquité, pendant qu’il étoit de la derniere évidence, que c’étoient préciſement les Modernes, qui étoient les plus anciens. D’ailleurs, continuerent-ils, vous avez grand tort de parler des obligations, que nous avons à ceux de votre parti. Il eſt vrai que nous ſommes informez, que quelques-uns, d’entre nous, ont été aſſez lâches, pour vous emprunter leur ſubſiſtance ; mais les autres, qui ſont le plus grand nombre ſans comparaiſon, & ſur-tout nous autres Anglois & François, nous ſommes ſi éloignez d’imiter un exemple ſi honteux qu’à peine avons-nous eu jamais un quart d’heure de converſation avec vous autres. Nos Chevaux ſont nourris dans nos propres haras, nos armes ſortent de nos propres forges, & c’est à notre propre adreſſe, que nous devons l’étoffe & la façon de nos habits. Par haſard, Platon ſe trouva ſur la planche voiſine ; & voïant que ceux, qui venoient de parler, étoient tout en guenilles, comme je l’ai tantôt inſinué, que leurs Chevaux, n’étoient que des haridelles que leurs Armes n’étoient que de bois pourri ; & que la rouille couvroit leurs cuiraſſes d’un bout à l’autre ; il ſe mit à rire : &, prenant cet air ironique qu’il avoit herité de Socrate, il jura par le Génie de ſon Maître, qu’il étoit de leur ſentiment.

Les Modernes ne s’étoient pas conduits, dans leurs brigues, avec allez de ſecret, pour en dérober la connoiſſance à leurs adverſaires. Ceux, qui avoient commencé la querelle, en voulant diſputer le rang aux Anciens, avoient parlé ſi haut d’en venir à une Bataille, que Temple l’ayant entendu en avoit averti ſes bons Amis, qui là-deſſus raſſemblerent leurs forces diſperſées, dans l’intention d’agir défenſivement ; ce qui fit deſerter pluſieurs Modernes, & entre autres Temple lui-même, pour ſe ranger ſous les Etendarts des Anciens. Il avoit été élevé parmi eux, & les habitudes, qu’il avoit contractées avec leurs chefs, avoient établi entre eux & lui un Commerce d’amitié étroite. Auſſi leur rendit-il dans cette célébre action des ſervices ſignalez.

Dans ces entrefaites, il arriva par haſard un Accident très-remarquable. Au haut d’une grande Fenetre vivoit une certaine Araignée enflée juſqu’à la premiere grandeur, par la deſtruction d’un nombre infini de mouches, dont les dépouilles étoient répanduës devant la porte de ſon Palais, comme les os de pluſieurs corps humains déchirez ſont étalez devant la caverne de quelque Geant. Les Avenues de ſon Château étoient toutes fortifiées à la moderne, & renduës de difficile aproche, par un grand nombre de Piquets, & de Paliſſades. Après avoir paſſé par differentes Cours, on venoit au centre de la Citadelle, où l’on voïoit l’Heroïne elle-même dans ſon apartement, dont les fenêtres répondoient à chaque avenuë, & où il y avoit force portes, par leſquelles elle pouvoit faire des ſorties, pour aller à la petite Guerre, ou pour repouſſer ſes ennemis.

Dans cette demeure, elle avoit vécu long-tems au milieu de la Paix & de l’Abondance, ſans avoir rien à craindre des attaques des hyrondelles, & des balais. Elle étoit encore dans cette agréable ſituation, quand l’aveugle Fortune conduiſit de ce côté-là le vol d’une Abeille, qui, voïant une vitre caſſée offrir une ouverture à ſa curioſité, ſe gliſſa dans l’apartement, &, après l’avoir traverſé pluſieurs fois d’un bout à l’autre, ſe percha par haſard ſur un Ouvrage de dehors de la Citadelle que je viens de dépeindre. Le foible édifice pliant ſous ce poids ſuperieur fut ébranlé juſqu’aux fondemens. Trois fois l’Abeille emploïa toutes ſes forces pour ſe fraïer un paſſage, & trois fois le Château menaça de crouler ſur ſa baze. L’Araignée, qui étoit placée dans le centre, ſentant ces terribles ſecouſſes, s’imagina que l’Univers alloit rentrer dans le Cahos, ou que Lucifier, avec toutes ſes Legions, étoit venu pour vanger le meurtre de tant de milliers de Couſins, & de Mouches, qui, par les maux qu’ils cauſent à la race humaine, peuvent fort bien paſſer pour ſes Amis & ſes Alliez.

La guerriere ne laiſſa pas de ramaſſer tout ſon courage, & de ſortir vaillamment de ſon apartement, pour aller à la rencontre de ſa deſtinée ; mais, l’ennemi étoit déja bien loin : l’Abeille s’étant enfin tirée de ce labyrinthe, s’étoit poſtée à quelque diſtance de-là, ocupée à ſe débaraſſer les ailes des reſtes du piége qu’elle avoit briſé, & dont elle avoit emporté une grande partie. L’Araignée étoit ſortie cependant de ſa niche, &, voïant le déſordre & les ruines de ſes fortifications, penſa perdre l’Eſprit. Elle ſe mit à renier avec beaucoup d’Emphaze, & fut ſur le point de créver à force d’enfler ſa bedaine. Jettant à la fin les yeux ſur l’Abeille, & devinant la cauſe par l’effet, comme une perſonne d’une grande Sageſſe : La peſte t’étouffe, dit-elle, double Fille de Chiénne ; c’eſt toi aparemment qui a cauſé ici tout ce Diable de fracas. Ne pouvois-tu pas voir où tu allois, impertinente étourdie, que tu ès ? Crois-tu que je n’ai rien à faire qu’à reparer tes ſottiſes ? Tout doucement, tout doucement, ma grande Amie, répondit l’Abeille qui étoient déja netoïée, & que la ſatisfaction de s’étre tirée des Pates de Dame Araignée rendoit fort diſpoſée à la Raillerie : je vous donne ma parole d’honneur, que de ma vie je ne mettrai plus les pieds dans votre magnifique Palais ; foi d’honnête Abeille, ma curioſité eſt pleinement ſatisfaite. Malheureuſe, repliqua l’Araignée, ſi ce n’étoit pas une coutume inviolable de toute notre illuſtre Maiſon de ne pas ſervir en raze Campagne, pour combattre un ennemi, j’irois t’aprendre à étre plus circonſpecte dans ta conduite. Fi donc Madame ne vous fachez pas, repartit l’Abeille : ſi la colere vous enfle de cette force-là, vous perdrez abſolument tous les materiaux, dont votre centre eſt le Magazin ; & je crois que vous n’en aurez pas trop, pour reparer votre Chateau, & pour lui rendre ſon premier éclat. Comment donc, Scelerate ! dit la Fille d’Arachné. Tu as encore l’effronterie de faire la railleuſe ? Tu ferois bien d’avoir un peu plus de reſpect pour une perſonne qui t’eſt ſi fort ſuperieure, de l’aveu de tout le monde. En verité, Madame, dit l’Abeille, le Parallele entre vous & moi ſeroit une piéce d’eſprit des plus divertiſſantes. Vous m’obligeriez fort, ſi vous vouliez bien l’entreprendre, & me communiquer les raiſons, qui portent tout le monde à vous mettre ſi fort au-deſſus de moi.

A ce diſcours, l’Araignée s’étant donné, à force de s’enfler, le veritable volume d’un Diſputeur ardent & impetueux, commença à argumenter dans le veritable eſprit de la controverſe, bien réfoluë de pouſſer ſes preuves avec toute la ſeurrilité d’une harangere, de n’avoir aucun égard aux objections, & de ne point changer de ſentiment à quelque prix que ce fût.

Je crains bien, dit-elle, de me faire tort, en me comparant à une malheureuſe comme toi. Tu n’ès qu’une vagabonde, une gueuſe, qui n’as ni feu, ni lieu, ni proviſions, ni heritage ; tes parens ne t’ont donné qu’une paire d’ailes, & un impertinent baſſon dont le bourdonnement te fait donner au Diable. Tu ne trouves ta ſubſtance, que dans un brigandage univerſel ; tu n’ès que la flibuſtiere des Campagnes & des Jardins ; & tu as tant de panchant pour le larçin, que tu dérobes les orties comme les violettes, ſimplement pour le plaiſir de dérober. Pour moi, je ſuis une heritiere conſiderable, enrichie par la nature même ; &, c’eſt de mon propre corps, que je tire tout ce qui m’eſt néceſſaire, pour ma ſubſiſtance. Mon habileté égale mes thréſors, & pour te faire voir quel progrès j’ai fait dans les Mathematiques[8], examine bien ce Chateau. Non ſeulement tous les materiaux en ſont emanez de ma ſubſtance même ; mais, mes propres mains l’ont bâti : j’en ſuis l’Architecte moi-même.

Je ſuis bien aiſe, repartit l’Abeille d’une maniere gaie & tranquille, que vous daigniez avoüer, que j’ai acquis mes ailes, & ma muſique, par des voies legitimes ; & que je n’en ſuis redevable, qu’à la Nature. Il eſt à croire pourtant, que la Providence ne m’auroit pas accordé ces deux dons conſiderables, ſans les deſtiner aux fins les plus nobles.

Je vous avoue volontiers, que je vais chercher ma ſubſiſtance dans les Campagnes, & dans les Jardins, & que je n’en épargne par les moindres fleurs ; mais, ce que j’en recueille m’enrichit, ſans leur rien faire perdre de leur beauté, de leur gout, & de leur odeur. Je dirai peu de choſe de votre habileté dans l’Architecture, & dans les Mathematiques. Je vois aſſez que dans cet Edifice, dont vous êtes ſi fiere, il y a du travail & de la methode ; mais, il eſt évident par une ſeule Experience, également facheuſe pour vous & pour moi, que les materiaux n’en valent rien : & j’eſpere que deſormais vous aurez autant d’égard à la ſolidité de la matiere, qu’à la Methode & à l’Art. Vous vous vantez avec beaucoup d’oſtentation, que vous n’avez pas la moindre obligation à aucune autre créature, & que vous tirez de vous même tout ce qui vous eſt néceſſaire. S’il eſt permis de juger de la liqueur contenuë dans un Vaiſſeau, par celle qui en ſort, tout ce Diſcours pompeux veut dire ſeulement, que votre poitrine eſt un magazin d’ordure & de poiſon : &, quoique je n’aie pas le moindre intérêt à diminuer la proviſion, que vous poſſedez, de l’une & de l’autre de ces richeſſes, je doute pourtant, que, pour les entretenir toujours dans une abondance égale, vous n’aiez beſoin de quelque ſecours étranger. Les exhalaiſons, qui viennent de la Terre, ſuppléent indubitablement aux Vilenies, que vous diſſipez continuellement ; & la mort d’un inſecte vous fournit du poiſon pour en détruire quelque Autre.

Pour ne me pas étendre beaucoup ſur un ſujet auſſi déſagreable, je vous dirai que toute la diſpute entre nous ſe réduit à ceci : Quel Etre doit paſſer pour le plus noble, ou celui, qui, enflé d’un ſot orgueil s’amuſe à une contemplation, qui ne s’étend qu’à l’eſpace de quatre pouces à l’en-tour de lui, & qui, tirant tout de ſoi-même, convertit tous les alimens en excremens & en venin, & ne produit rien qu’une toile ſale & inutile ; ou bien celui, qui, par le moien d’une agitation continuelle, d’une recherche penible, d’une aplication aſſidue, d’un jugement ſolide, & d’un diſcernement délicat, enrichit ſa maiſon de Cire & de Miel ?

Ce ſujet fut débatu avec tant de chaleur, & d’un ton de voix ſi haut, & ſi aigre, que les deux partis qui étoient en armes au-deſſous de ces animaux, ſuſpendirent leurs animoſitez, pour attendre la fin de cette diſpute. Elle ne fatigua pas leur patience ; car l’Abeille, ménagére du tems, n’eut pas plutôt fini ſon plaidoïé, qu’elle s’envola vers un bocage de roſiers, ſans attendre la replique de ſon Antagoniſte, qui étoit alors préciſement dans la ſituation d’un Avocat, qui médite une réponſe à des raiſons, qu’il ne s’eſt pas donné la peine d’écouter.

Les deux partis ennemis ſe remirent à ſonger là-deſſus à leurs propres affaires, dont ce qui venoit de ſe paſſer étoit dans le fond une image aſſez reſſemblante. Æſope fut le prémier, qui rompit le ſilence. Il avoit été fort maltraité depuis peu par un étrange effet de la politeſſe du Chatelain, qui avoit déchiré ſon Titre, effacé la moitié de ſes Pages, & qui l’avoit enchainé, dans cet état déplorable, au milieu d’une grande troupe de Modernes[9].

Prévoïant qu’on en viendroit bientôt aux extrémitez les plus fâcheuſes, il ſe fervit de toute ſon induſtrie, & il revetit mille formes differentes pour échaper de ſes fers. A la fin, aïant emprunté la figure d’un Ane, il fut pris par le Seigneur Châtelain pour un Moderne ; &, par-là, il trouva l’occaſion de s’échaper, & d’aller joindre ſes Compagnons les Anciens, juſtement dans le meme inſtant que l’Araignée, & l’Abeille, entroient en matiére ſur la ſuperiorité de leur rang, & de leur mérite. Il leur prêta l’attention la plus forte, & écouta leurs Harangues avec tout le plaiſir imaginable. Quand elles furent finies il jura qu’il n’avoit jamais vû deux ſujets auſſi exactement paralleles, que celui qui ſe traitoit au haut de la fenêtre, & l’autre dont il s’agiſſoit dans les Galeries. Les Antagoniſtes que nous venons d’entendre ont admirablement bien fait valoir leurs avantages dit-il, & ils n’ont rien négligé de tout ce qui étoit capable de donner de la vraiſemblance à leurs preuves ; on peut dire qu’ils ont épuiſé la matiere : il ne s’agit que d’apliquer leurs raiſonnemens à notre querelle, & de comparer enſemble les travaux, & les productions de ceux de notre parti & de ceux du parti contraire. Si nous voulons bien ſuivre cette methode judicieuſe de l’Abeille, notre plaidoïer eſt fait, & la Sentence peut étre prononcée dans le moment même.

Dites-moi, Meſſieurs, je vous prie, peut-on s’imaginer quelque choſe, qui repreſente mieux les Modernes, que l’Araignée, & qui en atrape mieux les manieres, le tour d’eſprit, & les paradoxes ? Elle plaide pour elle-même, & pour ſes bons Amis les Modernes, en faiſant une grande parade de ſes tréſors naturels, de ſon grand Genie, & de ſon talent à tirer d’elle-même tout ce qui lui eſt néceſſaire, ſans être obligée du moindre ſecours à qui que ce ſoit : elle étale encore la grande habileté dans l’Architecture, & les progrès qu’elle a faits dans les Mathematiques. L’Abeille, Avocat de nous autres Anciens lui répond, que s’il faut juger du Génie & de l’Invention des Modernes par leurs productions, il n’eſt pas poſſible de ne pas éclater de rire, en entendant de pareilles Gaſconnades. Dreſſez les plus beaux plans du monde, avec tout ce que l’Art & la Methode peuvent fournir de plus exact & de mieux arrangé. Cependant, ſi vous n’elploiez à vos édifices, que des ordures tirées de vos propres entrailles, ou des chimeres émanées de votre propre cerveau moderne, tout ce beau plan n’aboutira qu’à une toile d’Araignée ; &, ſi elle n’eſt pas d’abord détruite, il ne faudra l’attribuer qu’a l’oubli, à la négligence, ou à l’obſcurité de l’endroit qui lui tient lieu d’Aſyle. Voilà tout ce qu’on peut attendre du grand Génie des Modernes, ſi l’on y ajoute une riche reine de Chicanes, & de Satyres, qui ne répond pas mal à la ſource abondante de venin, dont ſe glorifie Dame Araignée. Ils prétendent, comme elle, ne devoir à perſonne ce fond inépuiſable de poiſon ; &, comme elle, ils l’entretiennent continuellement par la nouriture, qu’ils tirent des inſectes & de la vermine du ſiécle. Pour nous autres Anciens ſommes contens, comme l’Abeille, de n’avoir à nous, que nos ailes & nos voix, c’eſt-à-dire, nos courſes & notre langage ; tout ce que nous acquerons d’ailleurs nous coute des travaux, des recherches, des voïages penibles dans toute l’étenduë de la Nature : mais, au lieu de ne nous fournir par-là que de Venin, nous rempliſſons nos Ruches de Miel & de Cire ; &, ainſi, nous communiquons au genre humain ce qu’il a de meilleur & de plus noble, la Douceur & la Lumiere.

Il eſt très-difficile d’exprimer le tumulte horrible, qui ſuivit ce long Commentaire d’Æſope : les deux differens partis, quoique les impreſſions, qu’ils en reçûrent, fuſſent d’une nature fort differente, furent par-là également excitez à decider la Querelle par une Bataille. D’abord, tous les Guerriers ſe rangérent ſous leurs drapeaux, dans les deux extrémitez opoſées de la Sale, où l’on ſe mit à déliberer, de coté & d’autre, ſur les moïens de remporter l’honneur de cette grande & importante journée.

Les Modernes avoient toutes les peines imaginables à s’acorder ſur le choix de leurs Commandans, & rien n’étoit capable d’empêcher des mutineries parmi eux, ſi-non le péril prochain, dont les menaçoit un ennemi puiſſant. La diſcorde ſur ce ſujet fut terrible, ſur-tout dans la Cavallerie, où le moindre Guerrier prétendoit à la dignité de Generaliſſime depuis le Taſſe & Milton, juſqu’à Dryden & Withers[10]. Ces troubles furent enfin apaiſez : la Cavalerie légere fut confiée à la prudence & à la valeur de Cowley & de Perrault[11] ; le Commandement des Archers fut donné à Des-Cartes, Gaſſendï, & Hobbes, Chefs d’une bravoure & d’une conduite experimentées. Leur force étoit ſi grande, qu’ils pouvoient faire voler leurs fleches, au-deſſus de l’Atmoſphere de la Terre, ſans qu’elles y retombaſſent jamais. A cette hauteur, elles ſe changeoient en Meteores, ſemblables à la fleche d’Evandre, ou aux fuſées, qui dans l’air ſe metamorphoſent en étoiles[12]. Paracelſe menoit, des Montagnes de la Rhétie, toujours couvertes de nege, un Bataillon fort adroit à jetter des Carcaſſes très-puantes[13] & un grand Corps de Dragons, compoſé de differens Peuples, ſuivoit les enſeignes de leur Capitaine Harvey[14]. Ils étoient armez en partie de faux, les armes de la mort, en partie de lances, & de longs couteaux tous trempez dans le poiſon ; & en partie ils tiroient des Balles d’une nature très-pernicieuſe[15] : ils ne ſe ſervoient que de Poudre blanche, qui tuoit infailliblement tous ceux qu’elle touchoit[16]. Il y avoit encore pluſieurs gros Bataillons de Fantaſſins peſamment armez, tous étrangers & mercenaires, commandez par les Capitaines Guicciardin, Davila, Polydore Vergile, Buchanan, Mariana, Camden, & d’autres de la même reputation. Les Ingenieurs avoient pour Chefs Regiomontanus & Wilkins[17]. Il y avoit encore de grandes Troupes, qui dans le fond n’étoient qu’une multitude confuſe menée par Scot, St. Thomas, & Bellarmin[18]. C’étoient des Gens d’une taille énorme, mais deſtituez d’armes, de courage, & de diſcipline militaire. Le reſte de l’Armée ne conſiſtoit que dans une foule mal reglée de Valets & de Marodeurs, conduits par l’Eſtrange[19] Ce n’étoit que des Faquins, qui ſuivoient le Camp, uniquement pour faire quelque butin : à peine avoient-ils quelques lambeaux pour le couvrir.

L’Armée des Anciens étoit beaucoup inferieure en nombre. Homere commandoit la Cavallerie, & Pindare les Chevaux-legers. Euclide étoit Ingenieur general. Platon & Ariſtote commandoient les Archers, Herodote & Tite-Live les Fantaſſins, & Hypocrate les Dragons[20]. Les Alliez avoient pour Chef Voſſius ; & le Corps de reſerve étoit ſous le commandement de Temple.

Dans le tems qu’on ſe préparoit à en venir aux mains, la Renommée, qui faifoit autrefois ſon ſéjour d’un grand appartement de la Bibliotheque Roïale, voila à tire-d’ailes vers le Palais de Jupiter, à qui elle fit un raport fidelle de tout ce qui s’étoit paſſé entre les deux partis ennemis. Cette Déeſſe, quoiqu’accoutumée à ſemer de ſaux-bruits parmi les hommes, dit toujours la verité, quand elle parle aux Dieux. Le Pere des Dieux & des Hommes, conſterné de cette mauvaiſe nouvelle, aſſemble auſſi-tot dans la voie lactée le Conſeil des Divinitez du prémier ordre : il leur déclare le motif, qui le portoit à les aſſembler, & les inſtruit de la cruelle Bataille, qui étoit ſur le point de ſe donner entre des Créatures anciennes & modernes, apellées Livres ; affaires de la derniere importance, où l’Olympe devoit prendre le plus grand intérêt. Momus, Patron des Modernes, fit une Harangue excellente en leur faveur, qui fut auſſi-tôt réfutée par la ſage Minerve, Protectrice des Anciens.

La diſcorde alloit diviſer toute l’Aſſemblée en deux factions differentes, quand Jupiter ordonna qu’on apportât le Livre des Deſtinées. Mercure mit auſſi-tôt devant le Maître du Monde quatre grands volumes, qui contenoient tous les Evenemens paſſez, préſens, & futurs. Dès que Jupiter eut lû tout bas le Decret, qui regardoit cette fatale journée, il referma le Livre, ſans communiquer à qui que ce fut ce qu’il venoit d’apprendre.

Hors des portes du Palais, où ſe tenoit le Conſeil, il y avoit une grande troupe de Divinitez légeres, Domeſtiques du Pere des Dieux. C’eſt par leurs moïens, qu’il regle toutes les affaires ſub-lunaires ; ces Dieux voïagent d’ordinaire enſemble en guiſe de Caravane, tantôt plus tantôt moins nombreuſe. Ils ſont atachez enſemble, comme une Troupe de Galeriens, par des chaines extrémement deliées, qui ſont atachées au grand orteuil de Jupiter. Quand ils lui font quelque raport, ils n’aprochent jamais que juſques au degré le plus bas de ſon Trône, & ils ne lui parlent que par un long tuiau, afin que leur Maître ſeul puiſſe entendre ce qu’ils ont à lui dire. Ces Divinitez ſont nommées par les hommes Accidens, ou Hazards ; mais, les Dieux les appellent Cauſes ſecondes.

Jupiter ayant inſtruit de ſes ordres quelques-uns de ces Miniſtres de ſes volontez abſolues, ils s’envolérent avec rapidité, & ſe poſérent ſur le faite de la Bibliotheque Roïale, d’où, après avoir conſulté enſemble pendant quelques minutes, il ſe gliſſerent, ſans être vûs, dans les Galeries, & ſe préparérent à executer les commandemens du Souverain du haut Olympe.

Momus, ſaiſi d’aprehenſion, & ſe rapellant dans l’eſprit une ancienne Prophetie, qui ne prognoſtiquoit rien de bon à ſes chers Enfans les Modernes, dirigea ſon vol vers le ſéjour d’une Divinité maligne apellée Critique. Elle a ſon Palais dans la Nouvelle Zemble, au haut d’une Montagne couverte de Neges éternelles. Il la trouva étenduë dans ſa Caverne, ſur les dépouilles d’un nombre infini de volumes à moitié devorez. A ſa droite étoit aſſis le Dieu de l’Ignorance, ſon Pere, & en même tems ſon Epoux, aveuglé par l’age. Elle avoit à ſa gauche l’Orgueil ſa Mere, qui ornoit la tête de ſa Fille d’une coeffure de papier qu’elle avoit déchiré elle-même. Près d’elle étoit ſa Sœur l’Opinion au pied leger : elle a les yeux bandez, la tête dure, & peſante ; & cependant elle eſt pleine de vivacité, & dans un mouvement perpetuel.

Il vit badiner autour d’elle ſes Enfans, le bruit & l’impudence, la ſtupidité & la vanité, la déciſion, la pedanterie, & la groſſiereté. La Déeſſe avoit des griffes ſemblables à celles d’un chat. Sa tête, ſa voix, & ſes oreilles, repreſentoient celles d’un Ane : & ſa prunelle étoit tournée en dedans, comme ſi elle ne ſe plaiſoit qu’à ſe conſiderer elle même. Elle avoit pour nourriture les écoulemens de ſa propre bile, & ſa ratte étoit d’une ſi prodigieuſe groſſeur, qu’elle cauſoit une élevation, de ce côté de ſon corps, égale à une mamelle de la prémiere grandeur. Sur le dehors de cette eſpece de boſſe, il y avoit pluſieurs bouts, que quelques monſtres afreux venoient ſucer, avec une grande avidité, & ce qu’il y a de difficile à concevoir, c’eſt que cette ratte prodigieuſe ſe rempliſſoit de nouveau, plus vite que ces monſtres n’étoient capables de la vuider. Déeſſe, lui dit Momus, à quoi ſongez vous ? Avez-vous le cœur de vous plonger ici dans l’indolence, dans le tems que vos chers Adorateurs, les Modernes, vont entrer dans une cruelle Bataille ? Que dis-je ? Peut-être dans cet inſtant même tombent-ils déja ſous le glaive redoutable de leurs fiers ennemis. Quel homme voudra à l’avenir dreſſer des autels, & faire des ſacrifices, à l’honneur de nos Divinitez ? Hâtez-vous Déeſſe, précipitez votre vol vers l’Ile Britannique, & prévenez, s’il eſt poſſible, la deſtruction de nos favoris ; tandis que je remplirai tout l’Olympe de brigues, & que je ne négligerai aucun artifice, pour mettre les Dieux dans notre parti.

Momus, s’étant expliqué de cette maniere, ne s’arrêta pas pour atendre une reponſe ; mais, il livra la Déeſſe à ſes propres réfléxions. Furieuſe, elle ſe leve précipitamment ; &, comme il eſt ordinaire dans ces ſortes de cas, elle évapore ſa colere dans le Soliloque ſuivant.

C’eſt moi, qui donne la Sageſſe aux Enfans & aux Idiots. Par mon ſecours, les Fils ſont plus habiles que leurs Peres ; par moi, les Petits-Maitres deviennent profonds Politiques, & les Ecoliers Arbitres de la Philoſophie ; par moi, des Sophiſtes diſputent & décident ſur les profondeurs des Sciences ; les beaux-Génies des Cafez, inſpirez par moi, ſavent corriger le ſtile d’un Auteur, & déveloper ſes moindres mepriſes, ſans entendre, ni ſon ſujet ni ſon langage. Animez de mon Eſprit, les jeunes gens dépenſent leur jugement, comme ils dépenſent leur heritage, avant que d’en avoir la poſſeſſion. C’eſt moi, qui ai araché à l’Eſprit & à l’Erudition l’Empire, qu’ils exerçoient ſur la Poëſie, & qui ai ſu me placer & me maintenir ſur leur Trône… Et un petit nombre d’Anciens ſeditieux oſera ſe ſoulever contre mon pouvoir deſpotique ? Allons, chers Auteurs de mes jours, chaſſez pour un moment l’indolence de la vieilleſſe, qui vous accable ; venez, mes Enfans cheris, & vous ma charmante Sœur ; montons ſur mon Char & volons au ſecours des Modernes, qui ſe ſont devouez abſolument à mon ſervice, & qui dans ce même moment s’ocupent à m’offrir une Hecatombe, dont l’agréable odeur frape déja mes narines.

Elle dit ; & ſe jettant rapidement ſur ſon Char tiré par des Oiſons aprivoiſez, elle vole par deſſus une grande étenduë de Païs, en répandant ſes influences partout où elle les croïoit néceſſaires. Elle arriva bientôt à ſon Ile cherie ; &, en perçant l’Atmoſphere épais qui en couvre la Capitale, elle répandit ſes faveurs les plus précieuſes ſur ſes deux Seminaires de Gresham & de Covent-garden[21]. Elle aprocha juſtement de la plaine fatale de la Bibliotheque de St. James, dans le tems que les deux Armées alloient ſe choquer avec fureur. Elle y entra avec tout ſon train ſans être apperçûë, & ſe perchant ſur une planche alors deſerte, mais habitée autrefois par une Colonie d’Illuſtres du prémier rang, elle s’occupa pendant quelques momens à obſerver la poſture des deux Armées.

Auſſi-tôt, la tendreſſe maternelle commença à troubler ſon imagination, & à remplir ſon cœur des paſſions les plus vives. A la tête d’une Troupe d’Archers modernes, elle vit ſon Fils Wotton, pour lequel les Parques filoient une trame trop courte : tels étoient les ordres de la deſtinée. Ce jeune Heros devoit la naiſſance aux embraſſemens derobez de la Déeſſe & d’un Pere de race mortelle. Elle cheriſſoit ce fruit de ſes amours clandeſtins plus que tous ſes autres Enfans, & elle reſolut d’aller verſer dans ſon ame la valeur & l’allegreſſe ; mais, avant que d’en aprocher, elle trouva bon, ſelon la noble coutume des Divinitez, de changer ſa figure, de peur que l’éclat de ſa Majelté n’éblouit les yeux mortels du Heros, & ne lui ota l’uſage de tous les autres ſens. Elle ramaſſa toute ſa perſonne divine dans les bornes étroites d’un volume in Octavo. Sa peau devint blanche & aride, & tout ſon corps ſe fendit & ſe ſepara en cent & cent pieces[22] , comme la ſechereſſe de l’été ride la ſurface de la terre alterée. Sa Chair ſe convertit en Carton, & ſes Membranes en Papier. Ses Enfans y verſérent adroitement une décoction de noix de galle & de ſuïe, en guiſe de Lettres. Sa ratte ſe repandit par tout ; la peau, qui l’avoit couverte auparavant, continua à la couvrir, & la voix reſta ce qu’elle fut autrefois.

Sous ce déguiſement elle avança vers les Modernes, en tout ſemblable au divin Bentley, uni à ſon Fils Wotton par les liens les plus étroits de la ſainte Amitié. Brave Wotton, dit la Déeſſe pourquoi nos Troupes ſe tiennent-elles ici dans l’inaction ? Pourquoi conſument-elles leur vigueur dans l’indolence ? Faut-il qu’elles perdent lachement la Gloire qui les atend dans cette grande journée ? Courage, précipitons nos pas vers les Chefs de nos Troupes, pour leur conſeiller de donner au plûtót le ſignal de la Bataille.

Ayant parlé ainſi, elle ſaiſit le plus afreux de ces monſtres qui s’enflent du ſuc de ſa ratte, & le lui jetta dans la bouche d’une maniere inviſible. Dans le même moment, les yeux du Heros s’enflent ; les prunelles ſemblent lui ſortir de la tête ; elles ne lancent que des regards furieux ; des nuages noirs & épais couvrent ſon cerveau, où le monſtre, qui s’y étoit gliſſé, avoit fait des ravages épouvantables. Peu contente encore du ſecours, qu’elle venoit de lui donner, la Déeſſe ordonna à deux de ſes Enfans Stupidité & Groſſiereté, de ſuivre par-tout les pas du Guerrier, & de l’aſſiſter dans toutes les rencontres. Aïant pris de cette maniere tout le ſoin poſſible de ſa chere Progeniture, elle s’évanouit dans un brouillard, & le Heros la reconnut pour la Déeſſe ſa Mere.

L’Heure fatale étant enfin arrivée, le combat s’engagea ; mais, avant que d’oſer entreprendre d’en raporter les évenemens differens, & les revolutions merveilleuſes, je dois, à l’exemple de pluſieurs autres fameux Auteurs, demander aux Dieux cent langues, & autant de plumes. Encore n’y en auroit-il pas aſſez, pour executer, comme il faut, une pareille entrepriſe.

Dis-moi, Déeſſe qui préſide ſur l’Hiſtoire, dis-moi qui fut le premier qui s’avança au milieu du champ de Bataille.

Paracelſe, étant à la tête de ſes Troupes, aperçut Galien dans l’aîle qui lui étoit opoſée. Il ſaiſit un javelot noüeux, & le lui lance avec une force preſque ſurnaturelle. Le vaillant Ancien le reçoit ſur ſon bouclier, & la pointe ſe briſe dans la ſeconde doublure, faite du cuir d’un puiſſant taureau.
 
Hic pauca deſunt.
 
 
Ils portérent leur Chef dangereuſement bleſſé dans ſon Char.
 
Deſunt nonnulla
 
 

Ariſtote voïant Bacon[23], qui ſe pouſſoit dans la plaine d’un air furieux, place ſur ſon arc une fleche bien acerée ; il aproche la fatale corde juſqu’à ſa tête ; la fleche aîlée fend l’air avec la rapidité de la foudre ; elle manque le brave Moderne, & vole par-deſſus ſa tête en ſiflant, mais elle frape le grand Des-Cartes. La pointe trouve le défaut de ſon caſque ; elle perce le cuir, qui l’atache, & lui entre dans l’œil droit. La violence de la douleur fait pirouetter, le vaillant Archer, comme une tempête agite les branches d’un jeune ſapin. Il accuſe les aſtres de ſa deſtinée, juſqu’à ce que la mort, comme une étoile d’une force ſuperieure, l’envelope dans ſon tourbillon.

 
 
 
Ingens hiatus hic
  in M S.
 
 

Homere parut alors à la tête de la Cavalerie, monté ſur un Cheval fougueux, que le Cavalier lui-même avoit de la peine à gouverner, mais dont un autre mortel n’oſeroit aprocher ſeulement. Il ſe jette au milieu des rangs les plus ſerrez des ennemis, & renverſe tout ce qui s’opoſe à ſon paſſage, comme un tourbillon d’eau, pouſſé par un ouragan, abat une foible digue qu’on lui opoſe. Raconte-moi, Déeſſe, qui fut le prémier qui tomba ſous ſa main foudroïante, & qui fut le dernier, qui eut la gloire de perir par ſes armes invincibles. Gondibert eut la temerité de vouloir l’arrêter. Ce Guerrier, couvert d’une Cuiraſſe peſante, montoit un foible Hongre, moins fameux par ſon agilité, que par la docilité qu’il montroit en ſe mettant à genoux toutes les fois que ſon Maître vouloit monter ou deſcendre. Il avoit fait vœu à la Guerriere Pallas de ne pas quitter le Champ de Bataille, avant que d’avoir dépouillé Homere de ſes armes. Inſenſé ! il ne connoit pas celui qui les porte, il n’a pas la moindre idée de ſa force. Homere le renverſe avec ſon cheval dans la pouſſiere, où il eſt foulé aux pieds des Courſiers. Saiſiſſant enſuite une puiſſante lance, il abat Denham, un Moderne plein de courage : il étoit deſcendu d’Apollon du coté paternel ; mais, ſa Mere étoit de race mortelle[24]. Le Dieu en prend la partie celeſte, & en fait une étoile ; mais, ce qu’il y avoit de terreſtre dans ce malheureux Heros ſe vautre à terre dans ſon propre ſang.

Tandis que le cheval d’Homere tue Weſtley[25] d’un coup de ſon pied nerveux, le Guerrier lui-même ſaiſit Perrault, l’arrache de deſſus ſon cheval, le jette contre Fontenelle, & du même coup il leur fait ſauter la cervelle à l’un & à l’autre.

A l’aile gauche, Virgile parut à la tête de la Cavallerie, vétu d’armes d’un éclat extraordinaire, & admirablement bien proportionnées à ſes membres. Il preſſoit les flancs d’un puiſſant Courſier gris-pommelé, qui marchoit d’un pas lent, mais dont la lenteur n’étoit qu’un effet de fierté & de vigueur[26] Ce Heros jetta les yeux ſur l’Eſcadron qui lui étoit opoſé, impatient d’y découvrir un objet digne de ſa valeur. Bientôt il vit ſur un Hongre d’une taille monſtrueuſe un Guerrier ſortir des Eſquadrons les plus épais de l’Armée ennemie. Il avançoit lentement, mais avec un bruit effroïable. Son cheval vieux & maigre conſumoit la lie de ſes forces dans un grand trot, qui, ſans faire beaucoup de chemin, faiſoit réſonner les armes du Cavalier, de la maniere la plus terrible.

Deja les deux Guerriers s’étoient aprochez juſqu’à la portée du javelot, quand l’inconnu demanda une tréve, & fit ſigne, qu’il ſouhaitoit de parler à ſon illuſtre ennemi. Il leve auſſi tôt la viſiere de ſon caſque, au fond duquel on aperçut à peine un viſage, qui, après un long examen, fut enfin reconnu pour celui de Dryden. A ce ſpectacle, le brave Ancien parut ſaiſi d’étonnement ; car, le caſque avoit neuf fois plus de volume que la tête[27], qui, dans cet enfoncement, avoit l’air d’une ſouris placée ſous un dais, ou du front ridé d’un vieux Petit-Maître enterré dans le vaſte contour d’une Perruque quarrée. La voix de ce Champion répondoit à ſon viſage ; le ſon en étoit maigre & foible. Il fit une longue Harangue, pour s’inſinuer dans l’eſprit de ce bon Ancien ; &, par une longue ſuite de Généalogies, il lui fit paroitre avec évidence, qu’ils étoient unis enſemble par les liens reſpectables du ſang. Il propoſa enſuite un troc d’armes comme une marque éternelle d’Hoſpitalité entre eux.

Virgile y conſentit ; car, une Divinité ennemie vint, d’une main inviſible, répandre devant ſes yeux un noir brouillard ; & il donna des armes d’or, de la valeur de cent Bœufs, pour des armes de fer mangées par la rouille[28]. Il eſt vrai, que cette Cuiraſſe brillante convenoit encore moins aux foibles membres du Moderne, que celle qu’il venoit de quitter.

Ils convinrent enſuite de faire un échange de leurs chevaux ; mais, quand Dryden voulut monter celui de Virgile, il fut effrayé ; une ſueur froide.
 
alter hiatus hic in
M S.
 
 


Lucain pouſſa au devant de ſon Eſcadron, lachant la bride à un cheval plein de feu & d’une beauté parfaite, mais ſi indocile, que ſouvent n’obéiſſant point à la main de ſon Maitre il le portoit à travers la Campagne, comme s’il avoit pris le mords aux dents[29]. Il fit un carnage terrible, dans la Cavalerie ennemie ; & il auroit détruit des Troupes entieres, ſi Black-more[30], fameux Moderne, ne s’étoit jetté au devant de lui, pour empêcher la deſtruction totale de ſon Eſcadron. Ce fier Guerrier lança à Lucain un javelot, qui, bien que dardé d’une main vigoureuſe, ne parvint pas juſqu’au but, mais entra bien avant dans la terre[31]. Le Heros ancien lance ſon javelot à ſon tour ; mais Eſculape, caché dans un nuage, détourne la pointe terrible du corps de ſon favori. Brave Moderne, dit Lucain, je vois que quelque Divinité vous protege, car, jamais mon bras ne m’a trompé de cette maniere. Mais, que peut un foible mortel contre une Divinité ? Ne pouſſons pas le combat plus loin, & donnons-nous des preſens mutuels. Là-deſſus, il donna à ſon ennemi une paire magnifique d’Eperons ; & Black-more lui fit preſent d’une Bride très-artiſtement faite[32].
 
 
Pauca deſunt
 
Creech ; mais, la Déeſſe Stupidité ſe ſervit d’un nuage, auquel elle donna la figure d’Horace ; & elle le plaça devant le Moderne, dans la poſture d’un

fuïard[33]. Le Guerrier, charmé d’entrer en combat avec un ennemi qui lui tournoit le dos, pourſuivit cette vaine image, avec vigueur, en l’accablant de menaces, juſqu’à ce qu’elle l’eut conduit juſqu’à la Ferme paiſible de ſon Pere Ogleby[34], par lequel il fut deſarmé, & placé ſur un lit, pour ſe refaire de la fatigue de cette journée.

Pindare tua… &…, & Oldham, & l’Amazone Afra au pied leger[35]. Il n’alloit jamais à l’ennemi, en ligne directe ; mais, caracollant avec une agilité étonnante[36], il fit un terrible carnage parmi la Cavalerie legere de l’Ennemi. Quand Cowley remarqua ſes grandes actions, le ſang lui bouillonna dans les veines, & ſon cœur genereux s’anima d’un feu nouveau. Il pouſſa ſon Courſier vers le fier Ancien ; &, imitant ſes Détours, & ſes Caracolles, autant que la vigueur de ſon Cheval & ſon habileté le lui permettoient, il s’en aprocha bientôt de la longueur de trois javelots. Cowley darda ſa lance le prémier ; mais, il manqua ſon ennemi, & le javelot tomba ſans effet aux pieds des Chevaux, Alors Pindare ſaiſit un dard ſi grand, & d’une peſanteur ſi prodigieuſe, qu’à peine dix Cavaliers, tels que notre âge les produit, ſeroient capables de le lever de terre. Cependant, il le lança ſans peine ; & la poutre, dirigée d’une main ſure, auroit indubitablement accablé le Moderne, s’il n’avoit pas heureuſement opoſé au coup le Bouclier qu’il avoit reçu de ſa Mere Venus[37]. Là-deſſus, les deux Heros mirent l’Epée à la main ; mais, le Moderne étoit dans un tel deſordre, qu’à peine étoit-il le maître de ſes actions. Le bouclier échapa de ſes doits tremblants. Trois fois il voulut fuir, & trois fois ſon ennemi lui coupa le paſſage. A la fin, il fit ferme ; &, levant vers ſon ennemi ſes mains ſuppliantes, O Pindare, ſemblable à un Dieu, lui dit-il, épargnez ma vie ; & ſoiez le Poſſeſſeur de mon Cheval, & de mes armes. Mes Amis ne manqueront pas de vous donner une rançon conſidérable, quand ils ſauront que je ſuis en vie, & votre Priſonnier.

Pindare lui répondit ainſi : Que ta rançon reſte avec tes Parens ; ton cadavre va ſervir de proye aux Chiens, & aux Vautours. Il dit, &, levant ſon épée invincible, il ſepara, d’un coup afreux, le Corps de ſon ennemi en deux parties : l’une tomba à terre toute palpitante, expoſée aux pieds des Chevaux ; & l’autre fut emportée au travers de la plaine par le courſier effraïé. Venus la prit, elle la lava ſept fois dans l’Ambroiſie, & la frotta trois fois d’une branche d’Amarante. Aufi-tôt, le cadavre mutilé prit la figure d’une colombe, & la Déeſſe l’attela à ſon Char.
 
 
Hiatus valdè deflendus
in M S.
 
 


Le Char du blond Phébus penchoit déja vers la Mer, & les forces des Modernes ſembloient ſe préparer à la retraite, quand, d’un Bataillon épais de leur Infanterie péſamment armée, ſortit un Capitaine dont le nom étoit Bentley, le mortel le plus difforme d’entre tous les Modernes. Il étoit grand ſans taille, épais ſans force & ſans proportion : ſes armes étoient un amas de mille piéces incapables d’être jointes enſemble avec exactitude. Quand il marchoit, elles donnoient un ſon affreux & ſec, ſemblable à la chute d’un morceau de plomb, qu’une tempête précipite du haut d’un Clocher. Son caſque étoit d’un fer tout rouillé ; mais, la viſiere étoit d’un Airain, qui, empoiſonné par ſon haleine, s’étoit changé en couperoſe. Quand le Guerrier étoit haraſſé par le travail, ou agité par la colere, on lui voïoit découler des levres une eſpece d’encre d’une nature très-maligne. De ſa main droite il ſaiſit un Torchon ; &, pour ne pas manquer d’armes offenſives, il munit ſa gauche d’un Vaiſſeau rempli d’Ordures[38]. Se trouvant de cette maniere armé dans les formes, il avança, d’un pas lourd & tardif, vers l’endroit, où les Chefs des Modernes conſultoient enſemble. Quoi qu’ils fuſſent dans un terrible embaras, ils ne purent pas néanmoins s’empêcher de rire, en voïant ſes jambes cagneuſes, & ſon épaule haute, qui étoient expoſées à la vuë, malgré ſes Guêtres & ſa Cuiraſſe forcées à prendre le pli de ſon corps.

Les Généraux de ſon Parti l’eſtimoient pour ſon talent d’invectiver, qui, lorſqu’il reſtoit dans certaines bornes, étoit ſouvent d’un très-grand ſervice pour la cauſe commune, mais qui, dans d’autres occaſions leur faiſoit plus de mal que de bien. A la moindre offenſe, & quelques fois même ſans aucun motif, ſemblable à un Elephant bleſſé, il tournoit ſa fureur contre les Conducteurs mêmes.

Il étoit alors préciſement dans cette diſpoſition. Aigri de voir l’avantage du côté des ennemis, & mécontent de la conduite de tout le monde, hormis de la ſienne, il déclara à ſes Généraux, d’une maniere auſſi gracieuſe que ſoumiſe, qu’ils n’étoient qu’un tas de Marauts de Fous, de Fils de Chiennes, de Poules mouillées, de Têtes dures, & de Faquins deſtituez de Sens-commun. Si l’on m’avoit établi Generaliſſiſme, continua-t-il, les Anciens, ces Chiens préſomptueux, auroient été bientôt forcez à chercher leur ſalut dans la fuite. Vous reſtez ici, vous autres, les bras croiſez ; &, quand moi, ou quelqu’autre vaillant Moderne, nous tuons quelque ennemi, d’abord vous vous en appropriez les dépouilles : mais, ſoïes ſurs, que je ne marcherai pas, ſi vous ne me jurez tous, que vous m’accorderez la poſſeſſion tranquille des armes de tous ceux que je ferai Priſonniers, ou que j’enverrai dans le noir Tartare. Quand il eut parlé de cette maniere, Scaliger, lui jettant un regard mépriſant : Miſerable Babillard, dit-il, unique Admirateur de ton propre Merite, ſache que dans tes invectives, il n’y a, ni eſprit, ni prudence, ni verité : la malignité de ton temperamment paſſe les bornes de la nature même ; ton érudition te rend plus barbare, & les humanitez plus inhumain. Par ton Commerce avec les Poëtes, tu n’as attrapé que plus de baſſeſſe & de ſtupidité ; tout ce qui civiliſe les autres hommes te rend farouche, & intraitable. La Cour t’a donné de la groſſiereté, & la converſation des gens polis t’a affermi dans la Pédanterie : d’ailleurs, tu és un poltron fieffé, s’il y en a un dans l’Armée. N’aie pas peur qu’on t’envie le fruit de tes victoires ; je te réponds, que toutes les dépouilles, que tu prendras, t’appartiendront : mais, je m’attends bientôt à voir ta vile Carcaſſe devenir la Proie des Corbeaux & des Vers.

Bentley n’oſa pas repliquer : mais, crevant de dépit & de rage, il ſe retira dans la réſolution de faire parler de lui par quelque haute entrepriſe. Il prit pour ſon Compagnon d’armes ſon cher Wotton, & ils formérent enſemble le deſſein de tomber ſur quelque quartier négligé du Camp ennemi. Ils marchent ſur les cadavres de leurs Amis maſſacrez ; & enfin, par pluſieurs detours tortueux, ils parviennent tout tremblans aux Gardes avancées des Anciens. Ils jettent les yeux de tous cotez, pour voir s’ils ne découvriroient pas quelques Guerriers bleſſez, ou quelque Heros que la laſſitude ait enſevelis dans un profond ſommeil. Tels deux Chiens Domeſtiques, que leur Gourmandiſe naturelle & la Diſette de la maiſon aſſocient, ſe preparent, malgré leur lâcheté, à attaquer pendant les tenebres de la nuit le bercail de quelque riche Paſteur. La Lune, témoin de leur deſſein criminel, darde perpendiculairement ſes raïons ſur leurs têtes coupables. Quoique de tems en tems ils en découvrent le brillant viſage dans quelque Bourbier, ils n’oſent pas y abboïer ; mais, taciturnes, & la queuë baſſe, ils avancent vers la proïe, d’un pas lent & circonſpect. L’un s’arréte, pour voir s’il ne découvre rien dans la plaine d’alentour ; pendant que l’autre va reconnoître par-tout, eſperant trouver à quelque diſtance du bercail les membres de quelqu’agneau à demi devoré, reſtes mépriſables des Loups affamez, ou des Corbeaux ſiniſtres.

Avec la même crainte, & la même circonſpection, marchoit ce couple de tendres Amis, quand de loin il découvrit deux Cuiraſſes brillantes ſuſpenduës à un Cheſne, & près de-là leurs Poſſeſſeurs enſevelis dans un agréable ſommeil. Les deux Amis décidérent par le ſort, à qui cette entrepriſe tomberoit en partage ; & la deſtinée ſe déclara pour Bentley. Il ſe met auſſi-tôt en marche : devant lui vont la confuſion & l’étonnement ; l’horreur & la fraïeur ſuivent ſes pas. Quand il fut tout près du butin, il vit Phalaris & Elope[39], deux Héros de marque parmi les Anciens, profondement endormis. Il bruloit d’envie de les dépêcher l’un & l’autre, & déja il ſe préparoit à lancer vers la poitrine de Phalaris ſon redoutable Torchon attaché à une longue perche : mais, la Déeſſe Fraïeur retint ſon favori entre ſes bras glacez ; &, voïant le danger qui menaçoit ſes jours, elle le força à ſe retirer au plus vite. Dans le même moment, les deux Guerriers, ſans ſe reveiller, ſe tournerent avec impetuoſité ; le mouvement de leurs corps répondant aux images trompeuſes qui les amuſoient pendant le ſommeil. Phalaris ſongeoit qu’un vil Poëtereau l’aïant ſatiriſé, il l’avoit enfermé dans ſon Taureau d’airain, ou le malheureux rempliſſoit l’air de ſes meuglemens. Pour Æſope, il révoit qu’il étoit étendu à terre avec d’autres Chefs des Anciens ; & qu’un Ane, s’étant détaché, les fouloit aux pieds, & les ataquoit par des ruades redoublées. Le divin Bentley, effraïé du mouvement involontaire de ces deux Capitaines, n’oſa rien entreprendre contre eux : il ſe contenta de ſaiſir leurs armes ; & il ſe retira, pour aller rejoindre ſon cher Wotton.

Ce jeune Heros, cependant, avoit traverſé les Campagnes, pour chercher quelque Avanture digne de lui. Il parvint à la fin au bord d’un petit ruiſſeau, dont la ſource n’étoit pas éloignée. Les mortels l’apellent Hypocrene. Il s’y arrêta ; &, preſſé de la ſoif, il voulut l’apaiſer dans ce criſtal liquide. Trois fois ſes mains portérent l’eau ſacrée à ſa bouche, & trois fois elle s’écoula à travers ſes doits. Il ſe jette à terre, pour ne plus tromper ſa cruelle ſoif ; mais, ſes levres n’avoient pas encore baiſé cette onde pure, quand Apollon arriva près de-là. Ce Dieu plaça ſon bouclier entre la ſource & le ruiſſeau ; & Wotton, plongeant ſa tête juſqu’au fond, ne ſe remplit la bouche que d’une bouë épaiſſe.

Quoiqu’aucune fontaine de l’univers n’oſe comparer la pureté de ſes eaux, avec celle de ſes ondes ſacrées, il ne laiſſe pas d’y avoir au fond une eſpece de ſediment de limon & de bouë[40]. Jupiter a donné cette qualité à l’Hypocrene, à la priere d’Apollon, afin que la punition fût toute prête pour ceux, qui oſeroient y toucher d’une bouche impure ; & pour les imprudens, qui ſe hazarderoient à s’y plonger trop avant.

Près de la ſource même, Wotton apperçut deux Heros d’entre les ennemis. Il ne reconnut pas le premier, mais il diſtingua clairement les traits de Temple, Général des Alliez des Anciens. Il étoit ocupé à puiſer cette onde pure dans ſon caſque, & à la boire à coups redoublez. A cette vûë, Wotton ſentit ſes mains trembler, ſes genoux chancellerent & cependant il ſe parla ainſi à lui-même : 0 ! ſi je pouvois terraſſer ici ce Deſtructeur fatal de nos Troupes, quelle ne ſeroit pas ma réputation parmi nos Chefs ! Mais, de l’ataquer de front, d’opoſer poitrine à poitrine, bouclier à bouclier, lance à lance, quel Moderne oſeroit y penſer ſeulement ; car, il combat comme un Dieu : Apollon, ou la guerriere Pallas, ſe trouvent toûjours à ſes côtez. O ! ma Mere, continua-t-il, ſi la Renommée ne trompe pas les foibles mortels, en publiant que je ſuis fils d’une ſi grande Déeſſe, acordez-moi d’atteindre Temple avec ce javelot. Que le coup l’envoye ſur les rives du noir Cocyte, & que chargé de dépouilles je retourne triomphant à l’Armée que vous favoriſez.

Les Dieux éxaucérent une partie de ſa priere, par l’interceſſion de ſa Mere & de Momus ; mais, un vent excité par la deſtinée diſſipa le reſte dans les airs.

Wotton ſaiſit ſon javelot, & après l’avoir branlé avec toute la force dont il étoit capable, & que ſa Mere augmentoit encore, il le lance au Heros, qui ne s’y attend pas. Le dard perce l’air en ſiflant, parvient à peine juſqu’au baudrier du grand Temple, & tombe à terre comme un fardeau inutile. Le Heros ne ſentit pas ſeulement que le javelot le touchoit : il ne l’entendit pas même tomber ; & Wotton auroit pu regagner ſes Troupes, avec la gloire d’avoir lancé impunement ſon dard contre un Chef de cette reputation. Mais Apollon, courroucé de ce qu’un javelot, lancé par l’aſſiſtance d’une Divinité ſi infame, avoit profané les bords de ſa fontaine, prit la figure d’un Il aprocha d’une démarche lente du jeune Boyle, qui ſe trouvoit auprès de Temple : il lui montra le javelot & le Moderne, qui avoit eu l’audace de le jetter ; & ordonna au jeune Guerrier d’en prendre une promte vengeance.

Boyle, couvert d’Armes, que les Habitans du haut Olimpe lui avoient données d’un commun acord, avance auſſi-tôt ſur l’ennemi tremblant, qui n’oſe l’attendre de pied ferme. Tel un jeune Lion des plaines de la Lybie, que ſon Pere accablé d’âge envoïe à la chaſſe ou pour chercher de la proie, ou pour exercer ſa vigueur, & pour augmenter ſes forces, traverſe d’une courſe impetueuſe les Collines & les Vallons ; il ſouhaite avec ardeur de voir deſcendre des montagnes quelque Tigre carnaſſier, ou quelque Ours furieux. Par hazard, la voix importune d’un Ane ſauvage choque l’oreille de l’animal magnanime. Quoique peu avide de tremper ſes griffes dans un ſang ſi vil, fatigué pourtant de ce bruit desagreable, que l’Echo auſſi peu judicieuſe que le reſte de ſon Sexe, repete avec plus de plaiſir que le chant de Philomele, il ſe reſoud à vanger l’honneur de la forêt ; &, d’un ſeul coup de ſes griffes invincibles il déchire la Bête bruïante. Tel Boyle pourſuivit Wotton, qui, fuïant devant lui, auroit ſouhaité d’égaler la rapidité du vent. Mais, accablé d’armes peſantes, & lourd de ſon naturel, il commença à rallentir ſa courſe, quand il apperçut ſon cher Bentley chargé des dépouilles des deux Heros Anciens, dont la valeur étoit enſevelie dans le ſommeil. Boyle le vit venir : &, remarquant d’abord le Caſque & le Bouclier de ſon Ami Phalaris, que le jeune Heros avoit depuis peu poli & doré de ſes propres mains [41], il s’anima d’une noble fureur ; &, les yeux enflammez de colere, il laiſſa-là Wotton, pour ſe jetter ſur ce nouveau venu. Il deſiroit ardemment de vanger ſes Amis offenſez ſur tous les deux ; mais, ils avoient pris leur fuite de differens cotez. C’eſt ainſi qu’une Femme ruſtique, à qui la quenouille fournit dans ſa cabane une maigre fubſiſtance, ſi par hazard ſes oyes ſont répandus par le village, court tantot d’un coté & tantôt de l’autre pour forcer ces animaux vagabonds à rentrer dans la hute. Ils rempliſſent l’air de leurs cris, ſe jettent dans la Campagne, & en remuant leurs aîles ils s’efforcent à rendre leurs corps plus legers pour leurs pieds chancellans. C’eſt ainſi que Boyle pourſuivit ; c’eſt ainſi que ce Couple d’Amis ſe conduiſit dans leur fuite. Voïant à la fin, que leurs efforts étoient vains, ils ſe joignent courageuſement, s’arrêtent, & attendent le terrible ennemi. D’abord, Bentley lui lance un javelot de toutes ſes forces ; mais, Minerve en aïant araché la pointe d’acier, au milieu de l’air, y en mit à la place une autre de plomb, qui, après avoir choqué le bouclier du Heros, tomba à terre toute émouſſée. Alors Boyle, prenant ſon tems avec beaucoup de juſteſſe, ſaiſit un dard d’une longueur & d’un poids extraordinaire ; &, comme ce couple d’Amis étoit ſerré cote contre cote, il tourna du coté droit, & avec une force ſurnaturelle il lança le javelot fatal. Bentley voit aprocher ſa malheureuſe deſtinée : il couvre ſes cotés de ſes bras, dans l’eſperance de ſauver du moins ſon corps de ce coup terrible ; mais, la pointe entre, elle paſſe par les bras & par le flanc, & ne perd pas ſa force, avant qu’elle ait auſſi percé de part en part le vaillant Wotton, qui, voulant ſoutenir ſon ami expirant, partage ſon triſte ſort. Tel un habile Cuiſinier perce d’un ſeul coup de ſa broche aigue les corps d’une couple de cocqs de bruiere, dont les ailes ſont fermement atachées à leurs tendres flancs. De la même maniere la lance du divin Boyle traverſe les deux amis : ils tombent à terre avec un bruit horrible unis dans leur mort, comme ils l’avoient été dans leur vie. Ils étoient tellement atachez l’un à l’autre, que, ne paſſant que pour un ſeul corps, ils auront ſauvé ſans doute la moitié du paſſage de l’avarice de Caron. Adieu, couple lié par les plus ſaints nœuds de l’amitié mutuelle ; adieu, Oreſte & Pylade de notre âge ; vous quittez un ſejour où peu d’amis vous reſſemblent. Si l’Eſprit & l’Eloquence ont encore quelque force, vous ſerez heureux, vous ſerez immortels.

 
 
 
Defunt cætera.

  1. C’eſt le Gouvernement d’un petit nombre.
  2. C’eſt du côté de l’Orient, que les Arts, les Sciences, & le Bel-Eſprit, ſe ſont répardus dans le Monde.
  3. Les Ouvrages mêmes.
  4. Les Titres affichez aux coins des Ruës.
  5. Toute cette Allégorie eſt pleine de Beautez ; & il eſt difficile de trouver aucune Production de l’Eſprit humain, où il y ait tant de feu tant de force d’imagination, & une ironie auſſi fine. Il faut pourtant avouër, qu’elle eſt extrémement forcée, & que l’Imagination du Lecteur a de la peine à ſe prêter à des Livres, qui ſont armez de Cuiraſſes, de Javelots, &c., qui montent à Cheval, qui ont des bras, des jambes, une tête. La Vraiſemblance eſt l’Ame de la Fiction. On pourroit pourtant diminuer un peu cet Inconvenient, ſi l’on vouloit ſupoſer, que toutes ces Actions guerrieres, & tout cet Equipage, eſt attribué ici à ces Ombres, qui hantent les Bibliotheques, à ce que dit l’Auteur, comme les Ombres des Corps humains rodent autour des Cimetieres. S’il avoit voulu un peu mieux déveloper cet Expedient, l’Imagination du Lecteur en auroit été extrémement ſoulagée. C’eſt dommage que dans certains endroits il paroit boucher lui-même l’ouverture, qu’il nous donne ici, en mettant un Livre veritable à la place d’un Cavalier, avec tout ſon équipage. J’ai trouvé bon de tourner ces endroits un peu autrement, pour ne pas choquer la Critique délicate du Public François.
  6. Les Livres, dans les Bibliotheques publiques en Angleterre, ſont atachez aux planches par de petites Chaines, afin qu’on ne les emporte pas
  7. Le Dr. Bentley
  8. C’eſt le grand Fort des Modernes. C’eſt au Public à juger ſi l’Auteur a raiſon de les turlupiner la-deſſus.
  9. On a vu dans la Préface du Libraire, que Bentley avoit extrémement maltraité Æſope & Phalaris. Il avoit fait tous ſes efforts, pour dégrader Æſope, pour lui ôter ſa grande Antiquité, & pluſieurs Ouvrages, qu’on lui a toujours attribuez.
  10. Le Taſſe, & Milton, ſont deux Poëtes Epiques modernes, dont l’Auteur fait le plus de cas ; au lieu qu’il mépriſe fort Dryden, & Withers, qui ont écrit dans le même genre. Milton a fait un Poëme intitulé le Paradis perdue, Sujet biſarre, qu’il n’a pas laiſſé de manier avec une tres-grande habileté. Il y a de merveilleuſes beautez dans ce Poëme.
  11. Cowley eſt un fameux Poëte Anglois, célébre par ſa Poëſie lyrique, & ſur-tout par ſes Odes tendres. Dans l’Original on lui donne pour Compagnon Deſpreaux : j’ai mis Perrault à la place ; parce que je conjecture qu’il doit être dans le MS. Deſpreaux a pris trop de peines pour défendre les Anciens, pour qu’il ne doive pas avoir pris leur parti auſſi bien que Temple.
  12. Virgile dit dans l’Eneïde, que, dans les Jeux celebrez à l’honneur d’Anchiſe, la Fleche d’Evandre fut changée en Aſtre. L’Auteur turlupine ici le Syſtême des Tourbillons.
  13. Paracelſe, fameux Medecin Chimiſte de Suiſſe : il a pris toute une autre methode, que celle de Galien & il a fait tous ſes efforts pour le décréditer. Ces Carcaſſes puantes indiquent ici les Remedes Chimiques.
  14. Harvey étoit Medecin du Roi Charles I. On lui attribue généralement d’avoir découvert la Circulation du Sang.
  15. Pilulles.
  16. Cette Poudre blanche eſt de la mort-aux-rats. L’Auteur traite ici les Medecins modernes d’Empoiſonneurs & d’Aſſaſſins : c’eſt pour cette raiſon, qu’il les arme de faux, de couteaux envenimez, &c.
  17. Mathematiciens de réputation.
  18. Les Scolaſtiques, Auteurs confus, & qui donnent dans le Verbiage.
  19. C’eſt un Traducteur de pluſieurs Ouvrages de Morale. On parle ici des Livres de ces ſortes de gens comme indignes de la relieure ; & on les apelle Marodeurs, parce qu’ils ne ſe parent que des dépouilles d’autrui.
  20. Par la Cavallerie l’Auteur entend les Poëmes Epiques. Par les Chevaux-legers, les Odes, & d’autres Pieces de petite étenduë. Par les Archers, les Philoſophes. Par les Dragons, les Médecins. Par les Ingenieurs, les Geometres. Par les Fantaſſins, les Hiſtoriens.
  21. Aſſemblées de Beaux-Eſprits & de Savans modernes.
  22. Les feuilles d’un Livre.
  23. C’eſt ce fameux Chancelier d’Angleterre.
  24. Denham, Poëte aſſez fameux, mais qui a des endroits tres-foibles. C’eſt pour cette raiſon qu’on lui donner une Mere mortelle, & Apollon pour Pere.
  25. Poete mépriſable.
  26. Le Caractere de Virgile moins fougueux & plus exact qu’Homere.
  27. Stile magnifique de Dryden, qui cache un Sens fort mince.
  28. Dryden a traduit Virgile ; &, en troquant, pour ainſi dire, ſon Eneïde Angloiſe contre l’Original, il donne des armes de Fer contre des armes d’Or. Cet endroit eſt une Imitation d’un Paſſage d’Homere, où Glaucus troque ſes armes d’Or contre les armes d’Airain de Diomede.
  29. Par les Chevaux il faut entendre le Génie ou l’Imagination des Auteurs. Lucain a le Génie beau ; mais, il n’eſt pas aſſez judicieux, pour en retenir toujours la fougue.
  30. Poëte estimé : il a fait un Poëme de la Création du Monde, où il détruit les Principes de Lucrece.
  31. L’Auteur veut indiquer ici, que Black-more n’a pas dans l’Eſprit aſſez de force & d’élevation.
  32. Rien n’eſt plus ingenieux que ce Paſſage. Lucain manque d’Exactitude & de Juſteſſe : Black-more n’a pas aſſez de Feu de Vivacité. Lucain reçoit une Bride, & il donne à ſon Antagoniſte des Epérons.
  33. Creech a paſſé pour un fort bon Poëte. Il s’étoit acquis de la reputation par une Edition Latine de Lucrece, & ſur-tout par une Traduction du même Auteur, qui fut admirée de tous ſes Compatriotes. Encouragé par ce ſuccès, il entreprit de traduire Horace en Vers Anglois. N’y aïant pas reüſſi, il ſe pendit de deſeſpoir.
  34. Il a traduit Homere & Virgile. L’Auteur l’apelle le Pere de Creech, parce qu’il a écrit avant lui. Par la Ferme paiſible d’Ogleby, on entend le Tombeau.
  35. C’eſt indubitablement quelque Dame Angloiſe, qui s’eſt melée de faire des Odes : il s’en eſt trouvé plus d’une en Angleterre ; & j’ignore qui eſt celle que l’Auteur a ici en vue.
  36. Le beau Deſordre qu’on admire dans les Odes de Pindare.
  37. Cowley a brillé ſur-tout dans ſes Odes amoureuſes.
  38. Il en fait les armes de Bentley, parce que ce ſavant a un Talent particulier pour effacer les Ouvrages des Anciens ; je veux dire, pour leur ôter les Livres, qu’on leur a attribué de tout tems. Par le Vaiſſeau plein d’Ordures, il faut entendre les Invectives dont il accable ſes Antagonistes.
  39. Voïez l’Avertiſſement du Libraire.
  40. L’Auteur prétend ici turlupiner l’exacte Critique des Modernes, qui creuſent trop dans la Poëſie des Anciens, & qui l’examinent avec beaucoup de rigueur par les Regles ſtériles du Bon-Sens.
  41. Voïez l’Avertiſſement du Libraire. Boyle avoit publié une nouvelle Edition de Phalaris.