Le Conseiller des femmes/02/05

THÉÂTRE.
LA RÉPUBLIQUE, L’EMPIRE ET LES CENT-JOURS[1]

C’est une ingénieuse pensée que celle qui a porté M. Lecomte à procurer aux lyonnais un spectacle de la capitale ! Tout marche dans notre siècle, et MM. Filastre et Cambon ont fait aussi marcher leurs tableaux.

Qu’il est beau, qu’il est vrai ce Paris avec ses quais, ses ponts, ses rues, son bruit, son mouvement, son peuple ! Comme l’œil est fixe, comme il se complait à voir dérouler, pour lui, les plus beaux monumens de la première ville du monde ! On dirait, à voir ainsi passer tant d’édifices, que Paris est en promenade ! Aussi voyez comme la foule se presse, impatiente de se placer ? Déjà la pièce est à sa soixante sixième représentation, et pourtant, dès quatre heures du soir, la place, les avenues du théâtre, tout est encombré : Riche, pauvre, campagnard, citadin, tout est là confondu, car jamais il n’y eut à prendre tant et de si diverses émotions !

Nous ne parlerons pas du poème, non plus que des acteurs, jugés depuis long-temps ; mais ce nous semble une manifestation trop frappante de la manière d’être de notre populeuse cité, pour que nous ne donnions pas, à grands traits, l’esquisse d’un épisode de sa vie.

Quatre heures sonnent, les portes s’ouvrent, c’est le moment des émotions ; chacun se presse, se heurte, s’entrechoque, crie, se plaint, culbute, est culbuté. En vain soldats et préposés au bureau, veulent maintenir le bon ordre ; leur voix, leurs gestes, tout est perdu.

La foule règne, elle veut avoir droit ; mais ne craignez qu’elle en abuse, sa conscience sait la guider.

Les galeries, les loges, tout se remplit, tout s’encombre, et, dans ce grand côte-à-côte, bien fou qui chercherait à distinguer les rangs autrement que par le langage. C’est bien le peuple avec son étonnement et sa joie ! Assis comme à un banquet de fête, c’est au profit de son estomac qu’il fait tourner les deux heures d’attente qui précèdent la levée du rideau. Partout un grand cliquetis de bouteilles et de verres se fait entendre ; la bière, dès long-temps enfermée dans sa prison de grès, part avec le bouchon et s’élance avec force. Robes, fichus, bonnets, tout est atteint, et le peuple de rire et les mains de claquer. La bière, c’est le champagne du peuple, le nectar des cabarets, l’orgeat des journalières ! La joie folle, l’oubli des misères d’une pénible condition, tout lui est dû : voyez, en effet, comme la salle s’anime et se mobilise, on dirait un seul rire, une seule joie, jusqu’au moment où la levée du rideau fait succéder le silence à ce grand brouhaha général ! Ici le tableau change et la vie prend un autre aspect. Avide de recueillir un son, de saisir un geste, l’oreille et l’œil de ce nombreux auditoire sont fixés sur deux objets, la scène et l’acteur qui l’anime !  ! Gloire et désastres de l’empire, à son tour tout est rappelé. C’est un cours d’histoire moderne, un résumé des faits contemporains, un règne avec sa politique, ses armes, ses combats ! aussi, quand tombe le rideau, quand le drame est fini, quand l’homme est au tombeau, le peuple, dont il fut le génie tutélaire, triste et pensif redescend l’escalier… Il avait un moment oublié ses travaux, ses veilles, sa fatigue et de nouveau se présentent à lui ses travaux, ses veilles, sa fatigue ! Toutefois il garde en son coin le souvenir de ses émotions ; par lui que de longues soirées seront abrégées, que de travail sera fait sans ennui !

C’est aux soins de M. Lecomte, directeur de l’administration théâtrale, que nous devons une représentation aussi vraie, aussi complète que celle de la République, l’Empire et les Cent-Jours ; espérons qu’il ne s’en tiendra pas là, et que, bientôt, il nous initiera à d’autres plaisirs du même genre !

C’est une grande administration que celle d’un théâtre comme le nôtre. Rarement les directeurs y ont trouvé le prix de leurs soins. Nous souhaitons vivement que M. Lecomte fasse changer la fortune en sa faveur, et puisse, par la représentation des plus grandes conceptions, inspirer à notre populeuse cité le goût des beaux arts !

Toutefois, jugeant avec notre sentimentalité de femme, nous l’engagerons à ne pas prodiguer ces scènes de fusillade et de mort qui sont trop de notre époque pour ne pas réveiller de fâcheux souvenirs. Le théâtre de tout temps eut une influence puissante sur le caractère des nations. Sophocle et Euripide l’intronisèrent et depuis il n’a pas déchu. Appelé à corriger par le ridicule, à moraliser par l’exemple, il ne doit présenter aux yeux que des tableaux qu’ils puissent fixer, et, à moins que les femmes n’en soient exclues, comment vouloir qu’elles voient, sans douleur, des corps sanglans, des scènes de meurtre ?… Notre siècle est progressif, il se distingue par de grandes pensées, de généreux sentimens ; il veut oubli sur le passé, pourquoi le rappeler ? Pourquoi éterniser des haines qui doivent s’éteindre ? Soyons avant tout de notre temps, et n’ayons souvenir que du bien qu’on nous fit !

Ceci n’est pas une critique contre M. Lecomte, c’est une réflexion que nous faisons dans un but utile, et que MM. Filastre et Cambon, à qui elle s’adresse, voudront bien recevoir avec bienveillance. Vouées à une œuvre toute de morale, il est de notre devoir de l’appliquer à tout, non pour l’imposer avec autorité, on ne la recevrait pas, mais pour l’infiltrer avec la douce patience qui doit caractériser une œuvre de femme.

La Directrice,
Eugénie Niboyet.
Séparateur

  1. Que le titre de cet article ne fasse pas supposer que nous venons, après tout le monde, parler d’une pièce que tout le monde connaît. Nous le donnons à nos lectrices comme tableau de mœurs et non comme revue théâtrale.