Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 175-189).


CHAPITRE XIX.

LE DÉFI.


Hotspur. Je ne puis choisir ! quelquefois il me met en colère en me parlant de la taupe et de la fourmi, de l’enchanteur Merlin et de ses prophéties, d’un dragon ailé et d’un poisson sans nageoires, d’un griffon aux ailes rognées et d’un corbeau qui mue, d’un lion couchant et d’un chat rampant, et de mille autres balivernes, au point que ma foi en est ébranlée.
Shakspeare. Le roi Henri IV.


La conversation entre le ménestrel et l’ancien archer prit naturellement une tournure assez semblable à celle d’Hotspur et de Glendower[1], et peu à peu Gilbert Greenleaf y prit une part plus considérable que ne semblaient le lui permettre ses habitudes et son éducation : mais la vérité était qu’en se donnant mille peines pour se rappeler les armoiries des chefs militaires, leurs cris de guerre, leurs emblèmes et les autres signes par lesquels ils se distinguaient sur les champs de bataille, et qui devaient indubitablement être indiqués dans les rimes prophétiques, il commençait à éprouver ce plaisir que ressent presque tout le monde, quand on découvre soudain en soi une faculté dont les circonstances nécessitent l’emploi, et dont la possession augmente à ses propres yeux l’importance de celui qui se la reconnaît. Le bon sens profond du ménestrel fut certainement un peu surpris des bévues qui parfois échappaient à son compagnon, tandis qu’il était entraîné par le désir, d’une part, de faire parade de la nouvelle faculté qu’il s’était découverte, et de l’autre, de rappeler à son esprit les préventions qu’il avait nourries toute sa vie contre les ménestrels, qui, avec tout leur cortège de légendes et de fables, devaient d’autant plus probablement être menteurs qu’ils venaient presque tous du Nord.

Comme ils passaient d’une clairière de la forêt à une autre, le ménestrel commença à s’étonner du nombre de pieux Écossais qu’ils rencontraient et qui semblaient se diriger en toute hâte vers l’église, pour prendre part à la cérémonie du jour : c’est du moins ce que l’on pouvait présumer à voir les rameaux verts dont ils étaient chargés. À chacun d’eux l’archer adressait la parole pour leur demander s’il existait réellement un lieu appelé Bloody-Sykes, et où l’on pourrait le trouver… mais tous semblaient l’honorer ou vouloir éviter de répondre : ce à quoi ils trouvaient toujours un prétexte dans la manière dont les interrogeait le joyeux archer, manière qui se ressentait passablement du déjeuner qu’il venait de faire. La réponse générale était qu’on ne connaissait pas de lieux semblables, ou qu’on avait bien d’autres choses à faire le matin d’une si grande fête, qu’à répondre à de frivoles questions. Enfin, comme dans une occasion ou deux la réponse des Écossais approcha presque de l’insolence, le ménestrel tira de là quelques observations : d’après lui, il y avait toujours quelque machination sous jeu, quand le peuple de ce pays ne savait pas répondre honnêtement à ses supérieurs, lui d’ordinaire si disposé à le faire ; en outre ils paraissaient se rassembler en bien grand nombre pour le service du jour des Rameaux.

« Vous ferez sans doute, sire archer, continua le ménestrel, votre rapport au chevalier en conséquence ; car je vous l’assure, si vous y manquez, je me sentirai moi-même (la sûreté de ma maîtresse y étant aussi intéressée) dans la nécessité d’exposer à sir John de Walton les circonstances qui me font concevoir des soupçons de cette affluence extraordinaire d’Écossais, et de la malhonnêteté qui a remplacé la courtoisie habituelle de leurs manières. — Paix, sire ménestrel ! » répliqua l’archer mécontent de l’intervention de Bertram : « croyez que plus d’une fois le sort d’une armée a dépendu de mes rapports au général, qui ont toujours été clairs et précis, suivant le devoir du soldat. Votre carrière, mon digne ami, a été tout-à-fait différente de la mienne : vous n’avez eu toute votre vie à songer que d’affaires de paix, de vieilles chansons, de prophéties et autres choses sur lesquelles je ne veux pas disputer avec vous ; mais, croyez-moi, il sera dans l’intérêt de notre réputation à tous deux que nous ne cherchions pas à empiéter sur nos attributions réciproques. — Pour ma part, je suis loin de vouloir le faire, répliqua le ménestrel ; mais je désirerais que nous retournassions promptement au château, afin de demander à sir John de Walton son opinion sur ce que nous venons de voir. — À cela il ne peut y avoir d’objection, repartit Greenleaf ; mais si nous allions chercher le gouverneur à l’heure qu’il est, nous le trouverions prêt à se rendre à l’église de Douglas, où il ne manque jamais de se trouver en des occasions comme celle-ci avec la plus grande partie de ses officiers, pour empêcher par sa présence qu’il ne s’élève quelque tumulte, ce qui n’est nullement impossible entre Anglais et Écossais. Tenons-nous-en donc à notre premier projet d’assister au service divin, et débarrassons-nous de ces bois fourrés pour prendre le chemin le plus court vers l’église de Douglas. — Faisons donc la plus grande diligence possible, dit le ménestrel, et avançons d’autant plus vite qu’en ce lieu même, paraît-il, la paix chrétienne due à ce jour n’a pas été inviolablement observée. Que signifient ces gouttes de sang ? » dit-il en montrant celles qui étaient tombées des blessures de Turnbull… « Pourquoi la terre a-t-elle gardé ces empreintes profondes, ces pas d’hommes armés qui avançaient et reculaient, sans doute, suivant les chances d’une lutte terrible et acharnée ? — Par Notre-Dame ! s’écria Greenleaf, je dois avouer que vous voyez clair. Où étaient donc mes yeux quand ils vous ont permis d’être le premier à découvrir ces indices de combat ? Voici une plume d’un panache bleu que j’aurais dû me rappeler, puisque mon commandant l’a pris, ou du moins m’a permis de le lui attacher à son casque ce matin en signe du retour de l’espérance, à cause de son aimable couleur. Mais la voici à terre, et, si je ne me trompe, arrachée par une main ennemie. Allons, camarade, à l’église !… à l’église !… et vous verrez de quelle manière j’appuierai de Walton en cas de danger. »

Il se dirigea donc vers la ville de Douglas, y entra par la porte du sud, et remonta la rue dans laquelle sir Aymer de Valence avait chargé le fantôme.

Nous pouvons maintenant nous arrêter un peu en face de l’église de Douglas. C’était originairement un superbe édifice gothique, et les tours, s’élevant de beaucoup au dessus des murailles de la ville, témoignaient de la grandeur de sa construction première. Elle était alors en partie ruinée ; et la petite portion d’espace libre qui fût encore consacré au service de la religion, se trouvait être la chapelle de la famille où les anciens lords de Douglas se reposaient des fatigues du monde et des travaux de la guerre. De l’esplanade située en face de l’édifice, les yeux des promeneurs pouvaient suivre une grande partie du cours de la rivière de Douglas, qui se rapprochait de la ville vers le sud-ouest : elle était bordée par une ligne de collines capricieusement variées de formes, et, en plusieurs endroits, couvertes de bois taillis qui descendaient vers la vallée et formaient une espèce de bois épais et fourré dont la ville était environnée. La rivière elle-même, coulant à l’ouest autour de la ville, et de là se dirigeant vers le nord, entretenait le grand lac ou pièce d’eau artificielle dont nous avons déjà parlé. Grand nombre d’Écossais, portant des branches de saule ou d’if pour représenter les rameaux qui étaient l’emblème du jour, semblaient attendre, dans le cimetière, l’arrivée de quelque personne d’une sainteté remarquable, ou une procession de moines et de religieux venant assister à la cérémonie du jour. Au moment où Bertram et son compagnon entraient dans le cimetière, lady de Berkely, qui suivait sir John de Walton à l’église, après avoir été témoin de son combat singulier avec le jeune chevalier de Douglas, aperçut son fidèle ménestrel. Aussitôt elle résolut de se remettre sous la garde de cet ancien serviteur de sa maison, de ce confident de ses aventures. Elle comptait bien d’ailleurs qu’elle serait ensuite rejointe par sir John de Walton, avec une force suffisante pour garantir sa sûreté. Elle s’écarta donc du chemin qu’elle avait suivi d’abord, et se dirigea vers l’endroit où Bertram et sa nouvelle connaissance, le vieux Greenleaf, s’occupaient à questionner des soldats anglais que le service divin avait amenés aussi vers l’église.

Lady Augusta de Berkely parvint à dire en particulier à son fidèle serviteur et guide : « N’ayez point l’air de faire attention à moi pour l’instant, ami Bertram ; mais tâchez, s’il est possible, que nous ne soyons plus séparés l’un de l’autre. » Cet avis donné, elle ne tarda point à remarquer qu’il était compris par le ménestrel, qui porta aussitôt ses regards autour de lui, puis la suivit des yeux, tandis que, enveloppée dans son manteau de pèlerin, elle se retirait lentement vers une autre partie du cimetière, et semblait attendre que Bertram se détachât de Greenleaf et trouvât moyen de venir la rejoindre.

Rien, en vérité, ne pouvait affecter plus vivement le fidèle ménestrel que le mode singulier de communication qui lui apprenait que sa maîtresse était saine et sauve, libre de diriger ses propres mouvements, et, à ce qu’il espérait, disposée à se soustraire aux périls qui l’entouraient en Écosse, par une retraite immédiate vers son propre pays et ses domaines. C’eût été avec joie qu’il se serait approché d’elle, et qu’il l’aurait rejointe ; mais elle réussit à l’avertir, par un signe, de n’en rien faire, tandis qu’en même temps il craignait un peu les conséquences qui pourraient s’ensuivre si elle était reconnue par Greenleaf ; car le vieil archer pourrait juger convenable de s’immiscer dans leur affaire afin de gagner les bonnes grâces du chevalier qui commandait la garnison. Cependant Gilbert continuait sa conversation avec Bertram, tandis que celui-ci, comme bien des gens en pareille situation, souhaitait de tout son cœur que son compagnon, bien intentionné, eût été à cent toises sous terre, pour qu’il lui fût possible de rejoindre sa maîtresse ; mais tout ce qu’il pouvait faire, c’était de se rapprocher d’elle autant que possible sans exciter de soupçons.

« Je vous prie, digne ménestrel, » dit Greenleaf après avoir prudemment regardé autour de lui, » reprenons le sujet dont nous causions avant d’être arrivés ici. N’est-ce pas votre opinion que les Écossais ont fixé cette matinée même pour quelqu’une des dangereuses tentatives qu’ils ont tant de fois renouvelées, et contre lesquelles se tiennent si bien en garde les gouverneurs placés dans cette province de Douglas par notre bon roi Édouard, notre légitime souverain. — Je ne puis voir, répliqua le ménestrel, sur quels fondements vous établissez une pareille crainte, ni ce qui vous semble ici, dans ce cimetière, différent de ce que vous remarquiez en venant ici, lorsque vous aviez l’air de vous moquer de moi parce que je m’abandonnais à des soupçons du même genre. — Ne voyez-vous pas, reprit l’archer, la multitude de gens à étranges figures et à déguisements divers qui se pressent dans ces antiques ruines, ordinairement si solitaires ? Voici, par exemple, un jeune homme qui semble vouloir éviter les regards, et dont les vêtements, je le jurerais, n’ont jamais été taillés en Écosse. — Et si c’est un pèlerin anglais, » répliqua le ménestrel en voyant que l’archer lui désignait du doigt lady Augusta de Berkely, » il présente assurément moins de matière aux soupçons. — Je n’en sais rien, dit le vieux Greenleaf ; mais je pense qu’il sera de mon devoir de faire connaître à sir John de Walton, si je puis le joindre, qu’il se trouve ici bien des gens qui, à en juger par leur mine, n’appartiennent ni à la garnison ni à cette partie de la contrée. — Considérez, dit Bertram, avant de porter une telle accusation contre ce pauvre jeune homme, et de l’exposer à toutes les conséquences qui doivent nécessairement résulter d’un pareil soupçon, combien de circonstances particulières à cette époque peuvent engager à des actes de dévotion. Non seulement c’est l’anniversaire de l’entrée triomphante du fondateur de la religion chrétienne à Jérusalem, mais ce jour même est appelé Dominica Confitentium, ou Dimanche des Confesseurs : les palmes, ou les rameaux d’if ou de saule qui les remplacent, sont offerts aux prêtres et solennellement réduits en cendres, que les prêtres distribuent ensuite aux fidèles le mercredi des cendres de l’année suivante. Tels sont les rites et cérémonies qui sont toujours observés dans notre pays, par ordre de l’Église. Or, vous ne pouvez pas, digne archer, vous ne pouvez pas, sans crime, poursuivre, comme coupables de méditer des projets contre votre garnison, des gens qui peuvent justifier leur présence ici par leur désir d’assister aux cérémonies du jour. Et voyez-vous cette nombreuse procession qui approche avec bannière et croix, et à la tête de laquelle se trouve sans doute quelque ecclésiastique de haut rang ? Demandons d’abord qui est ce prélat, et probablement nous trouverons, dans son nom et sa dignité, une garantie suffisante de la conduite pacifique et régulière de ceux que la piété a réunis en ce jour dans l’église de Douglas. »

Greenleaf demanda donc le nom du personnage que son compagnon désirait connaître, et reçut pour réponse que le saint homme qui s’avançait en tête de la procession n’était autre que le diocésain du district, l’archevêque de Glasgow, qui était venu honorer de sa présence les cérémonies par lesquelles ce jour devait être sanctifié. Le prélat pénétra donc dans l’enceinte du cimetière ruiné, précédé de ses porte-croix, et suivi d’une nombreuse multitude portant des branches d’if et d’autres arbres toujours verts. Le saint père donnait en passant sa bénédiction, qui était reçue avec de pieuses exclamations par ceux des fidèles qui l’entouraient. « C’est à vous, s’écriaient-ils, à vous, révérend père, que nous demandons le pardon de nos fautes, et que nous désirons humblement les confesser, afin que nous puissions en obtenir ensuite la rémission au ciel ! »

Ce fut ainsi que se réunirent la congrégation et le dignitaire ecclésiastique, échangeant de pieux saints, et ne paraissant songer qu’aux rites du jour. Les acclamations de la foule se mêlaient à la voix sonore du prêtre qui officiait suivant le rituel sacré, le tout formant une scène qui, conduite avec la pompe et le cérémonial catholiques, n’était pas moins édifiante qu’imposante.

En voyant le zèle avec lequel la foule réunie dans le cimetière, aussi bien que les fidèles sortant de l’église, venaient saluer triomphalement l’évêque du diocèse, l’archer fut presque honteux des soupçons qu’il avait conçus sur la sincérité des intentions du digne prélat. Profitant d’un accès de dévotion, peut-être assez extraordinaire chez le vieux Greenleaf, qui en ce moment s’était avancé lui-même pour recueillir sa part des bénédictions que dispensait le prélat, Bertram s’esquiva d’auprès de son nouvel ami ; et, se glissant à côté de lady Augusta, échangea avec elle, par un serrement de main, une félicitation réciproque. À un signe du ménestrel, ils se retirèrent dans l’intérieur de l’église, de manière à n’être point remarqués dans la foule, chose qui leur fut d’autant plus facile qu’il régnait une ombre assez épaisse dans certaines parties de l’édifice.

Le corps de l’église, dévastée comme elle l’était, et pour ainsi dire tapissée des trophées d’armes des derniers seigneurs de Douglas, ressemblait plutôt à des ruines profanées par le sacrilège qu’à l’enceinte d’un lieu saint : cependant l’on pouvait voir que des préparatifs avaient été faits pour la cérémonie du jour. À l’extrémité de la nef était suspendu le grand écusson du comte de Douglas qui était récemment mort prisonnier en Angleterre. Autour de cet écusson étaient placés seize autres écus plus petits, appartenant à ses ancêtres, et une épaisse ombre noire était répandue au loin par l’ensemble de ce trophée, où ne brillaient que l’éclat des couronnes et le reflet de certaines armoiries moins sombres que les autres. Je n’ai pas besoin de dire que, sur tous les autres points, l’église était tristement délabrée, car c’était l’endroit même où sir Aymer de Valence avait eu une entrevue avec le vieux fossoyeur, et où maintenant, après avoir réuni, dans un coin séparé, quelques unes des troupes de soldats épars qu’il avait rassemblées et amenées à l’église, il se tenait en alerte et semblait prêt à repousser une attaque. Cette vigilance était d’autant plus nécessaire que sir John de Walton paraissait occupé à promener ses regards d’un lieu à un autre, comme s’il ne pouvait découvrir l’objet qu’il cherchait : et cet objet, comme le lecteur le comprendra aisément, n’était autre que lady Augusta de Berkely qu’il avait perdue de vue au milieu de la foule. Dans la partie orientale de l’église était élevé un autel temporaire, à côté duquel, revêtu de ses ornements sacerdotaux, l’archevêque de Glasgow avait pris place avec les prêtres et les différentes personnes qui composaient son cortège épiscopal. Sa suite n’était ni nombreuse ni richement habillée, et le costume du prélat lui-même n’était guère propre à donner une haute idée de la richesse et de la dignité de l’épiscopat. Cependant depuis qu’il avait déposé sa croix d’or à l’ordre sévère du roi d’Angleterre, celle de simple bois qu’il avait prise en place n’avait pas moins d’autorité et ne commandait pas moins le respect parmi le clergé et le peuple du diocèse.

Les différentes personnes. Écossaises de nation, alors rassemblées autour de lui, semblaient épier ses mouvements, comme ceux d’un saint descendu du ciel ; et les Anglais attendaient, frappés d’un muet étonnement, comme s’ils eussent craint qu’à quelque signal inopiné une attaque ne fût tentée contre eux, soit par les puissances de la terre ou du ciel, soit par les unes et par les autres réunies. En effet, tel était le dévoûment des membres du haut clergé d’Écosse aux intérêts du parti de Bruce, que les Anglais ne leur permettaient qu’à peine de prendre part même aux cérémonies de l’Église qui étaient de leur domaine particulier : aussi la présence de l’archevêque de Glasgow, officiant un jour de si grande fête dans l’église de Douglas, était une circonstance assez rare, et qui ne pouvait manquer d’exciter la surprise et les soupçons. Cependant un concile de l’Église avait récemment enjoint aux premiers prélats écossais de remplir leur devoir le jour de la fête des Rameaux, et ni les Anglais ni les Écossais ne voyaient cette cérémonie avec indifférence. Le silence inaccoutumé qui régnait dans l’église remplie, à ce qu’il semblait, de personnes dont les vues, les espérances, les désirs et les vœux étaient si différents, ressemblait à un de ces calmes solennels qui souvent précèdent le choc des éléments, et qui sont bien connus pour être les présages de quelque terrible convulsion de la nature. Tous les animaux, suivant leurs instincts divers, expriment leur prévision de la tempête qui approche : les buffles, les daims et les autres habitants des forêts se retirent dans leurs retraites les plus profondes ; les brebis s’empressent de regagner leur parc, et la lourde stupeur de toute la nature, soit animée soit inanimée, présage qu’elle se réveillera bientôt par un bouleversement et un choc général, quand l’éclair livide sillonnera la nue de manière à précéder dignement les sourds roulements du tonnerre.

C’était ainsi que, plongés dans un profond silence, ceux qui s’étaient rendus à l’église en armes à l’appel de Douglas épiaient et attendaient à chaque instant un signal d’attaque, tandis que les soldats de la garnison anglaise, convaincus des mauvaises dispositions des Écossais à leur égard, croyaient à chaque instant qu’ils allaient entendre le cri bien connu de « Arcs et Bills ! » donner le signal d’un combat général ; et les deux partis, se regardant l’un l’autre avec fierté, semblaient préparés à la lutte fatale.

Malgré la tempête qui paraissait à chaque moment prête à éclater, l’archevêque de Glasgow continuait de s’acquitter avec la plus grande solennité des cérémonies particulières à la fête ; il s’arrêtait de temps à autre pour regarder la multitude, comme calculant si les turbulentes passions de ceux qui l’entouraient pourraient être contenues assez long-temps pour qu’il lui fût possible de remplir jusqu’au bout ses fonctions d’une manière convenable au lieu et à la circonstance.

Le prélat venait enfin d’achever l’office lorsqu’un laïque, s’avançant vers lui d’un air solennel et sombre, demanda au révérend père s’il ne pourrait pas consacrer quelques instants à porter ses consolations spirituelles à un homme qui, non loin de là, gisait mourant des suites d’une blessure.

L’ecclésiastique acquiesça aussitôt à cette demande, au milieu d’un silence morne qui, lorsqu’il examinait les sourcils froncés d’une partie au moins des assistants, lui faisait craindre que cette fatale journée ne finît pas d’une manière paisible. Le père fit signe au messager de lui montrer le chemin, et alla remplir son devoir, accompagné de quelques hommes qui passaient pour être partisans de Douglas.

Il y eut quelque chose de très frappant, sinon de suspect, dans l’entrevue qui suivit. Sous une voûte souterraine était déposé le corps d’un homme grand et vigoureux, dont le sang coulait en abondance par deux ou trois larges blessures, et se répandait sur les bottes de paille qui lui servaient de lit, tandis que ses traits exprimaient un mélange de courage et de férocité, prêt à se changer en une passion plus sauvage.

Sans doute le lecteur aura déjà pensé que le personnage en question n’était autre que Michel Turnbull qui, blessé dans la rencontre du matin, avait été déposé par quelques uns de ses amis sur la paille qu’on lui avait arrangée en forme de lit, pour y vivre ou y mourir, comme il plairait à Dieu. Le prélat, dès son entrée sous la voûte, se hâta d’appeler l’attention du blessé sur l’état de ses affaires spirituelles, et de lui administrer les secours que l’Église accorde aux pécheurs mourants. Les paroles qu’ils échangeaient avaient ce caractère grave et sévère que doit prendre la conversation d’un père spirituel et d’un pénitent, quand tout un monde disparaît aux yeux du pécheur, et qu’un autre monde se développe devant lui dans toutes ses terreurs, montrant aux yeux du coupable le châtiment que méritent les fautes dont il a souillé sa vie mortelle. C’est un des plus solennels entretiens que puissent avoir ensemble deux êtres de la terre, et le caractère intrépide de l’habitant de la forêt de Jedwood aussi bien que l’expression bienveillante et pieuse du vieil ecclésiastique augmentaient beaucoup le caractère touchant de cette scène.

« Turnbull, dit l’homme de Dieu, j’espère que vous me croirez si je vous dis que le cœur me saigne de vous voir dans un tel état : car, c’est mon devoir de vous le dire, vos blessures sont mortelles. — La chasse est-elle donc finie ? » répliqua l’homme de Jedwood avec un soupir. « Peu m’importe, bon père, car je crois m’être comporté comme il convient à un brave chasseur : la vieille forêt n’a point perdu par ma faute de sa réputation pour l’art de poursuivre le gibier et de le réduire aux abois ; et même, dans cette dernière affaire, il me semble que ce beau chevalier anglais n’aurait pas remporté un pareil avantage si le terrain où nous avons combattu eût été égal pour l’un et pour l’autre, ou si j’eusse été prévenu de son attaque. Mais il sera reconnu par tous ceux qui prendront la peine de l’examiner, que le pied du pauvre Michel Turnbull a glissé deux fois durant le combat, et qu’autrement il ne serait pas ici gisant dans l’agonie de la mort : au contraire, cet homme du sud serait probablement, en ma place, mort comme un chien sur cette paille sanglante. »

L’évêque répliqua en engageant son pénitent à renoncer à ces idées de vengeance et de mort, et à tâcher plutôt de réfléchir au grand voyage dont le moment ne tarderait pas à venir.

« Oh ! répondit le blessé, vous, mon père, vous savez indubitablement mieux que moi ce qu’il convient de faire ; cependant il me semble que j’aurais été en faute si j’avais différé jusqu’à ce jour l’examen de ma vie, et je ne suis pas un homme à nier que la mienne a été sanglante et désespérée. Mais je n’en ai jamais voulu à un brave ennemi de ce qu’il m’a fait souffrir : je suis un de ces hommes qui, nés en Écosse, et enflammés d’un amour bien naturel pour leur pays, n’ont point dans ces derniers temps préféré au casque de fer la toque et la plume, et les livres de prières aux lames des épées nues. Or vous savez vous-même, mon père, si, dans notre résistance à l’usurpation anglaise, nous n’avons pas toujours eu l’approbation des fidèles prélats de l’Église écossaise, et si on ne nous a point exhortés à prendre les armes et à nous en servir pour l’honneur de notre roi d’Écosse et la défense de nos propres droits. — Assurément, dit le prélat, telles ont été nos exhortations à nos compatriotes opprimés, et je ne vous enseigne pas à présent une doctrine contraire ; néanmoins, aujourd’hui que j’ai du sang autour de moi et un homme qui se meurt sous mes yeux, j’ai besoin de souhaiter de ne pas être sorti de la véritable route, de n’avoir pas ainsi contribué à égarer les autres. Puisse le ciel me pardonner si je l’ai fait ! car je ne saurais alléguer que ma sincère et bonne intention en excuse du conseil erroné que je vous ai donné, à vous ainsi qu’à d’autres, touchant ces guerres. Je reconnais qu’en vous excitant à teindre vos épées dans le sang, j’ai violé jusqu’à un certain point le caractère de ma profession, qui défend et de répandre le sang et de faire que d’autres le répandent. Puisse le ciel nous mettre à même de remplir nos devoirs et de nous repentir de nos erreurs, particulièrement de celles qui ont occasioné la mort ou le malheur de nos semblables ! et surtout puisse le chrétien mourant reconnaître ses fautes, et se repentir avec sincérité d’avoir fait à autrui ce qu’il n’aurait pas voulu qu’on lui fît ! — Quant à cette affaire, répliqua Turnbull, je n’ai jamais vu le temps où je n’aie pas été prêt à échanger un coup avec l’homme le plus brave ; et si je n’ai pas toujours manié l’épée, c’est parce que j’avais appris à faire usage de la hache d’armes de Jedwood, que les Anglais appellent pertuisane, et qui ne diffère guère, suivant moi, de l’épée ni du poignard. — La différence n’est pas grande, sans doute, dit l’évêque ; mais je crains, mon ami, que la mort donnée avec ce que vous appelez la hache de Jedwood ne vous vaille aucune préférence sur celui qui commet le même mal avec toute autre arme. — À coup sûr, digne père, répliqua le pénitent, je dois convenir que l’effet des armes est le même, en ce qui concerne l’homme qui reçoit le coup ; mais je demanderai à votre science pourquoi un homme de Jedwood ne se servirait pas d’une hache de Jedwood, qui est, ainsi que le nom l’indique, l’arme offensive propre à son pays. — Le crime de meurtre, répondit l’évêque, ne consiste pas dans l’arme avec laquelle le crime est commis, mais dans le mal que le meurtrier fait à son semblable, et dans le désordre qu’il introduit au sein de la création paisible et régulière du roi des cieux. C’est en vous repentant de ce crime que vous pouvez fléchir le ciel irrité de vos offenses, et en même temps échapper aux conséquences que doit avoir, suivant les saintes Écritures, l’effusion du sang. — Mais, bon père, répliqua le blessé, vous le savez aussi bien que personne, dans cette compagnie et même dans cette église, il y a des vingtaines d’Écossais et d’Anglais sur le qui-vive, qui ne sont pas tant venus ici pour remplir les devoirs religieux de ce jour, que littéralement pour s’arracher la vie les uns aux autres, et donner un nouvel exemple de l’horreur des guerres que se font l’une à l’autre les deux portions de la Bretagne. Quelle conduite doit donc tenir un pauvre homme comme moi ? Ne dois-je pas lever contre l’Anglais cette main que je puis encore, ce me semble, rendre passablement redoutable… ou faut-il, pour la première fois de ma vie, que j’entende pousser le cri de guerre sans que mon épée prenne sa part de carnage ? Il me semble qu’il me serait difficile, peut-être tout-à-fait impossible de m’y résoudre ; mais si telle est la volonté du ciel et votre avis, très révérend père, il vaut incontestablement mieux céder à vos conseils, comme à ceux d’un homme qui a l’autorité et la puissance de nous tirer d’embarras dans les occasions critiques, ou, comme l’on dit, dans les cas de conscience. — C’est indubitablement mon devoir, répliqua l’archevêque, comme je vous l’ai déjà dit, de ne pas donner lieu en ce jour à ce qu’il y ait effusion de sang ou infraction de paix ; et je dois vous recommander, comme à mon pénitent, sur le salut de votre âme, de ne pas occasioner ces deux grands malheurs, soit personnellement, soit en excitant les autres à le faire ; car, en suivant une autre route, vous et moi, j’en suis certain, nous agirions d’une manière indigne et coupable. — Je tâcherai de penser ainsi, révérend père, répondit le chasseur : néanmoins j’espère qu’au ciel on se rappellera en ma faveur que je suis le premier homme portant le surnom de Turnbull, et en outre le propre nom du prince des archanges lui-même, qui ait jamais été capable de supporter l’affront de voir un Anglais tirer une épée en sa présence, sans avoir été par là provoqué à dégainer aussi la sienne et à courir sur lui. — Prenez garde, mon fils, répliqua le prélat de Glasgow, et remarquez qu’en ce moment même vous n’êtes pas fidèle aux résolutions que vous venez tout à l’heure de prendre, après de sérieuses et justes considérations. Ne ressemblez-donc pas, ô mon fils ! à la truie qui s’est vautrée dans la boue, et qui, après avoir été lavée, court se souiller de nouveau, et revient plus sale qu’elle n’était auparavant. — Eh bien ! révérend père, repartit le blessé, quoiqu’il semble presque contre nature que des Écossais et des Anglais se rencontrent sans faire un échange de coups, je tâcherai néanmoins très sincèrement de ne fournir aucune occasion de querelle, et, s’il est possible, de ne pas saisir celles qui pourront m’être fournies par d’autres. — En agissant ainsi, répliqua l’évêque, vous réparerez autant qu’il est en vous la violation de la loi divine dont vous vous êtes rendu coupable ; vous préviendrez de nouvelles causes de querelles entre vous et vos frères du Sud, et vous échapperez à cette tentation de répandre le sang, si commune à notre époque et à notre génération. Et ne pensez pas que je vous impose, par ces admonitions, un devoir trop pénible à remplir comme homme et comme chrétien. Je suis moi-même homme, Écossais, et, comme tel, je me sens offensé de l’injuste conduite des Anglais envers notre patrie et notre souverain ; et pensant comme vous pensez, je sais combien vous devez souffrir quand vous êtes obligé de vous soumettre à des insultes nationales sans vengeance ni représailles. Mais ne nous imaginons pas être les agents de cette légitime vengeance que le ciel a spécialement déclarée être son attribut propre. N’oublions pas, tandis que nous voyons et sentons les injustices dont notre pays est accablé, n’oublions pas que nos propres invasions, nos embuscades, nos surprises ont été aussi fatales aux Anglais que leurs attaques et leurs incursions l’ont été pour nous : en un mot, que les malheurs infligés au nom des croix de Saint-André et de Saint-George ne soient plus considérés comme des motifs de guerre pour les habitants des deux pays limitrophes, au moins pendant les fêtes de la religion ; mais comme elles sont l’une et l’autre des signes de rédemption, que, de même, elles indiquent plutôt l’oubli et la paix de part et d’autre. — Je consens, répondit Turnbull, à m’abstenir de toute offense envers autrui, et je m’efforcerai même de ne point garder rancune de celles qui me sont faites, dans l’espérance d’amener en ce monde un état de choses heureux et tranquille, tel que vos paroles, révérend père, me le font augurer. » Tournant alors son visage vers la muraille, l’habitant des frontières attendit avec fermeté l’arrivée de la mort, et l’évêque la lui laissa contempler.

Les pacifiques dispositions que le prélat avait inspirées à Michel Turnbull s’étaient en quelque sorte répandues parmi les assistants qui avaient écouté avec une crainte religieuse son exhortation spirituelle ; mais le ciel avait décrété que la querelle nationale, dans laquelle tant de sang avait déjà été versé, occasionerait encore dans ce jour un combat à mort.

D’éclatantes fanfares de trompettes, paraissant venir de dessous terre, retentirent alors dans l’église, et éveillèrent l’attention des soldats et des fidèles qui s’y trouvaient réunis. La plupart de ceux qui entendirent ces sons belliqueux portèrent la main à leurs armes, pensant qu’il était inutile d’attendre un second signal. Des voix grossières, de rudes exclamations, le frottement des épées sortant des fourreaux, ou leur cliquetis contre les autres pièces des armures, présagèrent d’une manière terrible l’attaque qui, néanmoins, fut retardée d’un instant par les exhortations de l’archevêque. Un second bruit de trompettes retentit, et la voix d’un héraut fit entendre la proclamation suivante :

« … Attendu que beaucoup de nobles poursuivants de chevalerie sont présentement assemblés dans l’église de Douglas ; attendu qu’il existe entre eux des causes ordinaires de querelles et de débats pour leur mérite comme chevaliers ; en conséquence, les chevaliers écossais sont prêts à combattre tel nombre de chevaliers anglais qui pourra être convenu, pour soutenir soit la beauté supérieure de leurs dames, soit la querelle nationale dans toutes ses branches, soit tout autre point de contestation qu’ils peuvent avoir à vider, et qui sera jugé, par les deux partis, motif suffisant de querelle. Les chevaliers qui seront assez malheureux pour succomber dans cette lutte renonceront à poursuivre davantage leurs querelles ou à porter désormais les armes, outre les autres conditions qui pourront être déterminées, comme conséquences de la défaite, par un conseil des chevaliers présents dans la susdite église de Douglas. Mais surtout un nombre quelconque d’Écossais, depuis un jusqu’à vingt, soutiendra la querelle qui a déjà coûté tant de sang, relativement à la mise en liberté de lady Augusta de Berkely, et à la reddition du château de Douglas à son propriétaire ici présent. C’est pourquoi on requiert des chevaliers anglais qu’ils donnent leur consentement à ce qu’une pareille épreuve de courage ait lieu ; et, d’après les règles de la chevalerie, ils ne peuvent refuser sans perdre entièrement leur réputation de valeur et sans s’exposer à voir diminuer, sous tous les rapports, l’estime qu’un courageux poursuivant d’armes doit vouloir se concilier, tant de la part des braves chevaliers de son propre pays que de ceux des autres contrées. »

Ce défi inattendu réalisa les craintes les plus exagérées de ceux qui avaient vu avec méfiance la réunion extraordinaire des partisans de la maison de Douglas. Après un court intervalle de silence, les trompettes sonnèrent encore bruyamment, et la réponse des chevaliers anglais fut faite en ces termes :

« À Dieu ne plaise que les droits et les privilèges des chevaliers anglais et la beauté de leurs damoiselles ne soient pas soutenus par les enfants de l’Angleterre, ou que ceux des chevaliers anglais qui sont ici rassemblés montrent la moindre hésitation à accepter cette offre de combat, fondée soit sur les prétentions à la beauté supérieure des dames, soit sur les causes de dispute qui existent entre les deux nations : pour l’un ou l’autre desquels motifs, ou pour tous les deux, les chevaliers d’Angleterre ici présents sont prêts à combattre aux termes du susdit cartel, tant que leurs épées et leurs lances le leur permettront, sauf et excepté, pourtant, la reddition du château de Douglas, qui ne peut être rendu qu’au roi d’Angleterre, ou aux officiers agissant par son ordre. »



  1. Personnages du drame de Henri IV. a. m.