Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 168-175).


CHAPITRE XVIII.

LES PROPHÉTIES.


Son langage était d’un autre monde, ses prédictions étaient étranges, bizarres et mystérieuses ; ceux qui l’écoutaient croyaient entendre un homme dans les rêves de la fièvre, qui parle d’autres objets que des objets présents sous ses yeux, et marmotte entre ses dents comme s’il voyait une apparition.
Ancienne Comédie.


Ce même dimanche des Rameaux où de Walton et Douglas mesurèrent ensemble leurs redoutables épées, le ménestrel Bertram était occupé à lire l’ancien volume des prophéties que nous avons déjà mentionnées comme l’ouvrage de Thomas-le-Rimeur ; mais il n’était pas sans de vives inquiétudes relativement au sort de sa maîtresse et aux événements qui se passaient autour de lui. Comme ménestrel, il désirait un auditeur auquel il put communiquer les découvertes qu’il faisait dans le livre mystique, et qui en même temps l’aidât à couler les heures. Sir John de Walton lui avait procuré, dans Gilbert Greenleaf l’archer, un gaillard qui remplissait bien volontiers le rôle d’auditeur


Du matin jusqu’au soir humide,


pourvu qu’un flacon de vin de Gascogne ou une cruche de bonne ale anglaise demeurât sur la table. On peut se rappeler que de Walton, lorsqu’il fit sortir le ménestrel de son cachot, sentit qu’il lui devait quelques dédommagements pour les injustes soupçons qui lui avaient valu le cachot, d’autant plus que Bertram était un serviteur fidèle, et qu’il s’était montré le discret confident de lady Augusta de Berkely, lorsque vraisemblablement il devait bien connaître tous les motifs et toutes les circonstances du voyage de cette dame en Écosse. Il était donc politique de se concilier sa bienveillance, et de Walton avait engagé son fidèle archer Gilbert à mettre de côté tout soupçon contre Bertram, mais en même temps à ne pas le perdre de vue ; et, s’il était possible, à le tenir en bonne disposition à l’égard du gouverneur et de la garnison. En conséquence, Greenleaf ne doutait point à part lui que le seul moyen de plaire au ménestrel ne fût d’écouter avec patience et admiration les airs qu’il lui plairait le plus de chanter, ou les histoires qu’il aimait le mieux à conter ; et afin d’assurer l’exécution des ordres de son maître, il jugea nécessaire de demander au sommelier telle provision de bonne liqueur qui ne pouvait manquer de rendre sa société encore plus agréable.

Après s’être de la sorte muni des moyens de supporter une longue entrevue avec le ménestrel, Gilbert lui proposa d’ouvrir le tête-à-tête par un bon et copieux déjeuner qu’ils pourraient arroser d’un verre de vin d’Espagne ; et comme son maître lui avait recommandé de montrer au ménestrel tout ce qu’il pourrait désirer voir dans le château, il ajouta qu’il leur serait possible, pour se délasser l’esprit, d’accompagner une partie de la garnison de Douglas au service du jour, qui, comme nous l’avons déjà dit, était célébré avec une grande pompe. Le ménestrel ne trouva rien à objecter à une telle proposition, car il était bon chrétien par principes, et bon vivant comme professeur de la gaie science ; et en conséquence, lui et son camarade, qui précédemment ne se portaient pas beaucoup de bienveillance l’un l’autre, commencèrent leur repas du matin, ce fatal dimanche des Rameaux, avec une grande cordialité et une confiance réciproque.

« Ne croyez pas, digne ménestrel, dit l’archer, que mon maître ravale le moins du monde de votre mérite ou de votre rang, parce qu’il vous renvoie à la société et à la conversation d’un pauvre homme tel que moi. Il est vrai, je ne suis pas officier dans cette garnison ; cependant, comme vieil archer qui manie voilà trente ans l’arc et la flèche, je n’ai pas moins de part, et j’en remercie Notre-Dame… dans la faveur de sir John de Walton, du comte de Pembroke, et d’autres guerriers, que la plupart de ces jeunes gens à têtes folles, auxquels on confie des brevets et qu’on charge de missions importantes, non à cause de ce qu’ils ont fait, mais de ce qu’ont fait leurs ancêtres avant eux. Je vous prie de remarquer entre autres un jeune homme qui nous commande en l’absence de sir Walton, et qui porte l’honorable nom de sir Aymer de Valence ; nom qui est aussi celui du comte de Pembroke dont je vous ai parlé ; ce chevalier a en outre un jeune égrillard de page, qu’on appelle Fabian Harbothel. — Est-ce à ces gentilshommes que s’appliquent vos censures ? dit le ménestrel. J’en aurais jugé autrement ; car, dans le cours de ma longue expérience, je n’ai jamais vu un jeune homme plus courtois et plus aimable que ce jeune chevalier que vous nommez. — Je ne prétends pas qu’il ne puisse le devenir, » répliqua l’archer en se hâtant de réparer la bévue qu’il avait faite ; « mais pour qu’il le devînt il faudrait qu’il se réglât sur l’exemple de son oncle ; qu’il voulût bien, dans les cas difficiles, prendre conseil des vieux soldats expérimentés, et qu’il ne crût pas que des connaissances, fruit de longues années d’observations, peuvent être soudain conférées par un coup de plat d’épée et par les mots magiques : « Levez vous, sir Arthur ! » ou tout autre nom suivant les circonstances. — N’en doutez pas, sire archer, répliqua Bertram ; j’estime hautement l’avantage qu’on peut tirer de la conversation d’hommes aussi expérimentés que vous : les gens de tous les états trouvent à y gagner. Je suis moi-même souvent réduit à regretter de ne pas connaître suffisamment les armoiries, les devises, le blason enfin, et je serais ravi que vous vinssiez à mon aide pour certaines choses qui me sont étrangères, telles que les noms de lieux, de personnes, la description des bannières ou des emblèmes par lesquels de grandes familles se distinguent les unes des autres, toutes choses qu’il m’est si indispensablement nécessaire de connaître pour remplir la tâche que j’ai entreprise. — Quant aux bannières et aux étendards, répondit l’archer, j’en ai vu un bon nombre, et je puis, comme tout soldat, dire le nom du chef qui les déploie pour réunir ses vassaux ; néanmoins, digne ménestrel, je ne puis avoir la présomption de comprendre ce que vous appelez des prophéties, avec ou sur l’autorité de vieux livres peints, explications de songes, oracles, révélations, invocations d’esprits damnés, astrologie judiciaire, et autres offenses graves et palpables par lesquelles des hommes qui se disent aidés du diable en imposent au vulgaire, en dépit des avertissements du conseil privé ; non, pourtant, que je vous soupçonne, digne ménestrel, de vous occuper de ces tentatives pour expliquer l’avenir, tentatives qui sont dangereuse et peuvent être avec raison appelées punissables, et rangées parmi les actes de trahison. — Il y a quelque chose de juste dans ce que vous dites ; mais vos paroles ne peuvent s’appliquer aux livres ni aux manuscrits que j’ai consultés. Comme une partie des choses qui y sont écrites se sont déjà réalisées, nous sommes complètement autorisés à nous attendre à ce que le reste s’accomplisse de même ; et je n’aurais pas beaucoup de peine à vous montrer dans ce volume des prédictions dont un assez grand nombre se sont déjà vérifiées, pour que nous ayons le droit d’attendre avec certitude la vérification des autres. — Je voudrais bien voir cela, » répondit l’archer qui n’avait guère qu’une foi de soldat quant aux prophéties et aux augures, mais qui cependant ne voulait pas contredire trop directement le ménestrel sur de pareils sujets, attendu qu’il avait été endoctriné par sir John, de manière à se prêter aux caprices du barde. En conséquence celui-ci se mit à réciter des vers dont le plus habile interprète de nos jours ne pourrait pas trouver le sens.


Alors que le coq chante, observez bien sa crête,
Car avec le furet le fin renard le guette,
La corneille au corbeau va-t-elle unir ses cris ;
Les chèvres aux rochers suspendre leurs petits ?
Qu’ils soient ensemble alors : la bataille s’apprête ;
Le vautour affamé s’abat sur chaque tête,
Et du Mid-Lothian les guerriers sont partis…
Le peuple est dépouillé, l’abbaye est brûlée,
Le carnage est le fruit d’une horrible mêlée.
Le pauvre ne dit plus quel est son bienfaiteur,
Le pays est sans loi, et l’amour sans honneur ;
Le mensonge est assis sur le char des années,
La vérité n’est plus, les vertus sont fanées ;
Plus de foi : le cousin dérobe son cousin,
De son père le fils ose percer le sein,
Et le père à son fils, etc., etc., etc.


L’archer écouta ces pronostics mystérieux, dont la lecture n’était pas moins ennuyeuse qu’inintelligible, en faisant tous ses efforts pour ne pas laisser éclater son ennui ; pour ce faire, il allait demander de fréquentes consolations au flacon, afin de supporter de son mieux ce qu’il ne pouvait ni comprendre ni trouver intéressant. Cependant le ménestrel tâchait d’expliquer les prédictions douteuses et imparfaites dont nous avons donné un échantillon suffisant.

« Pourriez-vous souhaiter, » dit-il à Greenleaf, « une description plus exacte des malheurs qui se sont appesantis sur l’Écosse dans ces derniers temps ? Le corbeau et la corneille, le renard et le furet ne les annoncent-ils pas d’une manière indubitable ? Ces oiseaux et ces quadrupèdes ne sont-ils pas identiquement semblables à ceux que les chevaliers déploient sur leurs bannières, ou portent représentés sur leurs écus ? et ne descendent-ils pas au grand jour dans la plaine pour ravager et détruire ? La désunion complète entre les hommes n’est-elle pas clairement indiquée par ces mots que les liens du sang seront brisés, que les parents ne se lieront plus les uns aux autres, et que le père et le fils, au lieu d’avoir foi en leur parenté naturelle, chercheront à se donner mutuellement la mort pour jouir des biens l’un de l’autre ? Les braves du Lothian sont expressément désignés comme prenant les armes, et nous voyons encore ici d’évidentes allusions aux derniers événements de ces guerres écossaises. La mort de ce dernier William est obscurément annoncée sous l’emblème d’un chien de chasse, qui fut parfois l’animal dont était orné le cimier de ce bon seigneur.


On redoutait le chien, il sera muselé,
Et pourtant de sa perte on sera désolé.
Un jeune chien naîtra d’une semblable race
Dont le Nord gardera la mémoire et la trace ;
En tête, il n’aura plus les combats d’autrefois,
Bien qu’il entende encor de glapissantes voix.
Thomas nous l’a conté dans un matin d’automne,
En un temps orageux, sur les coteaux d’Eldonne.


« Ces vers ont un sens, sire archer, continua le ménestrel, et qui va aussi directement au but qu’aucune de vos flèches, quoiqu’il puisse y avoir quelque imprudence à en donner l’explication directe. Néanmoins, comme j’ai entière confiance en vous, je n’hésite pas à vous dire que, dans mon opinion, ce jeune chien qui n’attend que le moment de paraître n’est autre que le célèbre prince écossais Robert Bruce, qui, malgré ses défaites réitérées, n’a point cessé, tandis qu’il est poursuivi par des limiers avides de sang, et entouré par des ennemis de toute sorte, de soutenir ses prétentions à la couronne d’Écosse, en dépit du roi Édouard, aujourd’hui régnant. — Ménestrel, répliqua le soldat, vous êtes mon hôte, et nous sommes assis tous deux en amis pour partager en bonne intelligence ce modeste repas ; je suis forcé de vous dire cependant, quoiqu’il m’en coûte pour troubler notre harmonie, que vous êtes le premier qui ayez jamais osé prononcer en présence de Gilbert Greenleaf un seul mot en faveur de ce traître proscrit, de ce Robert Bruce, qui a, par ses rébellions, troublé si long-temps la paix de ce royaume. Suivez mon conseil, et taisez-vous sur ce sujet ; car, croyez-moi, l’épée d’un véritable archer anglais sortira du fourreau sans le consentement de son maître, s’il entend dire quelque chose au préjudice de saint George et de sa croix rouge. L’autorité de Thomas-le-Rimeur, ou de tout autre prophète d’Écosse, d’Angleterre ou du pays de Galles, ne sera point regardée comme une excuse valable pour ces inconvenantes prédictions. — Je serais toujours fâché de vous causer la moindre offense, dit le ménestrel, et à plus forte raison de vous mettre en colère lorsque je reçois de vous l’hospitalité. Vous n’oublierez cependant pas ce point, je l’espère : c’est uniquement sur votre invitation que je mange à votre table, et si je vous parle des événements futurs, je le fais sans avoir la moindre intention de travailler pour ma part à ce qu’ils se réalisent ; car, Dieu m’est témoin, il y a bien des années que je lui demande sincèrement paix et bonheur pour tous les hommes, et surtout gloire et félicité pour le pays des braves archers, où je suis né moi-même, et que je suis tenu de mentionner dans mes prières avant toutes les autres nations du monde. — Et vous avez raison, répliqua Gilbert ; car ainsi vous remplissez un devoir indispensable envers le beau pays de votre naissance, qui est le plus riche de tous ceux qu’éclaire le soleil. Il y a cependant une chose que je voudrais bien savoir, s’il vous plaît de me la dire : ne trouvez-vous rien dans ces rimes grossières qui paraisse concerner la sûreté du château de Douglas où nous sommes en ce moment… car, voyez-vous, sire ménestrel, j’ai remarqué que ces parchemins moisis, peu importe leur date et le nom de l’auteur, ont cette certaine coïncidence avec la vérité, que, quand les prédictions qu’ils contiennent sont répandues dans le pays, et occasionent des bruits de complots, de conspirations et de guerres sanglantes, ces bruits sont très aptes à causer les malheurs mêmes qu’ils ne sont censés que prédire. — Il ne serait pas alors très prudent à moi, repartit le ménestrel, de choisir pour texte de mes commentaires une prophétie qui aurait rapport à une attaque de ce château ; car, dans ce cas, je m’exposerais, selon votre raisonnement, au soupçon de vouloir amener un résultat que personne ne regretterait plus vivement. — Je vous donne ma parole, mon cher ami, répliqua l’archer, qu’il n’en sera point ainsi à votre égard : car d’abord je ne concevrai aucune mauvaise opinion de vous, et je n’irai pas dire ensuite à sir John de Walton que vous méditez mal contre lui ou sa garnison… et, à parler franchement, sir John de Walton ne croirait pas l’individu qui viendrait lui tenir un pareil langage. Il a une haute opinion, opinion sans doute méritée, de votre dévoûment à votre maîtresse, et il croirait commettre une injustice en soupçonnant la fidélité d’un homme qui a montré qu’il n’hésiterait pas à recevoir la mort, plutôt que de trahir le moindre secret de sa noble dame. — En conservant son secret, dit Bertram, je n’ai fait que remplir le devoir d’un fidèle serviteur, lui laissant à elle le soin de juger combien de temps un pareil secret devait être gardé ; car un fidèle serviteur doit songer aussi peu, par rapport à lui, à l’issue d’une commission dont il est chargé, qu’un ruban de soie ne s’inquiète des secrets de la lettre qu’il entoure. Et, quant à votre demande… je ne puis me refuser, quoique ce soit simplement pour satisfaire votre curiosité, à vous découvrir ce que ces vieilles prophéties semblent annoncer : des guerres s’allumeront dans Douglas-Dale entre un hagard ou faucon sauvage qui, je crois, est l’emblème de sir John de Walton, et les trois étoiles qui sont les armes de Douglas ; et je pourrais vous donner plus de renseignements sur ces sanguinaires querelles, si je connaissais dans ces bois l’endroit qu’on nomme Bloody-Sykes, car en ce lieu même, à moins que je ne me trompe, se passeront des scènes de meurtre et de carnage entre les partisans des Trois-Étoiles et ceux qui suivent le parti du Saxon, ou roi d’Angleterre. — J’ai entendu souvent, répliqua Gilbert, nommer ainsi un certain lieu par les naturels du pays ; cependant, ce serait en vain que nous chercherions à découvrir l’endroit précis, car ces rusés d’Écossais nous cachent avec soin tout ce qui concerne la géographie de leur contrée, comme disent les savants ; mais nous pouvons regarder Bloody-Sykes, Bottomless-Myre, et d’autres lieux, comme des noms sinistres auxquels leurs traditions attachent quelque idée de guerre et de carnage. S’il vous convient, d’ailleurs, nous pouvons, en allant à l’église, essayer de trouver l’endroit qu’on appelle Bloody-Sykes : nous le découvrirons, j’en suis convaincu, avant que les traîtres qui méditent une attaque contre nous se trouvent en force suffisante pour l’oser. »

En conséquence, le ménestrel et l’archer, qui pendant cet entretien avaient eu tout le temps raisonnable pour se rafraîchir avec le flacon de vin, sortirent du château de Douglas, sans attendre d’autres hommes de la garnison, pour tâcher de découvrir la vallée qui portait le nom sinistre de Bloody-Sykes. Tout ce que Greenleaf en savait, c’est qu’il avait entendu désigner un endroit par un nom semblable, durant la partie de chasse faite sous les auspices de sir John de Walton, et que cet endroit était situé dans les bois d’alentour, près de la ville de Douglas et non loin du château.