Le Bourreau de Berne/Chapitre 23

Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 281-291).

CHAPITRE XXIII.


Railleur téméraire, ne blâme pas la sagesse qui créa l’univers, aucune de ses œuvres n’est vaine elles tendent toutes vers un but admirable.
Thompson.



Aussi longtemps que nous conservons le pouvoir de lutter avec la destinée, l’espérance est le dernier sentiment qui abandonne le cœur humain. Les hommes sont doués de tous les genres de courage, depuis la calme énergie d’une réflexion rendue plus imposante quand elle se joint à la force du corps, jusqu’à la témérité sans frein d’une âme impétueuse ; depuis la fermeté qui devient plus remarquable, plus digne de respect, dans les occasions qui lui permettent de se montrer tout entière, jusqu’à l’affreuse et aveugle énergie du désespoir. Mais aucune langue ne renferme d’expressions capables de faire comprendre l’angoisse qui resserre le cœur quand une cause accidentelle et non prévue nous enlève subitement les ressources sur lesquelles nous avons l’habitude de compter. Le marin qui a perdu sa route ou sa boussole perd aussi son audace et son sang-froid, le danger ne peut les lui rendre ; le soldat fuit si vous lui retirez ses armes et le chasseur de nos forêts natales, égaré loin de ses limites, n’est plus un agresseur ferme et intrépide, mais un fugitif inquiet et troublé, qui cherche à la dérobée des moyens de retraite : en un mot, quand l’âme se trouve privée à l’improviste de ses alliés, de ses soutiens ordinaires, nous sommes forcés de sentir que la raison, qui nous place tellement au-dessus du reste des créatures, que nous sommes leurs maîtres et leurs tyrans, devient une faculté moins utile que le simple instinct, dès que l’anneau qui unit la chaîne des causes à celle des effets vient à se rompre.

Les conséquences naturelles d’une plus grande expérience, rendaient Pierre Dumont plus capable de concevoir toute l’horreur de leur position, qu’aucun de ceux qui étaient avec lui. Le crépuscule, il est vrai, lui permettait encore de diriger ses pas à travers les rochers et les pierres, mais sa longue habitude des montagnes lui donnait la conviction qu’il y avait moins de danger à rester stationnaire qu’à changer de place, puisqu’une seule route pouvait les conduire au couvent, tandis que toute autre les rejetterait à une plus grande distance de l’asile qui était maintenant leur seule espérance. Et d’un autre côté, il était très probable que quelques minutes d’un froid si intense, augmenté par la violence du vent, suffiraient pour glacer les sources de la vie dans les êtres si faibles qui étaient confiés à ses soins.

— As-tu quelque conseil à nous donner ? demanda Melchior de Willading, tenant sous son ample manteau Adelheid pressée sur sa poitrine, et s’efforçant, dans son amour de père, de partager avec elle la faible chaleur que conservait ce corps affaibli par l’âge. Ne peux-tu rien imaginer qui puisse être fait dans cette affreuse position ?

— Si les bons moines ont été vigilants, — reprit Pierre en hésitant ; mais je crains que les chiens aient pas encore été exercés sur la route dans cette saison.

— En sommes-nous donc à ce point ! Notre existence est-elle à la merci de l’instinct de quelques animaux !

— Mein herr, je bénirais la Vierge et les saints, s’il en était ainsi ! mais cette tempête a été si soudaine, si imprévue, que j’ai peur que nous ne puissions pas même espérer leur secours.

Melchior gémir, et serra sa fille plus étroitement sur son cœur, tandis que Sigismond, avec sa taille d’Hercule, tâchait de mettre à abri sa faible sœur, comme l’oiseau réchauffe sous son aile sa couvée tremblante.

— Le moindre délai nous perd, dit le signor Grimaldi, j’ai entendu dire à des muletiers qui ont été forcés de tuer leurs mules, qu’on pouvait trouver dans leurs corps un abri et de la chaleur.

— C’est une horrible alternative, interrompit Sigismond : est-il donc impossible de retourner sur nos pas ? En descendant toujours, on doit, avec le temps, arriver au village qui est dans la plaine.

— Le temps de ce trajet nous serait fatal, répondit Pierre. Je, ne connais plus qu’une ressource : si vous voulez rester tous ensemble et répondre à mes cris, je ferai de nouveaux efforts pour retrouver le sentier.

Cette proposition fut acceptée avec joie, l’énergie réveille l’espérance, et le guide allait les quitter, quand il sentit sur son bras la pression de la main vigoureuse de Sigismond.

— Je serai ton compagnon, dit le soldat avec fermeté.

— Vous ne me rendez pas justice, jeune homme, répondit Pierre avec l’accent du plus sévère reproche ; si je suis assez lâche pour fuir, je conserve encore assez de force pour arriver en sûreté au bas de la montagne ; mais si un guide des Alpes peut périr dans les neiges, comme un autre homme, le dernier battement de son cœur n’en est pas moins consacré à ceux qu’il a juré de servir !

— Mille, mille pardons, brave vieillard, — permets-moi de t’accompagner ; nous aurons, étant deux, plus de chances pour réussir.

L’offensé Pierre, aussi satisfait du courage du jeune homme qu’il avait été mécontent de ses soupçons, reçut l’excuse ; il lui tendit ta main, et oublia le sentiment qu’avait excité, même au milieu de cette affreuse tempête, ce doute sur sa fidélité. Après cette courte concession accordée à ce volcan de passions humaines, qu’on peut étouffer, mais jamais éteindre, ils partirent pour faire une dernière tentative.

La neige avait déjà plusieurs pouces d’épaisseur ; et comme la route n’était pas autre chose que le passage étroit d’un cheval, qu’on pouvait à peine distinguer en plein jour, parmi les débris dont le ravin était couvert, il n’y aurait pas eu le moindre espoir de réussir si Pierre n’avait pas su qu’on pouvait encore retrouver quelques traces des mules qui chaque jour montaient et descendaient la montagne ; Les cri des muletiers répondaient à ceux des guides de minute en minute tant qu’on restait à la portée de la voix les uns des autres, on ne courait pas le risque de se séparer ; mais au milieu des sourds mugissements du vent et des sifflements continuels de la tempête, il n’était ni sûr, ni praticable de s’aventurer seul au loin. Plusieurs petites éminences, formées par le roc, avaient été montées et descendues, ils avaient aussi découvert un léger courant d’eau, mais il n’entraînait avec lui aucun vestige de la route. Le cœur de Pierre commença à sentir le frisson, qui déjà s’était emparé de son corps ; et le courageux vieillard accablé de la responsabilité qui pesait sur lui, tandis que ses pensées errantes se portaient involontairement vers ceux qu’il avait laissés dans sa chaumière, au pied de la montagne, s’abandonna enfin à toute la violence de ses sentiments ; et, dans l’excès de sa douleur, il se tordait les mains, pleurait, et implorait à grands cris le secours du ciel. Cette preuve si évidente du péril qui les pressait de toutes parts produisit sur Sigismond une impression qui s’éleva peu à peu jusqu’à une espèce de frénésie. Soutenu par la force de sa constitution, et en proie à un accès de désespoir et d’énergie peu différent de la folie, il s’élança dans un tourbillon de neige et de grêle, il disparut aux yeux de son compagnon, comme s’il était déterminé à tout remettre entre les mains de la Providence. Cet incident fit rentrer le guide en lui-même ; il appela à plusieurs reprises le téméraire jeune homme, en le conjurant de revenir ; il ne reçut aucune réponse, et se hâta de rejoindre la troupe stationnaire et presque glacée, dans l’espoir que leurs voix réunies pourraient être entendues. De longs cris s’élevèrent successivement, mais les vents seuls répondirent.

— Sigismond ! Sigismond, répétaient-ils l’un après l’autre, tous inquiets, désolés.

— Ce noble enfant est donc irrévocablement perdu ! s’écria avec désespoir le signor Grimaldi ; car les services déjà rendus par ce jeune homme, et la mâle élévation de son caractère, s’étaient insinués d’une manière insensible et profonde, dans le cœur du Génois. — Il mourra d’une mort affreuse et n’aura pas la consolation de confondre ses souffrances avec ceux qui souffrent comme lui !

Un tourbillon sembla leur apporter dans cet instant un éclat de la voix de Sigismond.

— Sois bénie, divine Providence, voilà un de tes bienfaits ! s’écria Melchior de Willading ; il a retrouvé la route !

— Et l’honneur à toi, Marie, toi qui fus la mère d’un Dieu ! murmura l’Italien.

Au même moment un chien arrive, sautant et aboyant au milieu des neiges ; et bientôt il fut auprès des voyageurs, mêlant à ses caresses de petits cris plaintifs. Les exclamations de joie et de surprise étaient encore sur leurs lèvres quand Sigismond les rejoignit avec un autre homme.

— Honneur et actions de grâce aux bons Augustins, s’écria le guide enchanté ; voici le troisième service de ce genre dont je leur suis redevable.

— Je voudrais qu’il en fût ainsi, honnête Pierre, répondit l’étranger ; mais Maso et Neptune sont, dans une tempête comme celle-ci, d’assez mauvais remplaçants des serviteurs et des chiens du Saint-Bernard. Je suis, comme vous, égaré et perdu ; et ma présence ne peut vous apporter d’autre consolation que celle d’avoir un compagnon de plus dans le malheur. C’est pour la seconde fois que les saints m’amènent dans votre compagnie, quand la vie et la mort sont en suspens.

Maso fit cette dernière remarque lorsqu’il fut assez près du groupe pour reconnaître, à la faible clarté qui existait encore, ceux qui le composaient.

— Si tu es destiné à nous être aussi utile dans cette occasion que tu l’as déjà été dans une autre, répondit le Génois, ce sera fort heureux pour nous, et pour toi aussi. Mets à contribution ton esprit inventif, et je partagerai avec toi ce qu’une Providence généreuse m’a accordé.

Il était rare que Il Maledetto entendît la voix du signor Grimaldi sans une expression d’intérêt et de curiosité que ce dernier avait plus d’une fois remarquée, comme nous l’avons déjà dit, et qu’il s’expliquait d’une manière très-naturelle par la pensée que ses traits n’étaient pas inconnus à un homme qui avait déclaré lui-même que Gênes était sa patrie. Cette impression se manifesta également dans la cruelle position où ils se trouvaient, et le noble Italien, pensant que c’était d’un bon augure, renouvela des offres déjà repoussées, dans le but d’exciter un zèle qu’il supposait, avec quelque raison, susceptible d’être éveillé par l’espoir d’une récompense considérable.

— S’il agissait ici, illustrious Signore, répondit Maso, de conduire une barque, de raccourcir une voile, de faire manœuvrer un bâtiment, quel que fût son équipage ou sa construction, au milieu des rafales et des ouragans, ou de lutter dans un calme contre les courants, mon industrie et mon expérience pourraient être mises à profit ; mais, en mettant de côté la différence de force et de hardiesse, ce lis, qui semble déjà courbé par la tempête, ne vous est pas plus inutile que je le suis moi-même dans ce moment. Je suis tout aussi embarrassé que vous, Signore, et tout en étant peut-être plus habitué aux montagnes, je n’ai pas d’autre espoir que la faveur des saints ; si elle me manque, je finirai ma vie au milieu des neiges, au lieu de la terminer au milieu des vagues ; destin que, jusqu’à présent, j’avais cru être le mien.

— Mais le chien, cet admirable Neptune !

— Ah ! Eccellenza, ici il n’est qu’un animal inutile : Dieu lui a donné une robe plus épaisse et plus chaude qu’à nous autres chrétiens, mais cet avantage même nuira bientôt à mon pauvre ami ; ses longs poils se couvriront de glaces, et leur poids ralentira sa marche. Les chiens du mont Saint-Bernard ont le poil plus lisse, les membres plus allongés, un odorat plus fin, et de plus, ils sont dressés à parcourir la montagne.

Maso fut interrompu par un cri perçant de Sigismond, qui, voyant que la rencontre inopinée du marin n’apporterait aucun changement à leur position, était reparti sur-le-champ pour continuer ses recherches, suivi de Pierre et d’un de ses compagnons. Le son fut répété par le guide et le muletier, et on les aperçut bientôt tous les trois, courant au travers des neiges et précédés par un énorme chien. Neptune, qui était resté tapi avec son énorme queue entre ses jambes, aboya, parut, en se levant, reprendre un nouveau courage, et sauta avec une joie et une bienveillance évidentes sur le dos de son ancien rival Uberto.

Le chien du Saint-Bernard était seul ; mais son air, tous ses mouvements étaient ceux d’un animal dont l’instinct s’élève au plus haut point accordé par la nature à une intelligence qui n’est pas celle de l’homme. Il courait de l’un à l’autre, frottait contre eux ses flancs polis et vigoureux. Il remuait la queue, et faisait enfin tous les gestes ordinaires des animaux de son espèce quand leurs facultés sont excitées. Il avait fort heureusement un très-bon interprète dans le guide, qui connaissait les habitudes et, si l’on peut s’exprimer ainsi, les intentions du chien qui, sentant qu’il n’y avait pas un seul instant à perdre si l’on voulait sauver les membres les plus faibles de la troupe, supplia qu’on fit à la hâte les dispositions nécessaires pour profiter de leur heureuse rencontre. On aida, comme auparavant, les femmes à marcher ; les mules furent liées ensemble, et Pierre, se plaçant à leur tête, appela le chien d’une voix joyeuse, et l’encouragea à les conduire.

— Est-il bien prudent de se laisser ainsi guider par un animal ? demanda le signor Grimaldi, un peu incertain, quand, au milieu de l’obscurité et d’un froid qui s’accroissait sans cesse, il vit prendre le parti d’où dépendait leur existence à tous : ce qui était hors de doute, même pour une personne aussi peu accoutumée que lui aux montagnes.

— Ne craignez pas de vous confier au vieil Uberto, Signore, répondit Pierre marchant toujours, car on ne pouvait penser à un plus long délai. Sa fidélité et son expérience sont des guides sûrs. Les serviteurs du couvent dressent ces chiens à connaître les sentiers, et à ne pas les quitter, lors même que la neige les recouvre de plusieurs brasses. Il m’a souvent semblé que Dieu leur avait donné tout exprès des cœurs courageux, de longues pattes et un poil court, et certes ils font un noble usage de ces dons ! je connais leur caractère, car nous autres guides, nous étudions en général les ravins du Saint-Bernard, en servant d’abord les frères du couvent ; et pendant bien des jours j’ai monté et descendu ces rochers, avec une couple de ces animaux dressés dans ce but. Le père et la mère d’Uberto étaient mes compagnons favoris, le fils ne voudra pas tromper un vieil ami de sa famille.

Les voyageurs suivirent alors leur conducteur avec plus de confiance au milieu des ténèbres. Uberto s’acquittait de l’emploi dont il était chargé avec la prudence et la fermeté qui convenaient à son âge, et qui, à la vérité, étaient très-nécessaires pour la circonstance dans laquelle il se trouvait. Au lieu de courir en avant et de s’exposer à être perdu de vue, ce qui serait probablement arrivé à un animal plus jeune, le noble chien, ayant presque l’air de réfléchir, conserva un pas convenable à la marche lente de ceux qui soutenaient les femmes, et de temps en temps il s’arrêtait et regardait comme pour s’assurer si personne n’était resté en arrière.

Les chiens du Saint-Bernard sont, ou, pour mieux dire, étaient (car l’on assure que l’ancienne race n’existe plus) préférés à tous les autres, à cause de leur force, de la hauteur de leurs membres, et de leurs poils presque ras, comme Pierre venait de le dire tout à l’heure. La première de ces qualités était nécessaire pour porter les secours dont ils étaient souvent chargés et pour surmonter les obstacles des montagnes, et les deux autres les rendaient plus capables d’errer au milieu des neiges et de résister aux frimas. Leur éducation consistait à les rendre familiers et affectionnés avec la nature humaine, à leur apprendre à distinguer les sentiers, à ne jamais s’en écarter que lorsqu’ils étaient appelés à remplir la plus difficile partie de leur emploi, à découvrir ceux que les avalanches avaient engloutis, et aider à retirer leurs corps. Uberto remplissait depuis si longtemps ces différents devoirs, qu’il était reconnu qu’il n’existait pas sur la montagne un animal plus intelligent et plus fidèle. Pierre le suivait avec d’autant plus de confiance qu’il connaissait parfaitement toutes ses allures. Ainsi, quand il le vit couper à angles droits la route qu’il avait tenue jusqu’alors, il imita d’abord son exemple puis, écartant la neige pour être plus sûr du fait, il annonça avec un transport de joie que le sentier perdu était retrouvé. Ces paroles résonnèrent aux oreilles des voyageurs comme un sursis à celles d’un condamné. Les habitants du pays savaient cependant qu’il restait encore plus d’une heure de marche pénible avant d’atteindre l’hospice, dont l’approche surtout était difficile. Les êtres les plus faibles, qui succombaient aux besoins de ce sommeil, terrible précurseur de celui qui n’a pas de réveil, sentirent leur sang circuler avec plus de rapidité dans leurs veines, à l’exclamation que laissèrent échapper tous les hommes en apprenant l’heureuse nouvelle.

Ils avancèrent alors plus vite, malgré les embarras et les difficultés que faisaient naître sous leurs pas la tempête qui n’avait pas cessé une seule minute, et l’âpreté d’un froid si aigu que les plus robustes de la bande y résistaient avec peine. Sigismond gémissait intérieurement en pensant qu’Adelheid et sa sœur étaient exposées à une souffrance qui ébranlait les constitutions les plus fortes et les cœurs les plus fermes. Un de ses bras entourait la taille de Christine ; il la portait plutôt qu’il ne la soutenait, connaissant assez les localités de la montagne pour savoir qu’ils étaient encore à une distance effrayante du Col, et que la faiblesse de sa sœur ne lui permettrait pas d’y arriver sans ce secours.

De temps en temps Pierre parlait aux chiens, Neptune ne quittant pas le côté d’Uberto de peur de s’en séparer, le sentier ne pouvant plus être distingué qu’avec la plus grande attention, au milieu des ténèbres qui réduisaient la vue à ses limites les plus bornées. Chaque fois que le nom du dernier était prononcé, il s’arrêtait, remuait la queue, ou donnait d’autres marques d’affection, comme s’il eût cherché à rassurer ceux qui le suivaient sur son intelligence et sa fidélité. Après une de ces courtes haltes, le vieil Uberto et son camarade refusèrent, à l’étonnement général, d’aller plus loin : le guide, les deux gentilhommes, et enfin tous les autres voyageurs les entourèrent ; mais aucun avis, aucun encouragement des montagnards ne put décider les chiens à quitter leur place.

— Sommes-nous donc perdus de nouveau ? demanda le baron de Willading, pressant Adelheid sur son cœur palpitant, et près de se livrer à la résignation du désespoir. Dieu nous a-t-il abandonnés ? — Ma fille ! — Mon enfant bien-aimée !

Cette touchante expansion fut suivie d’un hurlement d’Uberto, qui, au même instant, s’élança et disparut. Neptune courut sur ses traces en aboyant avec force. Pierre n’hésita pas à les suivre, et Sigismond, pensant que son projet était de s’opposer à leur fuite, fut aussitôt près de lui. Maso montra plus de calme.

— Neptune n’est pas capable d’aboyer ainsi, s’il n’avait devant lui que la grêle, la neige et le vent, dit l’Italien dont le sang-froid ne se démentait pas, ou bien nous sommes près d’une autre bande de voyageurs ; je sais qu’il y en a sur la montagne.

— Que Dieu nous en préserve ! En êtes-vous bien sûr ? demanda le signor Grimaldi, observant que Maso s’était arrêté tout à coup.

— Sûrement, Signore, il y en avait d’autres, reprit le marin après avoir réfléchi et paraissant peser chacune de ses paroles. Mais voici notre chien fidèle avec Pierre et le capitaine ; ils nous apportent des nouvelles, bonnes ou mauvaises.

Ils joignirent leurs amis comme Maso cessait de parler, et se hâtèrent de leur apprendre que le refuge tant désiré était près d’eux, et que la nuit et la blancheur de la neige les empêchaient seules de l’apercevoir.

— Saint Augustin lui-même a sans doute inspiré aux saints moines la pensée d’élever cet abri, s’écria Pierre qui ne jugeait plus nécessaire de cacher l’étendue du danger qu’ils avaient couru. Je n’aurais pas répondu d’avoir la force de gagner l’hospice par un temps semblable. Vous êtes sûrement de l’église mère, Signore, puisque vous êtes Italien ?

— Je suis un de ses indignes enfants, répondit le Génois.

— Cette insigne faveur, si peu méritée, nous sera venue des prières de saint Augustin ou d’un vœu que j’ai fait d’envoyer une belle offrande à Notre-Dame d’Ensiedlen ; car jamais je n’ai vu un chien du Saint-Bernard conduire les voyageurs à la maison de refuge ! Leur emploi est de découvrir l’homme enfoui dans les neiges, et de guider les vivants vers l’hospice. Vous voyez qu’Uberto même a hérité, mais le vœu a prévalu ou peut-être sont-ce les prières, je ne sais.

Le signor Grimaldi était trop empressé de mettre Adelheid à l’abri, et, pour dire la vérité, d’y être lui-même, pour perdre le temps à discuter lequel des deux moyens, également orthodoxes, avait le plus contribué à leur salut. Comme tous les autres, il suivit en silence le pieux et confiant Pierre, marchant presque aussi vite que le guide crédule. Ce dernier n’avait cependant pas vu le refuge (tel est le nom bien mérité que ces endroits portent dans les défilés des Alpes) ; mais les mouvements du terrain l’avaient convaincu de sa proximité ; une fois certain de la place dans laquelle il était, toutes les localités environnantes s’offraient d’elles-mêmes à sa pensée, avec la même aptitude que montre le matelot lorsqu’il reconnaît, au milieu de la nuit la plus sombre, chaque cordage de son vaisseau ; ou pour se servir d’une comparaison d’un genre plus ordinaire, avec la même aisance que chacun manifeste dans les détours de sa propre maison. Une fois la chaîne renouée, tout s’éclaircissait dans son esprit, et en quittant le sentier, le vieillard se dirigeait vers le lieu qu’il cherchait ; ligne aussi directe que s’il eût été guidé par le jour le plus éclatant. Une descente escarpée, mais peu longue, fut suivie d’une montée semblable, et l’on atteignit l’asile tant désiré.

Nous n’essaierons pas de décrire les premières émotions des voyageurs lorsqu’ils touchèrent à ce port de salut ; les muletiers eux-mêmes s’humiliaient avec reconnaissance devant la Providence ; tandis que les femmes, presque épuisées, pouvaient à peine exprimer par de faibles murmures leur ardente gratitude pour la puissance qui avait daigné les sauver en employant des intermédiaires si inattendus. Le refuge n’avait pas encore été aperçu, lorsque Pierre, posant la main sur le toit couvert de neige, s’écria pénétré d’une vive et pieuse reconnaissance :

— Entrez, et remerciez Dieu. Une demi-heure de plus passée sans secours, aurait amené le plus ferme parmi nous à avouer sa faiblesse. Entrez, et remerciez Dieu.

Illustration


Cet édifice dont le toit même était en pierres, comme tous ceux de cette contrée, avait la forme des celliers voûtés qui servent dans ce pays à conserver les légumes ; il n’avait cependant rien à craindre de l’humidité, la pureté de l’atmosphère et l’absence entière de terre végétale s’opposant à la plus légère moiteur ; il n’avait aussi à offrir que la simple protection de ses murailles ; mais dans une telle nuit, son abri devenait le plus grand des bienfaits. Ce bâtiment n’avait qu’une issue ; quatre murs et un toit en formaient toute la construction ; mais il était assez spacieux pour recevoir une troupe deux fois aussi nombreuse que celle qui venait d’y entrer.

La seule transition du froid perçant et des vents glacés de la montagne, à l’abri du toit protecteur, fut assez forte pour produire sur tous les voyageurs une sensation qui ressemblait à de la chaleur ; des frictions et des cordiaux appliqués avec discernement sous la direction de Pierre, améliorèrent encore leur état. Le collier d’Uberto était garni d’une petite provision de ces derniers. Une demi-heure était à peine écoulée, qu’Adelheid et Christine dormaient paisiblement l’une à côté de l’autre, enveloppées dans tous les vêtements qu’on avait pu réunir, et la tête appuyée sur les housses des mules. Comme on ne monte jamais le Saint-Bernard sans porter avec soi tout ce qui est nécessaire pour les bêtes de somme, ce pays stérile n’offrant aucune ressource, le bois même étant transporté de plusieurs lieues sur le dos des mules, celles de nos voyageurs furent emmenées dans le refuge, et ces animaux, aussi patients que courageux, y trouvèrent aussi le dédommagement des fatigues et des souffrances de la journée. La présence de tant d’êtres vivants dans un lieu assez resserré y produisit une chaleur suffisante, et après avoir partagé le repas exigu qu’ils devaient à la prévoyance du guide, ils se livrèrent au sommeil dont ils avaient un si grand besoin.