Le Bourreau de Berne/Chapitre 24

Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 291-302).

CHAPITRE XXIV.


L’un à côté de l’autre, ils reposent là ; c’est une triste compagnie.
Rogers.



Le sommeil de ceux qui sont fatigués est doux. Plus tard lorsque Adelheid habita des palais, qu’elle reposa sur le duvet, abritée par de riches étoffes, dans un climat plus généreux, on l’entendit souvent dire qu’elle n’avait jamais si paisiblement dormi que dans le refuge du mont Saint-Bernard. Ce sommeil avait été doux et rafraîchissant, exempt de ces rêves de précipices et d’avalanches qui longtemps après la poursuivaient dans ses songes ; elle se réveilla la première le matin suivant, comme un enfant qui a joui d’un paisible repos. Les mouvements qu’elle fit éveillèrent Christine. Elles jetèrent les manteaux qui les couvraient, et elles s’assirent, regardant autour d’elles avec la curiosité que la nouveauté de leur situation occasionnait. Les autres voyageurs dormaient encore, et, se levant en silence, elles passèrent au milieu d’eux, puis à travers les mules qui s’étaient réunies à la porte, et quittèrent la hutte.

En dehors régnait une scène d’hiver ; mais comme il arrive ordinairement dans les Alpes, n’importe dans quelle saison, c’était une scène grande, imposante et sublime. Le jour éclairait déjà le sommet des montagnes, tandis que les ombres de la nuit couvraient encore la vallée, formant un paysage qui ressemblait à l’exquise et poétique peinture que le Guide a faite de la terre dans son tableau de l’Aurore. Les ravins et les vallons étaient couverts de neige, mais les flancs raboteux des rocs offraient leur éternelle couleur d’un brun ferrugineux. Le petit monticule sur lequel le refuge était situé était aussi presque entièrement nu, le vent ayant balayé les légères particules de neige dans le ravin de la route. L’air du matin est frais à une aussi grande hauteur, même au milieu de l’été ; et les deux jeunes filles transies croisèrent leur manteau autour d’elles, quoiqu’elles respirassent avec joie l’air élastique et pur des montagnes. La tempête était entièrement passée, et les nuages, d’un bleu d’azur, formaient un admirable contraste avec les ombres qui couvraient la terre. Cette vue éleva leurs pensées vers ce ciel qui brillait alors plus que jamais de cette harmonie et de cette gloire qui doit appartenir au séjour des bienheureux. Adelheid pressa la main de Christine, elles s’agenouillèrent toutes deux en inclinant leur tête sur la roche, et elles adressèrent à Dieu les prières les plus pures et les plus sincères que puissent offrir des mortels.

Ce devoir rempli, les deux jeunes filles se retirèrent plus rassurées : relevées de cette obligation impérieuse, elles regardèrent autour d’elles avec plus de confiance. Un autre bâtiment, semblable de forme et de matériaux à celui où leurs compagnons dormaient encore, se trouvait sur le même monticule, et leurs pas prirent naturellement cette direction. L’entrée de cette hutte ressemblait plutôt à une fenêtre qu’à une porte. Elles entrèrent avec précaution dans une chambre qui avait la tristesse et l’obscurité d’une caverne, et aussi timidement que le lièvre jette ses regards autour de lui avant de sortir de sa retraite. Quatre personnes, le dos appuyé contre la muraille, reposaient sous cette voûte. Elles dormaient profondément, car les jeunes filles surprises les regardèrent longtemps, et elles ne s’éveillèrent pas.

— Nous n’avons pas été seules sur la montagne pendant cette nuit terrible, murmura Adelheid en entraînant la tremblante Christine hors de ce lieu ; vous voyez que d’autres voyageurs sont venus chercher ici du repos, probablement après des fatigues et des dangers semblables à ceux que nous avons courus.

Christine s’approcha de son amie plus expérimentée, comme les petits d’une colombe se rapprochent de leur mère lorsqu’ils abandonnent leur nid pour la première fois, et elles retournèrent à la hutte qu’elles avaient quittée, car le froid était assez intense pour les inviter à chercher un abri. Elles rencontrèrent Pierre à la porte ; ce vieillard matinal s’était éveillé aussitôt que le jour avait frappé ses yeux.

— Nous ne sommes pas seuls ici, dit Adelheid en montrant l’habitation couverte de pierres qu’elles venaient de quitter. Il y a des voyageurs qui dorment dans cet autre bâtiment.

— Leur sommeil sera long, Madame, répondit le guide en secouant la tête d’un air solennel. Pour deux d’entre eux, il dure déjà depuis un an. L’autre est là depuis l’avalanche des derniers jours d’avril.

Adelheid recula, car ces paroles étaient trop claires pour n’être pas comprises. Après avoir regardé sa douce compagne, elle demanda si ceux qu’elles avaient vus étaient des voyageurs qui avaient péri sur la montagne.

— Oh ! mon Dieu ! oui, Madame, répondit Pierre. Cette hutte est pour les vivants, celle-là pour les morts. La mort et la vie sont aussi proches l’une de l’autre pour des hommes qui voyagent dans ces rochers sauvages pendant l’hiver. J’ai connu des voyageurs qui ont passé ici une nuit courte et agitée, pour ensuite dormir là d’un sommeil éternel avant la fin du jour. Un de ceux que vous avez vus était un guide comme moi ; il fut enterré sous les neiges dans l’endroit où le sentier quitte la plaine du Vélan, au-dessous de nous. Un autre est un pèlerin qui périt par la nuit la plus claire qui brilla jamais sur le Saint-Bernard, et simplement parce qu’il avait un peu trop bu pour égayer sa route. Un troisième est un pauvre vigneron venant du Piémont pour exercer son état dans nos vallées de la Suisse ; la mort le surprit dans un sommeil imprudent auquel il s’abandonna probablement à la chute de la nuit. Je trouvai moi-même son corps sur ce roc décharné le lendemain d’un jour où nous avions bu ensemble à Aoste, et je le plaçai de ma main parmi les autres.

— Et ce sont là les funérailles qu’obtient un chrétien dans cette terre inhospitalière ?

— Que voulez-vous, Madame c’est la chance du pauvre et de l’inconnu. Ceux qui ont des amis sont cherchés et retrouvés ; mais ceux qui meurent sans laisser de traces de leur famille ont le sort dont vous avez été témoin. La bêche est inutile parmi les rochers ; puis il vaut mieux qu’un cadavre reste dans un lieu où il puisse être reconnu et réclamé, que d’être placé hors de vue. Les bons pères, et tous ceux qui ont des moyens, sont descendus dans les vallées et enterrés décemment, tnndis que le pauvre et l’étranger sont conduits sous cette voûte, qui est un meilleur abri que celui que beaucoup d’entre eux ont eu là pendant leur vie. Oui, il se trouve là trois chrétiens qui étaient, il y a quelque temps, aussi gais et aussi actifs qu’aucun de nous.

— Il y a quatre cadavres !

Pierre parut surpris ; il réfléchit un instant, et continua ainsi :

— Alors un nouveau malheureux vient de périr. Le temps viendra où mon sang se glacera aussi. C’est un sort qu’un guide doit toujours avoir présent à l’esprit, car il y est exposé à toutes les heures et dans toutes les saisons.

Adelheid ne poursuivit pas plus longtemps cette conversation ; elle se rappela qu’elle avait entendu dire que la pure atmosphère des montagnes prévenait cette corruption qui s’associe ordinairement d’une manière si horrible avec l’idée de la mort : ce souvenir la réconcilia un peu avec les funérailles du Saint-Bernard.

Pendant ce temps, le reste de la société s’était éveillé, et se réunissait devant la hutte. On sella les mules, on chargea le bagage, et Pierre appelait les voyageurs pour partir, lorsque Uberto et Neptune vinrent en sautant sur le sentier et se mirent en route cote à côte avec la meilleure harmonie possible. Les mouvements des chiens étaient de nature à attirer l’attention de Pierre et des muletiers, qui prédirent qu’on allait bientôt voir quelques serviteurs de l’hospice. Les résultats prouvèrent qu’ils ne se trompaient pas ; car ils avaient à peine hasardé cette conjecture, qu’on vit, au milieu de la neige, déboucher, de la gorge sur la montagne, le long du sentier qui conduisait à la hutte une société qui avait le père Xavier en tête.

L’explication fut brève et naturelle ; après avoir conduit les voyageurs à l’abri et avoir passé une partie de la nuit dans leur compagnie, à rapproche de l’aurore, Uberto était retourné au couvent, toujours accompagné par son ami Neptune. Là, il communiqua aux moines, par des signes qu’ils étaient habitués à entendre, qu’il y avait des voyageurs sur la montagne. Le bon quêteur savait que le baron de Willading était sur le point de traverser le défilé avec ses amis, car il s’était rendu en toute hâte au couvent, afin de les recevoir, et présageait qu’ils avaient été surpris par la tempête de la nuit précédente : il s’était joint promptement aux serviteurs qu’on avait envoyés à leur secours. Le petit flacon attaché au cou d’Uherto ne laissait point de doute qu’on avait fait usage de son contenu ; il n’y avait rien de plus probable que les voyageurs chercheraient un abri et les pas du père Xavier se dirigèrent donc naturellement vers la hutte.

Le digne quêteur fit cette explication avec des yeux humides, et s’interrompait de temps en temps pour murmurer une prière d’actions de grâces. Il passait de l’un à l’autre, ne négligeant pas même les muletiers, examinant leurs membres, et plus particulièrement leurs oreilles, pour s’assurer si elles avaient échappé à la gelée, et ne parut tout à fait heureux que lorsqu’il se fut assuré par ses propres observations que le terrible danger qu’ils avaient couru n’aurait point de conséquences funestes.

— Nous sommes habitués à voir beaucoup d’accidents de cette nature, dit-il en souriant, lorsque l’examen fut terminé à sa satisfaction, et la pratique nous a rendu le coup d’œil prompt. Que la vierge Marie soit bénie, ainsi que son divin fils, pour vous avoir protégés pendant une nuit si terrible ! Il a a un déjeuner chaud tout prêt dans la cuisine du couvent, et, lorsque nous aurons rempli un devoir solennel, nous monterons la montagne afin d’en profiter. Le petit bâtiment qui est près de nous est le dernier asile terrestre de ceux qui périssent de ce côté de la montagne, et dont les restes ne sont pas réclamés ; aucun de nos moines ne passe dans ce lieu sans offrir à Dieu une prière pour le salut de leur âme. Agenouillez-vous avec moi, vous qui avez tant de raisons pour être reconnaissants envers Dieu, et joignez vos prières aux miennes.

Le père Xavier s’agenouilla sur les rochers, et tous les catholiques se joignirent à lui et prièrent pour les morts. Le baron de Willading et ses serviteurs restèrent debout, découverts pendant tout ce temps, car, bien que leurs opinions de protestants rejetassent cette médiation comme inutile, ils sentaient profondément la solennité et le saint caractère de cette scène.

Le frère quêteur se releva avec un visage brillant comme le soleil, qui en ce moment se montrait au-dessus du sommet des Alpes, jetant sa chaleur bienfaisante sur ce groupe solitaire, les huttes noirâtres et les flancs de la montagne.

— Vous êtes une hérétique, dit-il affectueusement à Adelheid, pour laquelle il ressentait l’intérêt que sa jeunesse, sa beauté et le danger qu’ils avaient courus de compagnie, étaient capables de lui inspirer ; vous êtes une hérétique, et cependant nous ne vous renierons pas, malgré votre obstination et vos fautes. Vous voyez que les saints peuvent s’intéresser eux-mêmes en faveur des pécheurs obstinés, ou sans cela vous et les vôtres auriez sans doute été perdus.

Ces paroles furent prononcées de manière à attirer un sourire sur les lèvres d’Adelheid, qui reçut cette accusation comme on reçoit un reproche amical. Elle offrit sa main au moine comme un gage de paix, et lui demanda de l’aider à se mettre en selle.

— Remarquez-vous ces animaux ? dit le signor Grimaldi en montrant les chiens qui étaient accroupis gravement devant la fenêtre du charnier, les naseaux ouverts et les yeux fixés sur l’entrée ; vos chiens du Saint-Bernard paraissent dressés de toute manière au service des hommes, morts ou vivants.

— Leur attitude tranquille et leur attention peuvent en effet justifier cette remarque. Avez-vous jamais remarqué ces signes dans Uberto ? reprit l’Augustin en s’adressant aux serviteurs du couvent ; car les actions de leurs chiens étaient une étude d’un grand intérêt pour tous ceux qui habitaient le Saint-Bernard.

— On m’a dit qu’un nouveau cadavre avait été déposé dans le charnier depuis la dernière fois que j’ai descendu la montagne, répondit Pierre qui arrangeait tranquillement la selle de la mule d’Adelheid. Le chien sait la mort, c’est là ce qui l’amena à la hutte hier au soir, Dieu en soit loué !

Ces paroles furent prononcées avec cette indifférence que donne l’habitude, car l’usage de laisser les corps sans les enterrer paraissait au guide une chose toute simple : cela n’en frappa pas moins ceux qui arrivaient du couvent.

— Tu es le dernier qui est descendu, dit un des serviteurs ; et personne n’est monté que ceux qui sont maintenant à prendre du repos dans le couvent, après la tempête de cette nuit.

— Comment peux-tu faire ces mauvaises plaisanteries, Henri, lorsqu’il y a un nouveau cadavre dans le charnier ? Cette jeune dame vient de les compter dans l’instant. Il y en a quatre ; et il n’y en avait que trois que je montrai au noble Piémontais que j’ai conduit d’Aoste le jour dont vous parlez.

— Voyons, dit le quêteur en quittant vivement Adelheid qu’il allait aider à monter sur sa mule.

Ils entrèrent dans cette sombre caverne, d’où ils revinrent promptement portant un cadavre qu’ils placèrent à l’air, le dos appuyé contre le mur du bâtiment. Un manteau était jeté sur le visage et la tête, comme s’il avait été placé ainsi pour le garantir du froid.

— Il a péri la nuit dernière après avoir pris l’ossuaire pour le refuge ! s’écria le frère quêteur ; que la vierge Marie et son fils aient pitié de son âme !

— Cet infortuné est-il réellement mort ? demanda le seigneur Génois, plus habitué à l’examen : les personnes saisies par le froid dorment longtemps avant que le sang cesse de circuler.

L’augustin ordonna aux serviteurs du couvent de lever le manteau, quoique espérant peu que cette mesure fût utile. Lorsque le manteau fut retiré, on reconnut le teint livide, les traits cadavéreux d’un homme chez qui la vie était irrévocablement éteinte. Mais comme chez la plupart de ceux qui périssent de froid et qui s’endorment sans le savoir d’un sommeil éternel, il y avait sur le visage de l’étranger une expression de souffrance qui annonçait que son agonie avait été terrible, et que ce mystérieux principe qui unit l’âme au corps avait été séparé dans la douleur. Un cri de Christine interrompit l’examen pénible des voyageurs, et attira leurs regards vers une autre direction. Christine s’était précipitée au cou d’Adelheid, et ses bras la serraient contre elle avec effort, comme si elle eût voulu réunir leurs deux âmes.

— C’est lui ! criait la jeune fille effrayée et hors d’elle-même, cachant son pâle visage dans le sein de son amie ; oh ! Dieu ! c’en lui !

— De qui parlez-vous, chère Christine ? demandait Adelheid surprise et non moins effrayée, et craignant que les nerfs affaiblis de la jeune fille ne fussent ébranlés par l’horreur de ce spectacle. C’est un voyageur comme nous-mêmes, qui malheureusement péri par la tempête à laquelle, grâce à la Providence, nous avons échappé. Ne tremblez pas ainsi ; car, tout effrayant qu’il est, il a subi un sort qui nous est réservé à tous.

— Si tôt, si tôt, si subitement, oh ! c’est lui !

Adelheid, alarmée de la violence de l’émotion de Christine, ne savait plus à quoi l’attribuer, lorsque les bras et la voix défaillante de la jeune fille lui annoncèrent qu’elle venait de perdre connaissance. Sigismond fut un des premiers à venir au secours de sa sœur, qui fut promptement rappelée à la vie : elle fut portée à quelque distance sur un quartier de rocher, où son amie, son frère et les femmes d’Adelheid restèrent seuls près d’elle ; Sigismond n’y resta qu’un instant, car un coup d’œil qu’il avait jeté de loin sur le cadavre l’engagea à s’en approcher plus près. Il revint lentement, d’un air pensif et triste.

— La sensibilité de notre pauvre Christine a été trop excitée depuis quelque temps, et elle est trop agitée pour pouvoir continuer son voyage, dit Adelheid après avoir annoncé à Sigismond que sa sœur venait de recouvrer ses sens ; l’avez-vous vue quelquefois ainsi ?

— Non : un ange ne pouvait pas être plus paisible que ma malheureuse sœur avant cette dernière infortune. Vous paraissez ignorer ce que Christine vient de découvrir ?

Adelheid regarda Sigismond avec surprise.

— Cet homme est celui auquel la destinée de ma sœur a manqué d’être liée, et les blessures que l’on a trouvées sur son corps ne laissent aucun doute qu’il a été assassiné.

L’émotion de Christine était suffisamment expliquée.

— Assassiné ! répéta Adelheid à voix basse.

— Il est impossible d’en douter. Votre père et nos amis font maintenant un examen qui pourra servir dans la suite à reconnaître l’auteur du crime.

— Sigismond !

— Que voulez-vous, Adelheid ?

— Vous avez éprouvé du ressentiment contre ce malheureux homme ?

— Je t’avoue : un frère pouvait-il penser autrement ?

— Mais maintenant que Dieu l’a si sévèrement puni ?

— Sur mon âme, je lui ai pardonné. — Si nous nous étions rencontrés en Italie, où je sais qu’il devait aller, — mais c’est de la folie.

— Pis que cela, Sigismond.

— Du fond de mon âme je lui pardonne : je ne l’ai jamais trouvé digne de celle dont les pures affections avaient été séduites par les premiers signes de son prétendu intérêt, mais je ne lui souhaitais pas une fin si prompte et si cruelle. Que Dieu lui pardonne comme je lui ai pardonné !

Adelheid reçut en silence la pression de main qui suivit cette pieuse satisfaction ; puis ils se séparèrent, lui pour se joindre au groupe qui entourait le cadavre, elle pour retourner près de Christine. Le signer Grimaldi vint à la rencontre de Sigismond pour le prier de retourner immédiatement au couvent avec Adelheid et sa sœur, promettant qu’il serait suivi du reste des voyageurs aussitôt que leur triste devoir serait rempli. Comme Sigismond n’avait nulle envie de prendre part à ce qui se passait, et qu’il avait raison de penser que sa sœur s’éloignerait avec empressement de ce lieu, il se disposa promptement à suivre ce conseil. On prit aussitôt des mesures pour l’accomplir.

Christine monta sur sa mule, sans faire aucune remontrance, pour obéir aux désirs de son frère. Mais son visage, couvert d’une pâleur mortelle, ses yeux fixes, trahissaient la violence du choc qu’elle avait reçu. Pendant tout le trajet elle ne parla pas ; et comme ceux qui l’accompagnaient comprenaient et partageaient son chagrin, la petite cavalcade n’aurait pas été plus triste et plus silencieuse si elle eût emmené avec elle le cadavre de l’homme assassiné.

Tandis qu’une partie de la société s’éloignait, une nouvelle scène venait d’avoir lieu entre les deux maisons de la vie et de la mort. Comme il n’existait pas d’autres habitations à plusieurs lieues du couvent des deux côtés de la montagne, et comme les sentiers étaient très-fréquentes pendant l’été, les moines exerçaient une espèce de juridiction dans les cas qui exigeaient une prompte justice, ou un respect nécessaire pour ces formes qui plus tard pouvaient devenir importantes devant des autorités plus régulières. On n’eut pas plus tôt soupçonné un acte de violence que le bon frère quêteur prit tous les moyens nécessaires pour rendre authentiques les renseignements qu’on pouvait se procurer avec certitude.

On établit promptement l’identité du corps avec celui de Jacques Colis, petit propriétaire du canton de Vaud. Ce fait fut non seulement attesté par plusieurs des voyageurs mais Jacques Colis était aussi connu d’un des muletiers, duquel il avait loué une mule qui devait être laissée à Aoste, et l’on doit aussi se rappeler qu’il avait été vu par Pierre à Martigny tandis qu’il faisait des arrangements pour son voyage à travers la montagne. On ne trouvait pas d’autres traces de mule que l’empreinte de quelques pas tout autour du bâtiment, mais ils pouvaient être également attribués à celles qui attendaient les voyageurs. La manière dont ce malheureux avait cessé d’exister n’admettait aucune contestation. Il avait plusieurs blessures sur le corps, et un couteau ressemblant à ceux dont les voyageurs d’une classe ordinaire faisaient alors usage, était resté enfoncé dans son dos, de manière à rendre impossible le soupçon d’un suicide. Les vêtements indiquaient une lutte, car ils étaient déchirés et salis, mais rien n’avait été dérobé. On trouva un peu d’or dans les poches, et il y en avait assez pour détruire la première impression que Jacques Colis avait été assassiné par des voleurs.

— Cela est surprenant, s’écria le bon frère quêteur en remarquant cette dernière circonstance. L’appât qui conduit tant d’âmes en enfer a été dédaigné, tandis que le sang humain a été répandu ! Cela semble un acte de vengeance plutôt qu’un acte de cupidité. Maintenant examinons si nous pouvons trouver quelques signes qui nous indiquent le lieu de cette tragédie.

Cette recherche fut inutile. Tout ce pays n’étant composé que de rocs ferrugineux, il n’aurait pas été facile de découvrir la marche d’une armée par la trace de ses pas. On ne découvrit nulle part la trace du sang, excepté dans le lieu où le cadavre avait été découvert. Le bâtiment lui-même ne fournissait aucune preuve particulière de la scène sanglante dont il avait été témoin. Les os de ceux qui étaient morts depuis longtemps reposaient sur les pierres, il est vrai, brisés et épars ; mais comme les curieux entraient souvent dans ce lieu, et maniaient ces tristes restes de l’humanité, il n’y avait rien de nouveau dans leur situation.

L’intérieur de l’ossuaire était sombre, et convenait sous ce dernier rapport à son lugubre emploi. Tandis qu’ils poursuivaient leur examen, le moine et les deux seigneurs, qui commençaient à éprouver un vif intérêt dans leurs recherches, s’arrêtèrent devant la fenêtre, regardant cette scène triste et instructive. Un des corps était placé de manière à recevoir quelques-uns des rayons du soleil levant et il était plus visible que le reste, bien qu’il ne fût plus qu’une espèce de momie décharnée ayant à peine l’air d’avoir appartenu à la nature humaine. Ainsi que tous les autres, il avait été placé contre la muraille dans l’attitude d’une personne assise dont la tête est tombée en avant. Cette dernière circonstance avait amené le visage noir dans la ligne de lumière. Il avait l’expression hideuse de la mort ; le temps avait découvert une partie des os, et l’on n’aurait pu trouver un avertissement plus hideux, mais plus salutaire du sort qui nous est réservé.

— C’est le corps du pauvre vigneron, remarqua le moine, plus accoutumé à un tel spectacle que ses compagnons qui avaient reculé à une telle vue. Il s’endormit imprudemment sur ce rocher, et ce sommeil fut éternel. On a dit bien des messes pour le repos de son âme, mais ses restes n’ont pas été réclamés. Qu’est-ce que cela veut dire Pierre, tu es dernièrement passé à cette place ; quel était le nombre des cadavres à ta dernière visite ?

— Trois, révérend père, et cependant ces dames en ont vu quatre : j’ai cherché le quatrième lorsque je fus dans le bâtiment ; mais il n’y avait rien de nouveau si ce n’est le pauvre Jacques Colis.

— Viens ici, et dis-moi si l’on ne croirait pas qu’il y en a deux dans le coin là-bas. Ici, où le corps de ton vieux camarade le guide fut placé par respect pour son état ; il y certainement un changement dans sa position !

Pierre approcha, et ôtant son bonnet avec respect, il entra dans le bâtiment pour ne point être gêné par la lumière extérieure.

— Mon père dit-il en reculant de surprise, il y en a réellement un autre, quoique je ne l’aie pas vu lors de ma première visite.

— Il faut que nous examinions cela, le crime est peut-être plus grand encore que nous ne le supposions.

Les serviteurs du couvent et Pierre, que ses longs services avaient rendu familier de la confrérie, rentrèrent dans le bâtiment, tandis que ceux qui étaient en dehors attendaient impatiemment le résultat de cette visite. Un cri parti de l’intérieur préparait ces derniers à quelque nouveau sujet d’horreur, lorsque Pierre et ses compagnons reparurent promptement traînant après eux un homme vivant. Lorsque le visage de cet homme fut exposé à la lumière, ceux qui l’avaient déjà vu reconnurent Balthazar au regard doux, au maintien timide et embarrassé.

La première sensation des voyageurs fut un étonnement excessif ; les soupçons suivirent promptement. Le baron, les deux Génois et le moine avaient été témoins de la scène qui avait eu lieu dans la grande place de Vevey. Le bourreau leur était si bien connu par le passage sur le lac et les événements que nous venons de raconter, qu’il n’y eut pas un moment de doute sur son identité, et ces circonstances, jointes à celles de la matinée, en laissèrent peu sur la cause de l’assassinat.

Nous ne nous arrêterons pas pour donner des détails sur l’interrogatoire. Il fut court, réservé, plutôt pour la forme que par aucune incertitude sur l’authenticité des faits. Lorsque cet interrogatoire fut terminé, les deux seigneurs montèrent sur leurs mules. Le père Xavier conduisait, la marche, et toute la société gravit le sentier qui conduisait au sommet du Saint-Bernard, emmenant Balthazar prisonnier, et laissant le corps de Jacques Colis au repos éternel, dans le lieu où l’air avait dévoré avant lui tant de cadavres, jusqu’à ce que ceux qui l’avaient aimé vinssent réclamer sa dépouille mortelle.

La montée depuis le refuge jusqu’au sommet du Saint-Bernard est beaucoup plus rapide que dans aucun autre endroit de la route. L’extrémité du couvent couvrant le sommet septentrional de la gorge et ressemblant à une masse de ce roc ferrugineux et sombre qui donne à tout ce pays un aspect sauvage qui n’a rien de terrestre, devint bientôt visible sous la forme d’une grossière habitation humaine ; les derniers degrés étaient d’autant plus rapides qu’ils avaient été taillés en forme de marches sur lesquelles les mules avancèrent avec difficulté, jusqu’au point le plus élevé du sentier ; un instant après les voyageurs se trouvèrent à la porte du couvent.