Le Bourreau de Berne/Chapitre 22

Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 268-281).

CHAPITRE XXII.


Avancez en silence dans cette gorge étroite ; pas un mot, pas un souffle ; il pourrait précipiter sur vos têtes ces neiges de l’hiver, qui engloutiraient en un instant les bataillons que l’on vit, jour et nuit, descendre en désordre, de sommets en sommets, pour aller vaincre à Marengo.
Rogers. Italie.



Pierre Dumont s’arrêta au milieu de la plaine bordée et stérile dont nous venons de parler, en faisant signe à ceux qu’il conduisait de continuer leur marche ; chaque mule, en passant devant lui, sentit l’impression de la main ou du pied du guide impatient, qui, ne jugeant pas nécessaire de traiter ces pauvres animaux avec beaucoup d’égards, avait choisi cette méthode assez simple, pour accélérer leur course.

L’expédient était si naturel et s’accordait si bien avec les usages des muletiers et des hommes de cette classe, qu’il n’excita aucun soupçon dans la plupart des voyageurs, qui continuèrent leur route en réfléchissant, ou en se livrant aux émotions nouvelles et profondes que la situation présente faisait naître ; d’autres discouraient légèrement à la manière des gens insouciants que rien ne peut émouvoir. Le signor Grimaldi, dont la vigilance avait été éveillée par le léger mouvement de défiance qu’il avait déjà ressenti, fut le seul qui prit garde à la conduite de Pierre. Quand tout le monde fut passé, le Génois se retourna et jeta derrière lui un regard indifférent en apparence, mais en effet inquiet et perçant. Le guide était debout, ses yeux étaient fixés sur le ciel ; d’une main il retenait son chapeau, l’autre était étendue et ouverte. Une parcelle brillante tomba sur cette dernière, et Pierre se mit aussitôt en marche pour reprendre son poste. Quand il approcha de l’Italien, il rencontra un regard si interrogatif, qu’il lui laissa voir un léger flocon de neige, si entièrement congelé, que la chaleur naturelle de la peau n’avait pu encore le dissoudre. Les yeux de Pierre semblaient recommander le secret, et cette silencieuse confidence échappa à l’observation du reste des voyageurs qui se trouva au même moment dirigée sur un objet heureusement fort différent, par le cri d’un des trois muletiers qui accompagnaient le guide. Il montrait des hommes qui s’avançaient comme eux vers le Col ; l’un était monté sur une mule, l’autre était à pied ; ils étaient seuls et sans guide ; leur marche était rapide ; on les vit disparaître, au bout d’une minute, derrière l’angle du rocher qui fermait presque la vallée du côté du couvent, et qui était précisément l’endroit déjà cité comme le plus dangereux à l’époque des fontes de neiges.

— Connais-tu les voyageurs qui nous précèdent ? Sais-tu quel, est le but de leur voyage ? demanda le baron de Willading à Pierre.

Ce dernier réfléchit ; il était évident qu’il ne s’attendait pas à rencontrer des étrangers dans cette partie du défilé.

— Nous ne pouvons rien savoir de ceux qui viennent du couvent ; mais peu d’hommes auraient envie de s’éloigner d’un asile si sûr à une heure si avancée, répondit-il ; et cependant, jusqu’à l’instant où j’ai vu ces voyageurs de mes propres yeux, j’aurais juré qu’il n’y avait personne dans le Col qui suivit la même direction que nous. Tous les autres doivent être arrivés depuis longtemps.

— Ce sont sûrement des villageois de Saint-Pierre, qui portent des provisions, observa un des muletiers. Personne n’a traversé Liddes dans l’intention de se rendre en Italie, depuis la bande de Pippo, et certainement ils sont à présent bien tranquilles dans l’hospice. N’avez-vous pas vu un chien avec eux ? Ce pourrait être un de ceux des religieux.

— C’est le chien que j’ai remarqué, c’est sa tournure qui m’a porté à vous questionner, reprit le baron ; cet animal a l’air d’une ancienne connaissance. Gaëtano, il me paraît ressembler à notre ami Neptune, et celui qu’il suit de si près a beaucoup de rapports avec notre compagnon du Léman, le courageux et actif Maso.

— Qui est parti sans récompense pour un service si éminent ! répondit le Génois d’un air pensif ; le refus étrange de cet homme de rien accepter est aussi étonnant que les autres parties de sa conduite, si inusitée, si inexplicable. Je voudrais qu’il fût moins obstiné ou moins orgueilleux ; car cette obligation qui n’est pas acquittée, reste comme un poids sur ma pensée.

— Tu as tort. J’avais chargé notre ami Sigismond de remplir secrètement ce devoir, tandis que nous recevions les prévenances de Roger de Blonay et du bon bailli ; mais ton compatriote traita l’affaire légèrement, comme un marin considère d’ordinaire le danger passé, et il ne voulut écouter aucune offre, ni de protection ni de récompense. J’ai été plus mécontent que surpris de ce que tu nommes très-bien son obstination.

— Dites à ceux qui vous envoient, m’a-t-il dit, ajouta Sigismond, qu’ils peuvent remercier les saints, Notre-Dame, ou le frère Luther, selon que cela s’accorde mieux avec leurs habitudes, mais qu’ils n’ont rien de mieux à faire que d’oublier qu’il y a au monde un homme qui s’appelle Maso ; le connaître ne peut être pour eux ni un honneur, ni un avantage. Dites cela, spécialement de ma part, au signor Grimaldi, quand vous serez partis pour l’Italie et que nous serons séparés pour toujours. Ce sont là les propres paroles de ce brave garçon, dans l’entrevue que j’ai eue avec lui après qu’il eut obtenu sa liberté.

— La réponse est remarquable dans un homme de sa condition, et ce message, spécial pour moi, me paraît étrange. J’ai observé durant la traversée que ses regards étaient souvent fixés sur moi avec une expression singulière, et je n’ai pu encore en deviner le motif.

— Le signor est-il de Gènes ? demanda le guide ; serait-il par hasard attaché de quelque manière au gouvernement ?

— Je suis de la république, et même de la ville de Gènes, et j’ai sans doute quelques légers rapports avec ses autorités, répondit l’Italien en jetant un coup d’œil à son ami, tandis qu’un imperceptible sourire courait sur ses lèvres.

— Alors il n’est pas nécessaire de chercher plus loin la raison qui rend vos traits familiers à Maso, dit Pierre en riant ; il n’existe pas en Italie d’homme qui ait eu des occasions plus fréquentes de connaître ceux qui sont en place. Mais nous n’avançons pas en parlant de ce rusé compère. Étienne, presse les mules. — Presto, presto !

Les muletiers répondirent à cet appel par un de leurs avis prolongés qui ont quelque ressemblance avec un signal bien connu, le bruissement du serpent venimeux de ces contrées, qui veut avertir le voyageur de presser le pas, et ces voix produisirent sur les mules le même effet désagréable que l’homme ressent au sifflement du serpent ; mais il amena le même résultat. Cette interruption fit cesser l’entretien, et chacun continua sa marche en rêvant de différentes manières à ce qui venait d’arriver. Peu de minutes après, la troupe tourna le rocher dont nous avons parlé ; et quittant la vallée ou le bassin stérile qu’ils parcouraient depuis une demi-heure, ils entrèrent par une gorge étroite dans un lieu où l’on pouvait se croire au milieu d’une collection des matériaux qui, dans l’origine des siècles, servirent à la fondation du monde. Toute apparence de végétation avait disparu ; si un brin d’herbe se montrait encore çà et là, c’était à l’abri de quelques pierres ; ils étaient si maigres ; et en si petit nombre, qu’ils passaient inaperçus dans ce sublime tableau du chaos. Des rochers ferrugineux s’élevaient autour d’eux, dans leur triste et sombre nudité, dérobant même à la vue la pointe brillante du Vélan, qui les avait guidés si longtemps. Pierre Dumont fit remarquer une place sur le sommet visible de la montagne, où un léger intervalle entre les rochers laissait apercevoir le ciel ; il dit à ceux qu’il guidait que c’était le Col, et qu’une fois qu’il serait franchi, la barrière des Alpes serait surmontée. La lumière qui régnait paisible encore dans cette portion du ciel formait un contraste frappant avec l’obscurité toujours croissante de la vallée, et tous saluèrent cette première lueur qui leur annonçait la fin de leurs fatigues, comme un gage de repos, et l’on peut ajouter de sécurité ; car quoique personne, excepté le signor Grimaldi, n’eût pénétré les secrètes inquiétudes de Pierre, il était impossible de se trouver à une heures tardive dans un lieu si désolé et si sauvage, loin de toute communication avec ses semblables, sans se sentir troublé et comme humilié de l’entier assujettissement de l’homme aux décrets éternels de la Providence divine.

On pressa de nouveau la marche des mules, et la pensée de tous les voyageurs se porta avec plaisir vers le repos et les rafraîchissements qui les attendaient sous le toit hospitalier du couvent. Le jour disparaissait des vallons et des ravins avec une rapidité effrayante, et dans leur impatience d’arriver ils gardaient le silence. La pureté excessive de l’atmosphère qui, à cette grande élévation semble tenir plutôt de la nature de l’esprit que de celle du corps, rend les objets, déterminés avec précision et clarté. Mais personne, excepté les montagnards et Sigismond, qui étaient accoutumés à cette déception (cartel est le nom qui convient pour la vérité à ceux qui passent leur vie au milieu des illusions), et qui comprenaient la grandeur de l’échelle sur laquelle la nature a travaillé dans les Alpes, ne savait calculer la distance qui les séparait encore du but de leur course. Il restait encore à gravir plus d’une lieue d’un sentier pénible et pierreux, et cependant Adelheid et Christine laissèrent échapper une légère exclamation de joie quand Pierre, leur montrant, entre les affreux rochers qui les entouraient, un point de la voûte azurée, leur dit qu’il indiquait la position du couvent. On découvrait parfois de petits monceaux des neiges du dernier hiver placés sous l’ombre de roches pendantes, et destinés probablement à braver l’ardeur du soleil jusqu’au retour du nouvel hiver : signe certain qu’ils étaient parvenus à une hauteur bien supérieure à celle des habitations ordinaires de l’homme. Le froid piquant de l’air était une autre preuve de leur situation, car tous les voyageurs ont répété que les moines du Mont-Saint-Bernard vivent au milieu des glaces éternelles, ce qui est presque littéralement vrai.

La petite troupe déployait alors plus d’activité et d’intelligence que dans aucun autre moment de la journée. Le simple voyageur ressemble sous ce rapport à celui qui parcourt la grande route de la vie, et qui se trouve souvent obligé de réparer, par des efforts tardifs et peu proportionnés à son âge, les négligences et les fautes d’une jeunesse qui, mieux employée, aurait rendu la fin de la course facile et heureuse. Chacun se prêtant au mouvement général, la vitesse de la marche s’augmentait plutôt qu’elle ne diminuait, et Pierre Dumont, les yeux fixés sur le ciel, semblait découvrir à chaque instant de nouveaux motifs de hâter le pas. Les bêtes de somme ne montraient pas tout à fait autant de zèle que le guide, et ceux qui les conduisaient murmuraient déjà de la lenteur de leur marche dans un sentier étroit, inégal et pierreux, qui ne permettait pas toujours aux mules de conserver une allure aussi rapide, lorsqu’une obscurité plus profonde que celle produite par les ombres des rochers se répandit autour d’eux, et l’air se remplit de neige si subitement qu’on aurait pu croire que toutes ses particules venaient d’être condensées par une opération chimique.

Cette révolution de l’atmosphère fut si inattendue et cependant si complète, que tous arrêtèrent leurs montures, et contemplèrent avec plus de surprise et d’admiration que de crainte, les millions de flocons qui s’abattaient sur leurs têtes. Un cri de Pierre vint les tirer de leur extase et les rappeler au sentiment de leur véritable position. Debout sur une petite éminence déjà séparé d’eux par quelques centaines de toises, couvert de neige, il gesticulait avec violence en appelant les voyageurs.

— Pour l’amour de la bienheureuse Vierge ! poussez vos mules, criait-il ; car Pierre, catholique, comme la plupart des habitants du Valais, avait l’habitude de se rappeler ses protecteurs célestes au moment du danger. Animez-les, si vous faites quelque cas de la vie ! Ce n’est pas ici le temps d’admirer ces montagnes ; quoiqu’elles soient sans doute les plus belles et les plus hautes du monde, un Suisse ne perd jamais sa profonde vénération pour ces rochers chéris, mais il vaudrait mieux pour nous qu’elles fussent d’humbles plaines placées sur la terre que d’être ce qu’elles sont. Venez vite, au nom du ciel !

— Tu montres à l’arrivée d’un peu de neige une frayeur inutile et même indiscrète pour un homme qui a besoin de calme, mon ami Pierre, observa le signor Grimaldi, quand les mules s’approchèrent du guide, et s’exprimant avec l’ironie d’un soldat familiarisé avec le péril. Nous autres Italiens, moins habitués aux frimas que ne doivent l’être les montagnards, nous ne sommes pas à beaucoup près aussi troublés que toi, guide du Saint-Bernard !

— Blâmez-moi autant qu’il vous conviendra, Signore, dit Pierre se retournant et pressant encore le pas sans pouvoir néanmoins cacher entièrement le ressentiment que lui causait un reproche qu’il savait si peu mérité. Mais tâchez d’avancer ; tant que vous ne connaîtrez pas mieux la contrée dans laquelle vous voyagez, vos paroles ne seront pour moi qu’un vain son ; il ne s’agit pas de la bagatelle d’un manteau de plus, ce n’est pas ici un jeu d’enfants, mais une affaire de vie ou de mort. Vous êtes à une demi-lieue dans l’air, signor Génois, dans la région des tempêtes où les vents s’agitent parfois comme si tous les démons déchaînés les chargeaient d’éteindre le feu qui les dévore ; c’est ici que les corps les plus robustes, les cœurs les plus fermes ne sont que trop souvent contraints de voir et de sentir leur faiblesse.

En prononçant cette énergique remontrance, le vieillard avait découvert ses cheveux blancs par respect pour l’Italien ; puis il se remit en marche, dédaignant de protéger un front qui avait déjà supporté tant de fois les efforts de la tempête.

— Couvre-toi, bon Pierre, je t’en supplie, dit le Génois d’un ton de repentir, j’ai montré la vivacité d’un jeune homme, et l’excès d’une qualité qui convient peu à mon âge. Tu es le meilleur juge de notre position, et nous devons nous en rapporter à toi seul.

Pierre reçut l’apologie avec un salut à la fois fier et respectueux, et continua sa marche précipitée.

Dix minutes s’écoulèrent sombres et inquiètes ; la neige tombait de plus en plus fine et épaisse. De temps en temps des signes précurseurs semblaient annoncer que le vent allait s’élever ; ce phénomène peu important par lui-même devenait, à l’élévation où se trouvaient les voyageurs, l’arbitre de leur destinée. La diminution du calorique nécessaire à l’homme est, à cette hauteur de six à sept mille pieds au-dessus de la mer, et par une latitude de quarante-six degrés, une source fréquente de souffrances, même dans les circonstances les plus favorables ; mais ici elle augmentait de beaucoup le péril. L’absence seule des rayons du soleil suffit pour causer un froid pénétrant, et quelques heures de nuit amènent la gelée, au milieu même de l’été. C’est ainsi que des orages, qui n’auraient ailleurs rien de redoutable, anéantissent les plus fortes constitutions, déjà privées de leurs moyens de résistance, et quand on ajoute à la connaissance de ce fait celle que la lutte des éléments est beaucoup plus violente sur les points élevés de la terre que dans ceux qui leur sont inférieurs ; les motifs des inquiétudes de Pierre peuvent être mieux, compris du lecteur qu’ils ne l’étaient probablement de lui-même, malgré la longue et pénible expérience qui suppléait à la théorie dans ce guide fidèle.

À l’heure du danger, les hommes sont rarement prodigues de paroles. Le faible se renferme en lui-même, abandonnant toutes ses facultés au pouvoir d’une imagination troublée, qui augmente les motifs d’alarme, et diminue les chances de salut ; tandis que l’âme courageuse, recueillie dans sa propre force, rallie et rassemble toutes ses puissances pour le moment de l’épreuve. Telles furent dans cette circonstance les sensations diverses de ceux qui suivaient Pierre. Un silence général et profond régna dans toute la troupe : chacun considérait sa situation sous les couleurs que lui prêtaient ses habitudes et son caractère. Les hommes, sans aucune exception, étaient graves, et remplis d’ardeur dans leurs efforts pour faire avancer les mules ; Adelheid avait pâli, mais elle était calme, soutenue par la simple fermeté de son âme ; Christine était faible et tremblante, tout en étant un peu rassurée par la présence de Sigismond et la confiance qu’il lui inspirait ; les femmes de l’héritière de Willading avaient couvert leurs têtes, et suivaient leur maîtresse avec cette foi aveugle dans leurs supérieurs, qui tient quelquefois lieu de courage aux personnes de cette classe.

Dix minutes suffirent pour changer entièrement l’aspect des objets. L’élément glacé ne pouvait pas s’attacher aux flancs ferrugineux et perpendiculaires des montagnes, mais les vallons, les ravins, et les vallées devinrent aussi blancs que la pointe du Vélan. Pierre conservait dans sa démarche silencieuse et rapide une contenance qui laissait quelques lueurs d’espérance à ceux qui s’étaient entièrement confiés à son intelligence et à sa fidélité. Ils désiraient se persuader que cette neige si subite était un de ces événements ordinaires auxquels on doit s’attendre sur le sommet des Alpes, à cette époque de l’année, et qui ne sont que des symptômes de la rigueur bien connue de l’hiver qui s’approche. Le guide, de son côté, ne paraissait pas disposé à perdre le temps en explications, et comme sa secrète impatience s’était communiquée à toute la troupe, il n’avait plus à se plaindre de leur lenteur à le suivre. Sigismond se tenait près d’Adelheid et de sa sœur, ayant soin d’empêcher leurs mules de se ralentir, et d’autres hommes remplissaient le même office auprès des femmes d’Adelheid. Ce fut ainsi que se passa le peu d’instants qui précédèrent la chute totale du jour.

Le ciel n’était plus visible, l’œil qui le cherchait ne rencontrait qu’une succession sans fin de flocons blancs et épais, et il devenait difficile de distinguer même les remparts de rochers qui limitaient le ravin irrégulier dans lequel ils se trouvaient. Ils savaient néanmoins qu’ils n’étaient pas à une grande distance du sentier, qui en effet passait quelquefois à leurs côtés. Dans d’autres moments ils traversaient des landes de montagnes, rudes et remplies de cailloux, si ce nom de landes peut s’appliquer à un terrain qui n’offre ni vestige, ni espoir de végétation ; les traces de ceux qui les avaient précédés devenaient de moins en moins visibles ; mais ils retrouvaient encore de temps en temps le ruisseau qui descendait des glaciers, en circulant autour de la route, et dont ils avaient suivi le cours durant un si grand nombre des heures de la journée. Pierre, tout en espérant qu’il n’avait pas quitté la vraie direction, était le seul qui sût qu’on ne pouvait plus compter sur ce guide ; car à mesure qu’on approchait du sommet de la montagne, le torrent, s’affaiblissant par degrés, se séparait en une vingtaine de petits filets d’eau, que venaient alimenter les neiges accumulées entre les pointes des rochers.

L’air continuait d’être calme, et le guide voyant que les minutes se succédaient les unes aux autres sans apporter le moindre changement, pensa qu’il pouvait, appuyant sur ce fait, encourager ses compagnons en leur donnant l’espoir qu’ils pourraient arriver au couvent sans éprouver de calamité plus sérieuse. Comme pour se jouer de cette espérance, les flocons de neige se mirent à tourbillonner au moment même où ces paroles de bon augure allaient sortir de ses lèvres ; et le vallon fut traversé par un souffle qui mit en défaut la protection des mantes et des manteaux. Malgré sa résolution et son courage, l’intrépide Pierre laissa échapper une exclamation de désespoir, et il s’arrêta comme ne pouvant plus cacher les craintes qui s’étaient amoncelées dans son sein durant l’heure si longue et si pénible qui venait de s’écouler. Sigismond ainsi que la plupart des autres voyageurs marchaient depuis quelque temps à pied, dans la vue de se réchauffer. Le jeune homme avait souvent traversé les montagnes, et dès que le cri de Pierre eut frappé son oreille, il s’élança vers lui.

— À quelle distance sommes-nous encore du couvent ? demanda-t-il vivement.

— Il nous reste plus d’une lieue, monsieur le capitaine, par un sentier difficile et escarpé, répondit Pierre désolé, et d’un ton qui en disait peut-être plus que ses paroles.

— Ce n’est pas ici le moment d’hésiter. Souvenez-vous que vous n’êtes pas ici le conducteur d’une bande de voituriers avec leur bagage ; ceux qui nous suivent ne sont pas accoutumés à supporter les injures du temps, et quelques-uns sont d’une faible santé. Quelle est la distance du dernier hameau que nous avons traversé ?

— Le double de celle du couvent !

Sigismond se retourna, ses yeux se levèrent en silence sur les deux vieillards, comme pour demander leurs ordres, ou leurs avis.

— Il serait peut-être mieux de retourner sur ses pas, observa le signor Grimaldi, avec l’accent d’un homme qui exprime une résolution à demi formée. Ce vent est sur le point de devenir cruellement piquant, la nuit sera pénible. Qu’en penses-tu, Melchior ? car pour moi, je suis, avec M. Sigismond, persuadé que nous n’avons pas de temps à perdre.

— Pardonnez-moi, Signore, interrompit le guide en toute hâte. Je n’entreprendrais pas de traverser dans une heure la plaine du Vélan, pour tous les trésors d’Ensiedlen et de Loretto ! Les vents une fois engouffrés dans ce vallon s’y déchaînent avec furie, tout y sera bientôt bouleversé. Ici nous aurons, du moins de temps en temps, l’abri des rochers. La plus légère erreur dans ce terrain découvert peut nous égarer d’une lieue et plus, et il faudrait une heure pour regagner la route. Les animaux aussi montent beaucoup plus vite qu’ils ne descendent, et avec bien moins de dangers, surtout la nuit ; puis le village ne possède rien qui soit convenable pour des gentilshommes, tandis que les bons moines ont tout ce qu’un roi pourrait désirer.

— Ceux qui sortent de ces lieux sauvages, honnête Pierre, n’ont point envie de critiquer la nourriture qu’on leur offre ; ils se contentent d’un abri. Peux-tu répondre que nous arriverons au couvent sains et saufs, et dans un espace de temps raisonnable ?

— Nous sommes dans les mains de Dieu, Signore ; je ne doute pas que les pieux Augustins ne soient dans ce moment en prières pour tous ceux qui sont sur la montagne ; mais nous n’avons pas une minute à perdre. Je demande seulement que chacun veille sur la personne qui est à côté de lui, que tous cherchent à employer leurs forces ; nous ne sommes pas loin de la maison de refuse, et lors même que cet ouragan deviendrait une tempête, ce qui, pour ne pas cacher le danger plus longtemps, pourrait arriver dans ce mois, nous y arriverons toujours d’ici à quelques heures.

Cette assurance vint très à propos. La certitude qu’un asile sûr se trouvait à une distance qu’on pouvait atteindre, produisit sur les voyageurs un effet presque aussi heureux que la confiance du marin, qui trouve les hasards des vents moins à craindre, par la possibilité d’être conduit par eux dans un port. Pierre se remit en marche après avoir réitéré à toute la bande l’avis de marcher le plus près possible les uns des autres, et recommandé à ceux qui sentiraient les cruels effets du froid, de descendre sur-le-champ, et de chercher à rétablir la circulation par l’exercice. Mais tout avait empiré d’une manière, sensible dans le peu de temps qu’avait exigé cette espèce de conférence. Le vent, qui n’avait pas de direction fixe, étant un courant violent de l’atmosphère supérieure, que les sommets et les ravins des Alpes avaient détourné de sa course véritable, tantôt les enveloppait comme dans un cercle, tantôt, les aidant à gravir, paraissait souffler derrière eux, puis, se retournant avec fureur dans le sens opposé, ne leur permettait plus d’avancer.

La température baissa rapidement de plusieurs degrés, et les plus robustes de la troupe commencèrent à ressentir, surtout dans les parties inférieures, l’influence glacée du froid, d’une manière à inspirer de sérieuses inquiétudes. Toutes les précautions que la tendresse peut suggérer furent employées pour protéger les femmes contre l’âpreté de l’air. Mais quoique Adelheid, qui seule conservait assez d’empire sur elle-même pour rendre compte de ses sensations, cherchât à atténuer le danger pour ne pas causer d’inutiles alarmes à ses compagnons, elle ne pouvait se dissimuler l’horrible vérité, que la chaleur vitale l’abandonnait avec une telle rapidité, qu’il lui serait impossible de conserver longtemps l’usage de ses facultés ; mais elle sentait combien la trempe de son âme était supérieure à celle de ses compagnes, genre de supériorité qui, en de telles occasions, l’emporte même sur la force du corps. Après quelques minutes d’une souffrance silencieuse, elle arrêta sa mule, et pria Sigismond d’examiner la position de sa sœur et des autres femmes, qui depuis quelques instants n’avaient pas prononcé un seul mot.

Cette demande fit tressaillir celui à qui elle s’adressait ; elle était faite dans un moment où la tempête semblait redoubler de violence, où il était impossible de distinguer la neige qui couvrait la terre, à vingt pas de l’endroit où la troupe frissonnante était réunie. Sigismond écarta les manteaux qui enveloppaient Christine, et la jeune fille, presque évanouie, tomba sur son épaule, comme l’enfant demi endormi cherche à s’appuyer sur le sein qu’il chérit.

— Christine ! — ma sœur ! ma pauvre, mon angélique sœur ! murmura le jeune soldat, qui, heureusement pour son secret, ne fut entendu que d’Adelheid. Éveille-toi, Christine ; relève ta tête pour l’amour de notre excellente et tendre mère ! Éveille-toi, Christine, au nom de Dieu !

— Parle-nous, chère Christine ! s’écria Adelheid, sautant à terre et pressant dans ses bras la jeune fille, qui lui souriait à demi engourdie. Que Dieu me préserve de l’affreuse torture d’avoir causé ta perte, eu t’amenant dans ces montagnes inhospitalières ! Christine, si tu m’aimes, si tu as pitié de moi, éveille-toi !

— Prenez garde aux femmes, dit vivement Pierre, qui pensait alors qu’on touchait à une de ces terribles crises des montagnes, sources de malheurs, rares, il est vrai, mais non sans exemple, et dont, dans le cours de sa vie, il avait plus d’une fois été le témoin ; veillez sur toutes les femmes, car ici, le sommeil, c’est la mort !

Les muletiers enlevèrent aussitôt aux femmes d’Adelheid les couvertures qui les entouraient, et déclarèrent que toutes deux étaient dans un péril imminent, l’une étant déjà sans connaissance. Le flacon de Pierre et les efforts des muletiers parvinrent à la ranimer assez pour éloigner toute crainte d’un danger immédiat ; mais il était évident, pour le moins expérimenté des voyageurs, qu’une demi-heure de plus de souffrances rendrait probablement tout remède inutile, et, pour ajouter à horreur de cette conviction, tous, sans en excepter les muletiers, sentaient s’échapper cette chaleur vitale dont la perte totale est celle de la vie.

Chacun avait mis pied à terre, l’imminence du danger leur était connue ; ils comprenaient que le courage seul pouvait les sauver, et que les minutes avaient un prix inestimable ; les femmes, y compris Adelheid, furent placées entre deux hommes, et soutenues par eux, et Pierre donna, d’une voix haute et ferme, l’ordre de se remettre en marche. Les mules, déchargées de leur fardeau, étaient conduites derrière eux par un des muletiers. Mais, faibles comme l’étaient Adelheid et ses compagnes, avec la neige qui couvrait les pieds et la brise qui glaçait les visages, on ne pouvait avancer que lentement et avec une extrême difficulté, dans un sentier caillouteux, inégal, et dont la pente était escarpée. Mais le mouvement ranima la circulation du sang, et on eut bientôt l’espoir de rappeler à la vie ceux qui avaient le plus souffert. Pierre, qui restait à son poste avec la fermeté d’un montagnard et la fidélité d’un Suisse, les encourageait et continuait à leur donner l’espérance que le couvent n’était plus éloigné.

Dans le moment où il était le plus nécessaire de redoubler d’efforts, où tous paraissaient en sentir l’importance et y être disposés, l’homme chargé de conduire les mules déserta son poste, préférant la chance de regagner le village en descendant la montagne, à celle d’arriver au couvent par une route si pénible et si lente. C’était un étranger, employé par hasard dans cette expédition, et qui n’avait avec Pierre aucun de ces liens qui sont les meilleurs gages d’une fidélité inébranlable, en nous mettant au-dessus de l’intérêt personnel et de notre propre faiblesse. Les bêtes qui portaient les bagages, se trouvant libres ; en profitèrent d’abord pour s’arrêter ; puis elles se tournèrent de côté pour se soustraire à l’action du vent, et à la fatigue de monter et bientôt elles s’éloignèrent du sentier où il était nécessaire de rester.

Aussitôt que Pierre fut informé de cette circonstance, il donna l’ordre de tout faire pour rassembler ces animaux sans le moindre délai. Ce devoir n’était pas facile à remplir par des hommes troublés et à demi engourdis, et qui ne distinguaient aucun objet au-delà de quelques toises ; mais les mules portaient les effets de tous les voyageurs ; chacun d’eux se mit à leur poursuite, et après dix minutes de délai, passées dans une agitation qui rendit quelque chaleur à leur sang et éveilla les facultés même des femmes, on reprit toutes les mules, on les attacha à la file l’une de l’autre, suivant la manière usitée pour conduire ces animaux, et Pierre se disposa à se remettre en route. Mais il ne fut plus possible de retrouver le sentier ; des recherches furent faites de tous côtés, et personne ne put en découvrir la moindre trace. Des fragments de rocs brisés, des cailloux raboteux, furent la seule récompense des plus minutieuses investigations ; et, après avoir trop inutilement perdu quelques-unes de ces minutes qui étaient toutes si précieuses, ils se rassemblèrent d’un commun accord autour du guide, pour lui demander conseil. La vérité ne pouvait pas être cachée plus longtemps. — Ils étaient égarés.