Le Bourreau de Berne/Chapitre 15

Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 182-193).

CHAPITRE XV.


Oh, mur, mur chéri, qui sépare la maison de son père de la mienne ! mur charmant ! que je voudrais revoir tes crevasses, pour y placer encore mon œil curieux.
Songe d’une nuit d’été.



Sur ma vie, cela va fort bien, frère Pierre, s’écria le baron de Willading en suivant les vendangeurs dans leur retraite. Si nous en avons beaucoup encore dans ce genre, j’oublierai la dignité du Burgerschaft, et je deviendrai acteur comme les autres, au risque de perdre ma réputation de sagesse.

— Il vaut mieux dire cela entre nous que de le mettre à exécution devant des yeux vulgaires, honorable Melchior. Si ces Vaudois pouvaient se vanter qu’un noble aussi estimé dans Berne s’est ainsi oublié devant eux, cela produirait un fort mauvais effet !

— Pas du tout ! Ne sommes-nous pas ici pour être gais, pour rire, et faire toutes les folies qui nous passeront par la tête ? Fais trêve à ta défiance officielle et à ta surabondance de dignité, honnête Peterchen, — tel était le nom familier sous lequel le digne bailli était le plus connu de ses amis. — Que la langue réponde librement au cœur, et amusons-nous comme nous l’avons fait une fois ensemble, longtemps avant qu’on te jugeât digne des fonctions que tu remplis.

— Le signor Grimaldi sera juge entre nous : je maintiens que ceux qui remplissent de hautes fonctions doivent savoir se contraindre.

— Je déciderai lorsque les acteurs auront terminé leur rôle, répondit le Génois en souriant. Voici un personnage à qui tous les vieux soldats rendent hommage ; nous ne pouvons manquer de respect en sa présence, et discuter sur une petite différence de goût.

Peter Hofmeister n’était pas un médiocre buveur et, comme l’arrivée du dieu de la treille était annoncée par une vingtaine d’instruments faisant un vacarme qui n’était tolérable que sous la voûte des cieux, il fut obligé de réserver ses opinions pour un autre moment. Après les musiciens et une troupe de serviteurs de l’abbaye, car on rendait de grands honneurs à la divinité rubiconde, parurent trois prêtres, dont l’un traînait une chèvre aux cornes dorées, tandis que les deux autres portaient le couteau et la hache. Ils étaient suivis de l’autel orné de vignes, de ceux qui portaient l’encens, et du grand-prêtre de Bacchus, qui ouvrait le chemin au jeune dieu lui-même. Bacchus était assis sur un tonneau, la tête couronnée de grappes de raisin, tenant une coupe d’une main et un thyrse de l’autre. Quatre Nubiens le portaient sur leurs épaules, tandis que d’autres élevaient un dais au-dessus de sa tête ; des faunes, revêtus de peaux de tigre, dansaient autour de lui, et vingt bacchantes légères et riantes agitaient en mesure leurs instruments derrière la divinité.

Un rire général accueillit le vieux Silène monté sur un âne et soutenu par deux noirs. L’outre à demi pleine qui était à ses côtés, le rire hagard, le regard dissolu, la langue pendante, les lèvres gonflées et la contenance idiote du personnage, donnaient à penser que le soutien qu’on lui accordait était ce qu’il y avait de plus vrai dans ce spectacle. Deux jeunes gens s’avançaient ensuite, portant un bâton chargé de ceps dont les raisins descendaient presque jusqu’à terre, ce qui représentait le fruit apporté de Canaan par les messagers de Josué. Une énorme machine, qu’on appelait l’Arche de Noé, terminait la procession. Elle contenait un pressoir, sur lequel des vendangeurs foulaient des grappes ; on y voyait aussi la famille de ce second père du genre humain ; elle laissait sur son passage, dans les sillons de ses roues, des traces de la liqueur généreuse.

Le sacrifice eut lieu, ainsi que le chant, les danses, comme dans la plupart des scènes précédentes ; et une bacchanale termina ce spectacle. Les trompettes sonnèrent et la procession se retira dans le même ordre qu’à son arrivée.

Peter Hofmeister se ralentit un peu de sa réserve politique en contemplant ces jeux en l’honneur d’une divinité à laquelle il rendait lui-même si habituellement hommage ; car il était fort rare que cet important fonctionnaire, qui aurait pu être appelé un doctrinaire dans son genre, livrât ses sens au sommeil sans les avoir rafraîchis dans le jus des montagnes voisines : habitude qui était beaucoup plus générale alors parmi les gens de sa classe, qu’à notre époque, qui semble devenir éminemment celle de la sobriété.

— Cela est fort naturel, observa le bailli d’un air content, tandis que les faunes et les bacchantes dansaient et exécutaient leur rôle classique avec plus d’agilité et de zèle que de grâce. Cela ressemble à l’inspiration du bon vin, seigneur génois ; et, si l’on pouvait savoir la vérité, on verrait que le coquin qui joue le rôle de ce gros personnage sur son âne, — comment appelez-vous ce fripon, noble Melchior ?

— Ma foi, bailli, je ne suis pas plus savant que toi ; c’est certainement un coquin qui n’aurait jamais pu jouer son rôle avec tant de vérité, s’il n’avait été aidé par l’outre qui est près de lui.

Il faudra demander quel est cet homme, afin de le recommander aux religieux de l’abbaye ; Les plus habiles gouvernants ont, pour réussir, deux grands moyens dont ils usent avec discrétion, baron de Willading ; c’est la crainte et la flatterie, et Berne n’a aucun serviteur plus prompt à employer tous les deux qu’un de ses pauvres baillis que le monde ne juge pas encore comme il le mérite, s’il faut dire la vérité : mais il est convenable de louer ces braves gens de l’abbaye suivant leurs exploits. Écoute ici, maître hallebardier ; tu es de Vevey, je suppose, et un bon citoyen, ou mes yeux nous font injure à tous deux.

— Je suis en effet Veveisan, monsieur le bailli, et je suis bien connu parmi les artisans de la ville.

— En vérité cela est visible, en dépit de ta hallebarde. Tu connais sans doute tous les personnages de ces jeux ? pourrais-tu m’apprendre le nom et l’état de celui qui vient de passer sur un âne, celui qui si naturellement représenté l’ivrogne ? Son nom m’est sorti de la mémoire pour le moment, mais je n’oublierai jamais la manière dont il a joué son rôle.

— Dieu vous bénisse, digne bailli, c’est Antoine Giraud, le gros boucher de la tour de Peil, et l’on ne peut trouver un meilleur buveur dans tout le pays de Vaud ! Je ne suis pas surpris qu’il ait joué son rôle si naturellement ; car, tandis que les autres ont eu besoin de feuilleter les livres, ou d’aller consulter le maître d’école, Antoine n’avait pas autre chose à faire que de puiser dans l’outre qui était à ses côtés. Lorsque les représentants de l’abbaye manifestaient la crainte qu’il ne troublât la cérémonie, il leur répondit de ne pas s’inquiéter de lui, que tous les coups qu’il avalerait seraient en l’honneur de la représentation ; et il jura par la foi de Calvin qu’il y aurait plus de vérité dans sa manière de jouer que dans celle de tout autre.

— Sur ma vie ! cet Antoine Giraud a de la gaieté aussi bien que de la verve ! Voulez-vous regarder dans le programme qu’on vous a donné, belle Adelheid, afin d’être certaine que cet artisan ne nous a pas trompés ? Nous autres fonctionnaires, nous ne devons pas croire trop légèrement à la parole d’un Veveysan.

— Je crains que cela ne soit inutile, monsieur le bailli, puisque les personnages représentés, et non les noms des acteurs, sont écrits sur la liste ; l’homme en question représente Silène, je crois, si j’en juge à son apparence et à son entourage.

— Comme vous voudrez. Silène lui-même n’aurait pas mieux joué son rôle que cet Antoine Giraud. Il gagnerait de l’or comme de l’eau à la cour de l’empereur, s’il s’avisait d’y aller jouer la comédie. Je suis persuadé qu’il ferait un Pluton ou une Minerve avec autant de talent qu’il contrefait ce coquin de Silène.

L’admiration de l’honnête Peter Hofmeister, qui, pour dire la vérité, n’avait pas de grandes connaissances en mythologie, excita un sourire sur les lèvres de la belle fille du baron, et elle regarda Sigismond, vers lequel tendaient toutes ses sympathies, soit de joie, soit de chagrin. Mais la tête penchée du jeune homme, son attention et son attitude de statue, lui prouvèrent qu’un plus puissant intérêt attirait ses regards vers un groupe voisin. Quoique ignorant la cause de cette abstraction, Adelheid oublia à l’instant le bailli et son étrange érudition, dans le désir d’examiner ceux qui s’approchaient.

La partie la plus classique des cérémonies s’observait alors méthodiquement. Le conseil de l’abbaye avait eu l’intention de terminer ce spectacle d’une manière plus intelligible pour la masse des spectateurs que ce qui venait d’être représenté, puisque cela s’adressait aux sympathies et aux habitudes des différents peuples dans toutes les conditions de la société. C’était ce spectacle qui captivait toute l’attention de Sigismond ; on l’appelait la procession des noces ; et elle s’avançait lentement pour occuper l’espace laissé vacant par la retraite d’Antoine Giraud et de ses compagnons.

Comme à l’ordinaire, la musique marchait en tête, jouant un air vif depuis longtemps en usage dans les fêtes de l’hymen. Le seigneur du manoir, ou, comme on appelait alors un tel personnage, le baron, ouvrait la marche avec sa femme, revêtus l’un et l’autre des riches costumes du temps. Six couples déjà mariés, et représentant le bonheur dans la vie conjugale, suivaient le noble baron et sa moitié ; on voyait parmi eux des époux à la fleur de l’âge, et d’autres déjà plus avancés dans la carrière du mariage, car la mère portait dans ses bras un enfant à la mamelle. On voyait ensuite une portion de maison représentant l’intérieur de l’économie domestique ; elle avait sa cuisine, ses ustensiles, et la plupart des objets qui composent le mobilier d’un humble ménage. Dans l’intérieur de cette maison, une femme tournait le rouet, et une autre était occupée à faire le pain. Un notaire portait un registre sous son bras, son chapeau d’une main et, revêtu d’un costume exagéré de sa profession, était placé derrière les deux ménagères industrieuses. Il fut salué par un rire général, car les spectateurs montraient un goût particulier pour cette caricature. Mais ce subit accès de gaieté fit promptement place à la curiosité qu’excitaient la fiancée et son futur mari, placés l’un et l’autre près de l’homme de loi. On savait que les deux personnes n’étaient point acteurs simulés, mais que l’abbaye avait cherché un couple qui consentît à accomplir les cérémonies du mariage à l’occasion de ce grand jubilé, afin de lui prêter une apparence plus réelle de cette joie naturelle qui est l’ornement de toute fête. Une telle recherche avait excité une grande curiosité dans tous les environs de Vevey ; beaucoup de conditions avaient été proclamées comme nécessaires aux candidats : telles que la beauté, la modestie, la vertu dans la femme, et dans le jeune homme toutes les qualités nécessaires au bonheur d’une telle fiancée.

Les Veveysans avaient fait beaucoup de perquisitions pour connaître les noms des deux personnes qui avaient été choisies pour remplir ce rôle grave et important, dans lequel il devait entrer encore plus de fidélité que dans celui de Silène lui-même ; mais les agents de l’abbaye avaient pris un si grand soin de cacher leurs démarches, que, jusqu’au moment où le mystère ne fut plus utile, le public resta dans une ignorance complète sur le nom de ceux qui avaient été choisis. Il était si commun de faire des mariages de ce genre dans des occasions de réjouissances publiques, et les mariages de convenance, comme on les appelle à juste titre, entraient à un tel point dans les habitudes de l’Europe, que l’opinion n’aurait pas été par trop scandalisée si l’on avait su que ce couple ne s’était pas vu deux fois avant de se résoudre à recevoir la bénédiction nuptiale au son des tambours et des trompettes.

Cependant il était plus ordinaire de consulter les inclinations des parties, car cela donnait plus d’intérêt à la cérémonie ; on supposait d’ailleurs que ces couples étaient dotés par les riches et les puissants, et qu’on mariait ainsi ceux que la pauvreté ou d’autres circonstances malheureuses auraient retenus dans le célibat. On parlait d’un père inexorable et qui avait cédé plutôt au désir des grands qu’à l’envie d’embellir une fête publique. De nos jours encore, avec combien d’impatience des milliers de cœurs attendent l’arrivée de quelque joyeuse cérémonie qui doit ouvrir les portes d’une prison aux détenus pour dettes ou pour délits politiques, ou celles de l’hymen à ceux qui ne possèdent pour toutes richesses que de l’affection et de la constance !

Un murmure général trahit l’intérêt des spectateurs, lorsque les principaux et réels acteurs de cette cérémonie approchèrent. Adelheid sentit ses joues s’animer, et son cœur compatissant battre d’émotion, lorsqu’elle jeta les yeux sur ce couple qu’elle supposait avoir été séparé jusqu’alors par sa mauvaise fortune, et qui bravait la curiosité publique pour recevoir la récompense de sa constance. Cette sympathie, qui avait alors quelque chose de vague, devint plus profonde lorsque Adelheid eut jeté un regard sur la future. Le maintien modeste, l’œil abattu et la respiration difficile de cette jeune fille, dont les charmes étaient supérieurs à ceux qui distinguent ordinairement les beautés champêtres dans un pays où les femmes ne sont pas exemptées des travaux des champs, tout en elle éveilla l’intérêt de tous ceux qui la contemplèrent ; et, par une promptitude instinctive, la dame de Willading porta ses regards sur le futur, afin de voir si celle qui était si séduisante avait été heureuse dans son choix. Quant à son âge, ses avantages personnels, et, suivant toute apparence, sa position dans la vie, on n’apercevait aucun contraste, bien qu’Adelheid s’imaginât que le maintien de la jeune fille annonçait une meilleure éducation que celle de son compagnon. Elle attribua néanmoins cette différence à la plus grande timidité des femmes, et à la plus grande aptitude avec laquelle elles reçoivent les premières impressions de morale et de raison dans un âge qui touche de si près à l’enfance.

— Elle est belle, dit Adelheid à voix basse, en penchant doucement sa tête vers Sigismond ; elle mérite son bonheur.

— Elle est bonne, et mériterait au contraire un autre sort, répondit Sigismond respirant à peine.

Adelheid frémit ; elle leva les yeux, et s’aperçut du tremblement qui agitait son amant, bien qu’il s’efforçât de le cacher. L’attention de ceux qui les entouraient, entièrement captivée par le spectacle, leur permit un instant d’entretien sans être remarqués.

— Sigismond, c’est votre sœur !

— C’est ainsi que Dieu l’abandonne.

— Comment a-t-on pu choisir une occasion aussi publique pour marier une jeune fille si belle, si modeste ?

— La fille de Balthazar ne doit pas être difficile. De l’or, les intérêts de l’abbaye, et le fol éclat de ce sot spectacle, voilà les moyens dont mon père s’est servi pour faire accepter sa fille à ce mercenaire qui a marchandé comme un juif dans cette affaire, et qui entre autres conditions a exigé que le nom de sa femme ne serait jamais révélé. Ne sommes-nous pas honorés par une liaison qui nous répudie même avant d’être formée !

Le rire creux du jeune homme fit tressaillir Adelheid, et elle interrompit ce pénible dialogue pour le reprendre dans une occasion plus favorable. Pendant ce temps la procession s’était avancée près de l’estrade où les autres acteurs avaient déjà joué leur rôle.

Une douzaine de laquais et autant de femmes de chambre accompagnaient le couple qui allait prononcer le serment sacré. Derrière eux on portait le trousseau et la corbeille ; la corbeille qu’on croit assez généralement être en rapport avec la passion du futur. Dans cette occasion le trousseau considérable, qui supposait une grande libéralité ainsi que de la fortune du côté des parents d’une fiancée qui consentait ainsi à accomplir en public une cérémonie si sainte, causa une surprise générale, tandis que de l’autre côté une seule chaîne d’or assez commune formait tous les cadeaux du futur. Cette différence entre la générosité des parents de la fiancée et celle du futur, qui, suivant toute apparence, avait les meilleures raisons de montrer sa joie, ne manqua pas de donner lieu à de grands commentaires.

Ces commentaires finirent comme ils finissent tous, par une prévention contre le plus faible. La conclusion générale fut assez peu charitable pour supposer qu’une fille ainsi dotée devait avoir quelque désavantage particulier : sans cela, il y eût eu plus d’égalité entre les dons conséquence qui avait quelque vérité, mais qui était cruellement injuste envers la modeste jeune fille qui en était l’objet.

Tandis que les spectateurs se livraient à de semblables conjectures, les acteurs de la cérémonie commencèrent leurs danses, qui se distinguaient par la politesse de formes, qui était celles du siècle. Les chansons qui succédèrent furent en l’honneur de l’hymen et de ses adorateurs, et on chanta en chœur des couplets qui portaient aux nues les vertus et la beauté de la fiancée. Un ramoneur parut à la cheminée, poussant ses cris ordinaires, et pour faire une allusion plus complète aux occupations d’un ménage puis tous ces personnages disparurent promptement comme ceux qui les avaient précédés. Une troupe de hallebardiers ferma la marche.

Le spectacle qui devait être représenté devant l’estrade était terminé momentanément, et les différents groupes se rendirent dans diverses parties de la ville, où les cérémonies devaient être répétées pour ceux qui, en raison de la foule, n’avaient pu voir ce qui se passait dans la place. La plupart des seigneurs quittèrent leurs sièges, et allèrent prendre un peu d’exercice. Le bailli et ses amis furent au nombre de ceux qui quittèrent la place, et qui se promenèrent sur le rivage du lac, causant gaiement et plaisantant sur ce qu’ils venaient de voir.

Le bailli entra bientôt dans une profonde discussion sur la nature de ces jeux, pendant laquelle le signor Grimaldi montra un malin plaisir à exposer aux yeux de tous la confusion qui régnait dans la tête du dogmatique Peter, touchant l’histoire sacrée ou profane. Adelheid elle-même se vit forcée de rire au commencement de ce curieux examen ; mais ses pensées ne furent pas longtemps éloignées d’un autre objet qui lui inspirait un plus tendre intérêt. Sigismond marchait près d’elle d’un air pensif, et elle profita de l’attention que ses amis donnaient à la conversation du bailli, pour renouveler l’entretien qu’elle avait eu avec Sigismond pendant le spectacle.

— J’espère que votre belle et modeste sœur n’aura jamais lieu de se repentir de son choix, dit-elle en ralentissant le pas, et se trouvant ainsi à quelque distance du reste de la société. Une jeune fille doit faire une terrible violence à ses sentiments pour se laisser traîner en public dans la circonstance la plus solennelle de sa vie, celle où elle prononce un serment inviolable !

— Pauvre Christine ! son sort depuis son enfance est digne de pitié. On ne pourrait trouver une femme plus douce, plus timide, plus sensible qu’elle et cependant, de quelque côté qu’elle tourne ses regards, elle ne rencontre que des préjugés et des opinions qui lui sont contraires ; il y a de quoi la rendre folle. Il est peut-être malheureux de manquer d’instruction, Adelheid, et d’être destiné à passer sa vie dans les ténèbres de l’ignorance, soumis à l’empire des passions brutales ; mais est-ce un bien d’avoir l’esprit élevé au-dessus de la tâche qu’un monde égoïste et cruel nous impose si fréquemment ?

— Vous me parliez de votre excellente sœur ?

— Vous la jugez bien : Christine est douce, modeste ; plus encore, elle est soumise ; mais que peut la soumission elle-même contre de telles calamités ? Désirant éviter des humiliations à sa famille, mon père fit élever ma sœur ainsi que moi hors de la maison paternelle ; elle fut confiée secrètement à des étrangers, et elle resta longtemps, trop longtemps peut-être dans l’ignorance du sang auquel elle appartient. Lorsque la fierté maternelle conduisit ma mère à rechercher la société de sa fille, l’esprit de Christine était en quelque sorte formé, et elle eut l’humiliation d’apprendre qu’elle appartenait à une famille proscrite. Son caractère facile se réconcilia bientôt cependant avec la vérité, du moins autant que l’observation de ses parents pouvait le pénétrer ; et, depuis le moment de la première agonie, personne ne l’a entendue murmurer contre ce triste décret de la Providence. La résignation de cette charmante fille est un reproche pour mes emportements ; car, Adelheid, je ne puis pas vous cacher la vérité ; j’ai maudit tout ce que j’osais réunir dans mes terribles imprécations, lorsque je connus cet obstacle à mes espérances ! Plus encore, j’ai accusé mon père d’injustice, de ne point m’avoir élevé à côté du billot, afin que je pusse concevoir une fierté sauvage de ce qui empoisonnait mon existence. Il n’en fut pas ainsi de Christine ; elle a toujours répondu avec chaleur à l’affection de nos parents ; elle les aime comme une fille doit aimer les auteurs de ses jours, tandis que je crains d’avoir dédaigné ce que j’aurais dû chérir. Notre origine est une malédiction proférée par les lois injustes de notre pays, et cette injustice ne doit point être attribuée à nos parents, du moins à ceux qui vivent aujourd’hui. Tel a toujours été le langage de ma pauvre sœur, lorsque nous causions du sacrifice que nos parents avaient fait de leur affection paternelle, en nous élevant loin de chez eux. Je voudrais pouvoir imiter sa raisonnable résignation.

— Cette résignation de ta sœur est celle des femmes, Sigismond ; la tendresse de leur cœur l’emporte sur leur orgueil, et cela est juste.

— Je ne le nie pas, elle a raison ; mais la faute que mes parents ont commise en me faisant élever loin de la maison paternelle, m’a privé pour jamais de sympathiser avec eux. C’est une erreur d’établir ainsi des distinctions entre nos habitudes et nos affections. Mais les hommes ne peuvent pas ployer leur esprit comme on ploie une baguette, ou accomplir avec la facilité des femmes…

— Leur devoir ? dit Adelheid d’un ton grave, observant que Sigismond hésitait.

— Leur devoir, si vous voulez. Ce mot est d’un grand poids pour votre sexe, et je ne dis pas qu’il ne devrait pas en être de même avec le mien.

— Il est impossible que vous n’ayez pas d’affection pour votre père, Sigismond ; la manière dont vous vous êtes exposé pour sauver sa vie pendant la tempête dément vos propres paroles.

— J’ai pour lui une affection naturelle : et cependant, Adelheid, n’est-il pas horrible de ne pas pouvoir respecter, de ne pas aimer profondément ceux qui nous ont donné la vie ? En cela, Christine est bien plus heureuse que moi, avantage qu’elle doit, j’en suis sûr, à la vie plus simple, et à l’intimité plus tendre qui unit les femmes. Je suis le fils d’un bourreau ; cette affreuse vérité n’est jamais absente de ma pensée lorsque je reviens chez mes parents, et au milieu de ces scènes domestiques dans lesquelles je serais si heureux de trouver du plaisir. Balthazar a cru me rendre un service en me faisant élever dans des habitudes si différentes des siennes ; mais, pour compléter cet ouvrage, le voile n’aurait jamais dû être soulevé !

Adelheid garda le silence. Quoiqu’elle conçût les sentiments qui guidaient un homme élevé si différemment de ceux à qui il devait la naissance, elle n’approuvait pas toutes les réflexions qui pouvaient altérer le respect d’un enfant pour ses parents.

— Un cœur comme le vôtre, Sigismond, dit-elle enfin ne peut pas haïr sa mère !

— Vous me rendez justice. Mes paroles ont mal reproduit mes pensées, si je vous ai laissé une telle impression. Dans des moments plus calmes, je n’ai jamais regardé ma naissance que comme un malheur, et mon éducation que comme une raison de plus pour respecter et aimer mes parents, quoiqu’elle m’empêche sous quelques rapports de sympathiser avec eux. Christine elle même n’est pas plus sincère, plus affectionnée que ma mère. Il est nécessaire, Adelheid, de voir et de connaître cette excellente femme, pour comprendre combien les usages du monde sont injustes à son égard.

— Nous ne parlerons maintenant que de votre sœur. A-t-elle été fiancée sans son consentement, Sigismond ?

— J’espère que non ; Christine est douce ; et cependant, quoique ni parole ni regard ne trahisse ce qu’elle éprouve, elle sent comme moi le fardeau qui nous oppresse. Elle s’est habituée depuis longtemps à ne juger de ses qualités qu’à travers le prisme mélancolique de sa position, et elle évalue trop peu ses excellentes qualités. Beaucoup de choses dans cette vie dépendent de nos habitudes et de l’estime que nous faisons de nous-mêmes, Adelheid ; car celui qui est préparé à admettre son peu de valeur devant les hommes, se familiarisera bientôt avec une position au-dessus de ses justes prétentions, et finira peut-être par être ce qu’il craignait. Telles ont été les conséquences de l’aveu qui révéla à Christine sa naissance. Il y a pour elle une grande générosité à passer sur ce désavantage, et elle a doué le jeune homme capable d’un tel acte de courage de mille heureuses qualités qui n’existent, je le crains, que dans son imagination exaltée.

— C’est une des sciences les plus difficiles pour les hommes, répondit Adelheid en souriant, que la juste appréciation de nous-mêmes. S’il y a du danger à nous évaluer trop bas, il y en a aussi à nous placer trop haut, quoique je comprenne parfaitement la différence que vous faites entre une vanité vulgaire et ce respect pour soi-même, qui, sous quelque rapport, est nécessaire pour réussir dans le monde.

— Adelheid, celle qui n’a jamais ressenti le mépris du monde ne peut pas savoir combien le respect et l’estime sont nécessaires à ceux qui en sont privés. Ma sœur est depuis si longtemps habituée à réprimer toute espérance d’avenir, que le consentement de ce jeune homme suffit pour gagner son estime. Je ne puis pas dire que je le pense, puisque Christine sera bientôt sa femme ; mais je dirai que je crains que ce choix d’une personne que le monde persécute lui a donné à ses yeux une valeur qu’il ne mérite pas réellement.

— Vous ne paraissez pas approuver le choix de votre sœur ?

— Je connais les détails de ce dégoûtant marché, mieux que cette pauvre Christine, reprit Sigismond en parlant bas, comme pour réprimer son émotion. Je fus témoin des demandes exagérées élevées d’un côté, et des humiliantes concessions faites de l’autre. L’argent même ne put acheter cette alliance pour la fille de Balthazar, sans la condition expresse que la tache de sa naissance serait à jamais cachée.

Adelheid s’aperçut, à la sueur froide qui ruisselait sur le front de Sigismond, combien ses souffrances étaient cruelles, et elle chercha aussitôt à reporter ses pensées sur un sujet moins accablant. Avec la présence d’esprit et la sensibilité d’une femme qui aime tendrement, elle trouva les moyens d’effectuer ce charitable dessein sans alarmer de nouveau la fierté du jeune homme. Elle réussit à le calmer ; et, lorsqu’ils rejoignirent leur société, le maintien de celui-ci avait repris cette froideur et cette dignité dans lesquelles il cherchait un refuge contre les chagrins qui flétrissaient ses espérances, et qui souvent lui faisaient de la vie un fardeau presque impossible à supporter.