Le Bourreau de Berne/Chapitre 14

Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 172-182).

CHAPITRE XIV.


Un jour, les fils de l’ancienne Rome étaient ainsi rangés : c’était un beau coup d’œil ! tandis que Roscius parcourait le théâtre.
Cowper.



Le jour n’était pas encore bien avancé que toute la grande procession se trouva réunie sur la place. Quelques minutes après, le son des clairons annonça l’arrivée des autorités. Le bailli marchait en tête, bouffi de la dignité de sa place, et surveillant d’un œil vigilant l’effet que produisait sa présence sur ses administrés, tandis qu’il affectait la plus grande sympathie et un facile abandon pour les folies du moment ; car Pierre Hofmeister devait sa longue faveur dans le Burgerschaft plutôt à une surveillance exclusive de ses intérêts, surveillance qui ne sommeillait jamais, qu’à un talent particulier de rendre les hommes heureux. Près du digne bailli, car, à part la résolution inébranlable de soutenir par toutes les voies possibles l’autorité de ses maîtres, herr Hofmeister méritait l’épithète de digne homme, venaient Roger de Blonay et son ami le baron de Willading, marchant pari passu à côté du représentant de Berne. On aurait pu demander si le bailli était entièrement satisfait de cette solution de la question difficile d’étiquette ; car il sortit de sa porte avec un mouvement lent qui le réunit presque au signor Grimaldi, mais qui lui laissa les moyens de choisir sa route et de jeter un regard scrutateur sur la foule. Bien que le Génois occupât en apparence un rang secondaire, il n’eut point à se plaindre de son lot. Presque toutes les attentions de l’honnête Pierre lui étaient adressées, ainsi qu’une partie de ses saillies ; car le bailli avait la réputation d’un plaisant et d’un bel esprit : ce qui arrive souvent lorsqu’un magistrat ne tient point son autorité de la société qu’il gouverne, et ce qui n’arrive jamais lorsqu’elle dépend de la faveur populaire. Presque toutes ces belles choses étaient payées de retour, le seigneur génois répondant à ces politesses comme un homme habitué à être l’objet d’une attention particulière, et en même temps comme un homme qui est enchanté d’échapper, au milieu d’une cérémonie, à l’observation publique. Adelheid et une jeune personne de la maison de Blonay fermaient la marche.

Comme les fonctionnaires chargés de veiller à l’ordre avaient pris tous les moyens possibles pour éclaircir la route que le bailli devait suivre, Herr Hofmeister et ses compagnons furent bientôt assis à leurs places respectives. Le bailli, avant de s’asseoir, rendit de nombreux saluts, car aucun de ceux qui étaient en situation d’attirer ses regards ne négligea une aussi belle occasion de montrer son intimité avec un homme en place, et ses yeux s’arrêtèrent enfin sur le visage heureux du père Xavier. Se levant rapidement, le bailli donna carrière à une multitude de formalités cérémonieuses qui caractérisaient la politesse de l’époque, telles que des signes de la main, un fréquent usage du chapeau, de profondes révérences, des sourires qui semblaient partir du cœur, et une grande variété d’autres gages d’amitié et de respect. Lorsque toutes ces momeries furent terminées, il reprit sa place auprès de Melchior de Willading, avec lequel il commença la conversation suivante.

— Je ne sais pas, mon noble ami, si nous avons plus de raisons pour estimer que pour détester ces moines du mont Saint-Bernard. Ils rendent de grands services à l’humanité dans leurs montagnes ; mais ce sont des diables incarnés pour propager les abominations de Rome parmi le peuple. Le commun des fidèles n’a pas une grande habileté dans les discussions de théologie, et se trouve disposé à se laisser séduire par les apparences. Un grand nombre de misérables pensent qu’il y a de la sainteté à passer sa vie sur le sommet d’une montagne glacée, pour s’occuper à faire du bien, à nourrir ceux qui ont faim, à soigner ceux qui sont malades. Les ignorants ne sont que trop portés à croire que la religion qui conduit les hommes à de pareilles choses doit être en faveur auprès du ciel.

— Ont-ils réellement tort, mon ami, et devons-nous ravir aux moines des bénédictions qu’ils ont si justement gagnées ?

Le bailli regarda attentivement son frère le bourgeois, car c’était là l’humble titre que prenait l’aristocratie de Berne, désirant connaître la profondeur de la politique du baron avant de parler librement.

— Quoique d’un rang élevé et d’une famille dans laquelle le canton a toute confiance, je pense que depuis quelque temps vous n’avez pas souvent assisté au conseil ! répondit-il d’une manière évasive.

— Depuis les pertes cruelles que j’ai faites, et dont vous avez sans doute entendu parler, les soins que j’ai donnés au seul enfant qui me reste ont été ma plus douce et ma principale occupation. Je ne sais pas si la vue fréquente de la mort frappant des êtres si tendrement chéris a attendri mon cœur en faveur des moines augustins, mais je pense qu’ils mènent la vie la plus sainte et la plus dévouée.

— Vous avez sans doute raison, noble Melchior, et nous allons laisser voir la vénération que nous inspire leur sainteté. Holà, monsieur l’officier, rendez-nous le service de faire approcher plus près ce révérend moine de Saint-Bernard : que le peuple puisse apprendre l’estime que nous faisons de la patiente charité et de l’inépuisable bienfaisance de son ordre ! Comme vous aurez occasion de passer une nuit sous le toit du couvent, Herr Von Willading, dans votre voyage en Italie, ces attentions envers l’honnête quêteur ne seront pas perdues pour vous, si toutefois ces moines ont un respect convenable pour les usages.

Le père Xavier prit cette place d’honneur qui le rapprochait du bailli, avec une simplicité qui prouvait que dans sa pensée cet honneur était rendu plutôt à la confrérie dont il était membre, qu’à lui-même. Cette petite disposition faite, et les autres préliminaires observés, le bailli sembla satisfait de ces arrangements et de lui-même.

Le lecteur peut s’imaginer l’impatience de la foule, l’importance des maîtres de cérémonie chargés de diriger la procession, le mélange de lassitude et de curiosité des spectateurs, tandis que les parties compliquées et nombreuses d’un tel spectacle se plaçaient dans l’ordre convenu. Comme les cérémonies qui vont suivre ont un caractère particulier, et sont intimement liées avec les événements de cette histoire, nous les décrirons avec quelque détail, quoique la tâche que nous nous sommes imposée soit moins la peinture de localités, ou la description de scènes d’une antiquité réelle ou douteuse, que l’exposition d’un principe et d’une morale salutaire qu’on a toujours reconnus dans nos travaux, du moins nous aimons à nous le persuader.

Un peu avant le commencement des cérémonies, une garde d’honneur, composée de bergers, de jardiniers, de faucheurs, de vignerons, de vendangeurs, escortés de hallebardiers et conduits par la musique, avait quitté la place pour aller chercher l’abbé comme le représentant régulier de l’abbaye. Cette escorte, dont tous les personnages avaient des habits de caractère, ne fut pas longue à reparaître avec l’abbé gros et gras, propriétaire du lieu, qui, outre le costume de son état dans ces temps reculés, avait décoré son chapeau d’une plume flottante, et ses épaules d’une écharpe. Ce personnage, auquel certaines fonctions judiciaires étaient dévolues, prit un siège sur les devants du gradin, et fit signe aux officiers de continuer leurs fonctions.

Douze vendangeurs, conduits par un chef, et tous plus ou moins ornés de guirlandes de feuilles de vignes, et portant divers autres emblèmes de leur état, marchèrent en corps, chantant une chanson champêtre. Ils conduisaient deux des leurs qui avaient été jugés les plus habiles et les plus heureux dans la culture des vignes sur les côtes adjacentes. Lorsqu’ils atteignirent le milieu de l’estrade, l’abbé prononça un petit discours en l’honneur des cultivateurs en général, après quoi il s’étendit en éloges sur les candidats, deux paysans heureux, confus, et qui recevaient leur simple prix avec un cœur bien agité.

Cette cérémonie eut lieu au milieu de la joie des amis, de l’envie des rivaux, et des regards obliques et mécontents de ceux dont les sentiments étaient trop égoïstes pour prendre part aux plaisirs des autres, même dans une fête dont le but était aussi simple qu’utile. Les trompettes sonnèrent de nouveau, et l’on fit place aux arrivants.

Un corps nombreux s’avança dans un espace libre, suffisamment large et élevé, précisément en face des gradins. Lorsqu’il fut en vue de la multitude, les personnages qui le composaient se placèrent dans un ordre régulier. C’étaient les prêtres de Bacchus. Le grand prêtre marchait en avant, portant la robe des sacrifices ; il avait une barbe flottante, la tête couronnée de feuilles de vignes, et chantait des couplets en l’honneur des vignerons. Sa chanson contenait aussi quelques allusions aux candidats couronnés. Ses acolytes répétaient en chœur les refrains, quoique le chef de la bande n’eût pas besoin d’autre secours que celui des poumons que lui avait accordés la nature.

Cet hymne terminé, une musique instrumentale succéda, et les compagnons de Bacchus regagnèrent la place qui leur avait été départie. Alors la procession générale s’ébranla, tournant tout autour de la place, afin de passer tout entière devant le bailli.

Le premier corps était composé du conseil de l’abbaye, et conduit par les bergers et les jardiniers. Un individu, dans un costume antique et portant une hallebarde, jouait le rôle d’un maréchal. Il était suivi par les deux vignerons couronnés, après lesquels venaient l’abbé et ses conseillers, et un groupe nombreux de bergers et de bergères, ainsi qu’un autre non moins nombreux de jardiniers et de jardinières, tous revêtus d’un costume en rapport avec les traditions de leurs états respectifs.

Le maréchal et les officiers de l’abbaye marchèrent doucement, avec la gravité et le décorum qui convenait à leur position, s’arrêtant de temps à autre pour les évolutions de ceux dont ils étaient suivis, car les acteurs commençaient à désirer ardemment de jouer leur rôle. De jeunes bergères s’avancèrent alors, revêtues de frais costumes bleus et blancs, tenant à la main leur houlette ; elles se mirent à danser en chantant des chansons dans lesquelles elles imitaient le bêlement de leurs troupeaux et tous les autres sons familiers aux pâturages élevés de ce pays. Elles furent bientôt rejointes par un nombre égal de jeunes bergers, chantant aussi leurs pastorales, charmant groupe de danseurs habitués à exercer leur art sur le sommet des Alpes ; car, dans cette fête, quoique nous ayons donné à tous le nom d’acteurs, ce mot ne convient pas dans son acception littérale, puisque, à quelques exceptions près, chacun représentait l’état qui formait ses occupations journalières. Nous ne dirons rien de plus de ce groupe, sinon qu’il offrait un contraste moins frappant avec les habitudes de ceux qui gardaient les troupeaux que la réalité ne nous le montre habituellement, et que leur bruyante gaieté, leurs visages frais et leurs mouvements continuels, formaient une heureuse introduction aux danses qui allaient succéder.

Les jardiniers parurent avec leurs tabliers, portant des bêches, des râteaux, et autres instruments de leur état. Les femmes portaient sur leur tête des corbeilles de fleurs, de légumes et de fruits. Lorsqu’ils furent en face du bailli, les jeunes gens formèrent une espèce de faisceau de leurs divers instruments, et les jeunes filles déposèrent leurs corbeilles en cercle à ses pieds ; puis, se prenant par la main, ils dansèrent une ronde en chantant.

Pendant tous les préparatifs de la matinée, Adelheid s’était vaguement occupée de ce qui se passait autour d’elle, comme si toutes ses pensées n’avaient plus aucun rapport aux joies de ce monde. Il est inutile de dire que son esprit était ailleurs, et qu’il était occupé de scènes bien différentes de celles qu’on offrait à ses regards. Mais lorsque le groupe de jardiniers passa en dansant, ses sentiments commencèrent à correspondre avec ceux de ces personnages si heureux, si contents des autres et d’eux-mêmes ; et son père, pour la première fois depuis le matin, fut récompensé de la sollicitude avec laquelle il surveillait l’expression de son visage, par un sourire tendre et naturel.

— Voilà de la véritable gaieté, herr bailli ! s’écria le baron, animé par cet encourageant sourire, comme on se sent réchauffé par un rayon du soleil lorsqu’on a été longtemps glacé par une froide température. Ces danses sont charmantes, et feront honneur à votre ville ! Je m’étonne seulement que vous n’ayez pas plus souvent de ces fêtes lorsque la joie ne coûte pas plus cher, on a tort de la refuser au peuple.

— Ce n’est pas nous qui nous y opposons, noble confrère, car nous sommes en tout un sujet soumis ; mais nous aurons quelque chose de mieux que cela, ou nous perdrions notre temps. Pense-t-on à Berne que l’empereur obtiendra une nouvelle concession pour lever des troupes dans nos cantons, noble Melchior ?

— J’implore votre merci, bon Peterchen ; mais, avec votre permission, nous discuterons sur ces matières plus à loisir. Cela paraîtra un enfantillage à un homme habitué depuis longtemps aux affaires sérieuses mais je confesse que ces folies commencent à m’amuser, et peuvent réclamer une heure du temps de celui qui n’a rien de mieux à faire.

Peter Hofmeister fit une exclamation de surprise ; puis il examina le signor Grimaldi, qui s’abandonnait à la gaieté avec cette bonne volonté d’un homme qui sent sa supériorité et s’inquiète peu des apparences. Levant les épaules comme un homme désappointé, le bailli regarda les acteurs, afin de découvrir, s’il était possible, quelque infraction aux usages du pays qui pourrait exiger une réprimande officielle ; car Hofmeister appartenait à cette classe de gouverneurs qui pèsent jusqu’à l’air que le peuple respire, dans la crainte que la quantité ou la qualité ne soit dangereuse pour un monopole qu’il est de mode aujourd’hui d’appeler principe conservateur. Pendant cet examen, les jeux continuaient.

Aussitôt que les jardiniers eurent disparu, une troupe plus imposante occupa leur place. Quatre femmes marchaient en tête, portant un autel antique décoré de devises ; elles avaient un costume emblématique et des guirlandes de fleurs sur la tête. Des jeunes gens, portant de l’encens, précédaient cet autel, qui était dédié à Flore, et la prêtresse venait ensuite, coiffée d’une mitre, et portant des fleurs. Comme toutes les autres prêtresses qui la suivaient, elle était revêtue d’un costume qui indiquait ses devoirs sacrés. La déesse était portée par quatre femmes sur un trône recouvert de fleurs, dont les festons, variés de mille couleurs, descendaient jusqu’à terre. Des faucheurs des deux sexes, aux habits gais et champêtres, succédaient une charrette, ployant sous une masse de plantes parfumées des Alpes, et accompagnée de femmes portant des râteaux, fermait la marche. L’autel et le trône étant disposés dans l’arène, la prêtresse offrit le sacrifice, et chanta avec la vigueur d’une voix des montagnes, un hymne en l’honneur de la déesse. Les faucheurs dansèrent en rond comme les jardiniers, et cette troupe brillante disparut.

— Parfaitement, beaucoup mieux que cela ne pouvait être du temps des païens ! s’écria le bailli, qui, en dépit de ses devoirs municipaux, commençait à s’amuser de ce spectacle. Ces jeux l’emportent de beaucoup sur vos carnavals de Gênes et de Lombardie, dans lesquels, pour dire la vérité, on représente fort bien de vieilles déités païennes.

— Ces admirables plaisanteries ont-elles souvent lieu dans le pays de Vaud ? demanda le baron.

— De temps en temps, lorsque l’abbaye le désire. L’honorable signor Grimaldi, qui me pardonnera s’il n’est pas mieux reçu, ce qu’il attribuera je l’espère, non à une inexcusable négligence, mais au désir qu’il éprouve de n’être pas connu ; le signor Grimaldi, s’il daigne nous faire connaître son opinion, nous dira que le peuple n’en vaut pas moins lorsqu’il trouve l’occasion de rire. Nous en avons un exemple dans Genève, ville adonnée à des subtilités aussi ingénieuses et aussi compliquées que les rouages de ses montres. Il n’y a jamais de fêtes sans qu’il s’élève des discussions et des raisonnements, deux ingrédients aussi funestes dans les réjouissances publiques qu’un schisme dans une religion, ou deux volontés dans un ménage. Il n’y a pas dans cette ville un fripon qui ne s’imagine valoir mieux que Calvin, et il y en a beaucoup qui croient que, s’ils ne sont pas cardinaux, c’est simplement parce que l’église réformée n’aime pas les jambes enfermées dans des bas rouges. Par la parole d’un bailli, je ne voudrais pas être gouverneur d’une telle ville, même avec l’espérance de devenir un jour avoyer de Berne. Ici c’est différent : nous jouons nos rôles de dieux et de déesses comme des gens raisonnables ; et, quand tout est fini nous retournons presser nos grappes et compter nos troupeaux, comme de fidèles sujets du grand canton. Tout cela n’est-il pas juste, baron de Blonay ?

Roger de Blonay se mordit les lèvres, car ses ancêtres existaient depuis mille ans dans le comté de Vaud, et cette allusion sur la tranquillité avec laquelle ses compatriotes se soumettaient à une domination étrangère, ne lui plaisait pas beaucoup. Il s’inclina froidement en signe d’acquiescement, pensant qu’il n’était pas nécessaire de faire une réponse verbale.

— Voilà d’autres cérémonies qui réclament notre attention, dit Melchior de Willading, connaissant assez les opinions de son ami pour comprendre son silence.

Le premier groupe qui s’approcha était composé de ceux qui vivent du produit de la laiterie. Deux vachers conduisaient leurs vaches et le son monotone de deux lourdes clochettes formait un accompagnement champêtre à la musique qui se faisait entendre régulièrement à l’arrivée de chaque troupe. Un groupe de jeunes laitières, et de ces montagnards qui gardent les troupeaux dans les pâturages élevés, précédait une charrette chargée de tous les ustensiles de leur état. Dans cette petite procession, aucun détail n’avait été oublié. Le petit escabeau était attaché à la ceinture du vacher ; un autre tenait dans sa main un seau d’une forme toute particulière, tandis qu’un troisième portait sur son dos ce vase de bois large et profond qui sert à porter le lait à travers les précipices jusqu’aux chalets.

Lorsque cette troupe eut atteint le milieu de l’arène, les hommes commencèrent à traire les vaches, les filles à placer en ordre les différents produits de la laiterie, et tous s’unirent en chœur pour chanter le ranz des vaches du district. On croit généralement, mais c’est une erreur, qu’il existe un air particulier connu sous ce nom dans toute la Suisse, tandis que presque chaque canton a sa chanson des montagnes, dont l’air varie ainsi que les paroles, nous pourrions ajouter, ainsi que l’idiome. Le ranz des vaches du pays de Vaud est dans le patois du pays, dialecte qui est composé de grec, de latin, mêlé de celtique. Ainsi que notre air national qui fut d’abord chanté par plaisanterie, et que, grâce à des faits glorieux, nous chantons maintenant avec orgueil, ce chant serait trop long pour être offert en entier au lecteur : nous lui donnerons cependant un couplet de cette chanson que les Suisses ont rendue si célèbre par leur amour pour leur pays, et qui souvent a porté le montagnard, engagé au service étranger, à abandonner un étendard mercenaire et le fracas des villes pour retrouver les scènes magnifiques de la nature, qui tourmentaient son imagination toujours dirigée vers ces objets et embellissaient ses rêves. On s’apercevra promptement que le pouvoir de cette chanson consiste principalement dans les souvenirs qu’elle fait naître, en rappelant les simples charmes de la vie champêtre, et en ravivant l’indélébile sensation produite par la nature, lorsqu’elle donne à un pays cette majesté qui distingue la Suisse.


Lé zarmailli dei colombetté
Dé bon matin se san Iéha.

(Refrain.)

Ha ! ah ! ah ! ah !
Liauba ! Liauba ! por aria.
Vénidé toté
Bllantz’ et naire,
Rodz et motaile,
Dzjouvan’ et étro
Dezo on tzehano,
Io vo z’ ario
Dezo on triembllo,
Io ïe triudzo,
Liauba ! Liauba ! por aria ![1]

La musique des montagnes a quelque chose de particulier et de sauvage ; elle a probablement reçu ses inspirations de la grandeur des objets qui l’entourent. La plupart des sons participent du bruit des échos ; ce sont des notes élevées mais fausses, telles que les sons que les rocs renvoient aux vallées quand la voix s’élève au-dessus de sa clef naturelle, afin d’atteindre les cavernes et les sauvages retraites de précipices inaccessibles. Des sons semblables rappellent promptement à l’esprit les vallons, les montagnes la magnificence parmi laquelle ils furent primitivement entendus ; et puis, par une irrésistible impulsion, le cœur met au rang de ses plus fortes sympathies celles qui sont mêlées aux souvenirs délicieux de notre enfance.

Les gardeurs de troupeaux et les laitières n’eurent pas plus tôt prononcé les premières notes de leur chanson magique, qu’un calme profond régna dans l’assemblée ; puis, à mesure que les paroles du chœur se firent entendre, les spectateurs les répétèrent comme des échos et, avant que les sauvages intonations qui accompagnent le mot Liauba ! Liauba ! pussent être répétées, mille voix s’élevèrent simultanément comme si elles eussent voulu envoyer aux montagnes environnantes les salutations de leurs enfants. Dès cet instant le ranz des vaches fut comme un de ces élans d’enthousiasme, qui forment un des plus forts anneaux de la chaîne sociale, et qui sont capables de rappeler au cœur de celui qui fut endurci par le vice et par le crime un des plus purs sentiments de la nature.

Les derniers sons moururent au milieu des applaudissements ; les gardeurs de troupeaux et les laitières réunirent leurs différents instruments, et reprirent leur marche au son mélancolique des clochettes, qui formaient un profond contraste avec le bruit des chants qui avaient rempli l’air.

À ces derniers succédèrent les adorateurs de Cérès, avec l’autel et les prêtresses ; la déesse était sur un trône, comme nous l’avons déjà décrit pour Flore. Des cornes d’abondance ornaient le siége de la divinité et le dais était couvert des dons de l’automne. Le tout était surmonté d’une gerbe de blé. La déesse avait pour sceptre une faucille ; et une tiare, composée d’épis ornait son front. Les moissonneurs la suivaient portant les emblèmes de la saison de l’abondance, et des glaneurs fermaient la marche. Ils chantèrent les louanges de la bienfaisante déesse de l’automne, et dansèrent en rond comme les adorateurs de la divinité des fleurs. Les batteurs agitèrent leurs fléaux, et toute la bande disparut.

Après cette troupe, on vit arriver le grand étendard de l’abbaye, et les vendangeurs, objets réels de la fête. Ceux qui labourent au printemps ouvraient la marche ; les hommes portaient des pieux, des bêches ; les femmes, des paniers pour contenir le produit des vignes. Puis venait un groupe portant des hottes chargées de raisin noir et blanc d’une grande beauté, et des jeunes gens soutenant sur leurs têtes des douves sur lesquelles étaient rangés tous les divers ustensiles, en miniature, dont on fait usage pour la culture de la vigne, et les vaisseaux divers qui reçoivent le jus de la treille. Un grand nombre d’hommes, portant la forge qui fabrique ces différents instruments, terminait cette procession. Ils eurent aussi leurs chansons et leur danse, et tout disparut à un signal donné par la musique de Bacchus. Comme nous touchons à la partie la plus soignée de la représentation, nous saisissons ce moment d’intervalle nécessaire à tout spectacle, afin de respirer nous-mêmes.


  1. Les vaches des Alpes se lèvent de bonne heure.
    (Refrain.)
    Ah ! ah ! ah ! ah ! Liauba, Liauba, il faut traire le lait. Venez, vaches blanches ou noires,
    rouges ou bigarrées, jeunes et vieilles, je vais vous traire sous ce chêne je vais vous traire
    sous ce peuplier.