Le Bourreau de Berne/Chapitre 16

Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 194-204).

CHAPITRE XVI.


Venez promptement, bon André ; je reconduirai vos chrétiens. Pourquoi cette surprise ? Ne suis-je pas un homme ? Mes simples traits vous effraient-ils ?
Shakespeare. Comme il vous plaira.



Tandis que les mascarades que nous venons de décrire continuaient sur la grande place, Maso, Pippo, Conrad, et tous ceux qui se trouvaient compromis dans le tumulte qu’avait fait naître l’affaire du chien, rongeaient leur frein dans les murs de la maison d’arrêt. Vevey renferme plusieurs places ; et les cérémonies variées des dieux et des demi-dieux devaient être répétées même sur les plus petites. Une de ces dernières se trouve devant l’Hôtel-de-Ville et la prison. Les coupables en question avaient été sur-le-champ transférés à la geôle, sur les ordres de l’officier chargé de la police. Par un acte de bonté, bien approprié au jour et au genre de l’offense, on permit aux prisonniers d’occuper une partie de l’édifice dont la vue donnait sur la place ; ils ne furent pas ainsi tout à fait exclus de la joie générale. Cette faveur avait pour condition qu’ils cesseraient toute dispute, et se conduiraient de manière à ne plus troubler un spectacle qui était l’objet de l’orgueil de tous les Veveysans. Tous les prisonniers, les innocents aussi bien que les coupables, souscrivirent avec joie à cet arrangement ; car ils se trouvaient dans un lieu où tout argument sur le mérite personnel ne pouvait être admis ; d’ailleurs le meilleur des niveaux est une commune infortune.

La colère de Maso, que la chaleur de son sang rendait soudaine et violente, se changea bientôt en une tranquillité qui était probablement plus en rapport avec son éducation et ses sentiments, points sur lesquels il était bien supérieur à son antagoniste. Le mépris effaça bien vite toute trace de ressentiment ; et, quoiqu’il fût trop habitué à de rudes contacts avec des hommes de la classe du pèlerin, pour être honteux de ce qui était arrivé, il s’efforça de l’oublier. C’était une de ces agitations morales qui lui étaient moins familière que ces terribles chocs des éléments, semblables à celui pendant lequel il venait de rendre des services si essentiels sur le Léman.

— Donne-moi ta main, Conrad, dit-il avec cette franchise entière qui, distingue les réconciliations des hommes qui passent leur vie au milieu de ces scènes de violence que la loi réprouve, et qui ne sont pas toujours sans noblesse. Tu as ton caractère et tes habitudes ; moi aussi. Si tu trouves ce trafic de pénitences et de prières à ton goût, continue le commerce de l’amour du ciel, et laisse-moi, moi et mon chien, vivre d’une autre manière !

— Tu aurais dû considérer combien nous autres pèlerins avons de motifs pour estimer les chiens des montagnes, répondit Conrad, et combien il était probable que je ne verrais pas tranquillement un autre animal dévorer ce qui était destiné au vieil Uberto. Tu n’as jamais traversé les sentiers du Saint-Bernard, ami Maso, chargé du poids des péchés de toute une paroisse, pour ne rien dire des tiens ; ainsi, tu ne peux pas connaître la valeur de ces animaux qui se placent si, souvent entre nous et une tombe de neige.

Il Maledetto sourit en grimaçant, et marmotta quelques paroles entre ses dents. Une droiture naturelle, fort en harmonie avec le franc dérèglement de sa propre vie, lui faisait mépriser l’hypocrisie comme indigne des attributs de l’homme.

— Entends-le comme tu le voudras, pieux Conrad, dit-il avec ironie ; mais la paix est faite. Je suis un Italien comme tu sais ; et, quoique les enfants du midi cherchent quelquefois à venger les outrages qu’ils ont reçus, il ne leur arrive pas souvent d’attaquer celui dont ils ont touché la main ; — j’espère que les Germains ne sont pas moins sincères.

— Puisse la Vierge être sourde à tous les ave que j’ai juré de lui adresser ; puissent les bons pères de Lorette me refuser l’absolution, si je conserve le moindre souvenir du passé ! Ce n’était qu’une légère pression à la gorge ; et je ne suis pas assez délicat dans cette partie du corps pour craindre qu’elle fût l’avant-coureur d’un plus fâcheux résultat. As-tu jamais entendu, parler d’un prêtre soumis à ce genre de tourments ?

— Les hommes sont souvent redevables de leur salut à autre choses qu’à leurs mérites, répondit sèchement Maso. Mais enfin, la fortune, les saints, ou Calvin, ou le pouvoir qui vous sera le plus agréable, mes bons amis ont placé un toit sur nos têtes, faveur qui n’est pas prodiguée à la plupart d’entre nous, si j’en juge par l’apparence et quelques petites notions sur les différents commerces qui nous occupent. Tu as une belle occasion, Pippo, de laisser Polichinelle se reposer de ses fatigants exercices, tandis que son maître respire l’air à travers une fenêtre, pour la première fois peut-être depuis bien des jours.

Le Napolitain ne fit nulle difficulté de rire de cette saillie ; il était porté à prendre les choses du côté plaisant, quoiqu’il fût disposé à respecter les principes et les droits des autres.

— Si nous étions à Naples, avec son doux ciel et son volcan, dit-il en souriant de l’allusion, personne ne se soucierait moins d’un toit que moi.

— Tu es sans doute venu au monde sous l’arche de quelque route di Duca, dit Maso avec cette espèce d’insouciant sarcasme dont il frappait aussi souvent ses amis que ses ennemis ; tu en sortiras dans quelque hôpital, et tu passeras du char funèbre dans une des profondes cavités de ton Campo Santo, où un si bon nombre de chrétiens sont tellement confondus, que le plus sage d’entre vous aura quelque peine à distinguer ses propres membres de ceux de ses voisins, quand il entendra le son de la trompette.

— Suis-je donc un chien pour avoir un tel tort ? demanda fièrement Pippo ; et ne saurais-je pas bien reconnaître mes os de ceux d’un misérable fripon qui sera peut-être à mes côtés ?

— Nous avons déjà eu une querelle pour des animaux ; n’en ayons pas pour d’autres, reprit avec ironie Il Maledetto ; puis il ajouta avec une feinte gravité : Princes et nobles, nous sommes tous retenus ici pour le temps qu’il plaira à ceux qui gouvernent à Vevey ; le meilleur parti est de passer ces moments en bonne intelligence et aussi gaiement que notre situation le permet. Le révérend Conrad recevra tous les honneurs d’un cardinal ; un noble coursier précèdera les funérailles de Pippo, et pour ces dignes Vaudois, qui sont sans doute, dans leur genre, d’honorables citoyens, ce seront des baillis envoyés par Berne pour rendre la justice entre les quatre murs de notre palais !

— La vie n’est après tout, Signore, qu’une sérieuse mascarade ; le second de ses secrets les plus rares est de paraître aux yeux des autres tel que nous le désirons, — le premier étant sans nul doute la faculté de nous tromper nous-mêmes. À présent, que chacun s’imagine être le haut personnage que je viens de nommer, et le plus difficile sera fait.

— Tu as oublié de désigner ton propre rôle, cria Pippo, trop accoutumé aux bouffonneries pour ne pas être réjoui de l’idée de Maso, et qui, avec la légèreté napolitaine, oubliait sa colère du moment où il lui avait donné l’essor.

— Je représenterai la sagesse publique et, comme je suis bien disposé à être dupé, l’imitation est complète. Allons, mes amis, commencez, je suis avide de vous voir et de vous entendre ; et me voici prêt à vous admirer et à me nourrir de vos sages discours.

Ces paroles amenèrent des élans de cette gaieté sincère qui manque rarement d’établir un parfait accord, au moins pour le moment. Les Vaudois, qui avaient le penchant ordinaire aux montagnards, demandèrent du vin, et leurs gardiens, qui considéraient cette arrestation comme une mesure de police temporaire sans importance, cédèrent à ce désir. Bientôt la vue de quelques bouteilles égaya leur solitude, et toute la société se sentit disposée à tirer le meilleur parti possible de la circonstance ; mais, à mesure qu’ils se désaltéraient avec une liqueur que sa bonté et la modicité du prix leur rendaient doublement agréable, leur véritable caractère commença à se dessiner de lui-même avec des traits plus prononcés.

Les paysans du canton de Vaud, qui étaient au nombre de trois, et de la plus basse classe, semblaient avoir presque perdu la faculté de penser, quoiqu’ils parlassent plus haut et avec plus de véhémence que jamais ; chaque convive paraissait compenser la faiblesse toujours croissante de sa raison par de plus fortes démonstrations d’une folie toute physique, si l’on peut s’exprimer ainsi.

Le pèlerin Conrad jeta entièrement le masque, si le voile léger dont il se couvrait quand il n’était pas en présence de ses pratiques peut mériter ce nom ; il parut ce qu’il était réellement, un homme sans foi, — un bizarre mélange d’une lâche superstition ; car ceux qui veulent jouer avec elle se trouvent plus ou moins enlacés dans ses liens de basses fourberies et chargés des vices les plus abjects et les plus honteux. L’imagination de Pippo, toujours vive et ingénieuse, sembla prendre une nouvelle vigueur mais s’animant de plus en plus par de nombreuses libations, il bannit toute réserve, et chacune de ses paroles révéla les pensées d’un fourber habile à tromper et savant dans l’art de nuire à ses semblables. Le vin produisit sur Maso un effet qu’on pourrait presque appeler caractéristique, et la morale de cette histoire est intéressée à le décrire.

Il Maledetto avait pris part librement et avec une espèce d’insouciance aux fréquentes rasades qu’on versait à la ronde ; il était depuis longues années familiarisé avec les habitudes grossières de ses camarades, et un sentiment assez singulier, que les hommes de cette classe appelleraient honneur, et qui peut-être mérite autant ce nom que la moitié de ce que nous désignons ainsi, l’empêcha de se refuser à partager la chance commune dans cet assaut livré à leur raison, ce sentiment le porta à vider la coupe de l’enivrante liqueur chaque fois qu’elle circulait. Le vin lui parut bon, il apprécia son parfum, il se livra à ses vivifiantes influences avec le parfait laisser-aller d’un homme qui sait profiter de la circonstance qui a mis à sa disposition cette liqueur généreuse. Il avait aussi ses motifs pour désirer de connaître ses compagnons, et il pensait que le moment était favorable. De plus, Maso avait ses raisons particulières d’inquiétude en se trouvant dans les mains de l’autorité, et il n’était pas fâché d’amener un état de choses qui pouvait le conduire à être confondu dans un groupe de vulgaires partisans de Bacchus.

Mais Maso prit part à la disposition commune d’une manière particulière à lui-même ; ses yeux devinrent plus brillants qu’à l’ordinaire, sa figure se colora, sa voix s’embarrassa, mais il conserva toutes ses facultés ; sa raison au lieu de l’abandonner comme celle des hommes qui l’entouraient, sembla prendre une nouvelle force, comme si, prévoyant le danger qu’elle courait, elle sentait la nécessité de redoubler d’efforts. Né dans les climats du midi, il était cependant taciturne et froid quand il était livré à lui-même, et de semblables tempéraments sont reportés à leur niveau naturel par ces mêmes stimulants sous lesquels succombent de plus faibles organisations. Sa vie aventureuse s’était écoutée au milieu de ces périls qu’il aimait à braver. Il est probable que cette même trempe d’âme qui avait besoin, pour développer sa toute-puissance, de l’émotion d’un danger tel que la tempête sur le Léman, ou d’un excitant d’un autre genre, était aussi le mobile qui le rendait si propre à commander dans ces moments où les autres sont le mieux disposés à obéir. Sans crainte pour lui-même, il excitait ses compagnons, et c’était aux dépens de sa bourse, qui ne paraissait cependant pas très-bien garnie, qu’il faisait apporter successivement de nouvelles bouteilles, qui bientôt se trouvaient épuisées jusqu’à la dernière goutte. Une heure ou deux se passèrent ainsi rapidement, ceux qui étaient chargés de veiller sur cette joyeuse société étant beaucoup trop occupés à regarder ce qu’on faisait sur la place pour penser aux prisonniers.

— Tu mènes une douce vie, honnête Pippo ! cria Conrad, répondant avec des yeux tout troublés à une observation du charlatan. Ton existence n’est qu’un long rire ; tu traverses ce monde en riant et en faisant rire les autres. Ton Polichinelle est un admirable personnage, et chaque fois que je rencontre un de tes confrères, ses folies me font oublier toutes mes fatigues.

— Corpo di Bacco ! je voudrais bien qu’il en fût ainsi ; mais tu es encore mieux partagé, et même plus gaiement, respectable pèlerin, quoique au premier coup d’œil on pût en douter. La différence entre nous, pieux Conrad, se borne en ceci : — Tu ris sous cape sans paraître être gai, et moi je baille à me démancher la mâchoire en paraissant mourir de rire. Ce Polichinelle est un triste compagnon ; il finit par être aussi grave que la tombe. Le vin ne peut être bu deux fois, et l’on ne rit pas toujours de la même plaisanterie. Cospetto ! je donnerais la récolte de cette année pour une pacotille de nouvelles folies qui n’auraient pas passé et repassé dans la cervelle de tous mes confrères d’Europe, telles enfin que pourrait les inventer un homme qui n’aurait jamais entendu aucun de nous.

— Un sage de l’ancien temps, dont probablement aucun de vous n’a entendu parler, observa Maso, a dit qu’il n’y avait rien de nouveau sous le soleil.

— Celui qui a dit cela n’avait pas goûté de ce vin, qui est aussi rude que s’il sortait de la cuve, reprit le pèlerin. Drôte ! penses-tu que nous ne nous y connaissions pas ? Comment oses-tu apporter un tel vin des hommes comme nous ? Va ! et traite-nous mieux la première fois.

— Ce vin est le même dont vous avez d’abord été satisfaits ; mais c’est le propre de l’excès de la boisson d’altérer le palais.

— Salomon a raison en cela, comme en toute autre chose, observa froidement Il Maledetto ; il est inutile, mon ami, que vous apportiez même du vin à des gens qui ne peuvent plus y faire honneur.

Maso poussa hors de la chambre le garçon qui les avait servis ; lui glissa dans la main une petite pièce de monnaie, et lui ordonna de ne plus revenir. L’état des convives répondait suffisamment à ses vues, et il désirait à présent prévenir de plus grands excès.

— Voici la mascarade, les dieux, les déesses, les bergers et leurs filles, et toutes les autres folies, qui viennent nous égayer ! Il faut rendre justice aux Veveysans, ils nous traitent à merveille ! Vous voyez qu’ils envoient leurs acteurs pour nous distraire dans notre solitude.

— De la liqueur ! du vin, vieux ou nouveau, peu importe, nous en voulons ! crièrent tout d’une voix Conrad, Pippo et leurs compagnons, dont la raison était beaucoup trop obscurcie pour qu’ils se fussent aperçus de l’obstacle que Maso avait mis à leurs désirs : ils en conservaient cependant assez pour s’imaginer que ce qu’il avait dit de l’attention de l’autorité était non seulement vrai, mais mérité.

— Qu’en penses-tu, Pippo ? Est-ce parce que tu es honteux d’être surpassé dans ton propre métier, que tu demandes ainsi à boire au moment où les acteurs vont déployer leur talent sur la place ? dit le marin. Nous aurions, en vérité, une faible opinion de ton mérite, si tu étais effrayé de la concurrence de quelques paysans vaudois ; toi, un Napolitain !

Pippo jura qu’il défiait le plus adroit des Suisses ; que non seulement il avait joué dans tous les lieux publics et sur tous les môles de l’Italie, mais qu’il avait eu aussi l’honneur de divertir en particulier des princes et des cardinaux, et qu’il n’avait pas un seul rival de l’autre côté des Alpes. Maso profita de son avantage et, continuant d’exciter sa vanité, il parvint bientôt à lui faire oublier toute autre idée, et l’attira vers la fenêtre avec tous ses camarades.

Les processions, en faisant le tour de la ville, étaient enfin arrivées à la place de l’Hôtel-de-Ville, et y répétaient les différentes scènes qui ont déjà été racontées en général au lecteur. Là étaient réunis les officiers de l’abbaye, les vignerons, les bergers, les bergères, Flore, Cérès, Palès et Bacchus, tout le Parnasse enfin, accompagnés de leur suite et entourés de leurs divers attributs. Silène se laissa tomber de son âne, à la grande joie d’un millier de petits garçons, et au grand scandale des prisonniers ; Pippo affirma que ce n’était pas un jeu, mais que le demi-dieu était honteusement tombé sous l’influence des nombreuses libations qu’il s’était adressées à lui-même.

Nous n’appuierons pas sur les détails de cette scène, que tous ceux qui ont assisté à des réjouissances publiques peuvent facilement se figurer, et il n’est pas nécessaire de répéter les spirituelles plaisanteries qui, sous l’inspiration du généreux vin de Vevey et de la joie générale, partirent de la foule qui se pressait autour des murs de la prison ; le genre en sera aisément deviné par tous ceux qui ont quelquefois prêté l’oreille à cette gaieté du peuple, qui est plutôt amortie que ranimée par l’effet des liqueurs fortes, et ceux à qui elle est inconnue perdront fort peu à cette omission.

Les différentes allégories tirées de la mythologie se terminèrent enfin, et la procession des noces entra dans la place. La douce et gentille Christine n’avait paru nulle part, dans la journée, sans éveiller un vif sentiment de sympathie pour sa jeunesse, sa beauté, et son évidente innocence. De longs murmures d’approbation accompagnaient ses pas ; et la jeune fille, plus accoutumée à sa situation, commençait à sentir, probablement pour la prémière fois depuis qu’elle avait connu le secret de son origine, quelque chose qui approche de cette sécurité, indispensable compagne du bonheur. Longtemps habituée à se considérer comme proscrite par l’opinion, élevée dans la solitude qui convenait à ses parents, les éloges qu’elle entendait ne pouvaient que lui être agréables ; ils venaient ranimer et réjouir son cœur, en dépit des craintes, des inquiétudes qui l’avaient froissée durant tant d’années. À peine avait-elle osé jusqu’alors tourner ses regards vers son futur mari, qui, dans la pensée de cet esprit ingénu et sincère, avait bravé le préjugé pour lui rendre justice ; mais quand les applaudissements, contenus d’abord, éclatèrent de toutes parts sur la place de l’Hôtel-de-Ville, une vive et brillante rougeur se répandit sur ses joues, ses yeux cherchèrent avec un modeste orgueil celui qui était près d’elle, et ce silencieux appel semblait lui promettre que son généreux choix ne serait pas entièrement sans récompense. La foule répondit à ce sentiment, et jamais l’autel de l’hymen ne reçut de serment prêté sous des auspices plus prospères, du moins en apparence.

La beauté jointe à l’innocence exerce un empire universel ; il s’étendit jusqu’aux prisonniers, qui, malgré leur grossièreté naturelle et l’état où ils se trouvaient alors, admirèrent aussi Christine. L’un louait son air modeste ; l’autre, le charme de sa figure ; et tous s’unirent aux applaudissements de la multitude. Les traits du fiancé commençaient à s’animer ; et quand ceux qui l’accompagnaient s’arrêtèrent un instant sur la place, et se placèrent sous les fenêtres occupées par Maso et ses compagnons, il regarda autour de lui avec cette vanité satisfaite d’une âme ordinaire qui trouve ses délices dans les suffrages des autres, seule base de ses propres jugements.

— Voilà une grande et belle fête ! dit Pippo tout haletant, et une mariée plus belle encore. Que saint Janvier te bénisse, bella sposina ! avec le digne homme qui possède une si ravissante fleur ! Généreux, heureux époux, envoyez-nous du vin pour que nous puissions boire vos santés !

Christine pâlit et regarda avec inquiétude autour d’elle ; car ceux qui ont senti le poids des dédains du monde, même sans les avoir mérités, sont sensibles aux moindres attentions personnelles. Cette sensation se communiqua au futur, qui jeta des regards douloureux sur la foule, craignant déjà que le secret de la naissance de sa fiancée ne fût découvert.

— Jamais plus belle tête n’a honoré un Italian Corso, continua le Napolitain, qui suivait ses propres idées sans s’inquiéter des craintes et des désirs d’autrui. Un magnifique cortége et une belle femme ! pensez à nous, felicissimi sposi : nous voudrions boire à votre éternelle félicité ! Heureux le père qui vous nomme sa fille, bella sposa, et mille fois plus heureuse la mère qui mit au monde une si charmante créature ! Scellerati qui m’écoutez, comment ne portez-vous pas ces dignes parents en triomphe dans vos bras, afin que nous puissions tous voir et rendre hommage à l’honorable souche d’un rameau si magnifique ! Envoyez-nous du vin, bonna gente, et qu’il soit bon.

Les avis et le langage figuré de Pippo attirèrent l’attention de la multitude, qui, de plus, était divertie par le mélange de dialectes dont il se servait. Les bagatelles les moins importantes, en donnant une nouvelle direction aux impressions populaires, deviennent souvent la source de graves événements. La foule qui suivait le cortége de l’hymen commençait à être fatiguée de la répétition des mêmes cérémonies, et elle accueillit avec joie l’épisode des félicitations et des prières du Napolitain, qui avait presque perdu la raison.

— Viens, grave et respectable étranger, et joue toi-même le rôle du père de cette heureuse mariée, cria avec ironie une voix sortie de la foule ; un si bel exemple attirera sur les enfants de tes enfants les bénédictions du ciel !

Des cris de joie accueillirent ces paroles, et le Napolitain sentit son honneur intéressé à faire sur-le-champ une réplique convenable.

— Je bénis cette rose naissante, répondit-il dans la même minute ; il y a des parents qui ne valent pas Pippo : celui qui vit en faisant rire les autres mérite l’affection de tous les hommes bien plus que le médecin qui mange le pain des douleurs, des rhumatismes, et de tant d’autres maux dont il se prétend l’ennemi. Mais, par saint Janvier ! qui pourrait être assez sot pour ne pas voir que le fripon de docteur et la fièvre maudite s’entendent aussi bien que Polichinelle et son singe ?

— Pourrais-tu désigner un nom au-dessus du tien ? cria la même voix.

— Si nous comptions, tu serais dans ce nombre. Je bénis de nouveau la belle fiancée, et trois fois heureuse est celle qui a le droit de recevoir la bénédiction d’un homme dont la vie a été aussi honorable que celle du joyeux Pippo. Parle, figliuola, n’est-ce pas la vérité ?

Christine sentit que la main de son fiancé se dégageait doucement de la sienne, et elle éprouva ce froid subit que l’excès de la honte fait circuler dans nos veines. Mais elle lutta contre sa faiblesse avec ce profond sentiment de confiance dans la justice des autres, que les cœurs les plus purs ressentent d’ordinaire avec le plus de force ; et elle suivit la procession avec un léger tremblement qui parut le résultat de l’embarras naturel dans sa position.

Au moment même où le cortège s’éloignait en tournant l’Hôtel-de-Ville, au son des instruments, et au milieu de l’agitation générale, un cri d’alarme s’éleva du côté de l’hôtel ; mille individus s’élancèrent aussitôt de ce côté, avec cette curieuse impatience que fait naitre dans une foule un événement inattendu.

Le peuple fut repoussé et dispersé, la procession disparut ; mais il régnait encore une apparence inusitée d’activité et de mystère parmi les officiers de la ville ; tandis que le petit nombre de personnes qui étaient restées sur la place ignoraient encore la cause de ce trouble. Le bruit circula enfin qu’un matelot italien, d’une force athlétique avait profité de l’instant où l’attention des gardiens était absorbée tout entière, pour terrasser la sentinelle et se sauver avec ceux de ses camarades qui avaient pu le suivre.

L’évasion de quelques prisonniers obscurs, inconnus, n’était pas un incident capable de distraire longtemps des amusements de la journée, d’autant plus que leur détention se serait terminée d’elle-même au coucher du soleil. Mais, quand Peter Hofmeister apprit ce qui venait d’arriver, le rigide bailli prononça, en honneur de la justice, de nombreuses imprécations sur l’impudence de ces coquins, et sur la négligence de leurs gardiens ; il ordonna ensuite de reprendre au plus tôt les fugitifs, et recommanda de les amener sur-le-champ en sa présence, lors même qu’il se trouverait occupé à la partie la plus sérieuse des cérémonies de la journée. La voix de Peter, animée par la colère, n’était pas habituée à être méconnue, et l’ordre sévère était à peine échappé de ses lèvres, qu’une douzaine d’archers partaient, bien résolus de faire tous leurs efforts pour le mettre à exécution. Les jeux continuaient toujours ; mais, comme la journée s’avançait, et que l’heure du banquet approchait, le peuple commença à s’assembler sur la grande place pour assister à la dernière cérémonie, et à la bénédiction nuptiale qu’un vrai serviteur de Dieu allait prononcer sur Jacques Colis et Christine, acte solennel qui devait terminer dignement ce jour mémorable.