Le Baron de Saint-Castin, chef abénaquis/03

Éditions de l'Action canadienne-française (p. 47-63).


CHAPITRE III


LA GUERRE DU ROI PHILIPPE


— I —


Sauvages et puritains. — À son titre de commerçant, qu’il avait pris par nécessité, Saint-Castin joignait la qualité, autrement importante, de chef militaire. Il n’avait abandonné ses fonctions dans l’armée française que pour devenir commandant des Pentagoëts, guerriers en état de guerre perpétuelle avec les Boston nais, non moins que leurs voisins.


Quiconque étudie l’histoire de l’Acadie à ses débuts s’étonne que cette colonie soit si longtemps restée française, malgré l’abandon de la France, à côté d’établissements anglais bien peuplés, riches, forts de milices nombreuses, puissamment intéressés à la conquête de ce territoire.

L’explication s’en trouve, d’abord, dans l’obstination des colons acadiens, qui s’accrochaient à ce sol et subissaient avec patience les invasions pour réédifier inlassablement sur des décombres.

D’un autre côté, jusque vers la fin du 17e siècle au moins, les guerres indiennes paralysèrent les habitants de la Nouvelle-Angleterre. Après les années 80 de ce siècle, ayant quelque répit chez eux, ils se heurtèrent à la marche de Pentagoët, fief de Saint-Castin. Les circonstances le portèrent à la tête des tribus en guerre avec leurs voisins. Il joua de la sorte un rôle dont on a rarement discerné l’importance. Les conflits entre les indigènes de l’Acadie et les Anglais de ces parages, quand on ne les ignore pas tout à fait, apparaissent en marge de notre histoire. On n’aperçoit pas l’influence considérable qu’ils exercèrent sur les destinées de la Nouvelle-France.

Les Anglais procédaient, dans le nord de l’Amérique, à l’extermination du Peau-Rouge que les Espagnols accomplissaient au sud. À l’exception des Mohicans et d’autres sauvages maraudeurs déjà en guerre avec leurs frères de race, tous les indigènes souffraient de l’hostilité des colons.

Toutes plus ou moins atteintes, selon leur situation, les tribus abénaquises prirent le parti de se solidariser.

Leur méfiance à l’égard des Anglais remontait à 1605, année où Weymouth avait fait cinq prisonniers sur les rives de la Pentagoët. Deux ans plus tard, les Abénaquis, calmés, reconnaissaient le roi d’Angleterre pour leur souverain, ce qui ne les préserva nullement de lourdes injustices. Ils se révoltèrent et, en 1609, Hudson dut reculer devant leur hostilité.

En 1614, John Smith, aventurier de la Virginie, explorait les côtes jusqu’à la rivière Pentagoët. À son départ, il laissait un navire commandé par un certain Hunt, chargé d’embarquer du poisson à destination du marché espagnol. Hunt préférait une marchandise de plus grand rapport. Aussi s’empara-t-il, au cap Cod, de 27 sauvages qu’il alla vendre aux Espagnols comme esclaves. Fameux début !

En 1620, la Mayflower débarquait au cap Cod une centaine de puritains qui venaient fonder la colonie de Plymouth. Une troupe de sauvages les couvrit, dès leur descente, d’une nuée de flèches, mais recula aux premiers coups de mousquet.

Les indigènes éprouvaient une terreur telle de la poudre que, à peu de temps de là, Pekuanokets, Massajosets et Naragansets signèrent un traité de paix avec les puissants arrivants. Les grands chefs Samoset et Massasoit conclurent une alliance avec le gouverneur Carver. Devenu le plus ferme soutien des Anglais, Massasoit étouffa pendant plusieurs années les révoltes qui fermentaient partout. Les puritains le payèrent plus tard de cette fidélité en infligeant à son fils Philippe des supplices atroces.

Les nouveaux venus n’apportaient aucune bonne foi dans leurs relations avec les Indiens. Dès avant le départ d’Angleterre, ils avaient juré l’extermination des naturels. Bibliques au point d’adopter un code de lois inspirées de la Bible et d’observer le sabbat au moins le samedi après-midi, ils rejoignaient le judaïsme, par leur haine du catholicisme.

Ils reprenaient aux Hébreux la notion du peuple choisi, si peu favorable à la tolérance envers les Gentils 1. Les sauvages leur apparaissaient comme une race maudite 2 que Dieu avait vouée à l’extermination pour faire place aux élus. Tous les malheurs des sauvages étaient voulus par la Providence et, d’un autre côté, les puritains faisaient œuvre pie en les tuant.

On n’en veut pour preuve que la charte accordée à leur colonie le 3 novembre 1620, par le roi Jacques Ier. Mentionnons d’abord que, trois au quatre ans avant l’arrivée des Pères Pèlerins, une épidémie ravageait la côte, de Pentagoët à la baie de Naraganset. Les deux tribus demeurant aux extrémités de ce territoire y échappaient, mais les autres étaient à peu près annihilées. Chez les Massajosets, notamment, il ne restait que 300 de leurs 30 000 guerriers. C’est pourquoi l’exposé des motifs de la Great Patent of New England renferme ces mots :

« Ces années dernières, par le fait de Dieu, un prodigieux fléau a régné parmi les sauvages qui habitaient auparavant ces parages, au point d’amener la destruction, la dévastation et la dépopulation totales de tous ces territoires, de sorte que, sur une étendue de plusieurs lieues, il ne reste pour ainsi dire personne pour réclamer ou faire valoir des droits de propriété sur ces terres. Par quoi nous sommes convaincu et persuadé en notre esprit que le temps est venu où le Dieu tout-puissant, dans sa grande bienveillance et dans sa munificence envers nous et notre peuple, a jugé bon et décidé que ces vastes et bons territoires vidés de leurs habitants naturels tombent en la possession et en la jouissance de ceux de nos sujets qui y seront dirigés et conduits par sa miséricorde et sa faveur, et par son bras tout-puissant » 3.

Hutchinson écrit à ce sujet : « Nos ancêtres apercevaient une intervention expresse de la Providence dans cette libération du territoire en vue de la colonisation anglaise ». Tout en se disant au-dessus de toute superstition, il partage l’avis des anciens puritains, incapable de trouver une autre explication au fléau. Dieu, note-t-il, a, de même, fait fondre les tribus devant l’avance des Anglais, jusqu’au 19e siècle 4. Il se garde d’ajouter que les Anglais aidaient la Providence de leurs mousquets et même (on en a des témoignages probants) en propageant des épidémies parmi les indigènes. Ne devaient-ils pas, beaucoup plus tard, exterminer de la sorte les naturels de la Tasmanie ? 5

La plus grande objectivité ne saurait cacher que les guerres indiennes si meurtrières furent provoquées par la brutalité, la cupidité et la convoitise des puritains.

« On suit la civilisation primitive en Nouvelle-Angleterre, écrit Sylvester (vol. II, p. 193), à sa trace ensanglantée. Les débuts de la colonie se caractérisent par une duplicité sanguinaire qui donne à l’avidité et à l’âpreté avec lesquelles les Anglais s’emparèrent du territoire une teinte d’injustice incroyable. Toute une race a été littéralement balayée de la face de la terre… Les relations des représailles reflètent une amertume et une haine avouées qui ne font certes pas honneur à l’esprit du temps ni aux annalistes ».

Sylvester met en regard la franche générosité d’un Massasoit, et la froide hypocrisie des Pèlerins qui, lentement, se cristallisa en une aversion non déguisée.

Les Anglais poursuivaient systématiquement l’extermination des Indiens. « Les colons les avaient condamnés à l’annihilation », avoue encore Sylvester. Évidemment, le lucre était leur mobile principal. Il y avait aussi cette répugnance à l’égard des gens de couleur, si vivace chez les Anglo-saxons, même de nos jours, et qui les empêche, par exemple, de considérer les Hindous comme des égaux. Aux premiers temps de la colonisation en Amérique, les puritains blâmaient fort les Français de traiter les Indiens avec humanité. C’est une autre observation de Sylvester 6.

Les indigènes de ces parages vivaient de culture et de chasse. Les colonies s’emparaient de leurs terres, et, sous le coup des menaces, reprenaient les fusils que des particuliers anglais leur avaient vendus très cher. Ainsi les acculaient-ils à la famine.

La duplicité des Anglais était grande. Ils déclaraient la guerre sous les prétextes les plus futiles, inventés pour les besoins de la cause. À l’ordinaire, ils invoquaient, malgré toutes les preuves du contraire, des complots tramés par les sauvages. Les Indiens s’assuraient la paix au moyen d’un traité qui les réduisait en réalité à une abjecte soumission. Ils abandonnaient alors toutes leurs armes. Cela ne suffisait pas toujours. Lorsqu’ils se croyaient les plus forts, les Anglais trouvaient quelque vieux mousquet oublié dans la tribu, et ils fondaient sur les sauvages.

La sanglante comédie se renouvelait chaque fois que les « pères pèlerins » convoitaient une terre. Un exemple suffira. La colonie de Weston se plaignit un jour au gouvernement de Plymouth que la tribu voisine ne lui vendait pas de maïs, sans ajouter que les Indiens n’en possédaient que pour leurs besoins stricts. Les gens de Weston croyaient convenable de prendre le maïs par la force. Le gouvernement fut de cet avis et il envoya incontinent ses troupes, commandées par Standish, exterminer la tribu récalcitrante 7.

Une guerre importante ne tarda pas à éclater. En 1635, soixante colons du Massachusetts fondaient Hartford et Wethersfield, puis Saybrooke. Ils s’emparaient des terres ensemencées de maïs, sans même en demander la permission aux Indiens. Les Pequots, ainsi dépossédés, protestèrent. Les Anglais, par l’intermédiaire de leur allié, Massasoit, proposèrent un traité, aux termes duquel les Pequots auraient livré les protestataires, renoncé à tout droit sur les terres de la nouvelle colonie du Connecticut, et considéré à jamais les colons comme des amis. Traité unilatéral, qui ne comportait aucune obligation, aucune concession de la part des Anglais.

Sans s’attarder aux négociations, constatant de nouveau la mauvaise foi de leurs voisins, les Pequots marchèrent sur le fort de Saybrooke, où ils furent repoussés. L’année suivante, le capitaine John Mason partait de Boston, à la tête de 150 hommes, troupe qu’il grossit de nombreux sauvages entraînés dans le conflit par les plus terribles menaces. Chasse impitoyable aux Pequots, incendie des villages, guets-apens, Mason ne recula devant aucun moyen. Deux mille guerriers, femmes et enfants furent tués et mille prisonniers, vendus aux Indes comme esclaves.

La cruauté systématique des puritains confond l’imagination.

Les anecdotes révélatrices ne manquent pas. Empruntons d’abord celle-ci à Daniel Neal, auteur non suspect de partialité à l’endroit des Indiens. « Le sagamore John se rendit et, pour se concilier les bonnes grâces des Anglais, amena avec lui deux prisonniers : Matoons et son fils… Les colons accordèrent la vie sauve au fils, mais ordonnèrent au sagamore John de tirer sur le père, ce qu’il fit » 8.

Les bons puritains se réjouissaient en termes papelards de ces boucheries. « Nous avons envoyé des soldats que Dieu a favorisés dans leurs entreprises jusqu’à la destruction totale des Pequots… Ainsi a-t-il plu au Seigneur de nous délivrer cette fois encore, et de répandre parmi les Indiens la terreur de l’Anglais » 9. C’est Dieu qui « avait permis à Satan d’inspirer aux Pequots l’idée de tuer des Anglais ».

Un autre chroniqueur raconte que les Anglais cherchaient un jour le refuge du chef Sasakus. « Mais pour les dédommager de leur insuccès, le deuxième soir, la divine Providence les guida vers un autre village plus rapproché, rempli de leurs meilleurs soldats, traqués là-dedans au nombre de 300 ou 100, for the divine slaughter by the hand of the English ». Les Anglais tuent, égorgent, massacrent. Ils mettent le feu aux wigwams, poursuivent les fuyards. C’est une boucherie, une vision d’horreur où le chroniqueur nous montre complaisamment « les sauvages qui brûlent, d’autres qui saignent à mort…, jusqu’à ce que le Seigneur ait entièrement détruit le groupe, à l’exception de quatre ou cinq filles capturées par les Anglais afin de leur appliquer, à Saybrooke, le traitement que ces gens ont infligé aux nôtres dans Wethersfield » 10.

La barbarie des puritains dépassait celle des Indiens. N’étaient-ils pas les instruments de Dieu et leurs tueries des « massacres divins » ? Hypocritement, ils attribuaient les mêmes vues aux sauvages. Winslow écrit quelque part : « Ce sachem, voyant les malheurs de sa tribu, dit que le Dieu des Anglais, dans sa colère, les détruirait tous. Il est assurément étrange qu’un si grand nombre d’entre eux soient morts ces temps derniers, et meurent encore tous les jours ». L’étrangeté résidait dans l’implacable cruauté des Anglais.

Le sentiment de l’honneur, avoue Sylvester, n’existait pas chez les puritains : « Oubliant tous les droits reconnus par le code de la guerre aux Indiens, les puritains poursuivaient l’exécution d’un programme d’extirpation qui ne s’appuyait ni sur le droit ni sur la raison… Ils accueillaient avec des acclamations tout avantage gagné sur les sauvages, par quelque moyen que ce fût ».

À vrai dire, les gens de Plymouth se montraient beaucoup plus féroces que ceux du Massachusetts. Il y eut même des froissements entre les deux colonies, parce que la dernière voulait parfois modérer l’autre.


— II —


La révolte de Philippe. — L’horreur du traitement infligé aux Pequots souleva contre l’Anglais toutes les tribus, de Pentagoët à Naraganset. L’histoire de cette période n’est qu’un monotone tissu de massacres, aboutissant à la révolte de Philippe, roi des Massajosets (ou Wampanoags).

Massasoit mourut, sans abandonner le parti des Anglais. Son fis, Metacomet ou Pometacom (nommé aussi Philippe pour plaire aux puritains), lui succéda.

Philippe resta l’allié des colons, mais depuis l’extermination des tribus du Connecticut, il usait de méfiance. L’amitié des Anglais n’était-elle qu’un masque ? Ces gens désiraient-ils la disparition de tous les Indiens ?

Les événements le fixèrent bientôt sur les sentiments de ses amis. Il patienta longtemps, il signa même de ces « traités » odieux qui mettaient les sauvages à la merci des Européens. Un jour, il comprit l’inutilité des reculades. Le salut se trouverait dans une lutte acharnée.

Poussé par les membres de sa tribu, il prit les armes en 1671. Ainsi commença une guerre de huit années 11. qui faillit emporter les colonies et les laissa dans un dangereux état de faiblesse. Abiel Holmes écrivait, à la fin des hostilités, que la seule colonie de Plymouth avait eu 600 habitants tués, 12 ou 13 villes et 600 bâtisses entièrement détruites. La dette était énorme.

Les Anglais en étaient entièrement responsables. Ils s’étaient attiré l’inimitié des sauvages par leurs injustices, avoue Bancroft, et Sylvester démontre que les Anglais, comme le pensait le roi Philippe, attendaient une occasion favorable pour venir à bout des Massajosets, après les Pequots. Les colons du Massachusetts, qui souffrirent davantage de la guerre, rejetèrent le blâme sur leurs compatriotes de Plymouth, alléguant provocation de leur part. C’était vrai sans doute, si l’on en juge par l’étrange Letter of Vindication du major Winslow 12.

Philippe parcourut toutes les tribus, depuis Sagadahock jusqu’au Connecticut. Elles se soulevèrent en masse. Le roi des Massajosets eut, à certaines époques, jusqu’à 5 000 hommes sous ses ordres, armée formidable pour des indigènes habitués à la petite guerre. La lutte fut de part et d’autre d’une cruauté implacable. Il ne s’agissait pas de gagner des avantages. Chaque parti sentait que son existence dépendait de l’annihilation de l’autre. Les deux races s’affrontaient, dans un conflit définitif, où l’une d’elles devait disparaître.

Une trahison livra aux Anglais leur terrible ennemi, réfugié dans des marais avec quelques gardes de corps. Et Neal (p. 399) raconte : « His body was quartered, and set upon pales and his head carried in triumph in Plimouth ». Sa femme et son fils de neuf ans furent vendus comme esclaves 13.

Cette inutile boucherie accrut la haine des Indiens envers les Anglais. Si les opérations militaires de grande envergure prirent fin avec la mort du roi Philippe, la guerre d’embuscade se poursuivit, ardente, pendant un quart de siècle au moins. La Nouvelle-Angleterre n’eut aucun repos avant la fin du 17e siècle.


La conquête de l’Acadie était ainsi retardée. Le comprenant, les Français comptèrent uniquement sur les sauvages pour la défense de leur colonie.


À son arrivée chez les Pentagoëts, Saint-Castin tombait dans une tribu en état de guerre. Expérimenté dans le métier des armes, il devait tout naturellement y prendre un commandement.

Ses débuts chez les sauvages restent obscurs. Il prit possession du fort de Pentagoët, dès son retour en Acadie, puisque les pirates s’étaient tout de suite retirés à Boston. Les Hollandais y revinrent en 1676, mais en furent délogés tout de suite par deux navires des gens de Boston, brouillés avec leurs anciens amis (cf. Williamson, vol. I, p. 581). Saint-Castin y rentra, mais six ans plus tard, il subissait une autre attaque. Si l’on en croit un mémoire de La Vallière à M. de Seignelay, daté de 1682 (Archives du Canada, C11 DI, folio 163), Bergier des Hermeaux, concessionnaire d’une pêche sédentaire, avait décidé les habitants de Port-Royal à équiper six petits bâtiments de pêche. Les Anglais, craignant pour leurs pêcheries, s’étaient associés à des boucaniers, « et particulièrement le nommé Carter de Salem en la Nouvelle-Angleterre, à qui le dict La Vallière avoit donné l’année dernière permission de faire la pesche à Canseau ». La Vallière s’était plaint au gouverneur de Boston « de ce que ledit Carter étoit l’auteur de la prise de six bâtiments du Port Royal, et de l’habitation du sieur de St-Castin à Pintagouët ». Saint-Castin livra-t-il bataille avec ses Indiens pour reconquérir son habitation ? Les documents ne sont pas clairs sur ce point. En tout cas, il revenait bientôt chez lui.

Il reprit son commerce et la direction des opérations militaires, ainsi que nous le verrons. Grâce à lui, en bonne partie du moins, la prospérité et la sécurité régnaient dans sa tribu au point que les bandes isolées des environs s’y réfugiaient. Bientôt, les Pentagoëts réunirent jusqu’à 2 000 guerriers.


III —


La guerre à Pentagoët. — Dès le début de la guerre du roi Philippe, les Pentagoëts manifestèrent ouvertement leur sympathie pour la cause commune. Toutefois, leur participation active aux hostilités tarda de quatre ans.

À l’est de la rivière Piscataqua, les Anglais avaient fondé la colonie de Sagadahock, indépendante de Boston et de Plymouth 14. Elle était peuplée, au dire des chroniquers puritains, de rudes aventuriers. Ils trompaient les sauvages dans la traite et leur faisaient subir tous les mauvais traitements imaginables. « They cheated the natives in the most open and barefaced manner imaginable, and treated them like slaves », écrit Neal (p. 400). Hubbard (II, 94), si partial pourtant, avoue que les colons avaient poussé les naturels à bout.

Justement, à l’été de 1676, des Anglais capturèrent quelques Indiens du cap Sable qu’ils vendirent comme esclaves 15. Vers le même temps, des marins anglais, sur la rivière de Saco, aperçurent la squaw du chef Squando, avec son fils, dans un canot. Ils résolurent de vérifier si les bébés indiens nageaient comme de jeunes chiens, ainsi qu’on le leur avait raconté. Leur lourde embarcation renversa le canot. La femme et l’enfant se noyèrent.

L’émotion devint très vive parmi les tribus, d’autant plus que, cette année-là, les Anglais leur refusaient des fusils et de la poudre.

Les Abénaquis n’y tinrent plus 16. Même si quelques-uns d’entre eux s’étaient joints aux troupes du roi Philippe, au cours des années précédentes, la nation dans son ensemble avait gardé la neutralité. À la suite des incidents que nous venons de relater, les tribus de Pentagoët et Kennébec tombèrent sur Casco, où elles tuèrent 34 personnes, puis sur la colonie de Sagadahock, « dont la moitié des établissements furent détruits en détail » (Bancroft).

Elles devinrent bientôt la terreur des Anglais qui ne parvinrent jamais à vaincre les Pentagoëts.

La guerre commença le 11 août 1676. Le sachem terratine Simon, accompagné de quelques hommes, se présenta à la maison d’Anthony Brackett, sur la rivière Casco, près de Falmouth. Brackett fut fait prisonnier avec sa famille, mais son invité, Nathaniel Mitton, résista et fut tué.

Les sauvages poursuivirent leurs exploits tout le long de la rive nord. Ils tombaient à l’improviste sur les gens dans les maisons, dans les champs. La terreur se répandit au loin et les habitants qui le purent se réfugièrent à Munjoy, un de ces fortins appelés garrison-houses.

Simon mena ses prisonniers sur la Kennébec. Les Canibas de cet endroit prirent les armes et un groupe remonta la rivière renouvelant les faits d’armes des Pentagoëts ; les autres descendirent le cours d’eau jusqu’à Arrowsic. Canibas et Pentagoëts se réunissant alors parcoururent le territoire situé entre Sheepscot et Pemquid, le nettoyant de tous les Anglais, dont beaucoup s’étaient réfugiés dans le blochaus de l’île Jewell, au fond de la baie de Casco. Les sauvages en firent le siège, mais devant la résistance opiniâtre de la garnison, ces guerriers, que les lenteurs d’un siège rebutaient, abandonnèrent la partie. On était au début de septembre.

Les Sokokis, tribu abénaquise située plus au sud, en campagne depuis l’automne précédent, avaient ravagé tout le territoire de Saco jusqu’à Casco.

Inquiet de se soulèvement général, le major Waldron conclut un armistice qu’une maladresse du gouvernement de Boston fit bientôt rompre 17.


— IV —


Pièges et trahisons. — Les restes de certaines tribus annihilées au cours de la guerre du roi Philippe s’étaient réfugiés chez les Abénaquis de Pentagoët. Boston voulait la tête de ces rebelles.

Le 6 septembre 1676, deux compagnies de troupes anglaises, commandées par les capitaines Joseph Syll et William Hawthorne, entraient dans Cocheco. Quatre cents Indiens des diverses tribus abénaquises ou des bandes de Philippe s’y trouvaient réunis, près de la maison du major Waldron, en visite amicale. Le corps expéditionnaire devait s’emparer des partisans de Philippe et châtier leurs audacieux amis.

Syll et Hawthorne voulaient se jeter sur les sauvages. Waldron, engagé par sa parole d’honneur, conçut un stratagème qui sauverait au moins les apparences, et « qui, pour la traîtrise, n’a pas son pareil dans les annales indiennes » (Sylvester).


Suivons le récit de Belknap. Le major propose aux Indiens, pour le lendemain, un simulacre de combat à la mode anglaise. Il joint aux deux compagnies de Boston ses propres hommes et ceux du capitaine Frost de Kittery. Après quelques mouvements et la première volée des sauvages, les Anglais encerclent habilement et désarment leurs adversaires, puis séparent les Abénaquis des réfugiés du Sud. Les Abénaquis retournent chez eux (sans doute à cause de l’intervention de Waldron), leurs alliés prennent le chemin de Boston où sept ou huit sont pendus et les autres, vendus en esclavage dans les pays étrangers 18.


Les tribus considérèrent l’incident comme une déclaration de guerre. Leurs délégués s’étaient rendus à Cocheco, comptant sur l’hospitalité de Waldron qui les y avait d’ailleurs invités. La trahison leur parut monstrueuse. Aux yeux des puritains, elle était toute naturelle. Belknap assure que la colonie, en général, l’approuva 19 et Sylvester fait cette réflexion : « Les événements antérieurs démontrent que le sentiment de l’honneur et de l’honnêteté la plus élémentaire était tellement émoussé chez eux qu’un tel exploit devait les réjouir ».

Le 23 septembre, les Indiens en embuscade en face de l’île Munjoy capturèrent six hommes envoyés aux provisions. Après quoi, ils prirent le fortin d’assaut et massacrèrent la garnison. Ce fut le signal de la nouvelle campagne.

Boston dépêcha les capitaines Hawthorne, Syll et Hunting à la tête de deux cents hommes de troupe, vers Casco où ils restèrent jusqu’au début d’octobre. Les Indiens, fuyant dans les bois à leur approche, ne se montraient pas. À peine les trois capitaines avaient-ils repris la route de Boston qu’une centaine de sauvages tombaient sur la garrison-house de Black-Point. Les assaillants étaient commandés par le sachem Mugg, homme tout à fait remarquable qui joua un rôle de premier plan dans les guerres abénaquises.

Mugg appartenait à la tribu des Androscoggins, mais, dès le début des hostilités, en 1676. il s’allia à Madokawando. beau-père de Saint-Castin, dont il reconnaissait l’autorité suprême. C’était un merveilleux agent d’exécution. plein d’allant et de ressources.

Henry Jocelyn commandait le blockhaus de Black-Point, où les colons s’étaient réfugiés à l’approche des sauvages. Mugg, songeant à s’emparer de tous sans tirer un coup de feu, attira Jocelyn au dehors pour les négociations. Rentré dans le fort, le commandant s’aperçut que, à l’exception de sa famille et de ses serviteurs, tout le monde s’était enfui en canot. Jocelyn se rendit immédiatement à Mugg qui le traita avec beaucoup de bienveillance, en considération des bontés que cet Anglais avait eues pour lui auparavant. Le chef indien mit une garnison dans le blockhaus, lequel servit ensuite de base à ses opérations. Ce mode de guerre, contraire aux habitudes des sauvages, leur était inspiré par l’énigmatique Français de Pentagoët.

Avec une partie de sa troupe, et des renforts qui lui étaient arrivés, Mugg se précipita vers l’île Richmond, refuge des gens de Black-Point. Il s’empara d’un navire, ainsi que de tous les colons réfugiés dans l’île.

L’audace des Indiens s’accrut. Plusieurs groupes se lancèrent sur le sentier de la guerre. Ils paraissaient partout à la fois. Dans les champs, dans les blockhaus, dans les villages, les Anglais redoutaient sans cesse l’apparition des guerriers rouges. Wells et Cape-Neddock subirent des assauts particulièrement meurtriers.

Les colons des rivières Sheepscot, Konnébec et Sagadahock se réfugièrent à Salem et à d’autres endroits éloignés de Pentagoët.

La campagne se termina par un incident dont les Anglais n’apprécièrent pas le haut comique.

Apprenant une nouvelle expédition de Syll et Hawthorne, Mugg, dont l’esprit fourmillait de ruses, leur fit connaître le départ fictif d’un groupe important d’indiens pour le fort d’Ossipee, situé loin du théâtre des hostilités. Les deux capitaines s’y dirigèrent lentement, par une route difficile au bout de laquelle ils trouvèrent un fort vide, où les Abénaquis n’avaient jamais mis les pieds. Mugg s’était débarrassé de ses ennemis à bon compte. Pour leur malheur, Syll et Hawthorne le comprirent trop tard. Croyant les sauvages au bord de la mer, près d’Ossipee pour la saison d’hiver, ils s’élancèrent dans cette direction.

Pendant ce temps, Mugg s’en allait à Boston, à la demande du gouverneur. Le 6 novembre 1676, les Bostonnais signaient avec les sauvages un traité, cette fois humiliant. Il portait, outre la signature des plénipotentiaires anglais, la marque de Mugg « pour le compte de Madokawando et de Chebartina, Sachems of Penobscot » (Neal). Le gouverneur du Massachusetts envoya des bateaux à Pentagoët afin d’obtenir la ratification du chef suprême.

Resté à Boston en qualité d’otage, et trompant ses gardiens par son apparente sincérité, Mugg obtint la permission de passer trois jours chez des sauvages voisins. Les trois jours écoulés, les Anglais apprirent qu’il était rentré à Pentagoët et que les Abénaquis reprendraient le sentier de la guerre au printemps.


— V —


Humiliation des puritains. — L’anxiété régna dans la colonie pendant les premiers mois de l’hiver. En février 1677, à la tête de 200 hommes, le major Waldron se rendit de Boston, en bateau, chez les Indiens de la rivière Casco afin de rouvrir les conversations. Il se buta à une hostilité sourde, qui dégénéra même en une mêlée. Waldron se retira avec quelque difficulté sur la Kennébec où, dans un fortin élevé à la hâte, il laissa une garnison de quarante hommes sous le commandement du capitaine Silvanus Davis.

Après quoi, Waldron s’aboucha de nouveau avec les indigènes, à Pemquid cette fois. Ceux-ci promirent la liberté à leurs prisonniers et, de fait, ayant touché quelque argent, ils en libérèrent trois. On décida ensuite de se revoir dans l’après-midi, sans armes de part et d’autre. Descendu de son bateau, à l’heure dite et avec la rançon convenue, Waldron trouva quelques fusils dans les broussailles.

Tout de suite il cria à la trahison et il appela ses hommes du navire, pendant que les sauvages se sauvaient dans les bois, où il les poursuivit et en tua plusieurs.

Les Indiens avaient-ils réellement des intentions sinistres ? Avaient-ils, au contraire, caché leurs armes en conformité de l’entente ? Belknap (I, 150) leur accorde le bénéfice du doute. Animés de sentiments hostiles, écrit-il. ils n’auraient pas déposé leurs armes, mais se seraient précipités sur Waldron dés son débarquement. En tout cas, cet incident marqua le début d’une autre campagne plus meurtrière que la précédente.

Waldron rentra à Boston, nettoyant sur son passage tous les groupes d’Indiens.

Dans la capitale, ayant appris de leurs théologiens la légitimité de l’association pour la bonne cause avec des païens, les puritains lancèrent les Mohawks contre les Abénaquis.

Une traîtrise de Waldron mit le comble à la mesure. Des Abénaquis rôdant près des chutes Amoskeag, Waldron envoya en reconnaissance huit sauvages sous la direction de Blind Will, sachem de Cocheco. Les Mohawks surprirent ces éclaireurs et, feignant de les prendre pour des ennemis, massacrèrent Blind Will. En réalité, s’il faut en croire Belknap (I, 153), Waldron avait tout prémédité, redoutant Blind Will, malgré ses protestations d’amitié. Comme on ne pouvait le mettre à mort ouvertement sans s’attirer le ressentiment des tribus neutres, on avait eu recours au guet-apens. Les indigènes ne furent pas dupes et, s’imaginant peut-être avec raison que l’alliance avec les Mohawks avait pour but l’extinction des bandes échappées aux massacres des années antérieures, ils épousèrent la cause des Abénaquis.

Les escarmouches, les attaques des Indiens reprirent partout.

Le 13 mai, Mugg mettait le siège devant Black-Point, abandonné des indigènes après le traité de novembre 1676. Trois jours plus tard, Mugg était tué d’un coup de mousquet. Ses hommes, sous le commandement du chef Simon, reprirent la guerre de partisans plus conforme à leurs goûts. « L’été se passa dans la terreur et la perplexité de notre part ; l’ennemi s’en donnait à cœur joie, assouvissant sa vengeance et ravageant les établissements de l’Est » (Belknap, I, 157).

Les environs de Wells, Berwick et York souffrirent particulièrement. Au mois de juin, un nombre considérable d’Anglais succombaient dans une embuscade, à Scarborough.

N’en pouvant plus, les colonies appelaient de tous leurs vœux une paix durable.

Les négociations aboutirent au printemps de 1678. Commissaires pour le gouvernement du Massachusetts, le major Shapleigh de Kittery, le capitaine Champernoon et M. Fryer de Portsmouth, signèrent à Casco, avec Squando et les autres sachems, un pacte qui obligeait chaque colon à payer un tribut annuel d’un minot de maïs aux Indiens pour la possession des terres. Traité humiliant, note Belknap, mais juste, puisque le pays appartenait aux indigènes.

Au mois d’août, sir Edmund Andros, gouverneur de New-York, expédiait une corvette pour prendre définitivement possession des domaines concédés au duc d’York dans Sagadahock. Appuyés d’une troupe imposante, les Anglais construisirent un fort à Pemquid afin de défendre la région contre les empiètements des foreigners (Belknap). Or, ils trouvèrent les Indiens animés de dispositions pacifiques, et l’automne et l’hiver se passèrent paisiblement dans ce coin.

Ainsi prit fin la seconde et dernière époque de la guerre du roi Philippe. Les colonies étaient épuisées ; tout le Maine, à l’est de Scarborough, dépeuplé ; Falmouth, un monceau de ruines. La côte, de Scarborough à Casco, n’offrait au regard que des fermes abandonnées 20.


— VI —


Les grands chefs. — Les Anglais, qui avaient eu beau jeu avec Philippe, se demandaient par quels moyens les Indiens de l’Est menaient la guerre si rudement contre une colonie forte de 700 hommes de troupes régulières, comment, en particulier, les indigènes se procuraient les armes et les munitions nécessaires.

On échafauda des conjectures. Les puritains les plus exaltés, voyant dans la soutane une émanation du démon sur la terre, accusaient les Jésuites. Mais les gens mieux renseignés savaient, par les espions indiens, que les prêtres avaient quitté la région depuis 1654. Les Indiens, méditant leurs expéditions depuis belle lurette, pensait-on, avaient accumulé armes et munitions au temps où les Anglais leur en vendaient librement.

Cette explication ne résistait pas à la réflexion. Les sauvages n’avaient jamais acheté assez de poudre pour en avoir gardé une si grande quantité quatre ou cinq ans après l’arrêt des exportations anglaises.

Les colons soupçonnaient l’intervention occulte de blancs mystérieux. Contenus chez eux par les Mohawks favorables aux Anglais, les Hollandais de New-York n’avaient pu approvisionner les indigènes. Niles accusait les Français du Canada 21 et Sylvester, se faisant l’écho des vieux chroniqueurs, soupçonne les Canadiens d’avoir muni les sauvages d’armes ou de munitions et les Jésuites, de les avoir fanatisés 22. En réalité, la Nouvelle-France ignorait cette guerre et, du reste, n’entretenait aucune relation avec les Abénaquis. D’autre part, nous l’avons noté, aucun prêtre n’habitait ni ne parcourait la région.

Toutefois, les Anglais croyaient avec raison à l’action d’un étranger. À en croire un espion indien, revenu de Pentagoët, « un homme du Canada, parmi les sauvages, les poussait à la guerre contre l’Anglais ; il leur fournissait armes et munitions » 23. On finit par découvrir, écrit Belknap 24 le nom de cet étranger ; c’était le baron de Saint-Castin, « officier français réformé, marié à la fille de Madokawando et propriétaire d’un poste de traite à Penobscot, où, à l’écart de tout gouvernement établi, il se considérait comme seigneur indépendant ». Dès lors, l’existence de notre héros préoccupa les puritains.

Les chefs déclarés de la guerre, ses grands dirigeants étaient d’abord Madokawando, sachem suprême à Pentagoët et beau-père de Saint-Castin, puis son allié Squando, sachem de Saco.

Madokawando et Squando, au dire de Belknap, étaient des personnages hors de l’ordinaire, « étranges sauvages du genre mystique, graves et sérieux dans leurs discours, se prétendant visités par des messagers d’En-Haut. Pendant un certain temps, ils furent les arbitres du pays de l’Est ».

Mugg, premier ministre de Madokawando, remarquable entraîneur d’hommes, se distinguait par son activité, son esprit d’initiative, les ressources de son cerveau fécond en ruses.

Ainsi aperçoit-on cette remarquable organisation de l’état-major général des sauvages qui devait tenir les Anglais en échec pendant trente ans.

D’abord, les grands sachems, fanatisant leurs hommes par leurs propos inspirés. Puis, le gendre de l’un d’eux, ancien officier de l’armée française au courant des meilleures tactiques, doublé d’un grand commerçant pourvoyeur d’armes, de munitions, d’approvisionnements de toutes sortes. Enfin d’habiles sous-ordre, comme Mugg et Simon.

Cette organisation se perfectionna par la suite et donna des résultats étonnants.