Le Baron de Saint-Castin, chef abénaquis/02

Éditions de l'Action canadienne-française (p. 26-46).


CHAPITRE II


SAINT-CASTIN CHEZ LES SAUVAGES


— I —


L’Acadie abandonnée. — Saint-Castin rentrant en Acadie s’enfonçait, pour de nombreuses années, dans une nuit où l’histoire n’a projeté jusqu’ici que de faibles lueurs.


L’Acadie était retombée dans l’abandon. Après un faible effort, dont l’événement avait démontré l’inanité, la France officielle s’en désintéressait encore une fois. Le 22 avril 1675, le roi écrivait simplement à Frontenac : « Je me remets à tout ce que vous estimerez de plus à propos pour le bien de mon service sur tout ce qui est arrivé en l’Acadie : je ne doute pas que vous fassiés tout ce qui sera possible pour rétablir le fort et l’habitation qui y étoient. Il est important de maintenir mes sujets en possession de ce pais là qui servira utilement et avantageusement un jour pour établir une plus facile communication avec le Canada ». Le 15 avril 1676, le bon roi donnait encore à Frontenac de l’eau bénite de cour : « Je donneray les ordres nécessaires pour fortifier l’Acadie ». Ce roi guerrier ne demandait qu’un accommodement et ses représentants avaient pour consigne : surtout pas d’histoires : « J’approuve fort que vous ayez donné les ordres au sieur de liaison, commandant à l’Acadie, de se mesnager avec les Anglois en sorte qu’il n’y arrive point de rupture ». Frontenac voyait mieux les réalités d’ordre pratique. Le 2 novembre 1681, il réclamait encore une mesure essentielle :

« Le compte des affaires de l’Acadie que je rends à Sa Majesté lui fera peut-être juger de la nécessité qu’il y a aussi d’y mettre un gouverneur avec des appointements qui lui donnent moyen de subsister et d’empêcher que la colonie, qui y reste, ne se détruise tout à fait… Je vous aurai. Monseigneur, une très grande obligation de vouloir représenter et appuyer ces raisons auprès de Sa Majesté quand vous jugerez à propos de lui parler de l’état de cette province sur laquelle je suis obligé de vous avertir que les Anglais entreprennent beaucoup, venant pêcher et traiter le long de ces côtes » 1.

Le ton découragé de ces phrases indique que le gouverneur ne conservait pas beaucoup d’espoir.

Chambly, prisonnier à Boston en 1674, revint pour un court séjour, deux ans après, juste le temps de recevoir la concession de Jemseck, bien qu’il fût confirmé dans son commandement. Encore y a-t-il lieu de penser qu’il ne sortit pas alors de Québec. Nommé gouverneur de la Martinique en 1677, il remit l’administration entre les mains de Joibert de Marson, qui n’eut pas le titre de gouverneur et qui d’ailleurs mourut l’année suivante. Versailles ne nommait pas de successeur à Chambly, la colonie restait sans tête dirigeante. Constatant cette carence, Frontenac, de sa propre autorité, chargea Le Neuf de La Vallière d’assurer l’intérim.

La commission remise à La Vallière précisait : « Elle n’est point enregistrée et ne donne point pouvoir de permettre la traicte ny la pesche aux Anglais », comme si le pauvre homme, sans troupe, pouvait imposer sa volonté aux gens qui venaient de vaincre totalement l’Acadie. Sous les gouverneurs précédents, les Anglais ne pêchaient ni ne négociaient sans permission « et sans être convenus de ce que chaque bastiment paveroit ». La Vallière recevait instructions de ne pas le permettre « jusques à ce que Sa Majesté ait fait sçavoir ses intentions ny qu’ils prennent aucun charbon de terre sans prendre les droits accoustumés ». Ses appointements étaient de 1 800 livres.

La Vallière était un Canadien, né aux Trois-Rivières Ayant épousé la fille de l’Acadien Nicholas Denys, il avait fondé l’établissement de Beaubassin sur la langue de terre qui unit les actuelles provinces du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse. Le nouveau gouverneur intérimaire avait à cœur de réussir dans sa mission. Mais les Acadiens, méfiants à juste titre, le reçurent assez mal.

« M. de La Vallière, écrivait Frontenac, m’a fait savoir qu’il avait été à Port-Royal, où les habitants avaient témoigné quelque peine de recevoir ses ordres, soit par l’accoutumance où ils étaient d’avoir été quelques années sans commandant, soit par les divisions qu’il y avait entre eux, soit enfin par quelque inclination anglaise et parlementaire, que leur inspirent la fréquentation et le commerce qu’ils ont avec ceux de Boston ».

Cette influence des Anglais sur les Acadiens s’exerçait au point, si l’on en croit Williamson (II, p. 23), que leur parler était à moitié anglais.

La Vallière garda son exploitation à Beaubassin tout en exerçant une vague surveillance sur l’ensemble de la colonie. En 1681, Frontenac en était encore à le recommander à la cour 2 qui ne confirma son titre de gouverneur qu’en 1683. Versailles lui suscitait toutes sortes d’ennuis, appuyant, contre le gouverneur, une compagnie mercantile. Indice, à coup sûr, du sans-gêne avec lequel était traitée la colonie du golfe Saint-Laurent. On le vit mieux, en 1684, quand la France choisit, pour remplacer l’honnête La Vallière, le vaurien François Perrot, chassé du gouvernement de Montréal à cause de ses malversations.

L’absence de commandement n’empêchait pas le progrès de la colonie. Les habitants y étant habitués s’en accommodaient. S’ils voyaient avec méfiance l’arrivée d’un nouveau gouverneur, c’est qu’elle ne pouvait leur attirer que des ennuis de la part des Anglais et qu’ils avaient parfaitement appris à s’en passer. Sans soutien contre un voisin fort et entreprenant (mais d’une médiocre valeur guerrière, est-il juste d’ajouter), l’Acadie était à la merci de tous les coups de main, et nous avons vu qu’ils ne manquaient pas. Versailles s’en souciait assez peu, comptant sur sa diplomatie pour regagner le terrain perdu, et ne se préoccupant pas le moins du monde des souffrances que les invasions infligeaient à la population. Le bon peuple se tirait d’affaire, mais il savait prendre ses précautions. La crainte était son état d’âme habituel 3.

À cet égard, rien n’est révélateur comme le récit que fit le subrécargue Diéreville de son arrivée en rade de Port-Royal, au mois de septembre 1699, à bord de la frégate dite la Royale-Paix. Pendant que le capitaine parlementait avec un navire du roi, les habitants couraient porter « à leurs cachettes, dans les bois, leurs meilleurs effets. Quand nous fûmes descendus à terre, et qu’ils surent que nous étions leurs amis, nous vîmes les charrettes revenir toutes chargées » 4.

Chaque fois que paraissait une voile suspecte, les Acadiens s’enfuyaient de la sorte. L’Anglais, si Anglais il y avait, détruisait leurs maisons construites sommairement, puis se retirait. Sortis immédiatement de leurs cachettes, les habitants se remettaient à l’œuvre. C’est ainsi qu’ils firent l’Acadie, en dépit des gouvernants, de sorte qu’on a pu dire : « Seul le peuple fut grand » 5.


— II —


La vie à la sauvage. — Au retour de Saint-Castin en Acadie, tout renaissait. Militaire, qu’aurait-il fait parmi les cultivateurs ? Ils voyaient les soldats avec non moins de défiance que les gouvernants. Ces soldats, comme les gouverneurs, leur attiraient les attaques des Anglais qu’ils étaient impuissants à repousser.

Qu’il le voulût ou non, seule la vie d’aventures dans les bois s’offrait à lui. Choisit-il cette existence par goût ? On n’en sait rien. À coup sûr, il n’avait pas le choix.

Chez les sauvages, un unique mode de vie s’imposait. Allaient-ils changer de mœurs, à cause d’un hôte accepté à titre bénévole ? L’étranger devait forcément s’y adapter. Bon gré mal gré, Saint-Castin s’adapta. C’est ce qu’exprimait l’abbé Louis Petit, curé de Port-Royal, dans une lettre à Mgr de Saint-Vallier : « Il passa en ce pais à l’âge de quinze ans, en qualité d’enseigne de Mr de Chambly ; et ayant été obligé à la prise de Pentagoët de se sauver dans les bois avec les sauvages, il se vit comme forcé de s’accommoder à leur manière de vie » 6.

Retenons de ce document que les circonstances eurent une influence décisive sur la destinée de Saint-Castin. Il n’y eut aucune préméditation de sa part. Que l’attrait de la vie primitive y ait contribué, n’en doutons pas. Un homme de sa trempe n’aurait pas accepté une existence déplaisante. Mettons qu’obéissant d’abord à une consigne, il finit par s’attacher à ce nouveau milieu.

Il y avait aussi le désir de faire fortune. Tant d’hommes, avant lui, avaient amassé de vastes richesses, par l’exploitation des pêcheries ou de la traite, en ce pays d’immenses possibilités. Jean-Vincent ne devait pas y manquer. Mais là n’avait pas été le motif déterminant de son départ pour le pays des Abénaquis, à la fin de 1674. À cette époque, un événement s’était produit qui aurait dû le rappeler dans le Béarn. Son frère aîné venait de mourir, sans enfant. Jean-Vincent héritait du titre et de biens considérables. Il n’était plus le cadet besogneux, forcé de se faire une situation. Son intérêt lui commandait d’aller recueillir une précieuse succession. La suite de son histoire montrera qu’en négligeant cette précaution, il s’attirait les plus graves ennuis. Il ne l’ignorait pas, soyons-en sûrs. Il savait aussi que, pour fonder une exploitation florissante en Acadie, les ressources mises à sa disposition en France lui auraient été d’un grand secours 7.

S’il partit tout de suite pour Pentagoët, après son entrevue avec Frontenac, c’était pour remplir une mission urgente. Cette figure de soldat esclave de la consigne n’est peut-être pas aussi romantique que celle du civilisé attiré invinciblement par la vie primitive, c’est-à-dire du disciple de Jean-Jacques avant la lettre. N’est-elle pas plus noble ?

Saint-Castin avait pour fonction de garder les sauvages dans l’amitié de la France. De toute évidence, il n’y pouvait réussir qu’en liant son sort à celui de ces gens.


— III —


Commerçant. — Saint-Castin tira parti des circonstances.

Ce que fut son existence chez les sauvages, son compatriote du Béarn, La Hontan, égaré aussi dans les forêts américaines, le résume en gros dans ses Nouveaux Voyages (vol. III, p. 29-30) :

« Le Baron de Saint-Casteins Gentilhomme d’Oleron en Bearn s’est rendu si recommandable parmi les Abenaquis depuis vingt & tant d’années, vivant à la Sauvage, qu’ils le regardent aujourd’hui comme leur Dieu tutélaire. Il étoit autrefois Officier de Carignan en Canada, mais dès que ce Régiment fut cassé, il se jetta chez ces sauvages dont il avoit appris la langue. Il se maria à leur maniere, préférant les Forêts de l’Acadie aux Monts Pirénées dont son pays est environné. Il vécut les premières années avec eux d’une manière à s’en faire estimer au-delà de tout ce qu’on peut dire. Ils le firent grand chef, qui est comme le Souverain de la Nation & peu à peu il a travaillé à se faire une fortune dont tout autre que lui sçauroit profiter en retirant de ce Pays-là plus de deux ou trois cens mille écus qu’il a dans ses coffres en belle monnoye d’or. Cependant il ne s’en sert qu’à acheter des marchandises pour faire des presens à ses confrères les Sauvages, qui lui donnent ensuite, au retour de leurs chasses, des présens de castors d’une triple valeur. Les gouverneurs généraux du Canada le ménagent, & ceux de la Nouvelle-Angleterre le craignent. Il a plusieurs filles & toutes mariées très avantageusement avec des François, ayant donné une riche dot à chacune. Il n’a jamais changé de femme, pour apprendre aux Sauvages que Dieu n’aime point les hommes inconstants ».

Récit assez fantaisiste dans le détail. La Hontan était un fameux hâbleur ! Mais, comme il lui arrive souvent, il a donné une impression d’ensemble conforme à la réalité des faits, si l’on oublie les coffres d’or et les deux ou trois cents mille écus. On n’aurait pu trouver une telle masse d’or dans toute l’Amérique septentrionale française. Frontenac et Champigny n’écrivaient-ils pas, le 5 novembre 1684 : « Il ne vient point d’argent de France à moins que le Roy n’en envoye, le peu de commerce que l’on fait en ce pays seroit entièrement ruiné s’il n’y restoit aucune monnoye » 8. Tibierge notait avec plus de justesse, en 1695. que Saint-Castin passait pour posséder 10 000 livres et qu’il enfouissait son trésor dans la forêt 9. Il est évident que sa richesse véritable était bien plus considérable et qu’il avait richement doté ses filles, puisqu’elles épousèrent les gentilshommes les plus riches de la petite colonie. Le chiffre d’affaires de Saint-Castin, pour employer une expression brutale, atteignait plusieurs milliers de livres par an. Le profit, très important, lui servait à accumuler des marchandises, et, nous le verrons, à armer sa tribu. S’il ne lui restait pas un nombre imposant d’écus sonnants et trébuchants, il effectuait un grand mouvement de fonds.

Saint-Castin n’était pas le seul blanc dans les tribus. Dès les débuts de la colonisation en Acadie, plusieurs Français avaient cherché refuge chez les sauvages, notamment en 1607 quand Poutrincourt abandonnait son établissement de Port-Royal, après trois ans d’efforts fructueux, car, inaugurant sa politique d’incohérence qui devait mener ses colonies à la ruine, la cour avait enlevé au fondateur un essentiel monopole. Poutrincourt laissait derrière lui des colons qui se joignirent aux indigènes. Même chose en 1613, à la suite des dévastations d’Argall.

Les mariages de Français avec des sauvagesses ont été fréquents de 1607 à 1675, à cause de la rareté des femmes blanches en Acadie ; on citait, entre autres, ceux de Saint-Castin, d’Enaud, seigneur de Nipisiguy et du trop fameux Latour. Les Métis parurent de bonne heure en Acadie 10. Même après 1700, des Français s’en allèrent dans les tribus. Chaque victoire des Anglais était suivie d’un nouvel exode. C’est parce qu’ils trouvaient des moyens de subsistance auprès des naturels qu’il y a toujours eu des gens de race française en Acadie depuis ce temps. Cependant, on exagère sans doute quand on dit qu’il est peu de familles acadiennes qui n’aient une goutte de sang métis.

Certains de ces Français devenaient de terribles aventuriers, ne gardant de la civilisation que ses vices et n’empruntant aux sauvages que leurs défauts. Les plus débrouillards se mettaient à la tête de ces « mauvais garçons » (on disait alors libertins).


— IV —


Les Abénaquis. — Comme il se tenait à l’écart des colons, le baron de Saint-Castin évitait aussi la compagnie des aventuriers. Cantonné dans sa tribu, il habitait un pays-frontière, une marche, en dehors des territoires exploités ou parcourus par les blancs.

Quels étaient au juste les sauvages de cet endroit ? Les chroniqueurs du temps les appelaient indifféremment Abénaquis ou Canibas. Il y a lieu de préciser.

Les Abénaquis formaient une nation composée de nombreuses tribus, dont Sylvester, s’appuyant sur plusieurs autorités, donne cette liste : 1. les Penobscots (ou Terratines), sur la rivière Pentagoët (Penobscot en anglais ) ; 2. les Passamaquoddys, sur la rivière Schoodak ; 3. les Wawenocks, à Pemquid ; 4. les Norridgewocks ou Canibas, sur la Kennébec ; 5. les Sokoris ou Pequakets, sur la rivière Saco ; 6. les Androscoggins, sur la rivière du même nom ; 7. les Pennacooks, sur la Merrimack ; 8. les Malécites, à la rivière Saint-Jean. Sylvester y ajoute les Micmacs de l’Acadie 11.

L’abbé Maurault situe les Canibas dans le sud-ouest du Maine et le New-Hampshire. À Kennébec, il place les Nurhantsuaks. Il dresse une liste de sept tribus abénaquises : 1. les Kanibesinnoaks ou Canibas ; 2. les Parsuikets, sur la Merrimack ; 3. les Sokakiaks, ou Sokokis, dans le voisinage des Canibas ; 4. les Nurhântsuaks, sur la Kennébec ; 5. les Pentagoëts ; 6. les Etemankiaks ou Etchemins, sur la rivière Saint-Jean ; 7. les 8arastegs.

Parmi ces contradictions, un fait certain ressort : la tribu où vivait Saint-Castin portait le nom de la rivière où elle était établie, soit Penobscot pour les Anglais ou Pentagoët pour les Français. Les Anglais appelaient souvent ces indigènes Terratines, du nom que leur avaient donné les Pilgrim Fathers.

Vivant sous des wigwams de branchages, les Abénaquis avaient sensiblement les mœurs communes aux Indiens de l’Est américain. Pour la ténacité à la guerre, ils ressemblaient aux Iroquois. Même les chroniqueurs anglais si acharnés contre eux leur reconnaissaient une moralité remarquable. Ils étaient renommés pour leur écriture graphique.

Les découvreurs racontent que les tribus abénaquises étaient soumises à un seigneur souverain, le Bashaba, dont l’influence se prolongeait jusqu’à la baie de Massachusetts. Il semble que Madokawando ait exercé ces fonctions. Dans chaque tribu se trouvaient un chef suprême ou sagamo, et des chefs subalternes ou de clans, membres du conseil. Le sagamo était élu pour la vie et son élection, suivie de fêtes qui duraient trois semaines. L’hérédité constituait un titre à l’éligibilité.

La tribu des Pentagoëts, la plus nombreuse et la plus redoutée des Anglais, exerçait une sorte de suprématie, vu que le Bashaba sortait de ses rangs. C’est à Pentagoët en tout cas qu’Ingram fut reçu, au 16e siècle, par ce mirifique seigneur dont les Sokokis relevaient directement. L’été, les Pentagoëts descendaient au bord de la mer, en vue de la pêche. L’hiver, ils se tenaient en haut de la rivière où se trouvent encore les restes de leur tribu 12.


Saint-Castin se fit chez eux une situation, parce que, sans prendre les vices des indigènes et sans abdiquer sa dignité de blanc, il s’assimila leurs qualités. On a maints témoignages de la rectitude de sa vie, témoignages qui détruisent l’effet de calomnies intéressées.

Sa qualité de Français lui attirait la sympathie des naturels. Cruellement traqués par les Anglais, ils appréciaient d’autant plus les sentiments humains des autres blancs. Au surplus, ce gentilhomme, officier de carrière, possédait des ressources précieuses aux yeux de cette peuplade guerrière. Ils firent de lui l’un de leurs chefs, titre auquel il acquit des droits quand il épousa la fille du grand sachem.


— V —


Le mariage de Saint-Castin. — On n’est pas fixé sur le nom de cette femme. Le contrat de mariage de Bernard-Anselme de Saint-Castin, fils de Jean-Vincent, passé le 31 octobre 1707, le donne comme « fils de dame Mathilde ». Celui de sa sœur Anastasie, signé le 7 décembre 1707, attribue à la mère le même nom. Mais dans le contrat de Thérèse de Saint-Castin, sœur des deux premiers, on lit : « fille de Marie-Pidianske » 13. De là à conclure qu’il se maria deux fois, il n’y a qu’un pas. La preuve est faible. Pour tout concilier, mettons que Mme de Saint-Castin, outre son nom abénaquis Pidianske, avait reçu au baptême ceux de Marie-Mathilde. On pouvait se servir de l’un ou l’autre, ou même les mêler. C’est l’hypothèse la plus plausible.

Pidianske ou Mathilde, était la fille du sagamo, ou peut-être bashaba, Madokawando. Tous les chroniqueurs de la Nouvelle-Angleterre s’accordent sur ce point, et ils étaient payés pour connaître ce Madokawando, grand ennemi de leur pays 14. Les chroniqueurs français le mentionnent parfois, sous des orthographes fantaisistes : Mataonando, Mataconanda, Mataouando.

Madokawando, suprême seigneur des Pentagoëts, était le fils adoptif du chef Assiminasqua, renommé pour son éloquence. C’était, ce Madokawando, un sauvage assez remarquable. Grave et sérieux dans ses discours comme dans sa démarche, sa piété de chrétien touchait au mysticisme. Il prétendait avoir des visions et recevoir des directives de l’autre monde, ce qui lui conférait un prestige extraordinaire. Son autorité restait d’autant plus grande qu’il ne la risquait pas dans l’exécution des besognes de routine. Se confinant dans son rôle de « roi », il avait des agents d’exécution ; Mugg, son « premier ministre », puis Edgeremet (ou Moxous), et les sachems inférieurs. Il prenait le commandement des troupes pour les expéditions particulièrement importantes. Rien ne se faisait sans son assentiment, et aucun traité ne se signait qu’en son nom. Cette façon d’agir, exceptionnelle chez les sauvages, était aussi celle de son allié, le chef Squando, de Casco. Saint-Castin non plus ne se compromit jamais inutilement. Peut-être avait-il appris aux autres chefs cette prudente façon d’agir. On suppose qu’il avait connu Madokawando dès son arrivée en Acadie et qu’il l’avait amené avec lui à Québec, pour annoncer la défaite de Chambly. C’est d’autant plus probable que Madokawando ne laissait passer aucune occasion de rapprochement avec les gouverneurs français. Avait-il inspiré à Frontenac l’idée de renvoyer le baron à Pentagoët 15 ? Ce n’est pas impossible.

La légende veut que la baronne de Saint-Castin ait été très belle 16. Croyons-le. Saint-Castin aurait-il épousé une squaw repoussante, lui qui pouvait prétendre à une alliance brillante ? L’amour seul l’avait sans doute décidé au sacrifice des avantages matériels du mariage, et cet amour, dans les circonstances, devait naître de la beauté.

Quant à la validité de son mariage, si elle ne fait pas de doute pour qui examine les documents de près, elle a été si souvent niée qu’il s’est créé une légende infamante dont le poids pèse encore sur la mémoire de Jean-Vincent. Il menait, a-t-on raconté, une vie de débauche au milieu de nombreuses femmes et concubines ; en somme, on le représente comme un sultan vautré dans les troubles délices de la volupté, sans prendre garde que le lieu, les circonstances et le temps ne se prêtaient guère à tant de mollesse. Ces bruits venaient des doutes élevés sur la légitimité de son fils aîné par son beau-frère, le juge Labaig, qui ne voulait pas rendre compte des affaires de la succession. Ainsi, tout s’éclaire. Mais examinons un peu la question, non dénuée d’importance.

Les Français et, avec eux, les missionnaires rentrant en Acadie et retrouvant Saint-Castin en 1684 voulurent régulariser la situation d’un homme digne de respect et si utile. Par un certificat en date du 30 septembre 1684, l’évêque de Québec ordonnait au père Jacques Bigot, missionnaire chez les Abénaquis, de marier le baron de Saint-Castin. D’autres témoignages nous apprennent que la cérémonie eut lieu. Dans sa lettre du 22 octobre 1685 à Mgr de Saint-Vallier, l’abbé Petit, curé de Port-Royal, écrivait :

« C’est un fort beau naturel, il mérite d’être aidé ; nous luy avons de grandes obligations ici ; comme il est généreux, et qu’il est fort à son aise, il nous fait souvent des aumônes considérables pour notre église, qui sans son secours et sans un legs d’un autre particulier, seroit beaucoup plus pauvre qu’elle n’est ; je n’y entre jamais que je ne me souvienne de luy ; et quand il vient ici me voir, ce qui luy arrive ordinairement deux fois par an, il est ravi d’assister au service que nous y faisons les dimanches avec toute la décence qui nous est possible » 17. Le bon curé ajoutait que Saint-Castin demandait un missionnaire pour Pentagoët, « où il fait sa demeure ordinaire avec des sauvages, qui désirent de se faire instruire. Ce gentilhomme a besoin luy-même de ce secours pour se soutenir dans le bien ».

Cela n’est pas d’un homme à la situation irrégulière. Pour répondre au juge Labaig, M. de Pontchartrain, en 1709, se disait convaincu, à la lecture des documents, de la légitimité du mariage et Mgr de Saint-Vallier certifiait que Bernard-Anselme de Saint-Castin était issu du mariage de son père. Plus tard, en 1715, Pontchartrain écrivait, au sujet des allégués du juge Labaig : « C’est une calomnie qui mériteroit punition, bien que le contraire eût été bien prouvé et bien reconnu ».

Subercase avait écrit de Port-Royal, le 20 décembre 1708 : « J’ai retenu Saint-Castin qui vouloit passer en France à cause d’une chicane avec des parents voulant absolument qu’il soit bâtard malgré tous les certificats des missionnaires, des peuples, des témoins et de l’évêque même. » Subercase joignait à sa lettre des certificats signés de missionnaires et de tous les anciens du pays, puis il ajoutait :

« Ce pauvre garçon a à faire au premier chicanier de l’Europe, et lieutenant général de la ville d’Oléron en Béarn, qui depuis de longues années jouit de ce bien-là, et cette pauvre famille est dans la dernière misère, et qui n’auroit pas de pain sy d’honnestes gens ne se mellaient de leurs affaires » 18.

Selon Labaig, Saint-Castin avait eu « un commerce public avec une sauvagesse » et il en avait eu deux filles, puis il avait épousé la sœur de sa concubine dont il eut dix enfants.


On accusait toujours de débauche les Français égarés parmi les sauvages. M. de Menneval écrivait, en 1688 : « J’ai porté le sieur de St-Castin à une vie plus réglée. Il a quitté sa vie de débauche avec les sauvages ». Il faut s’entendre sur le sens de débauche : on l’appliquait à toute vie irrégulière dans les bois, réfractaire à la discipline tatillonne décrétée par les débiles gouverneurs de Port-Royal. Évidemment, de ce point de vue, Saint-Castin était un débauché ; il ne l’était pas au sens ordinaire du terme.

En somme, on ne relevait contre Saint-Castin que son commerce avec les Anglais et nous verrons ce qu’il faut en penser. Il est remarquable qu’on l’a toujours ménagé, dans une colonie où les haines étaient vives et où la correspondance échangée avec la cour était faite dans une grande mesure d’accusations mutuelles.

À vrai dire, on n’a jamais su le fin fond de l’histoire ; on n’a jamais su non plus combien d’enfants eut Saint-Castin. Il ne s’expliquait pas, il vivait à l’écart des Français trop intrigants, trop dangereux, toujours disposés, malgré la réputation de galanterie de leur nation, à traîner dans la boue l’honneur des femmes.

Saint-Castin avait pour l’édifier l’aventure de Mme de Preneuse et de M. de Bonaventure. D’une amitié, peut-être innocente entre ces deux personnes distinguées, on fit un commerce honteux : on n’hésita même pas à imaginer une scène odieuse 19. Mme de Freneuse qui aimait un peu trop le plaisir devint, par les racontars de ces gens, la gourgandine la plus fieffée, si bien qu’elle dut fuir Port-Royal.

Saint-Castin se méfiait avec raison. Craignait-il les critiques trop acerbes de ses pairs à l’égard de sa mésalliance ? Il préférait laisser sa vie privée dans l’ombre.

Rien, dans la vie de Saint-Castin, n’autorise à croire à sa débauche. D’un autre côté, les mœurs des sauvages ne se prêtaient guère aux désordres imaginés par les ennemis de Jean-Vincent. Le mariage était inviolable, tant qu’il durait, aux yeux des indigènes, même si les jeunes gens jouissaient d’une liberté assez grande, encore qu’il ne faille pas croire les horreurs inventées par le hâbleur La Hontan sur le compte des filles indigènes. Les Pentagoëts, en particulier, étaient renommés pour la sévérité de leur conduite. Même les historiens qui leur gardent une rancune héréditaire en conviennent. Sylvester, par exemple, écrit (vol. II. p. 16) : « They were a notably moral people ».

Le juge Labaig tenait ses renseignements d’Acadie. Tout s’explique. Le gouverneur Perrot, dont nous reparlerons, détestait Saint-Castin et le poursuivait d’une rancune tenace, née d’une jalousie de commerçant.

Saint-Castin a souffert surtout des calomnies accréditées par les chroniqueurs puritains.

Voyant en lui leur bête noire, la cause de tous leurs maux, ils se répandaient en imprécations contre lui. Ils l’accusaient de cruauté, reproche plutôt risible de la part de gens dont la férocité s’exerçait même sur les leurs et qui n’hésitaient pas, à la fin du 17e siècle encore, à brûler des femmes soupçonnées de sorcellerie.

L’accusation de débauche était plus grave. Holmes écrit (vol. I, p. 401) : « Saint-Castin… a plusieurs femmes, en plus de la fille de Madokawando ». Hutchinson : « Il avait épousé plusieurs Abénaquises, en plus de la fille de Madokawando ». Adams, s’inspirant des Randolph Papers : « Saint-Castin, traitant français accapareur, menait une vie à demi-sauvage avec tout un choix de femmes indiennes, plus remarquables par leur nombre que par leur vertu ». Et James Sullivan 20 : « Pour mousser ses intérêts et satisfaire sa convoitise, il épousa six femmes indigènes à la fois ». Or, la polygamie ne se concevait pas chez les Abénaquis. Sullivan n’y va pas avec le manche de la cuiller. N’ajoute-t-il pas : « Saint-Castin avait à sa suite de nombreux prêtres, dont les rites et les cérémonies inintelligibles avaient pour objet de tromper un peuple barbare ».

Mrs Williams fait bon marché de ces racontars : « Les Anglais, écrit-elle (p. 101, note), dont l’intérêt était alors de représenter le baron comme une sorte d’épouvantail, lui attribuaient quatre ou cinq femmes à la fois ».

Sylvester affirme aussi qu’il ne faut pas croire les annalistes anglais, « vilipendant à plaisir la réputation de Saint-Castin, laquelle pouvait se comparer favorablement à celle de certains de ses détracteurs puritains. Saint-Castin était le Français le plus exécré par les Anglais de l’époque… The best hated Frenchman of his time » (vol. Il, p. 387). On lit de même dans la Massachusetts Historical Collection (vol. 9, p. 219) : « Saint-Castin était considéré, avec raison, comme l’ennemi le plus dangereux de la Nouvelle-Angleterre ». Enfin, Godfrey (p. 75) exprime cet avis : « Il n’existe aucune preuve qu’il eut plusieurs femmes ».

Saint-Castin, devenu veuf, se serait-il remarié, ainsi que le pense M. Leblant ? C’est fort douteux. Tout fait repousser l’hypothèse du mariage avec la sœur d’une concubine : l’évêque n’aurait pu autoriser une telle union.

En réalité, Saint-Castin, d’abord marié selon la coutume abénaquise, avait par la suite fait bénir son union par l’Église. Elle n’en était pas moins légitime. Chez les Abénaquis, le fiancé s’assurait des sentiments de sa future par l’offre de bracelets, d’une ceinture et d’un collier de coquillages. Si elle acceptait ces présents, les jeunes gens étaient fiancés. Après un temps d’épreuve, le mariage se célébrait en présence des chefs et des parents. C’était plus qu’il n’en fallait pour valider l’union aux yeux de l’Église, le prêtre n’étant, selon de nombreux théologiens, qu’un témoin chargé de constater les empêchements, le cas échéant, et le consentement mutuel des époux. Le Concile de Trente avait consacré le rôle du prêtre à cause des abus qui pouvaient résulter de son absence. Mais les règles de ce concile n’étaient pas appliquées en France et les mariages clandestins y étaient fréquents à la fin du XVIIe siècle. Il existait même à Paris une paroisse, Saint-Pierre-aux-Bœufs, où les jeunes gens se mariaient sans le consentement de leurs parents. C’est là que le comte de Frontenac, gouverneur de la Nouvelle-France, avait épousé l’éblouissante Anne de la Grange-Trianon après l’avoir proprement enlevée.

Jean-Vincent d’Abbadie avait observé la coutume abénaquise. Pouvait-il agir autrement, quand il n’y avait pas de prêtre dans la région ? L’évêque avait simplement régularisé la situation. Mais le juge Labaig invoqua la procédure comme d’abus, arguant que l’Église avait consacré une bigamie. C’était chicane mesquine de la part d’un administrateur malhonnête, peu désireux de rendre compte de sa gestion 21


— VI —


L’Abénaquis Saint-Castin. — Saint-Castin, pour tous les actes de sa vie extérieure, était devenu abénaquis.

Il fut un Abénaquis loyal et fidèle. Entendons qu’il prit à cœur les intérêts de ses nouveaux compatriotes. D’autant que ces intérêts se confondaient avec les siens.

Le baron béarnais restait un civilisé. Il avait des besoins ignorés de ses hôtes primitifs bien qu’ils eussent eux-mêmes goûté à certains fruits de la civilisation. En relations avec les blancs depuis des générations (ils recevaient des pêcheurs même avant les voyages de Jacques Cartier), ils avaient oublié le pur état de nature où avaient vécu leurs lointains ancêtres. Chez eux se manifestaient des appétits que les productions spontanées de la forêt et de la mer ne pouvaient entièrement satisfaire.

Le commerce, sous la forme de la traite, suppléait à l’apport naturel, aussi bien pour le baron que pour les indigènes. Jean-Vincent se fit commerçant : le commerce dans les colonies n’était pas une déchéance pour un gentilhomme. Nous avons vu, par la citation de La Hontan et d’autres témoignages, qu’il fut un remarquable traitant. Les bénéfices de ses échanges ne se réalisaient pas tous en or et le trésor de Saint-Castin n’avait pas la forme que lui prête l’auteur du Nouveau voyage. En tout cas, Saint-Castin disposait de ressources imposantes.

Comment, perdu dans son désert, échangeait-il ses pelleteries ? Là encore, les renseignements sont maigres. On sait qu’il possédait des embarcations, suffisantes au moins pour le voyage de Boston. En vue du commerce d’outre-mer, il utilisait les nombreux bateaux de pêche venus dans ces parages, ou bien des irréguliers, flibustiers ou corsaires. Si le baron n’eut pas de navires en propre (ce qu’il faudrait démontrer), il ne manquait pas de moyens de transport.

Quand ils lui faisaient défaut du côté de la France, il en trouvait en Nouvelle-Angleterre. C’est là un aspect délicat de son histoire, car on lui a reproché ses contacts avec les Anglais. Qu’il nous suffise de marquer ici que Saint-Castin bornait ces relations strictement au commerce et que sa fidélité à la France, sur les points essentiels, ne fléchit jamais. La cour de Versailles, pour des raisons mercantiles, n’établissait aucune distinction entre les faits de guerre et les faits de commerce, mais la nécessité de vivre autorisait notre baron à faire fi de cette doctrine par trop sévère. En outre, il avait perdu son titre d’officier français en devenant chef abénaquis. Cette dernière qualité l’obligeait à pourvoir à la subsistance de sa tribu par les moyens disponibles. Et puis la France était mal venue de formuler des exigences, elle qui laissait les siens crever de faim en Acadie.


Saint-Castin avait vu dès le début que compter sur la France, c’était courir à de cruels déboires. Non seulement il n’avait rien à attendre du gouvernement, il avait tout à craindre de ses vagues représentants, non moins que des autres Français de la colonie. Chacun cherchait uniquement son intérêt personnel et, pour l’atteindre, était prêt à tout. La sombre histoire des Latour et celle des Le Borgne, — tissues de trahisons, de vols et de meurtres, — suffisaient à renseigner Saint-Castin.

Il se tenait loin de tout cela, faisant sa vie dans le secret parmi les Abénaquis. Plus tard, il ne se refusera pas à prêter l’aide qu’on lui demandera. Cela fait, il rentrera dans sa retraite.


— VII —


Pentagoët. — Où vivait-il ? Saint-Castin suivait les sauvages dans leurs pérégrinations, à la recherche des fourrures. Il avait un pied-à-terre à Pentagoët, poste abandonné par les boucaniers hollandais, immédiatement après l’attaque de 1674. Revenus au printemps de 1676, ils en étaient tout de suite chassés par les gens de la Nouvelle-Angleterre, qui n’y restèrent pas davantage 22, appelés ailleurs par la guerre du roi Philippe. C’est alors, apparemment, que Saint-Castin s’en empara. Il demeurait dans le Vieux-Logis et les bâtisses du fort lui servaient d’entrepôts. Il ne jouissait pas d’une possession indiscutée. Les Anglais lui prirent ce poste à diverses reprises, ou du moins le saccagèrent.


Pentagoët s’élevait au fond de la baie du même nom, à l’embouchure de la rivière également nommée ainsi par les Français. Rappelons que, pour les Anglais, Pentagoët, c’est Ponobscot. Cette région se trouve aujourd’hui dans le Maine, et Pentagoët porte le nom de notre héros, transformé en Castine. À l’époque de notre histoire, le village se trouvait à quelques milles de la frontière entre l’Acadie et la Nouvelle-Angleterre, frontière que les Français rejetaient au-delà de la Kennébec, et que les Anglais fixaient à la rivière Sainte-Croix (quand ils se sentaient forcément généreux) mais plus souvent à la rive gauche de la Pentagoët. La région formait une marche sans cesse disputée par les armes et par la diplomatie. Depuis 1654, une commission siégeait à Londres et à Paris (quand le cœur lui en disait) en vue de départager les deux puissances. Elle siégea si longtemps que son rapport parut un siècle plus tard, alors que les armes avaient depuis longtemps réglé la question.

Incapables de défendre Pentagoët quand ils l’avaient pris, les Anglais établirent, à proximité de la Kennébec, le fort de Pemquid qui, à son tour, fut l’objet de luttes furieuses.

Le lieu ne manquait pas d’agrément. Dans l’embouchure en delta de la Pentagoët, des navires de 300 tonneaux pénétraient aisément. Puis, s’étalait la vaste baie aux îles nombreuses, dont la plus considérable était celle des Monts-Déserts qu’on laissait à droite en entrant. Des terres fertiles entouraient le poste et, dans la forêt, s’apercevaient des pins de soixante pieds dont tous les navigateurs auraient voulu faire des mâts. Le gibier y foisonnait. Ours, orignaux, castors, entre autres animaux, fournissaient abondamment les indigènes de pelleteries et de viande 23.

À cause de l’état de guerre perpétuel, la colonisation ne s’y implantait pas. Les sauvages y régnèrent sans entraves jusqu’à une époque avancée.

Pentagoët, c’était l’ancienne Norembègue.

« La Norambègue estoit une province de la Nouvelle-France où se sont faites les premières habitations des François et où nos autheurs marquent une ville imaginaire du mesme nom sur le fleuve Pentagouët appelé Penolescot par les Anglois. La description de la Norembègue se trouve presque jusques à nos temps dans touttes les cartes mais encore plus dans les anciennes » 24.

Norembègue, Norumbega ! Ce fut, à l’origine, l’un de ces vocables dont s’enchanta l’imagination des mariniers du Moyen-Âge et qui attirèrent Christophe Colomb dans nos parages. Antilia (nos modernes Antilles), où se dirigea le Génois ; les Îles Fortunées de Saint-Brandan, l’Île des Sept-Cités, Ophir, Bimini, Cibola, Cathay, hantaient les rêves des navigateurs, héritiers de vieilles traditions cosmographiques et cartographiques remontant peut-être jusqu’à Strabon, évoquant en tout cas le souvenir des vikings de l’an mille.

Parmi ces endroits fabuleux, Norembègue, avec Antilia, attirait le plus les navigateurs. Le Breton Nicholas Don, en 1506, fut le premier à en donner la description. Il y trouva, à l’en croire, des gens de bonnes manières, portant « cols et autres ornements en or ». La croyance se répandit en l’existence d’une ville merveilleuse dans les déserts du Nouveau-Monde. Verazzano inscrivit son nom sur les cartes. Certains historiens pensent qu’il y perdit la vie, bien qu’on situe d’ordinaire la tragique aventure de sa mort sur le Rio de la Plata. La carte française dite du Dauphin, tracée en 1542, renferme, à l’endroit de Pentagoët, deux tours pour indiquer l’emplacement d’Aurobagra (corruption de Norumbega).

Estevan Gomez débarquait dans cette région enchantée deux ans après Verazzano, soit en 1525. Cabeca de Vaca y venait en 1528. Il y fut six ans prisonnier des Indiens, puis, s’échappant, il erra pendant vingt mois dans ce pays hostile. Ce qui lui permit de découvrir un extraordinaire réseau de routes rayonnant dans toutes les directions. Ingram suivit plus tard ces routes, qui servirent à toutes les incursions des Français ou de leurs alliés indiens contre la Nouvelle-Angleterre. Vaca trouva le capitaine français Champagne, à la rivière Saint-Jean, qui le ramena en Europe à bord de sa Gargarine. L’un de ses compagnons, Job Hortop, ne revoyait l’Angleterre que vingt ans après, pour raconter des histoires extravagantes.

Jean Fonteneau, dit Alphonse ou Jean-Alfonse de Saintonge, pilote de Roberval en 1542, décrivit aussi Norembègue dans sa Cosmographie. Il imagina la ville de Cibola, aux toits d’or. Sa description atteignait les limites du dévergondage.

Vint David Ingram, un des cent hommes abandonnés au golfe du Mexique par le pirate John Hawkins en 1568 et qui, suivant les sentiers des indigènes le long de la côte, était parvenu jusqu’à Norembègue. Rentré en Angleterre, avide de popularité et doué d’un talent de conteur évidemment supérieur à celui de ses devanciers, il renchérit sur leurs exagérations : la ville de Bega, comme la Cibola de Jean-Alfonse, était construite de piliers de cristal et d’argent ; les toits des maisons y formaient un éblouissement continu de métaux précieux, sur un mille de longueur ; l’or, les joyaux et les pelleteries y foisonnaient. Afin de mettre la note finale à ce faste oriental, le brave menteur se gardait bien d’oublier les éléphants.

Ces récits fantaisistes, de règle chez les navigateurs du temps, n’étaient qu’à demi mensongers. Ne s’inspiraient-ils pas des fables racontées par des Indiens, reliquats, peut-être, de lointaines réminiscences des pays d’où étaient partis les ancêtres des Peaux-Rouges ? Ainsi en était-il du fabuleux royaume du « Saguenay » décrit par Jacques Cartier. En France, après de longues heures dans la compagnie de ce dernier et de Jean-Alfonse, Rabelais guérit ses compatriotes de cette manie en composant l’extravagant voyage de Gargantua au pays des paroles gelées.

Ingram connut la célébrité dans toutes les alehouses de Londres où il promenait ses contes. Il devint un personnage d’importance quand le considérable Hakluyt les publia dans ses ouvrages.

Les voyages se multiplièrent. En 1579, Simon Fernando arrivait à Norembègue avec des marins anglais et, l’année suivante, John Walker s’y rendait sous les auspices de sir Humphrey Gilbert : il y trouvait des pelleteries et, prétendait-il, une mine d’argent. En 1585, Lane, à son tour, découvrit une ville aux maisons couvertes de métal. (On devenait plus modeste !) En 1593, Richard Strang y voyait des gens qu’il jugeait chrétiens.

Champlain, à son tour, s’en allait à la recherche de Norembègue en 1605. Ce fut pour éprouver une cruelle déception, que ce réaliste ne chercha pas à cacher. La ville aux piliers de cristal tombait aux proportions beaucoup plus humbles d’un amas de wigwams parmi les grands fûts des arbres. À cause de sa déconvenue, sans doute, il peignit les Indiens de l’endroit sous des couleurs très sombres. Cependant, il y découvrit une vieille croix de bois 25. D’où venait ce symbole chrétien ? Peut-être marquait-il la sépulture d’un pêcheur.

Depuis des siècles, les marins bretons et basques connaissaient cette terre, que les Basques nommaient Baccalaos, nom qui englobait la Terre-Neuve actuelle. Il est même possible que Gosnold y ait vu, en 1602, des indigènes vêtus à l’européenne ainsi qu’il le raconta.

Avec Champlain, la région sortait de la fable pour entrer dans l’histoire. L’année où il la reconnaissait, Weymouth, cherchant le passage vers l’Ouest pour le compte de Charles 1er, y touchait aussi. Et puis, Hudson, en 1609. Le premier établissement y était fondé en 1613.

Les colonisateurs de Port-Royal, MM. de Monts et de Poutrincourt, éprouvaient des difficultés financières. Le premier vendit ses droits à la belle Antoinette de Pons, marquise de Guercheville, qui proposa un traité d’association à Poutrincourt, mais en exigeant une si forte part du gâteau que l’autre dût repousser l’offre. Elle tint bon et envoya des Jésuites à Port-Royal. Dès l’abord, la discorde régna. Épousant la rancœur de leur protectrice, les missionnaires traitaient de haut Biencourt, le fils de Poutrincourt, commandant à Port-Royal. Forts des écus de la dame, ils méprisaient la pauvreté de leurs rivaux. « C’est une grande folie à de petits compagnons, écrit le père Biard, que d’imaginer des baronnies et de grands fiefs, et tenements en ces terres, pour trois ou quatre mille écus qu’ils y auroient foncés ; folle vanité à des gens qui fuient la ruine de leurs maisons en France ». Si le jeune Biencourt était animé des meilleures intentions, bien que les Jésuites se fussent imposés à lui, ainsi qu’en témoigne le père Biard dans une lettre du 13 mars 1612, il ne pouvait tout de même tolérer les prétentions de ses hôtes, « qui alloient jusqu’à vouloir fonder une colonie », sur un territoire appartenant à Poutrincourt. Un récollet, le père Le Tac, blâme du reste le tour d’escamotage de Mme de Guercheville et de ses protégés, « qui fit tant de bruits, de plaintes et de crieries ».

Reconnaissant enfin ses torts, la belle marquise décida de fonder un autre établissement, dont elle confia la direction au capitaine marchand Le Coq, sieur du Saussay. En mars 1613, Le Coq appareillait de Honfleur sur la Fleur-de-May, 100 tonneaux, avec 30 personnes à bord, dont le frère du Thet et le père Quentin. En passant à Port-Royal, il s’empara de toutes les réserves et provisions, laissant les premiers colons à leur malheureux sort. On s’en allait aux Monts-Déserts de Pentagoët, fonder un poste sous le nom de Saint-Sauveur. Les Jésuites comptaient y créer un autre Paraguay. Mais, comme ceux de Port-Royal dont ils se moquaient, ils ne possédaient pas les moyens d’asseoir solidement leur création. Le 15 juillet, le forban Argall détruisait tout, à Saint-Sauveur comme à Port-Royal.

Des Français se répandirent parmi les sauvages. Charles de Biencourt resta, établissant des postes de traite centralisés à Port-Royal, troquant les pelleteries contre les marchandises apportées par les bateaux de pêche : il en venait de France près de 2 000 chaque année. Les Malouins de Dupont-Gravé lui faisaient la concurrence dans un fortin, à 6 lieues en amont de la rivière Saint-Jean. Une société bordelaise éleva aussi des entrepôts. Ainsi l’Acadie renaissait-elle de ses cendres.


Biencourt mort. Latour, ancien valet de Poutrincourt, paraît et réclame l’héritage. Le garçon sait y faire. Il embrouille si bien les cartes, il se livre à tant de micmacs avec lord Stirling et ses « baronnets de la Nouvelle-Écosse » qu’il émerge bientôt de l’aventure baptisé lord Saint-Stephen et propriétaire d’une bonne partie de l’Acadie. Une nouvelle incursion des Anglais, sous les frères anglo-normands Kirke, n’a servi qu’à l’enrichir.

Le traité de Saint-Germain-en-Laye rend l’Acadie à la France. Razilly s’en vient pour accomplir son admirable œuvre de colonisation : avec son lieutenant et successeur, Aulnay, il implantera 300 familles de colons, noyau de la race acadienne.

En secret, Latour s’entend avec les Anglais, puis fait le bon apôtre auprès de Razilly, qui, ne se doutant de rien, le charge de reprendre Pentagoët avec Aulnay. Latour, loin de se rallier à son compagnon, prévient les Anglais et s’égare dans les bois. Aulnay mène, seul, l’entreprise à bien, à la suite de quoi Razilly établit fermement la frontière à la Kennébec.

L’année suivante, soit en 1633, Thomas Willet attaque Pentagoët à la tête de 200 hommes montés sur 2 navires. La garnison, composée de 22 hommes, repousse l’attaque. En 1636, la France accorde le Vieux-Logis de Pentagoët à Latour, avec une concession de dix lieues carrées. Deux ans se passent encore. Razilly meurt. Aulnay lui succède régulièrement. Mais Latour, invoquant ses prétendus droits, obtient de partager l’Acadie avec lui. Pentagoët reste à M. d’Aulnay. Les indigènes de ces parages prennent fait et cause pour lui, tandis que Latour s’attire la sympathie des Etchemins. S’ensuivent des combats à l’intérieur de la colonie, en face d’un ennemi toujours aux aguets. En 1639, Latour pousse la trahison jusqu’à s’emparer d’une pinasse de secours expédiée à Pentagoët menacé par l’Anglais. Aulnay sauve sa place.

1640. Arrivée des capucins à Pentagoët. Ils y resteront une dizaine d’années et y élèveront un petit hospice.

1654. Attaque victorieuse des Anglais. Pentagoët se rend sans résistance, probablement parce que Latour s’y trouve, Aulnay défendant Port-Royal. La France officielle disparaît de l’Acadie jusqu’en 1670, mais Latour obtient un privilège de Cromwell et il vend ses droits sur Pentagoët à Temple et à Crowne. C’est pour faire valoir ces prétendus droits que Temple, avec la connivence de boucaniers, en 1674, avait attaqué Chambly.