Leçons sur l’intégration et la recherche des fonctions primitives (première édition)/Note



NOTE.

SUR LES ENSEMBLES DE NOMBRES.



I. — Les ensembles dérivés.

Nous avons dû résoudre, à la fin du Chapitre I, la question suivante :

Une fonction continue est connue à une constante additive près, variant d’un intervalle à l’autre, dans tout intervalle ne contenant aucun des points d’un ensemble  ; quelle doit être la nature de l’ensemble pour que la fonction soit complètement déterminée[1] ?

Ce problème a été résolu par M. G. Cantor, qui l’utilisa dans la théorie des séries trigonométriques. Nous allons étudier les propriétés des ensembles qui ont été employées au Chapitre I pour la résolution de cette question.

Considérons un ensemble borné de points[2]. L’ensemble de ses points limites est son premier dérivé, il se note ou . Le dérivé de est le second dérivé, il se note  ; et ainsi de suite.

I. Pour tout ensemble infini (c’est-à-dire comprenant une infinité de points) existe, c’est le principe de Bolzano-Weierstrass. Pour le démontrer, rangeons en une classe tous les nombres qui ne sont supérieurs qu’à un nombre fini de nombres de et dans la classe les autres nombres. La coupure définit un nombre qui est évidemment un point limite de et même le plus petit de ses points limites.

est évidemment fermé, c’est-à-dire contient ses points limites, donc il contient son dérivé  ; est fermé, il contient  ; et ainsi de suite.

Ces ensembles peuvent exister. Un premier cas où leur existence est évidente est celui où est parfait, car alors sont tous identiques. Dans ce cas, la définition de ne présente pas d’intérêt. Mais ces ensembles peuvent être tous distincts. Voici le procédé de construction que nous emploierons pour le voir :

Soient des ensembles . Divisons (0, 1) en intervalles partiels . Effectuons sur la transformation homothétique qui remplace le plus petit intervalle contenant par  ; devient . La somme de ces ensembles sera notée .

Si contiennent chacun un nombre fini de points,

est un ensemble pour lequel se réduit au point 0. Si sont identiques à on obtient pour lequel se réduit au point 0. Et ainsi de suite.

Si , pour , les dérivés contiennent tous des points.

II. Lorsque les dérivés contiennent tous des points, il existe des points communs à tous ces dérivés. Soit, en effet, un point de  ; est aussi point de . L’ensemble a au moins un point limite qui, étant limite des points de , est point de . Ce point appartient donc à tous les .

L’ensemble des points dont l’existence est ainsi démontrée est appelé le ième dérivé .

Pour , contient le seul point 0. Le dérivé de se note , il se réduit au point 0 pour . Les dérivés successifs de se notent . Il ne faut attacher aucune importance à la forme particulière des indices ici employés ; en fait, on est vite obligé de renoncer à leur donner une forme déterminée à l’avance par une loi précise, on met comme indices des symboles quelconques qui ont pour but de distinguer les différents dérivés d’un même ensemble. Nous appellerons ces symboles les nombres transfinis de la première classe ou, pour abréger, les nombres transfinis[3] ; mais, avant d’étudier ces symboles, il faut démontrer que ce sont les mêmes qui peuvent servir quel que soit l’ensemble dont on prend les dérivés et pour cela préciser la définition de ces dérivés.

Nous dirons de deux dérivés d’un même ensemble que l’un d’eux vient après l’autre s’il est contenu dans cet autre. Avec cette convention les mots avant et après peuvent être employés comme dans le langage ordinaire. Lorsqu’un dérivé contient une infinité de points et n’est pas parfait, il y a lieu de considérer son dérivé qui est, par définition le premier dérivé qui vienne après lui. Une seconde définition est nécessaire ; soient sont des dérivés en nombre fini ou dénombrable, s’ils contiennent tous des points et s’ils sont différents deux à deux il existe des points qui leur sont communs à tous ; pour le voir, il suffit de faire un raisonnement analogue à celui employé pour la proposition II. L’ensemble de tous ces points peut être identique à l’un des ensembles donnés, alors vient après tous les autres ensembles donnés, ou bien il n’est identique à aucun des ensembles donnés et il constitue par définition le premier dérivé venant après . Pour que cette définition soit acceptable, il faut que, sans que le dérivé obtenu change, on puisse remplacer les dérivés donnés par les dérivés tels que l’un quelconque des fasse partie des ou soit avant l’un d’eux et inversement. On vérifie facilement qu’il en est bien ainsi.

La seconde de ces définitions ne s’applique que dans le cas où une infinité dénombrable d’ensembles dérivés a été définie, et seulement une infinité dénombrable. La première suppose que dans l’ensemble des dérivés définis il y a un dernier dérivé, de sorte que les dérivés obtenus par l’application de ces deux définitions ont avant eux au plus une infinité dénombrable d’ensembles dérivés.

Nous pouvons énoncer la proposition :

III. Lorsque des dérivés en nombre fini ou dénombrable d’un ensemble contiennent tous des points, il existe des points communs à tous ces dérivés. Ces points constituent le premier dérivé qui ne vient avant aucun des dérivés donnés.

Considérons les dérivés successifs de deux ensembles et . Nous n’écrivons que les dérivés différents qui contiennent effectivement des points. Faisons correspondre à , à , …, à , etc. En opérant ainsi, on fait correspondre tous les premiers dérivés de à tous les premiers dérivés de , l’ordre étant conservé. Je dis que cette correspondance peut être poursuivie assez loin pour épuiser, soit les dérivés de , soit ceux de . En effet, la correspondance peut être établie entre les premiers dérivés entre et . Je suppose écrits tous les dérivés de pour lesquels cette correspondance peut être établie ; alors, ou bien il y a un de ces dérivés après tous les autres, ou bien cela n’est pas et dans les deux cas on sait définir le dérivé de qui suit tous ceux écrits. Si l’on fait correspondre ce dérivé de à celui de qui suit tous ceux écrits, la correspondance est réalisée pour d’autres ensembles dérivés que ceux écrits ; il était donc absurde de supposer qu’elle n’était réalisable que pour ceux-là.

La correspondance peut donc être réalisée jusqu’à complet épuisement des dérivés de ou de . Supposons que ce soit les dérivés de qui soient épuisés. Je dis que cette correspondance n’est possible que d’une manière ; en d’autres termes, il n’est pas possible de réaliser les conditions énoncées de manière qu’un même dérivé de corresponde d’abord à un dérivé de , puis à un autre dérivé de . Supposons cela possible et considérons seulement les dérivés , où est au plus égal à  ; nous aurons deux applications successives de l’ensemble de ces sur deux parties différentes et de l’ensemble des . est contenue dans ou dans . Supposons que soit contenue dans . Alors dans l’application des sur on fait correspondre aux de les dérivés d’une partie de l’ensemble des .

À un quelconque correspond dans l’application sur un , à ce correspond dans l’application un , on pourrait donc réaliser l’application de l’ensemble des sur l’une de ses parties[4]. Or cela est impossible car doit nécessairement correspondre à , à , et ainsi de suite, et l’on démontrerait qu’il n’en peut être ainsi pour une certaine famille de dérivés , , …, sans en être aussi de même pour le premier dérivé qui suit ceux écrits.

Enfin par des raisonnements de même nature on démontrera que si dans la correspondance il est possible d’épuiser les dérivés de , sans épuiser ceux de , il est impossible de réaliser la correspondance satisfaisant aux conditions énoncées et telle, de plus, que les dérivés de soient épuisés avant ceux de .


II. — Les nombres transfinis.

Si, comme il a été dit, on met aux lettres et différents indices distinguant les dérivés des ensembles et , on pourra convenir d’employer les mêmes indices pour les dérivés de et de qui se correspondent dans l’application dont il vient d’être parlé. Les symboles ainsi choisis une fois pour toutes comme indices sont les nombres entiers finis 1, 2, 3, … et d’autres signes qu’on appelle les nombres transfinis[5].

Un nombre transfini est dit plus petit qu’un autre lorsqu’il correspond à un dérivé venant avant celui correspondant à l’autre nombre transfini. Nous nous bornons d’ailleurs aux symboles utiles, nous ne continuerons la construction de ces symboles que tant que nous trouverons des dérivés contenant des points et différents de ceux qui les précèdent ; chaque nombre transfini n’a donc avant lui qu’un nombre fini ou une infinité dénombrable de nombres transfinis.

IV. L’ensemble des nombres transfinis n’est pas dénombrable. — Nous avons attaché des ensembles , , … aux nombres finis et des ensembles , , aux deux premiers nombres transfinis. Nous compléterons cette correspondance en convenant que si nous avons attaché au nombre , sera . Les nombres auxquels s’applique cette définition sont ceux qui ont avant eux un dernier nombre transfini, ce sont ceux qui correspondent aux dérivés donnés par la première définition ; M. Cantor les appelle les nombres de la première espèce. Ceux de la deuxième espèce sont ceux qui correspondent à la deuxième définition des dérivés ; un tel nombre est défini par l’ensemble de tous les nombres qui lui sont inférieurs. Rangeons ces nombres, qui forment un ensemble dénombrable, en suite simplement infinie , , , … ; nous poserons [6].

Ces deux procédés de construction sont applicables tant que l’on n’a encore qu’une infinité dénombrable de nombres ; ils donnent toujours un ensemble dont le ième dérivé ne contient que le point 0 ; il est donc absurde de supposer qu’on épuise la suite des nombres transfinis à l’aide d’une infinité dénombrable d’opérations.


III. — Les ensembles réductibles et les ensembles parfaits.

Il existe deux grandes classes d’ensembles : les ensembles dénombrables et les ensembles non dénombrables. À la première classe appartiennent les ensembles dont l’un des dérivés ne contient aucun point[7] ; cela résulte immédiatement de la proposition suivante :

V. Les points de qui ne font pas partie de , (), forment un ensemble dénombrable. — En effet, les points de qui n’appartiennent pas à sont isolés dans , donc chacun d’eux peut être enfermé dans un intervalle ne contenant qu’un point de . Sur l’un de ces intervalles , deux autres, au plus, et , empiètent et ils n’empiètent pas l’un sur l’autre. La somme des longueurs des est donc au plus deux fois la longueur d’un intervalle contenant  ; les intervalles forment un ensemble dénombrable.

Ainsi les points de qui n’appartiennent pas à forment un ensemble dénombrable, ceux de qui n’appartiennent pas à forment un ensemble dénombrable . Or l’ensemble considéré dans la propriété V est l’ensemble des points de la somme des pour , donc il est dénombrable.

Les ensembles dont l’un des dérivés ne contient aucun point sont dits réductibles ; ils sont dénombrables, car, d’après V, pour un tel ensemble , est dénombrable ; tous les points de sont des points de ou des intervalles contigus à , lesquels sont en nombre fini ou dénombrable. Dans un intervalle intérieur à un intervalle contigu à , n’a pas de points limites, donc est fini et par suite il est dénombrable dans tout intervalle contigu à . est dénombrable.

À la classe des ensembles non dénombrables appartiennent les ensembles parfaits :

VI. Tout ensemble parfait a la puissance du continu. — Cela est évident si l’ensemble contient un intervalle ; soit un ensemble parfait non dense dont les points extrêmes sont et [8]. est un ensemble formé des points intérieurs à l’infinité dénombrable des intervalles contigus à . Rangeons ces intervalles en suite simplement infinie . À faisons correspondre le point 0, à le point 1, aux deux extrémités de le point , aux deux extrémités de le point 1/4 ou 3/4 suivant que est entre et ou entre et . On continuera ainsi, faisant correspondre aux deux extrémités de le milieu de l’un des intervalles, définis par les points correspondant à , ce milieu étant complètement défini par la condition que les points correspondant à se succèdent dans le même ordre que .

Soit un point de qui ne soit pas extrémité d’un intervalle contigu à , il est limite des extrémités d’intervalles . Les points correspondant à ces intervalles ont, il est facile de le voir, un point limite . On fait correspondre à . De cette manière à tout point de correspond un point et un seul de (0, 1), et à tout point de (0, 1) correspond un ou deux points de , donc a la puissance du continu.

Considérons maintenant l’ensemble commun à tous les dérivés de [9]. Il est évidemment fermé, je dis qu’il est parfait. Pour le voir, remarquons que si est un point de et un intervalle contenant , ou bien l’un des dérivés de est parfait dans , ou bien quel que soit le dérivé considéré on peut trouver un point appartenant à sans appartenir à et cela fait voir que, dans tous les cas, n’est pas dénombrable dans . Inversement, si est tel que dans tout intervalle le contenant il y a une infinité non dénombrable de points de , appartient à  ; car s’il n’appartenait pas à il y aurait un intervalle dans lequel n’aurait pas de points et dans lequel serait dénombrable.

De cette propriété caractéristique des points de il résulte que ne peut contenir aucun point isolé ; si était un tel point, on pourrait trouver contenant et ne contenant aucun autre point de  ; marquons les points , les et les tendant vers  ; dans chaque intervalle , , est dénombrable, il est donc dénombrable dans .

est parfait. Mais nous voyons de plus que dans tout intervalle contigu à il n’y a qu’une infinité dénombrable de points de . À chacun de ces points correspond un nombre fini ou transfini, indice du premier dérivé ne contenant pas ce point. Il y a une infinité dénombrable de ces nombres, soit le plus grand d’entre eux, s’il y en a un plus grand que tous les autres et, s’il n’en est pas ainsi, soit le plus petit de ceux qui les surpassent. Le dérivé est identique à , donc :

VII. Tout ensemble a l’un de ses dérivés parfait.

VIII. Tout ensemble fermé est la somme d’un ensemble dénombrable et d’un ensemble parfait[10].

Les ensembles fermés sont donc dénombrables ou ont la puissance du continu, suivant que leur dérivé parfait ne contient aucun point, ou en contient ; c’est-à-dire suivant qu’ils sont réductibles ou non. Mais un ensemble non fermé peut être non réductible et dénombrable ; c’est le cas de l’ensemble des valeurs rationnelles.

FIN.
  1. On peut toujours supposer que l’ensemble qui figure dans cet énoncé est fermé ; il suffirait donc d’étudier seulement les ensembles fermés, mais il ne résulterait de cette limitation aucune simplification notable.
  2. Il s’agit de points en ligne droite, donc de nombres ; il n’y aurait que peu de changements s’il s’agissait d’ensembles de points dans un espace à plusieurs dimensions ; d’ailleurs l’emploi des courbes telles que la courbe de Peano permet de se borner à l’étude du cas de la droite.
  3. M. Cantor considère d’autres nombres transfinis que ceux dont il est question ici, mais ces nombres ne sont pas utiles dans l’études des ensembles dérivées.
  4. Il faut remarquer que c’est une partie commençant à et contenant des dérivés consécutifs, c’est-à-dire ce que M. Cantor appelle un segment. S’il s’agissait d’une partie quelconque, il n’y aurait pas impossibilité.
  5. Une notation régulière de ces symboles n’a jamais été donnée ; il est d’ailleurs évidemment impossible de noter tous ces symboles par des combinaisons en nombre fini quelconque d’un nombre fini de symboles, car, comme nous allons le voir, leur ensemble a une puissance supérieure au dénombrable. Il paraît donc impossible de donner une loi permettant d’écrire effectivement à l’aide d’une notation régulière l’un quelconque d’entre eux.

    Relativement à la numération des nombres transfinis, on lira avec intérêt ce qui concerne la forme normale des nombres transfinis dans les Mémoires de M. G. Cantor, traduits par M. F. Marotte sous le titre de Fondements d’une théorie des ensembles transfinis (Paris, Hermann).

    Dans le même Ouvrage se trouvent développées les propriétés des ensembles bien ordonnés que j’ai utilisées dans l’étude des ensembles dérivés.

  6. Il y a là une difficulté qui provient du fait qu’on ne donne pas la loi de formation de la suite , , , …. Si l’on savait donner cette loi les ensembles pourraient servir à noter les nombres iransfinis.
  7. D’après III, le premier dérivé pour lequel il en est ainsi ne peut correspondre à un nombre de la seconde espèce.
  8. On suppose borné, sinon on raisonnerait sur une partie bornée de .
  9. L’indice n’a pas d’autre but que de distinguer l’ensemble ainsi formé des dérivés. Si, ce qui n’est pas, était différent de tous les dérivés, il y aurait lieu de considérer comme une sorte de nouveau dérivé et par on représenterait un symbole qui serait le premier venant après tous les nombres transfinis de la première classe. Un tel symbole serait ce que M. Cantor appelle le premier nombre transfini de la seconde classe.
  10. On remarquera que la démonstration du théorème VIII ne suppose connus, ni la notion, ni même le mot de nombre transfini. Au contraire, dans la démonstration du théorème VII, j’emploie les nombres transfinis.

    Pendant la correction des épreuves, j’ai eu connaissance d’une lettre adressée à M. Borel par M. Ernst Lindelöf, et dans laquelle celui-ci indique une démonstration du théorème VIII qui me paraît identique à celle du texte.