Leçons sur l’intégration et la recherche des fonctions primitives (première édition)/Chapitre VII



CHAPITRE VII.

LES FONCTIONS SOMMABLES.



I. — Le problème d’intégration.

Les applications classiques de l’intégration des fonctions continues, les applications faites précédemment de l’intégration au sens de Riemann ou au sens de Duhamel et Serret, suffisent pour mettre en évidence le rôle de certaines propriétés simples, conséquences de toutes les définitions de l’intégrale déjà étudiées, et pour convaincre que ces propriétés doivent nécessairement appartenir à l’intégrale, si l’on veut qu’il y ait quelque analogie entre cette intégrale et l’intégrale des fonctions continues.

C’est pourquoi nous nous proposons d’attacher à toute fonction bornée[1] , définie dans un intervalle fini , positif, négatif ou nul, un nombre fini, , que nous appelons l’intégrale de dans et qui satisfait aux conditions suivantes :

1. Quels que soient , , , on a

 ;

2. Quels que soient , , , on a

 ;

3.

 ;

4. Si l’on a et , on a aussi

 ;

5. On a

 ;

6. Si tend en croissant vers , l’intégrale de tend vers celle de .

La signification, la nécessité et les conséquences des cinq premières conditions de ce problème d’intégration sont à peu près évidentes ; nous ne nous y étendrons pas.

La condition 6 a une place à part. Elle n’a ni le même caractère de simplicité que les cinq premières ni le même caractère de nécessité[2]. De plus, tandis qu’il est facile de construire des nombres satisfaisant à quatre quelconques des cinq premières conditions, sans satisfaire à toutes les cinq, ce qui montre que ces cinq conditions sont indépendantes, on ne sait pas si les six conditions du problème d’intégration sont indépendantes ou non[3].

En énonçant les six conditions du problème d’intégration, nous définissons l’intégrale. Cette définition appartient à la classe de celles que l’on peut appeler descriptives ; dans ces définitions, on énonce des propriétés caractéristiques de l’être que l’on veut définir. Dans les définitions constructives, on énonce quelles opérations il faut faire pour obtenir l’être que l’on veut définir. Ce sont les définitions constructives qui sont le plus souvent employées en Analyse ; cependant on se sert parfois de définitions descriptives[4] ; la définition de l’intégrale, d’après Riemann, est constructive, la définition des fonctions primitives est descriptive.

Lorsque l’on a énoncé une définition constructive, il faut démontrer que les opérations indiquées dans cette définition sont possibles ; une définition descriptive est aussi assujettie à certaines conditions : il faut que les conditions énoncées soient compatibles[5]. Le procédé jusqu’ici toujours employé pour démontrer que des conditions sont compatibles est le suivant : on choisit dans une classe d’êtres antérieurement définis des êtres jouissant de toutes les propriétés énoncées. Cette classe d’êtres est généralement la classe des nombres entiers[6] ; on admet que la définition descriptive de ces nombres ne contient pas de contradiction.

Il faut aussi étudier la nature de l’indétermination des êtres que l’on vient de définir. Supposons, par exemple, que l’on ait démontré l’impossibilité de l’existence de deux classes différentes d’êtres satisfaisant aux conditions indiquées, et que, de plus, on ait démontré la compatibilité de ces conditions en choisissant une classe d’êtres y satisfaisant ; cette classe d’êtres sera la seule définie, de sorte que la définition constructive qui a servi à effectuer le choix est exactement équivalente à la définition descriptive donnée.

Nous allons rechercher une définition constructive équivalente à la définition descriptive de l’intégrale[7].

On démontrera d’abord sans peine en s’appuyant sur les conditions 3 et 4 que l’on a la condition S

(S)

lorsque est une constante. Ceci posé, soit une fonction quelconque, nous désignerons par l’ensemble des valeurs de pour lesquelles on a , et par l’ensemble des valeurs de pour lesquelles on a .

Soit l’intervalle de variation de [8] ; partageons cet intervalle en intervalles partiels à l’aide des nombres

,

supposons que ne soit jamais supérieur à .

Désignons par () la fonction égale à 1 quand appartient à , ou à , et nulle pour les autres points ; désignons par () la fonction égale à 1 quand appartient à , ou à et nulle pour les autres points. On a évidemment

.

Lorsque nous saurons intégrer les fonctions qui ne prennent que les valeurs 0 et 1, nous en déduirons, grâce aux conditions 3 et S, les intégrales des et , lesquelles comprennent l’intégrale de (conditions 3, 4)[9].

De plus et diffèrent de de au plus, donc tendent uniformément vers quand tend vers zéro ; il est facile d’en conclure que leurs intégrales tendent vers celle de .

En effet, si les limites inférieure et supérieure de sont et , d’après 3 et 4, est comprise entre

et ;

faisons maintenant

,

on a

,

donc l’intégrale de est inférieure en module à , quantité qui tend vers zéro avec .

Pour savoir calculer l’intégrale d’une fonction quelconque, il suffit de savoir calculer les intégrales des fonctions qui ne prennent que les valeurs 0 et 1.

Il faut remarquer que nous avons démontré incidemment la possibilité d’intégrer terme à terme les séries uniformément convergentes, si le problème d’intégration est possible.

La quantité qui figure dans la démonstration précédente se calcule facilement ; en se servant de 1, de 2 et de 5, on voit qu’elle est égale à .

Si la fonction est comprise entre et , son intégrale dans est comprise entre et  ; c’est le théorème de la moyenne.

Si nous appliquons ce théorème après avoir décomposé en intervalles partiels, nous trouvons que est comprise entre les sommes qui servent à définir les intégrales par défaut et par excès ; l’intégrale est donc comprise entre les intégrales par défaut et par excès. En particulier, si le problème d’intégration est possible, pour les fonctions intégrables au sens de Riemann, il n’admet pas d’autre solution que l’intégrale de Riemann.


II. — La mesure des ensembles.

Occupons-nous maintenant des fonctions qui ne prennent que les valeurs 0 et 1. Une telle fonction est entièrement définie par l’ensemble des valeurs où elle est différente de 0 ; l’intégrale d’une telle fonction, dans un intervalle positif, est un nombre positif ou nul qu’on peut considérer comme attaché à la partie de l’ensemble comprise dans l’intervalle d’intégration. Si l’on traduit en langage géométrique les conditions du problème d’intégration des fonctions , on a un nouveau problème, le problème de la mesure des ensembles.

Pour l’énoncer, je rappelle que deux ensembles de points sur une droite sont dits égaux si, par le déplacement de l’un d’eux, on peut les faire coïncider, qu’un ensemble est dit la somme des ensembles si tout point de appartient à l’un au moins des [10]. Voici la question à résoudre :

Nous nous proposons d’attacher à chaque ensemble borné, formé de points de , un nombre positif ou nul, , que nous appelons la mesure de et qui satisfait aux conditions suivantes :

1′. Deux ensembles égaux ont même mesure ;

2′. L’ensemble somme d’un nombre fini ou d’une infinité dénombrable d’ensembles, sans point commun deux à deux, a pour mesure la somme des mesures ;

3′. La mesure de l’ensemble de tous les points de (0, 1) est 1.

La condition 3′ remplace la condition 5 ; la condition 2′ provient de l’application des conditions 3 et 6 à la série

,

dans laquelle tous les termes et la somme sont des fonctions  ; quant à la condition 1′ c’est la condition 1. Une explication est cependant nécessaire ; il y a deux espèces d’ensembles égaux : ceux que l’on peut faire coïncider par un glissement de et ceux que l’on peut faire coïncider par une rotation de autour d’un point de  ; c’est aux premiers seulement que s’applique la condition 1′. Je n’ai pas mis cette restriction dans l’énoncé parce que, dans les raisonnements suivants, on peut s’astreindre à ne pas employer d’autres déplacements que des glissements et cependant on obtiendra toujours pour deux ensembles égaux de l’une ou l’autre manière des mesures égales[11].

Une conséquence simple des conditions 1′, 2′, 3′ est que tout intervalle positif a pour mesure sa longueur , que les extrémités fassent ou non partie de l’intervalle[12].

Si l’on se reporte au Chapitre III, on voit immédiatement que, si le problème de la mesure est possible, on a

 ;

pour les ensembles mesurables J, le problème de la mesure est possible au plus d’une manière et la mesure est l’étendue au sens de M. Jordan.

Soit maintenant un ensemble quelconque , nous pouvons enfermer ses points dans un nombre fini ou une infinité dénombrable d’intervalles ; la mesure de l’ensemble des points de ces intervalles est, d’après 2′, la somme des longueurs des intervalles ; cette somme est une limite supérieure de la mesure de . L’ensemble de ces sommes a une limite inférieure , la mesure extérieure de , et l’on a évidemment

.

Soit le complémentaire de par rapport à , c’est-à-dire l’ensemble des points ne faisant pas partie de et faisant partie d’un segment de contenant . On doit avoir

,

donc

 ;

la limite inférieure ainsi trouvée pour , limite qui est nécessairement positive ou nulle, s’appelle la mesure intérieure de ,  ; elle est évidemment supérieure ou au moins égale à l’étendue intérieure de .

Pour comparer les deux nombres , , nous nous servirons d’un théorème dû à M. Borel :

Si l’on a une famille d’intervalles tels que tout point d’un intervalle , y compris et , soit intérieur à l’un au moins

des , il existe une famille formée d’un nombre fini des intervalles et qui jouit de la même propriété [tout point de est intérieur à l’un d’eux].

Soit l’un des intervalles contenant , la propriété à démontrer est évidente pour l’intervalle , si est compris entre et  ; je veux dire que cet intervalle peut être couvert à l’aide d’un nombre fini d’intervalles , ce que j’exprime en disant que le point est atteint. Il faut démontrer que est atteint. Si est atteint, tous les points de le sont ; si n’est pas atteint, aucun des points de ne l’est. Il y a donc, si n’est pas atteint, un premier point non atteint, ou un dernier point atteint ; soit ce point. Il est intérieur à un intervalle , . Soient un point de , un point de  ; est atteint par hypothèse, les intervalles en nombre fini qui servent à l’atteindre, plus l’intervalle , permettent d’atteindre  ; n’est donc ni le dernier point atteint, ni le premier non atteint ; donc est atteint[13].

Du théorème de M. Borel il résulte que si l’on a couvert tout un intervalle à l’aide d’une infinité dénombrable d’intervalles , la somme des longueurs de ces intervalles est au moins égale à la longueur de l’intervalle [14]. En effet, on peut aussi couvrir à l’aide d’un nombre fini des intervalles et le théorème, étant évidemment vrai quand on ne considère que ces intervalles en nombre fini, l’est a fortiori quand on considère tous les intervalles .

Reprenons maintenant l’ensemble et son complémentaire . Enfermons le premier dans une infinité dénombrable d’intervalles , le second dans les intervalles , on a

,

puisque est couvert par les intervalles et . De là, on déduit

La mesure intérieure n’est jamais supérieure à la mesure extérieure.

Les ensembles dont les deux mesures extérieure et intérieure sont égales sont dits mesurables et leur mesure est la valeur commune des et [15]. Il reste à rechercher si cette mesure satisfait bien aux conditions 1′, 2′, 3′. Cela est évident pour 1′ et 3′, reste à étudier la condition 2′[16].

Soient des ensembles mesurables, en nombre fini ou dénombrable, n’ayant deux à deux aucun point commun, et soit l’ensemble somme.

On peut enfermer dans une infinité dénombrable d’intervalles et dans des intervalles de manière que la mesure des parties communes aux et soit égale à  ; les étant des nombres positifs choisis de manière que la série soit convergente et de somme .

Soient , les parties des et qui sont contenues dans les intervalles , soient , les parties des , qui sont contenues dans les et ainsi de suite. est enfermé dans . est donc enfermé dans , sa mesure extérieure est donc au plus égale à la somme  ; évaluons cette somme. On a évidemment

et ceci suffit pour montrer que la série est convergente ; d’ailleurs on a

,

donc est comprise entre et . Cela donne

.

Le complémentaire de , , peut être enfermé dans  ; or a, en commun avec , les intervalles , plus une partie des intervalles communs, à , , une partie de ceux communs à , , …, une partie de ceux communs à , . a donc une mesure au plus égale à

,

et, par suite,

,

c’est-à-dire

.

L’ensemble est donc mesurable et de mesure , la condition 2′ est bien vérifiée.

L’ensemble des ensembles mesurables contient l’ensemble des ensembles mesurables J, mais il est beaucoup plus vaste, comme on va le voir. On peut, en effet, sans sortir de l’ensemble des ensembles mesurables, effectuer sur des ensembles mesurables les deux opérations suivantes :

I. Faire la somme d’une infinité dénombrable d’ensembles ;

II. Prendre la partie commune à tous les ensembles d’une famille contenant un nombre fini ou une infinité dénombrable d’ensembles.

Pour le démontrer, remarquons d’abord que la seconde opération ne diffère pas essentiellement de la première, car si est la partie commune à , est la somme de . Il suffit donc de s’occuper de la première ; soit

.

Si est l’ensemble des points de ne faisant pas partie de , on a

,

les termes de la somme étant sans point commun deux à deux. Or, il est facile de voir que est mesurable ; en effet, enfermons dans les intervalles , dans les intervalles , dans , dans et soient et les longueurs des parties communes aux et d’une part, aux et d’autre part. Si et sont les parties des et communes aux , peut être enfermé dans et dans et les parties communes à ces deux systèmes d’intervalles ont une mesure au plus égale à , donc est mesurable. De là résulte que

,

est mesurable, donc que , partie de n’appartenant pas à l’ensemble mesurable , est mesurable et ainsi de suite. Tous les sont mesurables, l’est[17].

Un intervalle étant un ensemble mesurable, en appliquant les opérations I et II un nombre fini de fois à partir d’intervalles nous obtenons des ensembles mesurables ; ce sont ceux-là que M. Borel avait nommés ensembles mesurables, appelons-les ensembles mesurables B. Ce sont les plus importants des ensembles mesurables ; tandis que, pour un ensemble quelconque, nous pouvons seulement affirmer l’existence des deux nombres , , sans pouvoir dire quelle suite d’opérations il faut effectuer pour les calculer, il est facile d’avoir la mesure d’un ensemble mesurable B en suivant pas à pas la construction de cet ensemble. On se servira de la propriété 2′ toutes les fois qu’on utilisera l’opération I ; quand on se servira de l’opération II, on emploiera un théorème dont la démonstration est immédiate :

La mesure de la partie commune à des ensembles est la limite de si chaque ensemble contient tous ceux d’indice plus grand[18].

Les ensembles fermés sont mesurables B parce qu’ils sont les complémentaires d’ensembles formés des points intérieurs à un nombre fini ou à une infinité dénombrable d’intervalles. Soit un tel ensemble, la mesure de son complémentaire est évidemment l’étendue intérieure de ce complémentaire, donc la mesure d’un ensemble fermé est son étendue extérieure. De là découle la propriété qui nous a servi : un ensemble fermé de mesure nulle est un groupe intégrable (p. 29).

Comme application de ces considérations théoriques, calculons la mesure de l’ensemble des points de (0, 1) tels que la suite de leurs chiffres décimaux de rang impair soit périodique (p. 92). Soit

un tel nombre, écrivons-le

est rationnel, l’ensemble des nombres est dénombrable. À chaque nombre rationnel correspond un ensemble de nombres ayant même mesure que l’ensemble des nombres dont les chiffres de rang impair sont nuls. Pour démontrer que est mesurable et de mesure nulle, il suffit donc de démontrer que l’ensemble des nombres jouit de cette propriété. Or cet ensemble s’obtient en enlevant de (0, 1) l’intervalle , puis de les intervalles , où est un entier inférieur à 10, puis de chaque intervalle restant les intervalles , et ainsi de suite. À chaque opération nous enlevons les 9/10 des intervalles qui restent. L’ensemble des est donc mesurable B et de mesure nulle.


III. — Les fonctions mesurables.

Pour que les considérations précédentes nous permettent d’attacher une intégrale à une fonction , il faut que, si petit que soit , nous puissions trouver les nombres (p. 101) tels que, ou les fonctions correspondantes, ou les , soient associées à des ensembles mesurables. Supposons que les ensembles correspondant aux soient mesurables, et soient et deux nombres quelconques. À un nombre correspond un certain système de nombres  ; soient le plus petit de ceux qui sont compris entre et et le plus grand. L’ensemble

est mesurable ; or quand on donne à une suite de valeurs décroissantes tendant vers zéro , on a

,

donc est mesurable.

Nous dirons qu’une fonction bornée ou non est mesurable si, quels que soient et , l’ensemble est mesurable. Lorsqu’il en est ainsi, l’ensemble est aussi mesurable, car il est la partie commune aux ensembles quand tend vers zéro. On verrait aussi que, pour qu’une fonction soit mesurable, il faut et il suffit que l’ensemble soit mesurable, quel que soit .

La somme de deux fonctions mesurables est une fonction mesurable. Soient les deux fonctions mesurables et  ; à tout nombre faisons correspondre une division de leur intervalle de variation, fini ou non, à l’aide de nombres , tels que soit au plus égale à , et considérons les ensembles de valeurs de , tels que l’on ait à la fois

,().

La somme des ensembles est mesurable, puisque chacun d’eux l’est ; et si l’on donne à des valeurs tendant vers zéro, on a

,

donc est une fonction mesurable.

On démontrerait de même que l’on peut effectuer, sur des fonctions mesurables, toutes les opérations dont il a été parlé au sujet des fonctions intégrables (p. 30) sans cesser d’obtenir des fonctions mesurables. Mais il y a plus : la limite d’une suite convergente de fonctions mesurables est une fonction mesurable ; si tend vers , l’ensemble est la somme des ensembles , étant la partie commune aux ensembles , et tous ces ensembles sont mesurables si les fonctions sont mesurables.

Appliquons ces résultats ; les deux fonctions , sont évidemment mesurables, donc tout polynôme est mesurable. Toute fonction limite de polynômes est aussi mesurable : donc, d’après un théorème de Weierstrass, toute fonction continue est mesurable. Les fonctions discontinues limites de fonctions continues, que M. Baire appelle fonctions de première classe, sont mesurables. Les fonctions qui ne sont pas de première classe et qui sont limites de fonctions de première classe (M. Baire les appelle fonctions de seconde classe) sont des fonctions mesurables.

Remarquons encore que les fonctions ainsi formées de proche en proche sont mesurables B, c’est-à-dire que les ensembles qui leur correspondent sont mesurables B ; ce sont ces fonctions que nous rencontrerons uniquement[19].

On peut souvent démontrer qu’une fonction est mesurable en se servant de la propriété suivante : si en faisant abstraction d’un ensemble de valeurs de de mesure nulle, la fonction est continue, elle est mesurable. Car les points limites de l’ensemble qui ne font pas partie de cet ensemble font nécessairement partie de l’ensemble de mesure nulle négligé, donc ils forment un ensemble de mesure nulle. L’ensemble , étant fermé à un ensemble de mesure nulle près, est mesurable. On voit ainsi, en particulier, que toute fonction intégrable au sens de Riemann est mesurable ; on voit aussi que la fonction de Dirichlet, qui est non intégrable, est mesurable.


IV. — Définition analytique de l’intégrale.

Définissons maintenant l’intégrale d’une fonction mesurable bornée en supposant l’intervalle d’intégration positif. Nous savons que, s’il s’agit d’une fonction , cette intégrale est

,

et que, s’il s’agit d’une fonction quelconque, l’intégrale doit être la limite commune des intégrales de et (p. 101) quand le maximum de tend vers zéro. D’après les conditions du problème d’intégration, ces intégrales sont

Nous savons déjà que ces deux nombres diffèrent de moins de parce que est inférieure à . Si nous faisons tendre vers zéro, en intercalant entre les de nouveaux nombres, alors croît, décroît, tend vers zéro ; donc et ont une même limite.

Soient les sommes obtenues par ce procédé ; soient les sommes obtenues en faisant tendre vers zéro d’une autre manière[20] ; soient les sommes obtenues en réunissant les nombres donnant et  ; soient celles obtenues en réunissant les donnant  ;  ;  ; et ainsi de suite. On a évidemment

la seconde de ces inégalités montre que et ont la même limite que et , car nous savons que et ont une limite et que tend vers zéro. La première montre que cette limite est aussi celle de et .

La valeur de l’intégrale est donc indépendante de la manière dont le maximum de tend vers zéro.

Nous complétons cette définition en posant

.

Il reste à voir si l’intégrale satisfait bien aux conditions du problème d’intégration[21] ; il nous suffit évidemment d’examiner les conditions 3 et 6.

Lorsque l’on additionne deux fonctions ne prenant chacune qu’un nombre fini de valeurs différentes, comme les fonctions et de la page 101, la condition 3 est évidemment vérifiée. Soient maintenant et deux fonctions mesurables bornées ; nous savons que et diffèrent de moins de de deux fonctions et de la nature de celles dont il vient d’être parlé, donc diffère de moins de de  ; diffère de moins de de , c’est-à-dire de moins de de . La condition 3 est donc bien remplie.

La condition 6 est aussi remplie, car on a la propriété suivante :

Si les fonctions mesurables , bornées dans leur ensemble, c’est-à-dire quels que soient et , ont une limite , l’intégrale de tend vers celle de .

En effet, nous savons que est intégrable ; évaluons

.

Si l’on a toujours et si est inférieure à dans , , étant inférieure à la fonction égale à dans et à dans , a une intégrale au plus égale en module à

.

Mais est quelconque, et tend vers zéro avec parce qu’il n’y a aucun point commun à tous les , donc

tend vers zéro. La propriété est démontrée[22].

Une autre forme de ce théorème est la suivante :

Si tous les restes d’une série de fonctions mesurables sont en module inférieurs à un nombre fixe , la série est intégrable terme à terme.

Les définitions et les résultats précédents peuvent être étendus à certaines fonctions non bornées. Soit une fonction mesurable non bornée. Choisissons des nombres , en nombre infini, échelonnés de à et tels que soit toujours inférieur à . Nous pouvons former les deux séries, infinies dans les deux sens,

En reprenant les raisonnements précédents, on voit immédiatement que, si l’une d’elles est convergente, et par suite absolument convergente, l’autre l’est aussi et que, dans ces conditions, et tendent vers une limite bien déterminée quand le maximum de tend vers zéro d’un manière quelconque. Cette limite est, par définition, l’intégrale de dans l’intervalle positif d’intégration ; on passe de là à un intervalle négatif comme précédemment.

Nous appellerons fonctions sommables les fonctions auxquelles s’applique la définition constructive de l’intégrale ainsi complétée[23]. Toute fonction mesurable bornée est sommable.

Les raisonnements employés montrent que le problème d’intégration est possible et d’une seule manière, si on le pose pour les fonctions sommables.

On ne connaît aucune fonction bornée non sommable, il est facile au contraire de citer des fonctions non bornées non sommables. La fonction nulle pour et égale à

en est un exemple ; cependant cette fonction peut être intégrée par les méthodes de Cauchy et de Dirichlet développées au Chapitre I. On pourra, dans certains cas, appliquer ces méthodes aux fonctions non sommables pour définir leur intégrale ; je n’insisterai pas sur cette généralisation.

Voici une dernière définition ; si une fonction est définie dans un ensemble , nous dirons qu’elle est sommable dans si la fonction , égale à pour les points de et à 0 pour les points de , a une intégrale dans , qui sera, par définition, l’intégrale de sur . Donc, si un ensemble est la somme d’un nombre fini ou d’une infinité dénombrable d’ensembles mesurables , sans point commun deux à deux, on a

 ;

cela est évident si la fonction sommable considérée est bornée ; on le démontrera sans peine pour une fonction sommable quelconque.


V. — Définition géométrique de l’intégrale.

La définition constructive de l’intégrale à laquelle nous venons d’arriver est analogue à la définition développée au Chapitre II ; seulement, pour calculer une valeur approchée de l’intégrale, au lieu de se donner comme dans ce Chapitre une division de l’intervalle de variation de nous nous sommes donné une division de l’intervalle de variation de . Recherchons maintenant s’il est possible d’obtenir une définition analogue à celle du Chapitre III.

Cela suppose résolu le problème de la mesure des ensembles formés de points dans un plan, problème que l’on pose comme pour le cas de la droite, la condition 3′ devenant : la mesure de l’ensemble des points dont les coordonnées vérifient les inégalités

,,

est 1.

On démontrera facilement que la mesure d’un carré est son aire, au sens élémentaire du mot. De là on déduira que la mesure d’un ensemble quelconque est comprise entre sa mesure extérieure et sa mesure intérieure, mesures qu’on définira comme dans le cas de la droite, les carrés remplaçant les intervalles.

Pour démontrer que la mesure intérieure ne surpasse jamais la mesure extérieure, il faudra démontrer qu’un carré ne peut être couvert à l’aide d’un nombre fini de carrés que si la somme des aires des est au moins égale à l’aire de , ce que l’on peut faire élémentairement[24] ; puis il faudra démontrer le théorème de M. Borel lorsqu’on remplace dans son énoncé le mot intervalle par le mot carré ou le mot domaine.

La démonstration peut se faire comme pour le cas de la droite, mais je veux, à cette occasion, indiquer comment on peut employer la courbe de M. Peano et les autres courbes analogues (p. 44). Soit le domaine dont tout point (ainsi que les points frontières) soit intérieur à l’un des domaines . Nous pouvons définir, à l’aide d’un paramètre variant de 0 à 1, une courbe qui remplit le domaine et qui ne passe par aucun point extérieur[25]. Chaque domaine découpe sur des arcs correspondant à certains intervalles de variation pour , soient ces intervalles. Un domaine peut d’ailleurs avoir des points de sa frontière communs avec , ces points ne formant pas d’intervalles ; nous négligeons ces points et nous ne nous occupons que des intervalles. (0, 1) est évidemment couvert avec les , donc avec un nombre fini d’entre eux, d’après le théorème de M. Borel pour le cas de la droite, et, par suite, est couvert avec les en nombre fini qui correspondent à ces .

Cette propriété démontrée, la suite des raisonnements et des définitions se poursuit comme dans le cas de la droite, les intervalles étant toujours remplacés par des carrés. Comme dans le cas de la droite on définit les ensembles mesurables, les ensembles mesurables B, et l’on démontre à leur sujet les mêmes propriétés.

Il ne faut pas confondre la mesure des ensembles de points dans le plan avec celle des ensembles de points d’une droite ; nous les distinguerons lorsqu’il y aura doute en les qualifiant mesure superficielle et mesure linéaire [26].

Arrivons à la définition de l’intégrale.

À toute fonction attachons les deux ensembles superficiels (Chap. III, p. 46) ; par analogie avec ce qui a été fait précédemment, il est naturel d’appeler intégrale de la fonction la quantité}}

.

Étudions dans quels cas cette définition s’applique ; nous allons démontrer que c’est lorsque la fonction est mesurable et seulement dans ce cas. Pour cela, il suffira évidemment de le démontrer pour la fonction égale à quand n’est pas négative, et nulle quand est négative ; c’est de cette fonction que nous allons nous occuper.

Quand on fait décroître , l’ensemble linéaire ne perd aucun point, de là on déduit que les mesures linéaires inférieure et supérieure et sont des fonctions non croissantes. De plus, est l’ensemble des points qui appartiennent à tous les  ; de là on déduit que et sont des fonctions de continues à gauche. Ceci posé, supposons que l’on ait

,

alors il en sera encore de même dans tout un certain intervalle . Considérons la partie de comprise entre et . Enfermons les points de dans des carrés , les points de dans des carrés  ; on peut supposer les et de côtés parallèles à et . Ils ont en commun des rectangles dont la somme des aires est au moins et en diffère aussi peu que l’on veut. La section des carrés par la droite est composée d’intervalles qui enferment , celle des carrés est composée d’intervalles qui enferment , celle des rectangles est formée des parties communes aux et  ; on a donc

.

est donc supérieure à quand varie de à , et est au moins égale à . et par suite n’est donc mesurable que si est mesurable.

Supposons que bornée soit mesurable et partageons l’intervalle de variation de à l’aide de nombres . Soit la partie de comprise entre et , nous allons évaluer sa mesure. Enfermons dans des intervalles les points de et ceux de dans des intervalles , soient les intervalles faisant partie des et des . Considérons l’ensemble des points dont les abscisses sont points de et dont les ordonnées sont comprises entre et  ; soit l’ensemble analogue relatif à . L’ensemble étant contenu dans , on a

,

de là on déduit

.

En faisant la somme de toutes les inégalités analogues, on a

.

En raisonnant d’une façon analogue, on voit que

.

Nous avons démontré que les deux quantités et tendent vers une même limite quand le maximum de tend vers zéro, donc est mesurable et l’on retrouve la définition de l’intégrale déjà donnée.

Nous appellerons intégrale indéfinie de l’une quelconque des fonctions

.

Les intégrales indéfinies sont des fonctions continues. Si est une fonction bornée, cela est évident. Supposons ensuite sommable mais non bornée, alors on peut trouver assez grand pour que les intégrales de dans les deux ensembles , soient toutes deux inférieures en module à . Posons , étant nulle pour les deux ensembles , et étant nulle pour . Alors l’intégrale indéfinie de est une fonction continue ; l’intégrale de dans tout intervalle étant au plus, autour d’un point quelconque , on peut donc trouver un intervalle dans lequel l’accroissement de soit au plus , ce qui prouve que est continue.

Si est sommable, l’est aussi et, dans tout intervalle, l’intégrale indéfinie de subit un accroissement en module inférieur à celui de l’intégrale indéfinie de  ; cette dernière intégrale étant croissante, toute intégrale indéfinie est à variation bornée.

Les propositions trouvées au Chapitre V (p. 69) relativement à la limitation des nombres dérivés de à l’aide des maxima et des minima de sont encore exactes ; elles se démontrent de même[27].


VI. — La recherche des fonctions primitives.

Occupons-nous de la recherche des fonctions primitives. Soit une fonction ayant une dérivée , nous savons que est mesurable, car c’est une fonction de première classe. Supposons que soit bornée, alors est aussi borné, quels que soient et . Et puisque est la limite pour de on peut écrire, d’après un théorème énoncé à la page 114,

,

car est une fonction continue.

Donc les intégrales indéfinies d’une fonction dérivée sont ses fonctions primitives. Nous avons résolu le problème fondamental du calcul intégral pour les fonctions bornées. De plus, nous avons un procédé régulier de calcul permettant de reconnaître si une fonction bornée est ou non une dérivée[28].

Pour aller plus loin, démontrons que les nombres dérivés d’une fonction continue sont mesurables et même mesurables B. Considérons pour cela une suite de fonctions , et les fonctions égales, pour chaque valeur de , à la plus grande et à la plus petite des limites  ; ce sont les enveloppes d’indétermination de la limite des . Voici comment on peut obtenir l’enveloppe supérieure  ; est la fonction qui, pour chaque valeur de , est égale à la plus grande des fonctions  ; est la limite de la suite de la suite croissante  ; est la limite de la suite décroissante . Si les sont des fonctions continues, il en est de même des , les sont donc au plus de première classe et au plus de seconde classe[29]. Un raisonnement analogue s’applique à .

La définition des enveloppes d’indétermination aurait pu être donnée pour une fonction , où est un paramètre remplaçant l’indice de la fonction . L’un des nombres dérivés de est l’une des enveloppes d’indétermination de , quand on fait tendre vers zéro, par valeurs de signe déterminé. Mais étant continue en pour , on peut, pour la recherche de ces enveloppes, remplacer l’infinité non dénombrable des valeurs de par une suite de valeurs de tendant vers zéro et convenablement choisies. Les nombres dérivés sont donc au plus de seconde classe et en tout cas.

Ceci posé, soit le nombre dérivé supérieur à droite de , nous le supposons fini. Prenons arbitrairement des nombres échelonnés de à quand parcourt la suite des nombres entiers de à , et supposons que ne surpasse jamais . Prenons des nombres positifs , tels que soit inférieure à . Désignons, pour abréger, par , et rangeons les en suite simplement infinie . Enfermons dans des intervalles , et dans des intervalles choisis de manière que la somme de leurs parties communes soit au plus . Enfermons dans des intervalles , et dans des intervalles , les et les étant intérieurs aux et ayant des parties communes de longueur au plus égale à . On enfermera de même dans et dans , ces intervalles étant contenus dans et ayant pour mesure de leurs parties communes au plus[30].

En continuant ainsi, on enferme dans et est au plus  ; de plus n’a en commun avec les autres que des intervalles, chacun d’eux étant compté une seule fois, de longueur totale inférieure à .

Les deux sommes et sont convergentes ou divergentes à la fois et, si elles convergent, elles diffèrent de moins de . Les deux expressions et ont donc un sens en même temps et, si elles en ont un, elles diffèrent de moins de , étant l’intervalle positif d’intégration. La même remarque s’applique aux deux expressions et .

Soit un point appartenant à , celui des intervalles qui contient . Nous attachons à le plus grand intervalle contenu dans , de longueur au plus égale à , et tel que

.

À l’aide des intervalles ainsi définis, on peut former une chaîne d’intervalles couvrant à partir de (p. 63). Cette chaîne peut servir à évaluer une valeur approchée de la variation totale de . Cette valeur approchée ainsi trouvée est comprise entre et , en désignant par les intervalles employés dans la chaîne et qui proviennent des points de . Les points de qui ne font pas partie de font nécessairement partie de l’un des ensembles (), donc leur mesure est au plus égale à et diffère de de moins de .

Donc, pour que l’un des nombres dérivés d’une fonction, supposé fini, soit sommable, il faut et il suffit que cette fonction soit à variation bornée ; sa variation totale est l’intégrale de la valeur absolue du nombre dérivé.

Si, reprenant le raisonnement précédent, on se sert des intervalles employés pour calculer l’accroissement de dans , on voit que l’intégrale indéfinie d’un nombre dérivé sommable est la fonction dont il est le nombre dérivé.

Ainsi nous savons résoudre les problèmes B, B′, C, C′ quand la fonction donnée est bornée ou quand on sait que la fonction inconnue ne peut être à variation non bornée.

Voici d’autres conséquences : soit une fonction ayant ses nombres dérivés à droite partout finis, on a

donc est une fonction non négative d’intégrale nulle et, par suite, elle est partout nulle, sauf peut-être aux points d’un ensemble de mesure nulle. Sauf en ces points, a donc une dérivée à droite.

On peut aller plus loin et démontrer qu’une fonction à variation bornée et à nombres dérivés finis a une dérivée pour un ensemble de points dont le complémentaire est de mesure nulle ; de plus une telle fonction est l’intégrale indéfinie de sa dérivée considérée seulement pour l’ensemble des points où elle existe[31]. Ces deux propriétés, qui s’appliquent en particulier aux fonctions à nombres dérivés bornés[32], résultent des considérations suivantes :

Les intégrales indéfinies des fonctions sommables ont toutes, nous allons le voir, des dérivées en certains points ; nous comparerons cette dérivée à la fonction intégrée . Considérons d’abord le cas d’une fonction mesurable ne prenant que les valeurs 0 et 1, soit son intégrale indéfinie et posons . Enfermons dans des intervalles dont la somme des longueurs est et faisons tendre vers zéro. L’ensemble commun à , contient et n’en diffère que par un ensemble de mesure nulle, de sorte que, dans le calcul de , on peut remplacer par tel que . est la limite vers laquelle tendent en décroissant les fonctions attachées à ,  ; soit l’intégrale indéfinie de . Dans tout intervalle positif, l’accroissement de est au moins égal à celui de , de sorte que

,

étant l’un quelconque des nombres dérivés.

Mais étant égal à 1 pour tous les points intérieurs aux intervalles , n’est différent de zéro qu’en ces points et en un ensemble de points de mesure nulle. Par suite, n’est différent de zéro qu’en des points de (ou de ) et en un ensemble de points de mesure nulle. Mais, puisque n’est jamais supérieur à I, que est l’intégrale de et que, si est contenu dans ,

,

est égal à 1 pour les points de , sauf pour les points d’un ensemble de mesure nulle. Cela étant vrai pour l’un quelconque des nombres dérivés, est la dérivée de , sauf pour les points d’un ensemble de mesure nulle.

Soit maintenant la fonction sommable , reprenant les notations de la page 101 nous considérons comme la limite vers laquelle les fonctions tendent en croissant quand le maximum de tend vers zéro. est la dérivée de son intégrale indéfinie, sauf pour un ensemble de mesure nulle, car c’est une somme de fonctions . On déduit de là, en faisant tendre vers zéro, que les nombres dérivés de l’intégrale indéfinie de sont au moins égaux à sauf aux points d’un ensemble de mesure nulle, car dans tout intervalle l’accroissement de l’intégrale de est au moins égal à celui de l’intégrale de . De même, en considérant les fonctions qui tendent vers en décroissant, on voit que ces nombres dérivés sont, sauf en un ensemble de mesure nulle, au plus égaux à , donc l’intégrale indéfinie d’une fonction sommable admet cette fonction pour dérivée sauf aux points d’un ensemble de mesure nulle[33].

Si l’on rapproche cet énoncé de la définition proposée à la page 94, on reconnaît que cette définition est exactement équivalente pour les fonctions bornées à celle étudiée dans ce Chapitre. L’intégration des fonctions sommables bornées est donc, en un certain sens, l’opération inverse de la dérivation.


VII. — La rectification des courbes.

Soit une courbe rectifiable

définie dans par les fonctions à nombres dérivés bornés. Ces fonctions admettent toutes trois à la fois des dérivées, sauf pour un ensemble de valeurs de de mesure nulle, , et soit le complémentaire de . Nous allons démontrer que la longueur de la courbe est

.

Remarquons d’abord que, dans un intervalle , l’arc croît au plus de si les nombres dérivés de sont inférieurs en valeur absolue à . Donc on peut enfermer les points de dans des intervalles dont la contribution dans est inférieure à et dont la contribution dans l’intégrale est aussi inférieure à .

Ceci posé, partageons l’intervalle fini de variation de

à l’aide de nombres tels soit inférieur à . étant l’ensemble nous pouvons enfermer dans des intervalles dont les parties communes avec d’autres ont une longueur totale au plus égale à  ; les nombres étant tels que la série soit convergente et de somme . À tout point de attachons le plus grand intervalle d’origine , de longueur au plus égale à , intérieur à celui des qui contient et tel que

À un point de , nous attachons le plus grand intervalle d’origine , de longueur au plus égale à et contenu dans celui des qui contient .

Avec ces intervalles, on peut couvrir (0, 1), à partir de 0, par une chaîne d’intervalles qu’on peut employer pour le calcul de l’arc. Cela donne une valeur approchée de l’arc différant de moins de de , en désignant par les intervalles employés provenant des points de . Les points de qui ne font pas partie de sont des points de ou de (). Or les points de contenus dans fournissent, dans

,

une contribution qui diffère de moins de de l’intégrale de dans  ; c’est-à-dire qu’ils donnent une contribution au plus égale à . D’autre part, les points des qui font partie des () fournissent, dans , une contribution au plus égale à . Donc tend vers zéro avec et comme, dans ces conditions, tend vers , la propriété est démontrée.

La fonction qui représente l’arc, étant l’intégrale indéfinie de , admet pour dérivée, sauf pour les points d’un ensemble de mesure nulle.

Ainsi lorsqu’une courbe rectifiable est définie à l’aide de fonctions de à nombres dérivés bornés, on a la relation

,

sauf pour des valeurs de formant un ensemble de mesure nulle[34].

Considérons une courbe rectifiable ; exprimons ses coordonnées à l’aide de l’arc [35] ; alors on a, en général,

.

Soit l’arc de la courbe projection sur le plan des  ; est une fonction de à nombres dérivés bornés et l’on a

sauf pour un ensemble de points de mesure nulle.

De là résulte que l’ensemble des points où et sont nuls en même temps est de mesure nulle. Sauf aux points de , a une valeur déterminée finie ou infinie. Si est nul et non nul, la courbe a une tangente parallèle à  ; si n’appartient pas à et si est différent de 0, puisque , et ne sont pas nuls à la fois, la courbe a une tangente.

Les courbes rectifiables ont donc en général des tangentes, les points où il n’y a pas de tangentes correspondent à un ensemble de valeurs de l’arc dont la mesure est nulle[36]. Ce sont ces points que l’on peut négliger dans le calcul de l’arc à l’aide de l’intégrale de .

Soit une fonction à variation bornée continue, appliquons la propriété qui précède à la courbe . Cette courbe a, en général, des tangentes[37] ; si est son arc, et existent sauf pour un ensemble de valeurs de de mesure nulle. Sauf aux points de cet ensemble et à ceux de l’ensemble est nulle, existe et est finie. Je dis que est de mesure nulle.

S’il n’en était pas ainsi, les points où l’un, convenablement choisi, des quatre nombres dérivés de serait infini, formeraient un ensemble de mesure non nulle. On pourrait alors reprendre le raisonnement des pages 121 et 122 pour évaluer à l’aide de ce nombre dérivé , mais parmi les figurerait l’un des nombres , , et l’on aurait les ensembles , , l’un d’eux étant de mesure non nulle[38]. L’intervalle que l’on attacherait au point de serait le plus grand intervalle de longueur au plus égale à , contenu dans celui des contenant et tel que l’on ait

,

étant choisi arbitrairement. La chaîne d’intervalle correspondante donnera une valeur approchée de la variation totale qu’on pourra faire croître indéfiniment avec et si est de mesure non nulle et si l’on a pris

 ;

ceci est contraire à l’hypothèse, est de mesure nulle.

Or, par hypothèse, est variation bornée, donc est nul pour un ensemble de valeurs de de mesure nulle. existe donc et est finie sauf pour un ensemble de valeurs de de mesure nulle. Mais aux valeurs de , formant un intervalle , correspondent des valeurs de formant un intervalle au plus égal à  ; si l’on enferme les valeurs de d’un ensemble dans des intervalles de longueur totale , les valeurs correspondantes de forment un ensemble qu’on peut enfermer dans les intervalles correspondants de longueur totale au plus égal à . À un ensemble de valeurs de de mesure nulle correspond donc un ensemble de valeurs de de mesure nulle.

Il est ainsi démontré que toute fonction à variation bornée a une dérivée finie sauf pour les valeurs de d’un ensemble de mesure nulle. Le raisonnement de la page 122, tel qu’il vient d’être complété, montre même que cette dérivée est sommable dans l’ensemble des points où elle est finie, mais sa fonction primitive n’est pas nécessairement , comme le montre l’exemple de la fonction de la page 55. Le théorème qui vient d’être démontré est donc différent de celui concernant la dérivation des intégrales indéfinies ; en d’autres termes, il existe des fonctions continues à variation bornée, par exemple, qui ne sont pas des intégrales indéfinies[39].

  1. Le mot bornée est nécessaire si l’on veut que l’intégrale soit toujours finie.
  2. Elle paraît si peu nécessaire qu’elle est généralement inconnue, même pour le cas où et sont intégrables au sens de Riemann ou mêmes continues. Il se pourrait d’ailleurs que certaines de ses conséquences aient, au contraire, un très grand caractère de nécessité.
  3. La réponse à cette question importe peu pour les applications, mais elle présente un intérêt au point de vue des principes. S’il était démontré que cette sixième condition est indépendante des cinq autres, il y aurait lieu de chercher à la remplacer par une sixième plus simple et surtout de rechercher si, parmi les systèmes de nombres qui satisfont seulement aux cinq premières conditions, il n’y en a pas d’aussi utiles que celui qui va être étudié.
  4. L’emploi de ces définitions descriptives est indispensable pour les premiers termes d’une science quand on veut construire cette science d’une façon purement logique et abstraite. Voir la Thèse de M. J. Drach (Annales de l’École Normale, 1898) et le Mémoire de M. Hilbert sur les fondements de la Géométrie (Annales de l’École Normale, 1900).
  5. C’est-à-dire qu’aucune de leurs conséquences ne soit de la forme : A est non A. Il y a lieu aussi, comme je l’ai déjà dit, de rechercher si les conditions sont indépendantes.
  6. Voir le Mémoire déjà cité de M. Hilbert. C’est parce que l’on peut démontrer la compatibilité des conditions énoncées dans les définitions descriptives des premiers termes de la Géométrie à l’aide du système des nombres entiers qu’il est légitime de dire que la Géométrie peut être tout entière construite à partir de l’idée de nombre.
  7. En se plaçant au même point de vue, on peut dire que les travaux exposés dans cet Ouvrage ont pour but principal la recherche d’une définition constructive équivalente à la définition descriptive des fonctions primitives.
  8. En d’autres termes, et sont les limites inférieure et supérieure de .
  9. On suppose ici, pour quelques instants, le problème d’intégration possible.
  10. Avec notre définition, les peuvent donc avoir des points communs.
  11. Toutes les conditions du problème d’intégration pour les fonctions sont exprimées ; mais on pourrait craindre que cela ne suffise pas pour que les intégrales des fonctions quelconques, qui sont déterminées dès que les intégrales des fonctions le sont, satisfassent aussi à ces conditions. Ce qui suit montre que ces craintes ne sont pas justifiées.

    On pourrait le démontrer dès à présent, sans se servir de la valeur de l’intégrale des fonctions, et l’on pourrait aussi démontrer que, si l’on supprime les mots ou d’une infinité dénombrable dans 2′, on a un nouveau problème de la mesure qui correspond complètement au problème d’intégration posé avec les conditions 1, 2, 3, 4, 5 sans la condition 6.

  12. Ceci a été exprimé par l’égalité
  13. M. Borel a donné, dans sa Thèse et dans ses Leçons sur la théorie des fonctions, deux démonstrations de ce théorème. Ces démonstrations supposent essentiellement que l’ensemble des intervalles est dénombrable ; cela suffit dans quelques applications ; il y a cependant intérêt à démontrer le théorème du texte. Par exemple, pour les applications que j’ai faites dans ma Thèse du théorème de M. Borel, il était nécessaire qu’il soit démontré pour un ensemble d’intervalles ayant la puissance du continu.

    On a déduit du théorème, tel qu’il est énoncé dans le texte, une jolie démonstration de l’uniformité de la continuité.

    Soit une fonction continue en tous les points de , y compris et  ; chaque point de est, par définition, intérieur à un intervalle dans lequel l’oscillation de est inférieure à . À l’aide d’un nombre fini d’entre eux, on peut couvrir  ; soit la longueur du plus petit intervalle employé, dans tout intervalle de longueur l’oscillation de est au plus , car un tel intervalle empiète sur deux intervalles au plus ; la continuité est uniforme.

    Cette application du théorème complété fait bien comprendre, il me semble, tout l’usage qu’on en peut faire dans la théorie des fonctions.

  14. Si, comme je le suppose dans la démonstration, on admet que tout point de est intérieur à l’un des , on peut remplacer au moins égale par supérieure.
  15. C’est seulement pour ces ensembles que nous étudierons le problème de la mesure. Je ne sais pas si l’on peut définir, ni même s’il existe d’autres ensembles que les ensembles mesurables ; s’il en existe, ce qui est dit dans le texte ne suffit pas pour affirmer ni que le problème de la mesure est possible, ni qu’il est impossible pour ces ensembles.
  16. La définition géométrique de la mesure permet non seulement de comparer deux ensembles égaux, mais aussi deux ensembles semblables. Le rapport des mesures de deux ensembles semblables de rapport est . C’est une condition qu’on aurait pu s’imposer a priori ; il lui correspond pour le problème d’intégration la condition S1
    (S1) .

    Les conditions S (p. 100) et S1 constituent ce qu’on peut appeler la condition de similitude, elles font connaître ce que devient une intégrale par les transformations

    ,.

    Peut-être pourrait-on remplacer la condition 6 par des conditions de cette nature.

  17. Si contient , on peut parler de leur différence . Cette différence est mesurable si et le sont, car elle est la partie commune à et .
  18. L’ensemble des ensembles mesurables B a la puissance du continu, il existe donc d’autres ensembles mesurables que les ensembles mesurables B ; mais cela ne veut pas dire qu’il soit possible de définir un ensemble non mesurable B, c’est-à-dire de prononcer un nombre fini de mots caractérisant un et un seul ensemble non mesurable B. Nous ne rencontrerons jamais que des ensembles mesurables B.

    M. Borel avait indiqué (note 1, p. 48 des Leçons sur la théorie des fonctions) les principes qui nous ont guidés dans la théorie de la mesure.

  19. Je ne sais pas s’il est possible de nommer une fonction non mesurable B ; je ne sais pas s’il existe des fonctions non mesurables.
  20. Les qui donnent et ne contiennent pas nécessairement ceux qui ont donné et , tandis que les donnant et contiennent les relatifs et .
  21. Pour le cas où il existerait des fonctions non mesurables, il faut ajouter qu’on s’astreint à la considération des seules fonctions mesurables.
  22. M. Osgood, dans un Mémoire de l’American Journal, 1897, On the non-uniform convergence, a démontré le cas particulier de ce théorème dans lequel et les sont continues. La méthode de M. Osgood est tout à fait différente de celle du texte.
  23. Je m’écarte ici du langage adopté dans ma Thèse où j’appelais fonctions sommables celles que j’appelle maintenant mesurables. Avec les conventions du texte, le mot sommable joue dans la théorie de l’intégrale le même rôle que le mot intégrable dans l’intégration riemannienne.
  24. Pour cette question et pour tout ce qui concerne la mesure des polygones, on consultera avec intérêt la Note D de la Géométrie élémentaire de M. Hadamard.
  25. On pourra pour cela établir une correspondance biunivoque et continue entre les points d’un carré et ceux du domaine , puis prendre pour courbe celle qui correspond à la courbe de Peano remplissant le carré.
  26. Ces définitions permettent de définir les fonctions mesurables de deux variables et les intégrales doubles relatives à ces fonctions. Je ne m’occuperai ni de ces questions ni de quelques autres qu’on peut y rattacher, comme l’intégration par parties et l’intégration sous le signe somme.
  27. Seulement on peut maintenant se servir des maxima et minima obtenus en négligeant les ensembles de mesure nulle, car si l’on modifie la valeur d’une fonction aux points d’un tel ensemble, on ne modifie pas l’intégrale de cette fonction.
  28. Comparez avec la page 82.
  29. Le même raisonnement montre que si les sont mesurables, l’est aussi.
  30. On suppose que l’on choisit les de manière que ceux qui correspondent à un même indice n’empiètent pas les uns sur les autres, et de même des .
  31. Ces deux propriétés sont vraies lorsque l’un seulement des quatre nombres dérivés est fini.
  32. On s’explique ainsi que savoir qu’une fonction satisfait à la condition de Lipschitz soit souvent aussi utile que savoir qu’elle est dérivable.
  33. On pourrait déduire de ce résultat la possibilité d’intégrer par partie. Le raisonnement qui vient d’être employé conduit à une autre propriété :

    Toute fonction mesurable est continue, sauf aux points d’un ensemble de mesure nulle, quand on néglige les ensembles de mesure , si petit que soit .

    Voir Borel, Comptes rendus, 7 décembre 1903 ; Lebesgue, Comptes rendus, 28 décembre 1903.

  34. En reprenant les raisonnements employés, on verra facilement dans quelle mesure les résultats précédents sont indépendants de l’hypothèse que , , sont à nombres dérivés bornés. On verra aussi que les nombres dérivés peuvent remplacer les dérivées dans l’expression de l’arc lorsqu’ils sont bornés. Comme cas particulier, on trouvera que la variation totale de est .
  35. Cela n’est possible que si , et ne restent pas tous trois constants dans un certain intervalle.
  36. Malgré la restriction signalée dans la Note précédente cet énoncé est tout à fait général.
  37. Car ne restant jamais constant, puisque c’est lui le paramètre, nous ne sommes pas dans le cas d’exception signalé aux notes précédentes.
  38. Les notations sont celles indiquées à la page 121.
  39. Pour qu’une fonction soit intégrale indéfinie, il faut de plus que sa variation totale dans une infinité dénombrable d’intervalles de longueur totale , tende vers zéro avec .

    Si, dans l’énoncé de la page 94, on n’assujettit pas à être bornée, ni à être à nombres dérivés bornés, mais seulement à la condition précédente, on a une définition de l’intégrale équivalente à celle développée dans ce Chapitre et applicable à toutes les fonctions sommables, bornées ou non.