Traduction par un livret français d’Alfred Ernst.
Éditions Schott (p. xxi-xxvii).
PRÉFACE DE LA DEUXIÈME ÉDITION.

Depuis le jour où les lignes qui précèdent ont été écrites, les traductions nouvelles que j’ai tentées ont subi l’épreuve de la lecture, l’épreuve aussi de l’essai public, au concert. Des fragments des Maîtres Chanteurs, de l’Or du Rhin, de Siegfried, du Crépuscule des Dieux ont été exécutés — je cite par ordre chronologique — aux concerts d’Harcourt, Lamoureux et Colonne.

Plein de confiance en la justesse, en la nécessité même de la méthode que j’avais définie et appliquée de mon mieux, je n’étais cependant pas sans inquiétude, avant ces essais, sur l’accueil qu’y pouvait faire le public, public fort éclairé sans doute, mais que ces versions risquaient de surprendre par le caractère inaccoutumé de leur langue, et la forme très elliptique, très hardie, un peu archaïque, des constructions qu’elles renferment. Le résultat — constaté par la presque unanimité de la critique musicale — a dépassé toutes mes espérances.

Un tel accueil, et davantage encore l’encouragement que j’avais reçu des héritiers de Richard Wagner[1] et des commentateurs les mieux autorisés du maître, me créaient le devoir de pousser plus avant l’approximation obtenue. Au milieu des jugements bienveillants prodigués à mon effort, des critiques avaient été formulées ; j’ai tâché de les mettre à profit. Je n’ai négligé, parmi ces objections, que celles qui dénotaient une connaissance par trop insuffisante des trois langues nécessaires, je ne dis pas pour résoudre le problème, mais pour l’aborder utilement, à savoir l’allemand, la musique, et — le français…

Qu’il me soit permis de remercier ici, une fois de plus, non-seulement les personnes qui m’ont encouragé, mais encore celles qui ont bien voulu préciser leurs objections, motiver leurs critiques : je leur dois un surcroît de zèle, une confirmation indirecte de l’idée qui a dirigé mes recherches, de nombreux perfectionnements de détail, et plusieurs améliorations très importantes.

Certaines de ces personnes sont déjà nommées dans la préface de la première édition : ce sont les héritiers de Wagner lui-même et M. H. S. Chamberlain ; parmi les autres, j’adresse ici un remerciement tout spécial à M. le baron Hans von Wolzogen, à M. Wolfgang Golther et à M. Albéric Magnard. Je leur sais gré, non-seulement des renseignements que j’en reçus et des observations qu’ils me firent sur tel ou tel mot, telle ou telle tournure, mais encore et surtout d’avoir stimulé mon désir de serrer de plus en plus le sens et la forme du texte original.

D’autres traductions, « adaptées à la musique », ont également paru depuis la publication du présent volume, s’inspirant plus ou moins des principes exposés ici. De quelque façon qu’on les apprécie, elles témoignent de la nécessité où tous les traducteurs se trouvent désormais de chercher à obtenir une fidélité beaucoup plus grande que celle admise par leurs prédécesseurs. Elles prouvent donc, elles aussi, l’exactitude et l’opportunité de la méthode que j’exposais à cette même place il y a plus de deux ans.

Dans le travail de révision que je viens de terminer, je me suis principalement attaché à réaliser les desiderata suivants, par rapport à la première édition :

1° Etre plus littéral encore, quant à l’idée et à la langue de Wagner.

2° Supprimer encore, de ci et de là, quelques notes, peu importantes du reste, que je m’étais cru obligé d’ajouter au texte musical.

3° Perfectionner, partout où je le pouvais, la valeur vocale du nouveau texte français, tant au point de vue des sonorités qu’à celui des respirations — questions dont je m’étais d’ailleurs préoccupé avec l’attention la plus soutenue, dès l’établissement du texte qui servit à la première édition.

4° Diminuer encore, d’une manière générale, l’importance des syllabes muettes ou désinences féminines, en leur étant, le plus souvent possible, toute durée musicale mesurable. Dans un très grand nombre de cas — lorsqu’elles terminent un membre de phrase, ou sont suivies, soit d’une virgule, soit d’un signe musical de silence, soit d’une respiration nécessaire au chanteur — elles n’ont plus désormais de note correspondante, sauf quand le caractère de la déclamation, la nature des consonnes qui les précèdent (surtout les consonnes doubles, la deuxième étant un r), ou tel effet musical voulu par Wagner, m’ont paru exiger la présence de cette note. En d’autres termes, j’ai cru devoir user de la liberté que l’on a dans le langage courant et même dans la poésie déclamée, de faire plus ou moins sentir, suivant les cas, les désinences féminines des mots ; mais j’ai nettement accusé la tendance qui s’affirme déjà dans la première édition, et qui pousse à la suppression de toute durée sensible pour les syllabes muettes, assimilées purement et simplement aux consonnes finales sonores qui terminent un grand nombre de mots allemands. La déclamation devient ainsi plus libre, plus vivante, plus juste, plus conforme à celle qu’emploie Richard Wagner.

5° Etablir des variantes, qui, pour certains passages, donnent au lecteur et au chanteur le choix entre deux versions voisines. En effet, dans bien des cas, deux leçons peuvent être à peu près équivalentes. Par exemple, toutes deux seront suffisamment fidèles ; mais aucune n’aura pu rendre toute la pensée de Wagner, puissamment concentrée en quelques mots : la première exprimera l’une des faces de cette pensée, la seconde en traduira plutôt l’autre face… Ou bien encore, l’une des deux leçons vaudra par telle ou telle qualité littéraire ; l’autre, moins heureuse sous ce rapport, sera plus vocale, permettra mieux au chanteur d’atteindre à la vérité expressive.

Sur la question des noms propres allemands, la majorité des Wagnériens versés dans l’étude de l’Anneau du Nibelung s’est prononcée dans le même sens que moi, estimant qu’il vaut mieux ne pas les traduire. Cependant un critique a paru croire, bien à tort, que j’avais pris ce parti à seule fin de simplifier ma tâche ; quelques autres ont regretté qu’il fallût recourir aux notes pour avoir le sens de ces noms propres, dont la signification est à coup sûr très importante. Je pourrais les renvoyer à la préface de la première édition, où sont exposés des arguments qui, je le crois, demeurent solides ; mais, pour leur donner satisfaction dans la mesure du possible et pour éviter que certains directeurs de théâtre ou certains interprètes, gênés par des noms propres allemands, ne les traduisent au hasard, j’ai donné, en variantes, des traductions équirythmiques de ces noms propres. Wehwalt, si l’on veut à toute force le traduire, sera donc remplacé par Peine, Frohwalt par Liesse, Friedmund par Trêve.

Je n’ai pas donné, en variantes, mais je signale ici d’autres équivalents, formés à la manière des noms et surnoms de notre moyen âge, et que l’on pourrait à la rigueur employer, à condition de ne point reculer devant l’archaïsme de la couleur et de consentir à sacrifier complètement, dans le chant, les désinences féminines : ce seront Deuil-mène pour Wehwalt et Joie-mène pour Frohwalt. Il serait d’ailleurs possible d’en trouver d’autres (par exemple Mauchef, etc.), en continuant à chercher dans cette voie[2]. Pour Nothung, comme pour les autres noms, je crois préférable de ne pas traduire : tous ceux qui s’intéressent à l’œuvre de Wagner savent ce que ces désignations signifient. En vue du cas défini plus haut, j’ai donné cependant, en variante, la traduction équirythmique Presse, indiquant à la fois l’idée de hâte, de nécessité urgente, et l’idée de péril, de détresse, de lutte. On peut aussi proposer Aide, Sauve, Urge, Hâte, Affre, etc. ; mais Presse, entre toutes ces approximations plus ou moins justes, me paraît encore la meilleure et la plus vocale. Quant à Urgence, Angoisse, Détresse — traductions évidemment plus fidèles — , il faudra, si on les emploie, ajouter chaque fois une note au texte musical, note d’élan indispensable pour la première syllabe de ces trois mots, et qui permettra de maintenir la syllabe accentuée — la deuxième ici — sur le temps fort ou sur la partie forte du temps. Mais, encore une fois, la seule solution logique et satisfaisante est la conservation des noms propres originaux.

Les lecteurs qui prendront la peine de comparer cette deuxième édition à la première pourront y constater un effort sérieux pour rapprocher davantage encore la version française du texte original.

Des juges comme M. M. Chamberlain, Félix Mottl, Edouard Schuré, qui voulurent bien il y a un an ou plus, me féliciter des résultats obtenus, estimaient qu’une fidélité plus stricte était à peu près impossible à atteindre : j’espère pourtant y être parvenu, m’appuyant sans cesse sur le principe qui m’a toujours paru capital en un travail de ce genre : la coïncidence des accents expressifs, c’est-à-dire la coïncidence, dans le texte et dans la traduction, des syllabes accentuées des mots significatifs. Bien que ce principe eût guidé mes recherches dès le début, il m’a conduit à opérer des remaniements assez nombreux, au deuxième acte surtout. Peut-être serai-je amené à en faire d’autres ; quoi qu’il en soit, le seul témoignage que j’aie le droit de me rendre, c’est de n’avoir rien épargné et d’être résolu à ne rien épargner encore pour faire passer, en ces nouvelles traductions françaises, la plus grande part possible de la pensée et de la langue de Wagner.

Septembre 1896.

  1. Au lendemain du procès absurde que les héritiers de M. Wilder ont intenté aux héritiers de Wagner et qu’ils eut naturellement perdu, je tiens à renouveler ici la déclaration publique que je fis bien avant ce procès, dans le Figaro du 16 mars 1894. Les héritiers de Wagner ne se sont liés vis-à-vis de moi, pour l’avenir, par aucune espèce d’engagement : je ne leur en ai d’ailleurs point demandé. En m’encourageant, ils encouragent simplement, d’où qu’elles viennent, les tentatives faites pour exprimer en français, le mieux ou le moins mal possible, le Wort-Ton-Drama de Wagner, c’est-à-dire sa création dramatique, à la fois poétique et musicale.
  2. Aux personnes que l’archaïsme n’effraye point, j’indique deux monosyllabes français , empruntés à la langue française du moyen âge, qui seraient particulièrement commodes pour traduire les deux monosyllabes allemands Schwert et Schild. C’est branc (épée, glaive) et targe (bouclier, écu), en ne comptant pas la syllabe muette. Il n’est pas très difficile de modifier en conséquence les vers où ces deux mots pourraient figurer.