Traduction par un livret français d’Alfred Ernst.
Éditions Schott (p. i-xx).
PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION.

Au moment d’offrir au public une nouvelle traduction de la Walkyrie, il est nécessaire de dissiper tout d’abord les malentendus possibles. Je ne suis ni le seul, ni le premier qui ait traduit une œuvre de Wagner en prose française rythmée. Il existe plusieurs travaux de ce genre, parmi lesquels on doit signaler la traduction du premier acte de la Walkyrie par M. Lafontaine, publiée à Bruxelles en 1885, et la belle traduction de Parsifal par Mme Judith Gautier, publiée à Paris en 1893 ; ces deux traductions n’ont guère qu’un défaut, celui de ne pouvoir s’adapter au chant sans un grand nombre de modifications apportées au texte musical. Les esprits qui ont étudié de près les drames de Wagner comprennent la nécessité d’employer, pour le chant, une méthode de traduction autre que la méthode suivie dans leurs versions par les précédents traducteurs. Ces versions, d’ailleurs, ont rendu des services : elles ont prouvé, matériellement, que le problème des traductions wagnériennes en vue du théâtre, malgré ses difficultés extraordinaires, comportait des solutions approchées ; de plus, elles furent d’utiles moyens de vulgarisation. Aujourd’hui, les exigences du public éclairé se sont accrues : les adaptations, même ingénieuses, ne sauraient désormais lui suffire. Wagner dramaturge doit être connu tel qu’il est, non sous des aspects d’emprunt.

Avant d’aller plus loin, je m’excuse de ne pas publier ma traduction avec le texte musical, c’est-à-dire sous la seule forme pleinement intelligible et significative. Je le regrette d’autant plus que certains lecteurs, à première vue, la pourront croire difficile à chanter. Or, elle n’est faite que pour être chantée ; pas un seul passage ne s’y trouve, qui n’ait été essayé vingt fois au chant. A parler net, elle ne devrait pas être lue sans la musique. Si pourtant je la publie à l’état de texte littéraire isolé, malgré les inconvénients qui en résultent pour l’exacte appréciation de mon travail, c’est que je veux la soumettre au jugement du public compétent, soit qu’on prenne la peine de l’appliquer au texte musical, soit qu’on ait la musique assez présente à l’esprit pour constater à la lecture ses défauts ou ses mérites. Je serai très heureux des remarques qu’on voudra bien me faire, et qui vaudront sans doute à ma version plus d’un perfectionnement notable, avant sa publication sous la musique.

Je demande encore la permission de résumer le plus brièvement possible les étapes, pour ainsi parler, de cette nouvelle traduction, depuis que j’en eus l’idée première en 1884, après audition de l’Anneau du Nibelung à Munich. Elle fut commencée en vers rimés, forme que j’abandonnai vite, ayant avancé dans l’étude de la musique et des poèmes de Wagner, et particulièrement des rapports très variables qui existent entre les caractères du texte littéraire et ceux de la mélodie chantée, elle-même étroitement liée à la symphonie instrumentale. Mes essais se poursuivant, je fis entendre, en juin 1389, dans une réunion musicale privée, les Adieux de Wotan, exécutés sur un texte sans rimes : à quelques modifications près, c’est le texte qu’on lira plus loin. En juin 1892, une exécution de fragments plus étendus, avec ma version nouvelle, eut lieu devant une cinquantaine d’auditeurs. En avril 1893, plusieurs centaines de personnes purent écouter et juger la traduction des scènes I et III du premier acte, de la scène IV du deuxième, et de la scène III du troisième[1]. Des séances analogues, avec d’autres textes, avaient été données bien souvent à Paris ; aussi, même à ce moment, je ne croyais pas possible une utilisation pratique du mien. Mais, au mois de juin, je reçus des propositions des éditeurs Schott.

Il me faut aussi remercier les personnes qui m’ont adressé des observations ou des critiques — dont j’ai toujours essayé de tenir compte, car mon travail a subi de continuels perfectionnements jusqu’à ce jour. Ma profonde reconnaissance ira d’abord à Madame Wagner, à laquelle je dois de précieuses indications, et un désir plus vif de serrer le texte d’aussi près que possible. Je citerai ensuite M. M. Houston Stewart Chamberlain, L. de Fourcaud, Hermann Lévi, G. Hartmann, Paul Bruck, A. Combes, Emile Engel. J’ai une obligation toute particulière à M. Camille Benoît, qui a relu mon texte presque en entier, et de qui les remarques m’ont décidé à modifier de nombreux passages.

Il ne me reste plus qu’à résumer la méthode que j’ai observée en ma traduction de la Walkyrie. Ce résumé est nécessaire, pour qu’on ne demande pas à la présente version ce qu’elle ne veut offrir, et pour qu’on voie si j’ai atteint le but que je m’étais proposé. On distinguera aisément, dans cette méthode, les principes qui s’appliquent à toutes les œuvres de Wagner, et ceux qui se rapportent seulement à l’Anneau du Nibelung. L’idée que d’autres traducteurs la pourront utiliser n’a rien qui me détourne de l’exposer ici.


LITTÉRALITÉ. — LANGUE. — CONSTRUCTION. — VOCABULAIRE.

La fidélité d’une traduction doit être le premier de ses mérites. En regard de la présente version, on lira le texte allemand. J’aurais été plus littéral encore, si je n’avais dû m’astreindre à respecter scrupuleusement le texte musical ; mais ici, il ne faut pas l’oublier, le nombre des syllabes est déterminé d’avance, et, avec lui, la répartition des syllabes fortes et des faibles : le traducteur n’est donc pas libre dans le choix des formes à prendre pour arriver à l’expression du sens exact. Lorsque j’ai dû m’écarter un peu de l’équivalence rigoureuse, je me suis efforcé de conserver cependant, avec l’idée essentielle de la phrase, un ou plusieurs des mots typiques qui la caractérisent.

La langue de Wagner est très sobre et très forte, toute en radicaux. Nous n’avons pas affaire à des livrets d’opéra, mais à des poèmes hautement pensés, puissamment construits, où chaque phrase a une extraordinaire intensité de signification. Le pire des contre-sens artistiques serait d’employer ici les formules et la langue d’un livret, fût-ce du meilleur ; aussi ai-je entièrement renoncé, dans ma traduction, au lyrisme facile, à la rhétorique parfois séduisante des adaptations « littéraires », jaloux de laisser au texte du maître son énergie, sa nerveuse simplicité, sa rude hardiesse. C’est du Wagner que j’ai voulu donner aux auditeurs, dans la mesure du possible, sans aucun sacrifice prémédité aux conventions habituelles.

Bien que ma traduction — par suite de ce respect du texte musical — ne soit pas tout à fait aussi littérale qui je l’eusse souhaitée, plusieurs lecteurs lui reprocheront sans doute de l’être trop ; ils y relèveront des tours de phrase inusités, des constructions anormales. A ceux-là je puis répondre que si telles inversions, telles formes étranges n’appartiennent plus au langage courant, elles ne sont pas essentiellement contraires au génie de la langue, car le seizième siècle les a maintes fois pratiquées, et nos classiques même en ont souffert d’analogues. Mais d’autres motifs m’ont décidé à encourir les reproches d’étrangeté, voire d’incorrection, que m’adresseront ces critiques : ce n’est qu’au prix d’une grande audace de construction que l’on pourra donner à une traduction de Wagner le mouvement et la puissance du texte original. De propos nettement délibéré, je suis allé dans cette voie aussi loin que cela m’a été possible, acceptant pour limitation unique la nécessité de demeurer intelligible. Encore faut-il répéter que la présente version est faite pour être chantée, et que la musique dégage, éclaire, accentue des significations qui peuvent sembler douteuses à la lecture. Par exemple, à la fin du premier acte, Sieglinde reconnaît son frère ; transportée, elle le nomme de son nom — Siegmund ; j’ai traduit littéralement l’une des deux affirmations qui constituent la réponse du héros : « Siegmund bin ich — Siegmund suis-je !» L’accent fort et le temps fort de la mesure se trouvant sur le mot allemand bin, je ne pouvais écrire «je suis» au lieu de « suis-je », puisqu’alors ils auraient porté sur le mot «je», et non sur le mot «suis» (ce qui est indispensable). A la lecture, cette forme pourra sembler plus propre à l’interrogation qu’à l’affirmation, bien que le contexte, la situation, la progression scénique s’opposent ici à toute méprise ; mais la musique supprime la possibilité d’un doute. Le mouvement mélodique de la phrase : « Siegmund suis-je !» est d’un caractère affirmatif absolument irrésistible, et nul auditeur ne s’y trompera.

Une autre raison se lie aux précédentes, elle touche à l’essence même du rapport entre le poème et la musique. Si l’accord de la traduction avec le texte littéraire exige la plus grande liberté syntactique compatible avec l’existence de la langue et sa clarté, l’accord avec le texte musical l’exige pareillement. Que l’on étudie la question expérimentalement ou a priori, il est impossible de se conformer aux accents expressifs musicaux, au mouvement musical, à l’effet musical, si l’on ne sait rapprocher la construction des phrases et périodes, dans la traduction française, de la construction des phrases et périodes wagnériennes. Le secret de la déclamation expressive chez Wagner, de l’équilibre entre l’élan lyrique et la précision dramatique, de l’alliance entre la justesse de l’accent ou le naturel du discours et la vigueur du style musical, la puissance du motif, la plénitude de l’effet, tout cela s’explique en grande partie par cette loi : la construction de la période musicale chantée coïncide avec la construction de la période poétique. Loi fondamentale, évidente dès qu’on y veut bien réfléchir, loi que Wagner lui-même a indiquée dans la Lettre sur la musique (à propos de Tristan), et dans Opéra et Drame. Si donc le traducteur écrit une version vraiment adaptée à la musique, il ne lui suffit pas d’avoir une syllabe pour chaque note, ni d’obtenir la correspondance des valeurs prosodiques et des valeurs rythmiques : il faut encore que sa phrase et sa période, dans les limites du possible, soient construites comme la phrase et la période du texte original.

Je dirai peu de chose du vocabulaire, malgré l’importance de la question. Dans l’Anneau du Nibelung, les radicaux figurent en quelque sorte les principes élémentaires du drame, ses idées directrices. Notre langue ne se prête guère à de telles combinaisons ; celles du moins que l’on pourrait proposer ne correspondraient point aux analogies, oppositions et dérivations des vocables où s’exerce la poétique wagnérienne. Cependant le traducteur devra choisir, pour ne pas être en contradiction avec l’auteur, des mots simples, primordiaux pour ainsi dire, en évitant ceux qui n’ont pas la « couleur » du sujet, qui évoquent d’autres catégories d’idées, ou qui appartiennent à un autre vocabulaire. Par exemple, dans toute la Walkyrie, Wagner n’emploie le mot Seele (âme) qu’une seule fois. Malgré mes efforts, je n’ai pu être aussi rigoureux, mais ce mot âme ne figure plus dans ma traduction que trois ou quatre fois. De même, les mots sort et destin ne doivent pas être employés dans la Walkyrie avec leur sens supérieur et absolu (comme les traducteurs ont fait jusqu’à présent), car ils exprimeraient une idée différente de celle de Wagner ; ils serviront seulement comme correspondants au mot Loos, pour exprimer un ordre promulgué par les dieux.

Dans le Liebeslied de Siegmund, j’ai adopté le genre féminin pour le mot amour, m’autorisant de nombreux exemples, dont plusieurs empruntés à nos classiques. Cet emploi momentané du féminin est absolument nécessaire : faute de l’admettre, les comparaisons entre Siegmund et le Printemps, entre Sieglinde et l’Amour, perdent toute espèce de signification.

Je n’ai pas traduit les noms tels que Wehwalt, Frohwalt, Friedmund, Nothung, pour des raisons musicales et des raisons poétiques. En effet, j’ai pu ainsi les laisser presque toujours à leur place, avec leurs valeurs rythmiques, leurs correspondances et leurs oppositions. De plus, je gardais ainsi des sonorités caractéristiques, qui produisent en certains cas un grand effet, par exemple dans l’invocation de Siegmund au glaive. Enfin, si l’on traduit Friedmund, il faut traduire Siegmund, qui lui répond exactement, et, d’une manière générale, tous les noms propres, parti que nul n’osera conseiller. On m’objectera peut être que Nothung, Wehwalt, etc., ont des significations qu’il est nécessaire d’expliquer ; à ce compte, il en est de même de Wotan, de Siegfried — expliqué par la prophétie de Brünnhilde à Sieglinde — de Brünnhilde aussi, car Wolan insiste sur le sens de ce nom, lorsqu’il interpelle sa fille au troisième acte (Du, der ich Brünne, etc). Or, écoutant, lisant, ou traduisant Sophocle, nous n’avons aucune envie de remplacer le nom d’Œdipe par celui de « Pieds-enflés » ; pourquoi en agir autrement avec Wagner ? Que ceux qui veulent pénétrer la signification de l’œuvre dans tous ses détails apprennent le sens de chacun des noms choisis par le poète-musicien, rien de mieux ; mais ces âpres noms légendaires, laissons-les sonner fièrement dans le texte chanté, sans leur chercher de lourds et gauches équivalents[2]. Imbu de ce principe, qu’ont approuvé des juges compétents en la matière, j’ai respecté les noms propres wagnériens jusque dans leur orthographe[3] ; leurs pluriels (Wälsungen, Walküren, etc.) sont également restés ce qu’ils sont en allemand, ce qui est logique, et ce que justifie d’ailleurs un précédent connu, le pluriel Nibelungen, forme universellement adoptée. Une seule exception a été faite : elle concerne le surnom Wolfe (Loup), que porte Wälse, c’est-à-dire Wotan, lorsqu’il parcourt les bois avec son fils Siegmund. Je ne l’ai consentie qu’à regret ; mais ne pas traduire ce nom, c’eût été rendre inintelligible tout le récit de Siegmund, au premier acte de la Walkyrie.

Ayant adopté et appliqué cette méthode, après une longue étude de la question, j’espère être parvenu, tout en respectant scrupuleusement la musique, à faire pressentir dans ma traduction la langue particulière du poème original, cette rude langue du Ring, aux raccourcis rapides, simple et puissante, nerveuse, concentrée, d’accent farouche et de sauvage énergie.

TEXTE RIMÉ OU TEXTE RYTHMÉ. ― PROSODIE.

L’habitude, en France, est de rimer les poèmes destinés à être mis en musique. Il est naturel, étant donnée la faible inégalité d’accentuation des syllabes (les syllabes dites muettes exceptées), que l’on ait longtemps considéré la rime comme le seul moyen de déterminer pour l’oreille les mètres employés, car elle isole les vers et rend leur loi plus apparente. Mais le discours musical se faisant de plus en plus libre à mesure que la symphonie dramatique s’enrichit davantage et s’affranchit mieux des formes convenues, on commence à douter de cette obligation. D’autre part, la rime gêne évidemment le traducteur en son désir de littéralité et son respect de la musique : s’il conserve la rime, il se heurtera même à de vraies contradictions au point de vue de la prosodie musicale, à moins d’adopter un système de rimes identique à celui de l’auteur — tour de force qu’on ne peut réaliser qu’accidentellement, et dans les pages où la précision du discours, la rigueur de la littéralité, ne sont pas absolument nécessaires. Or, si le poème original n’est pas rimé, la difficulté supplémentaire qu’introduit la recherche de la rime, déjà fâcheuse dans la plupart des cas, devient totalement illogique et nuisible. Pourquoi donc l’ajouter à celles qui sont inévitables ?

L’Anneau du Nibelung n’est pas rimé. Ce quadruple drame est la seule œuvre de Wagner d’où la rime soit complètement absente. Il y a là une intention formelle du poète-musicien. C’est gravement la méconnaître que de persévérer dans une forme contradictoire avec celle qu’il a choisie. Traduisant la Walkyrie, j’ai donc renoncé à la rime.

En ce qui concerne la prosodie, je me suis efforcé d’obtenir, en respectant le texte musical, une déclamation logique, juste d’expression, conforme à l’accentuation correcte que veut la langue. On pourra signaler, il est vrai, quelques passages où, forcé de garder un rythme musical puissamment caractéristique, j’ai fait légèrement fléchir mes principes en matière de déclamation ; mais les très rares libertés que je me suis permises sont peu de chose au prix des licences que s’accordent journellement nos compositeurs, qui cependant mettent en musique leur propre langue, et sont libres de leurs formes[4]. Ce que sûrement l’on remarquera, et ce que j’ai d’ailleurs voulu, c’est une énergie inaccoutumée d’accentuation, un contraste prosodique très marqué entre les fortes et les faibles, les longues et les brèves. La mélodie vocale wagnérienne m’amenait à ce contraste, et je l’aurais encore accusé, si cela eût été possible, en haine de la plate déclamation par valeurs égales qui sévit si tristement dans nos opéras et drames lyriques contemporains.

Les noms propres conservés dans ma traduction comptent prosodiquement avec leur accent tonique original, lequel, on le sait, est inverse du nôtre. Ainsi, dans Wotan, Siegmund, Walhall, Wälsung, Brünnhilde, Hunding, etc., la première syllabe est la syllabe forte, accentuée ; c’est elle que Wagner place sur le temps fort, ou tout au moins sur la partie forte du temps. Il faudra donc prononcer à l’allemande ces différents noms[5]. Ce parti offre l’avantage de garder aux noms germaniques leur couleur, leur aspect, leur sonorité véritables, au lieu de les défigurer ridiculement. Il m’a permis de leur laisser aussi presque toujours la place qu’ils occupaient dans le texte de Wagner, par conséquent leur valeur rythmique, leur rôle poétique, leur accent expressif.

Je n’ai pas rigoureusement évité l’hiatus. Telle qu’elle existe en effet dans notre versification, la règle de l’hiatus est manifestement arbitraire, car elle autorise dans le corps de certains mots des rencontres de voyelles aussi dures, sinon plus, que celles qu’elle interdit entre deux mots. D’ailleurs, au point de vue de l’oreille, je trouvais inutile d’introduire une limitation que Wagner n’a pas admise, et l’effet musical devait diriger toutes mes considérations prosodiques. Cependant je n’ai pas affirmé systématiquement ce droit aux rencontres de voyelles, et ne l’ai voulu exercer qu’à bon escient, en des occasions assez peu nombreuses. Les mots tels que duel, hier, que nos poètes français font monosyllabiques ou dissyllabiques suivant les circonstances, portent, dans la présente version, sur une seule note. Certains autres mots, ruine entre autres, sont comptés comme trissyllabiques par les versificateurs ; mais cette quantité convenue est en désaccord avec l’habitude du langage courant ; je n’ai pas hésité, dans la mélodie chantée, à traiter ruine comme un dissyllabe, que l’élision de l’e final peut faire souvent compter comme monosyllabe. De même, j’ai considéré lien comme un monosyllabe.

Ainsi qu’il a été dit plus haut, les vers de l’Anneau du Nibelung ne sont pas rimes. Ce sont des vers métriques, mesurés par le nombre des accents forts. Les « petits vers » ont deux accents ; les « grands vers » en ont trois principaux. La traduction, une fois terminée sur la partition, a pu être mise en regard du texte littéraire, et, vérification intéressante, se décomposer en vers rythmiques, équimétriques des vers allemands. Pour bien juger de cette équimétrie, il faut remarquer cependant que la dernière syllabe d’un « petit vers » du texte original ne termine aucunement le sens, et que maintes fois deux de ces « petits vers » sont chantés d’un trait, sans césure marquée, formant ainsi, au point de vue vocal, un seul grand vers à quatre accents. Je n’ai pas toujours pu séparer mes deux vers métriques à la même syllabe que les deux vers wagnériens correspondants : en ce cas, c’est le nombre total de syllabes compris dans les deux vers, et la répartition des accents forts, qui prouvent l’exacte correspondance prosodique de la traduction avec l’original. L’on doit tenir compte aussi des élisions de voyelles dans un même membre de phrase[6]. À ce sujet, j’ajouterai que j’ai suivi la logique musicale et grammaticale, plutôt que les règles traditionnelles de versification qui exigent l’élision d’une voyelle entre deux mots séparés par une virgule. Enfin, il convient de pas oublier que certains vers du poème allemand imprimé contiennent une syllabe de plus ou de moins que ces vers sur la partition ; il y a même des substitutions et interversions plus importantes entre ces deux textes ; la traduction ayant été faite sur la partition et pour la partition, il ne faudra pas s’étonner, à la lecture, de ces très rares désaccords, uniquement apparents.

RESPECT DU TEXTE MUSICAL.

Le texte poétique ne se présentant dans le drame que sous sa forme mélodique chantée, c’est cette mélodie vocale que l’on doit considérer comme sa forme vivante, active, en quelque sorte plastique. La seule chose qui puisse atténuer parfois — et combien rarement ! — cette soumission complète du traducteur à la musique, c’est l’obligation de toujours demeurer intelligible. Si, après de multiples efforts, il ne peut conserver le texte musical en son absolue rigueur, il devra n’y

toucher qu’avec une extrême prudence, en respectant les rythmes.

Ces modifications légères, je ne les ai souffertes qu’en de très rares passages, ceux où le dessin chanté n’est pas déterminé par des nécessités musicales — telles que les correspondances rythmiques, les imitations mélodiques, les phases régulières d’un développement ou d’une variation du motif — mais uniquement par la quantité syllabique du texte. De toute manière, et spécialement lorsqu’un thème significatif s’affirme à la voix, il faut éviter absolument les additions, ou du moins les réduire, si elles sont reconnues indispensables, à de simples notes prosodiques correspondant le plus possible à des syllabes muettes. Ces muettes, à condition d’être prononcées naturellement — c’est-à-dire comme dans le langage ordinaire, sur des valeurs minimes et non accentuées — n’altèrent pas sensiblement la phrase mélodique[7]. Il serait à souhaiter que nos chanteurs perdissent la déplorable habitude (à laquelle les incite l’incorrecte prosodie chère à certains musiciens) de s’étaler sur les désinences féminines des mots, au point d’en changer complètement l’aspect.

Lorsqu’une de ces syllabes muettes m’a forcé d’ajouter une note prosodique, j’ai donné ou refusé à cette note, suivant les cas, une valeur musicale mesurable, me réglant tantôt sur la présence ou l’absence d’une consonne avant l’e muet, tantôt sur le caractère plus ou moins accentué de la déclamation. Par exemple, dans le langage courant, et même dans la récitation dramatique, personne ne prononcera jamais l’e final du mot épée ; je n’ai donc jamais marqué une valeur musicale pour cet e muet, et le mot épée a été considéré par moi comme un dissyllabe pur et simple. En d’autres circonstances, lorsqu’il faut seulement faire sentir la désinence féminine d’un mot sans aucun arrêt mesurable de la voix, cette désinence aura sans doute une note correspondante, mais figurée par une « petite not e», ou bien par une note ordinaire liée à la précédente, qu’ainsi elle se borne à compléter. D’autres fois enfin, j’ai dû procéder par valeurs mesurables et distinctes. Mais, je le répète, ces notations diverses ont toujours été choisies d’après le caractère de la déclamation, son accent, et la nature du dessin mélodique.

En un très petit nombre d’endroits, j’ai ajouté des notes plus importantes que celles dont il vient d’être question. Par exemple, à la page 82 du poème (ligne 27), j’ai ajouté deux notes, empruntées au dessin des altos, cors et bassons, en m’autorisant des modifications diverses subies par cette même mélodie aux précédents passages : l’obligation de traduire les belles paroles de Wotan, qui se rappelle les jours où Brünnhilde chevauchait près de lui, m’a contraint de procéder de la sorte ; du moins je n’ai pas encore aperçu la possibilité de mieux faire. A la page 83 (ligne 3) : « Qu’un Homme ici t’éveille seul ! » la mélodie vocale est en grande partie doublée par la trompette basse et les cors, qui l’exposent en sa véritable intégrité thématique ; j’ai emprunté, en tout et pour tout, une note à cette mélodie instrumentale pour en compléter la phrase chantée par Wotan. On conviendra sous doute que ces très rares licences — que je me suis vainement efforcé d’éviter — ont peu de rapports avec les altérations continuelles, foncièrement antimusicales, que l’on rencontre à chaque instant dans la traduction employée jusqu’ici.

Au contraire de l’exemple donné par les traductions précédemment en usage, il a été tenu le plus grand compte de la ponctuation harmonique (cadences imparfaites, demi-cadences, cadences rompues, préparations, résolutions, etc.). Si je n’insiste pas sur ce point, c’est que la nécessité de se conformer, en traduisant, à la marche exacte de l’harmonie, est implicitement contenue dans la loi énoncée plus haut de l’accord entre la construction poétique et la construction musicale.

Les accents musicaux expressifs n’ont pas été moins respectés. Leur étude montre jusqu’à l’évidence l’obligation de la plus grande littéralité possible, car c’est là qu’apparaît clairement l’identité du problème musical et du problème poétique, en ces questions de traductions chantées : les mots décisifs portent sur les notes où le rythme se marque, les correspondances d’expressions et d’idées sont soulignées par des correspondances musicales ; si le poète insiste et redouble, le musicien insiste et redouble également. Ainsi du passage où Brünnhilde obéit tristement à l’ordre paternel : « Schwer wiegt mir der Waffen Wucht ! ». Ainsi encore de l’invocation de Siegmund à l’Epée. Plus d’une fois, l’imitation mélodique d’une figure de notes accuse la répétition d’une idée, ou l’exacte correspondance de deux membres de phrase au point de vue du discours logique, par exemple

dans la réponse de Hunding à Siegmund (acte I, scène II) : « Dess’ Dach dich deckt, dess’ Haus dich hegt ». Autant d’intentions expresses du poète-musicien, intentions qu’il est peut-être nouveau, mais sûrement nécessaire de chercher à respecter.
ALLITÉRATION. — SONORITÉ.

Si, dans l’Anneau du Nibelung, le poème de Wagner demeure purement métrique, il a cependant des correspondances de sonorités qui remplacent les rimes absentes et lui donnent une couleur toute spéciale. D’un bout à l’autre, il est soumis à l’allitération.

L’allitération consiste en des répétitions de lettres identiques — presque toujours des consonnes — ou en la correspondance de syllabes analogues. Des sonorités très voisines, souvent exactement semblables, se reproduisent ainsi, de manière à frapper l’oreille et à rendre les rythmes poétiques plus apparents. De cette allitération (en allemand Stabreim) Wagner a tiré des effets extrêmement variés.

Fallait-il conserver l’allitération wagnérienne dans la traduction française ? Cela était- il utile, ou seulement possible ?

Conserver exactement les allitérations du poème original n’était ni utile ni même possible. Wagner a poussé fort loin l’allitération, parce que la langue allemande se prête mieux qu’aucune autre à une accentuation très énergique, parfois très rude : elle admet des répétitions, des accumulations extraordinaires de consonnes, que nous pourrions malaisément tolérer. De plus, et surtout, Wagner exprime, par les oppositions et correspondances des radicaux comme de leurs dérivés, les principes dominants, les forces primordiales qui dirigent son drame. Ces puissants monosyllabes, Neid, Noth, Wal, et bien d’autres, se répercutent en des séries nombreuses de mots, et l’allitération devient, dans le poème, un admirable moyen de signification. Mais, dans notre langue, l’accentuation générale des mots est moins forte, et les rappels de radicaux sont beaucoup moins sensibles ; en outre, les chaînes de dérivés et d’analogues, au double point de vue étymologique et phonétique, ne se correspondent pas du tout en français et en allemand. On ne saurait donc tenter de reproduire l’allitération wagnérienne, telle qu’elle existe dans le poème original.

Il demeure cependant possible, et souvent utile, de rappeler pour l’oreille, dans une mesure variable, cette allitération originale, c’est-à-dire de ne point éviter, de rechercher même, les analogies et les symétries sonores, autant que le permet la nature de notre langue. Cette allitération facultative a plusieurs avantages. En premier lieu, elle donne à la traduction un caractère spécial, déterminé, une volonté d’art ; en second lieu, elle accentue les rythmes, souligne et renforce les significations expressives, accuse la concision et la vigueur du texte, rend la sonorité du langage plus énergique, plus matérielle, plus active. Elle indique à l’interprète les effets qu’il devrait obtenir ; elle le conduit à la justesse, à l’énergie de la déclamation wagnérienne. Par elle enfin, un reflet subsiste de la forme de versification adoptée par le poète-musicien ; quelque chose reste, parfois, dans l’union de la parole et de la note, de ce qu’on pourrait appeler la couleur phonétique de la mélodie vocale. On trouvera donc, en mon texte : tantôt l’allitération véritable, comme à ce passage, La fleur se fane — le feu s’éteint ; tantôt des analogies de syllabes ou de mots symétriquement placés, comme Amour et Avril (Liebe und Lenz) ; tantôt une « couleur » spéciale de consonnes et des renforcements d’accent.

Tel est le système dont j’ai usé, bien qu’avec une liberté fort grande, car, à ce désir de la couleur sonore des mots et des phrases, je n’ai sacrifié aucune des considérations exposées plus haut. J’ajouterai que j’ai volontairement multiplié les consonnes, fortifié leur importance, recherché même leurs rencontres, aux passages de déclamation dramatique où Wagner avait agi dans ce sens. C’est en effet par les consonnes plus que par les voyelles qu’un texte chanté devient intelligible à l’auditeur ; de plus, je me conformais ainsi aux caractères expressifs de la déclamation, tels que Wagner les a réglés. Il faut donc bien comprendre que les passages où les consonnes sont particulièrement nombreuses — passages qui peuvent sembler étranges à la lecture et inquiétants pour le chanteur — ont été expressément écrits en vue du chant, et doivent être, non pas escamotés, mais au contraire accentués.

Avril 1894.

  1. Cette audition, avec orchestre réduit, avait été organisée et dirigée par un de mes amis, M. Elie Poirée. D’autres auditions eurent lieu ensuite à Nantes et à Angers, grâce à l’initiative de M. M. Etienne Destranges et Louis de Romain.
  2. On trouvera le sens de ces noms dans les notes qui suivent la préface.
  3. Wagner ayant quelquefois écrit, dans la Walkyrie, Brünnhild’ et Niblung, au lieu de Brünnkilde et Nibelung, j’ai cru devoir user de temps en temps de cette facilité.
  4. Par exemple, en la scène III du troisième acte, il y a un passage où le mot ôter occupe les deux premiers temps de la mesure, la première syllabe se trouvant sur le premier temps, bien que l’accent tonique donne plus d’importance à la deuxième. Mais cette licence est excusable ici (où la mesure à quatre temps est assez lente), étant donné qu’ôter a réellement deux syllabes accentuées.
  5. Il n’est pas plus difficile à nos chanteurs de prononcer ces noms avec l’accent tonique allemand que de prononcer à l’espagnole dans Carmen, ainsi qu’ils ont coutume, des noms tels que Escamillo ou Carmencita.
  6. Par exemple, voici trois vers du deuxième acte :
    –––––––––––Was so schlimmes
    –––––––––––schuf das Paar,
    –––––––das liebend einte der Lenz ?.
  7. A l’audition de fragments considérables de la traduction présente, j’ai constaté expérimentalement que les altérations très légères et très rares du texte musical dont je n’avais pu me dispenser demeuraient inaperçues de personnes qui cependant savaient le texte original par cœur, et cela parce que ces petites altérations laissaient intactes les formes musicales.