La Vie de M. Descartes/Livre 1/Chapitre 2

Daniel Horthemels (p. 7-11).

Si l’on avoit differé plus long-temps à recueillir exactement les circonstances de la vie de M Descartes, il en seroit infailliblement arrivé de luy au sujet du lieu de sa naissance ce que l’on a publié à l’égard d’Homere, dont la naissance a été reclamée par sept villes differentes, sur une incertitude causée par la negligence qu’on avoit apportée à écrire sa vie. On auroit vû dans la suite des temps diverses villes de la Touraine, du Poitou, et de la Bretagne s’attribuer la gloire d’avoir vû naître nôtre philosophe dans leur enceinte. Déja le Sieur Borel avoit écrit qu’il étoit né dans la ville de Châtelleraut en Poitou. Le Sieur Crasso avoit déja avancé que c’étoit dans le château Du Perron, qu’il appelle Perri, et qu’il place mal à propos sur les limites de la Bretagne et du Poitou : et plusieurs suivant une opinion assez communement répanduë dans le monde, le croyent natif de Rennes en Bretagne.

Mais il est constant que M Descartes n’a point eu d’autre patrie que La Haye en Touraine. C’est une petite ville située entre la Touraine et le Poitou sur la riviere de Creuse, dans une distance presque égale d’environ dix lieuës entre la ville de Tours et celle de Poitiers, au midy de celle-là, et à l’orient d’été ou nord-est de celle-cy. Il n’y a point de contrée en France que l’on puisse preferer à cette partie meridionale de la Touraine soit pour la temperature de l’air et la douceur du climat, soit pour la bonté du terrain et des eaux, et pour les agrémens qu’y produit le mélange des commoditez de la vie. Cependant on aura lieu de douter si ces avantages ont pû se faire remarquer si sensiblement dans la personne de M Descartes tant pour le corps que pour l’esprit. Ils n’ont certainement pas contribué beaucoup à sa santé qui n’a jamais été bien affermie que quand il quitta le pays pour porter les armes et pour voyager : et si l’on s’en rapporte à son sentiment, on ne leur attribuera point ce qu’il peut avoir reçeu de vivacité et de gentillesse d’esprit du côté de la nature. Quoi qu’il ait fait valoir en quelques rencontres les charmes de son païs natal, en l’appellant les jardins de la Touraine par opposition aux païs du nord, il a fait assez connoître qu’il ne croyoit pas les hommes en ce point semblables aux arbres. Il seroit bon pour les consequences qu’on voudroit tirer du climat où l’on reçoit l’être, que le lieu de la conçeption fut le même que celuy de la naissance. C’est ce qui ne s’est pas rencontré au sujet de M Descartes qui avoit été conçu en Bretagne durant le semestre de son pere au parlement.

Il vint au monde le dernier jour de mars l’an 1596.

C’est une circonstance que nous n’aurions peut-être jamais sçuë, s’il avoit été suivi dans la delicatesse où il a toûjours été pour ce point. Il n’a pas tenu à lui que l’on n’ait laissé enseveli dans l’oubli cet endroit des registres baptisteres de sa paroisse, et des archives genealogiques de sa maison. Au moins a-t’il fait paroître cette disposition d’esprit à l’occasion d’un portrait que l’un de ses amis avoit fait graver en Hollande, où cet ami avoit fait marquer le jour et l’année de sa naissance. Nous avons encore la lettre qu’il en écrivit à cet homme pour le prier de ne point laisser paroître ce portrait ; ou s’il ne pouvoit obtenir de lui cette faveur, d’en faire ôter au moins ces mots, natus die ultimo martii 1596 parce, dit-il, qu’il avoit aversion pour les faiseurs d’horoscope, à l’erreur desquels on semble contribuer quand on publie le jour de la naissance de quelqu’un . C’est moins une raison, qu’un pretexte qu’il alleguoit pour tacher d’éviter la confusion ou la gloire de se voir produit au public, même en peinture.

Il nous seroit assez peu utile de sçavoir le temps de la naissance de M Descartes, si nous ne sçavions en même temps à quoi en étoit le genre humain, et ce qu’on faisoit dans le monde lorsqu’il y vint.

C’étoit la sétiéme année du regne de Henry Iv qui ne devoit finir que le second jour d’août. Ce bon prince qui venoit d’être réconcilié solennellement avec l’eglise romaine, par l’absolution que le pape luy avoit donnée le dimanche 17 de septembre de l’année précedente, pouvoit conter celle de la naissance de Descartes au nombre de ses plus heureuses, independemment de ce que pourroit être un jour ce sujet nouveau né. Ce fut en 1596 qu’il reçut les soûmissions des Ducs De Mayenne, De Nemours, et De Joyeuse ; qu’il recouvra la ville de Marseille sur les espagnols par le moyen du Duc De Guise ; qu’il reprit la ville de La Fere en Picardie ; et qu’il reçut le legat qui étoit le Cardinal De Medicis, envoyé par le pape pour faire valoir plusque jamais l’ancienne union du s. Siege avec la France, et pour porter le roy à faire avec l’Espagne la paix qui fut concluë à Vervins deux ans aprés.

Le Pape Clement Viii commençoit la cinquiéme année de son pontificat. L’Empereur Rodolphe Ii achevoit la vingtiéme de son empire : et Philippes Ii roy d’Espagne contoit la quarante-uniéme de son regne depuis la demission de l’empereur son pere. Il n’y avoit qu’un an que Mahomet Iii étoit monté sur le trône des othomans, et il portoit actuellement ses armes en Hongrie, dont le succez fut suivi de la prise d’Agria sur les allemans.

La Pologne et la Suede étoient alors sous l’obéïssance de Sigismond Iii. Il y avoit dix ans qu’il étoit parvenu à la prémiere couronne par la voye de l’élection, et il n’y en avoit guéres plus de trois qu’il avoit recueilli la seconde par son droit hereditaire. Le Danemarc contoit en paix la neuviéme année du regne de Christiern Iv quoiqu’on eût attendu à le couronner jusqu’en cette même année à cause de son bas âge.

Ce fut aussi en cette année que les Pays-Bas catholiques reçurent leur nouveau gouverneur l’Archiduc et Cardinal Albert qui en devint le maître et le proprietaire par le moyen de l’Infante Isabelle-Claire Eugénie, qu’il épousa deux ans aprés.

Enfin ce fut cette année que la Hollande et l’Angleterre renouvellerent par un nouveau traité leur alliance avec la France pour se fortifier contre leurs ennemis ; et que l’Angleterre perdit son Amiral Drack au milieu des prospéritez dont elle joüissoit sous la Reine Elisabeth qui étoit à la trente-neuviéme année de son regne.

L’etat de la république des lettres n’étoit ni trop florissant, ni trop déchu au temps de la naissance de M Descartes.

la grammaire, et les humanitez étoient encore traitées avec beaucoup d’honneur par Sanctius en Espagne, par Sylburge en Allemagne, qui mourut cette année, et par Passerat en France. On peut y ajoûter Scioppius, qui tout jeune qu’il étoit, brilloit déja parmi les grammairiens et les humanistes du prémier ordre.

La poësie avoit reçu un grand échec à la mort du Tasse, qui étoit arrivée l’année précédente, et ne se soûtenant plus qu’assez foiblement en Italie dans la personne du Guarini, et de quelques jeunes poëtes, elle se polissoit peu à peu en France par les soins de Malherbe.

la critique, et la philologie étoient dignement exercées par Lipse, par Jos Scaliger, par Casaubon, par Nic Le Fevre, et par le Pere Sirmond, qui commençoit déja à se distinguer.

Pour ce qui regarde l’eloquence , on peut dire qu’elle avoit eu beaucoup de peine à revivre aprés la mort de Perpignan, de Muret, et de Benci, qui n’étoit mort que depuis deux ans. On n’en voyoit plus que l’ombre dans le barreau, la chaire et l’ecole : mais l’avocat general Marion, et Du Vair le garde des sceaux la maintenoient en France avec autant de force et de majesté que leur siecle en pouvoit souffrir.

La philosophie ancienne, et particulierement celle d’Aristote se trouvoit alors rudement attaquée par François Patricius qui ne survêquit que d’un an à la naissance de M Descartes : et le chancelier Bacon jettoit déja les fondemens de la nouvelle philosophie.

Les mathematiques se trouvoient en assez bon état entre les mains de ceux qui travailloient alors à les perfectionner. La geométrie étoit assez heureusement cultivée par Clavius à Rome, mais mieux encore par Monsieur Viéte en France. l’astronomie par Tycho-Brahé et son disciple Kepler, par le landgrave de Hesse Guillaume, et ceux qui travailloient sous luy, et par Galilée qui commençoit à paroître. La chronologie par Scaliger.

La geographie par Ortelius, et Merula aprés Mercator qui n’étoit mort que depuis deux ans : et la mechanique avec ses especes par Stevin. Mais nous n’en pouvons pas dire autant de l’optique, et de la musique, dont il semble que l’heure ne fût pas encore venuë.

Les progrez de la veritable médecine n’étoient pas si considérables à la naissance de M Descartes que ceux des mathématiques. Ceux qui la professoient, ou qui en écrivoient alors, n’avoient pas encore les lumieres que l’on a reçuës depuis pour pouvoir avancer dans la connoissance d’une science si necessaire.

La jurisprudence avoit été florissante pendant l’espace presque entier de ce siecle, et particuliérement en France : mais elle paroissoit un peu déchuë depuis la mort de Cujas, et de Hotman. Elle se soûtenoit encore neanmoins sur la capacité des deux Pithou, dont l’aîné mourut cette même année, sur celle de Du Faur De Saint Jory, de Barclay le pere, et des principaux magistrats du parlement de Paris, qui pour lors étoient gens de lettres pour la plûpart.

Enfin la theologie regnoit alors parmi les autres sciences, par le ministere d’un Bellarmin, d’un Estius, d’un Du Perron, et par celuy des facultez de Paris et de Louvain. Elle étoit encore sous la vexation de Béze et de Hunnius parmi les protestans de l’une et l’autre secte.

Voilà quel étoit à peu prés l’état des lettres au temps de la naissance de M Descartes. Mais on peut dire qu’elles souffrirent une grande diminution par la mort qui arriva cette même année à diverses personnes de marque qui en faisoient profession. Le nombre de ceux que Dieu fit naître en même temps pour remplir ce vuide, auroit été trop petit pour réparer la perte de tant d’excellens hommes, si M Descartes n’eût suffi seul pour plusieurs.