La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre IV/V

Chevalier & Rivière (p. 265-267).

§ V. — L’expérience de Physique est moins certaine, mais plus précise et plus détaillée que la constatation non scientifique d’un fait.

Le profane croit que le résultat d’une expérience scientifique se distingue de l’observation vulgaire par un plus haut degré de certitude ; il se trompe, car la relation d’une expérience de Physique n’a pas la certitude immédiate et relativement facile à contrôler du témoignage vulgaire et non scientifique. Moins certaine que ce dernier, elle a le pas sur lui parle nombre et la précision des détails qu’elle nous fait connaître ; là est sa véritable et essentielle supériorité.

Le témoignage ordinaire, celui qui rapporte un fait constaté par les procédés du sens commun et non par les méthodes scientifiques, ne peut guère être sûr qu’à la condition de n’être pas détaillé, de n’être pas minutieux, de prendre seulement le fait en gros, par ce qu’il a de plus saillant. Dans telle rue de la ville, vers telle heure, j’ai vu un cheval blanc ; voilà ce que je puis affirmer avec certitude ; peut-être, à cette affirmation générale, pourrai-je joindre quelque particularité qui, à l’exclusion des autres détails, aura attiré mon attention : une étrangeté de la posture du cheval, une pièce voyante de son harnais ; mais ne me pressez pas davantage de questions ; mes souvenirs se troubleraient ; mes réponses deviendraient vagues ; bientôt même je serais réduit à vous dire : je ne sais pas. Sauf exception, le témoignage vulgaire offre d’autant plus de garanties qu’il précise moins, qu’il analyse moins, qu’il s’en tient aux considérations les plus grossières et les plus obvies.

Tout autre est la relation d’une expérience de Physique ; elle ne se contente pas de nous faire connaître un phénomène en gros ; elle prétend l’analyser, nous renseigner sur le moindre détail et la plus minutieuse particularité, en marquant exactement le rang et l’importance relative de chaque détail, de chaque particularité ; elle prétend nous donner ces renseignements sous une forme telle que nous puissions, quand bon nous semblera, reproduire très exactement le phénomène qu’elle relate ou, du moins, un phénomène théoriquement équivalent. Cette prétention excéderait la puissance de l’expérimentation scientifique, comme elle excède les forces de l’observation vulgaire, si l’une n’était pas mieux armée que l’autre ; le nombre et la minutie des détails qui composent ou qui accompagnent chaque phénomène dérouteraient l’imagination, excéderaient la mémoire et défieraient la description, si le physicien n’avait à son service un merveilleux moyen de classification et d’expression, une représentation symbolique admirablement claire et concise, qui est la théorie mathématique ; s’il n’avait, pour marquer l’importance relative de chaque particularité, l’exact et bref procédé d’appréciation que lui fournit l’évaluation numérique, la mesure. Si quelqu’un, par gageure, entreprenait de décrire une expérience de la Physique actuelle en excluant tout langage théorique ; s’il essayait, par exemple, d’exposer les expériences de Regnault sur la compressibilité des gaz en chassant de son récit toutes les expressions abstraites et symboliques introduites par les théories physiques, les mots : pression, température, densité, intensité de la pesanteur, axe optique d’une lunette, etc. ; il s’apercevrait que la relation de ces seules expériences remplirait un volume entier du récit le plus confus, le plus inextricable et le moins compréhensible que l’on puisse imaginer.

Si donc l’interprétation théorique enlève aux résultats de l’expérience de Physique la certitude immédiate que possèdent les données de l’observation vulgaire, en revanche, c’est l’interprétation théorique qui permet à l’expérience scientifique de pénétrer bien plus avant que le sens commun dans l’analyse détaillée des phénomènes, d’en donner une description dont la précision dépasse de beaucoup l’exactitude du langage courant.