La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre IV/IV

Chevalier & Rivière (p. 257-265).


§ IV. — De la critique d’une expérience de Physique ; en quoi elle diffère de l’examen d’un témoignage ordinaire.

Une expérience de Physique étant tout autre chose que la simple constatation d’un fait, on conçoit sans peine que la certitude d’un résultat d’expérience soit d’un tout autre ordre que la certitude d’un fait simplement constaté par les sens ; on conçoit également que ces certitudes de nature si différente s’apprécient par des méthodes entièrement distinctes.

Lorsqu’un témoin sincère, assez sain d’esprit pour ne pas confondre les jeux de son imagination avec des perceptions, connaissant la langue dont il se sert assez bien pour exprimer clairement sa pensée, affirme avoir constaté un fait, le fait est certain ; si je vous déclare que tel jour, à telle heure, dans telle rue de la ville, j’ai vu un cheval blanc, à moins que vous n’ayez des raisons pour me considérer comme un menteur ou comme un halluciné, vous devez croire que ce jour-là, à cette heure-là, dans cette rue-là, il y avait un cheval blanc.

La confiance qui doit être accordée à la proposition énoncée par un physicien comme résultat d’une expérience n’est pas de la même nature ; si le physicien se bornait à nous conter les faits qu’il a vus, ce qui s’appelle vu, de ses yeux vu, son témoignage devrait être examiné suivant les règles générales, propres à fixer le degré de créance que mérite le témoignage d’un homme ; si le physicien était reconnu digne de foi — et ce serait, je pense, le cas général — son témoignage devrait être reçu comme l’expression de la vérité.

Mais, encore une fois, ce que le physicien énonce comme le résultat d’une expérience, ce n’est pas le récit des faits constatés ; c’est l’interprétation de ces faits, c’est leur transposition dans le monde idéal, abstrait, symbolique, créé par les théories qu’il regarde comme établies.

Donc, après avoir soumis le témoignage du physicien aux règles qui fixent le degré de confiance mérité par le récit d’un témoin, nous n’aurons accompli qu’une partie, et la partie la plus aisée, de la critique qui doit déterminer la valeur de son expérience.

Il nous faut, en premier lieu, nous enquérir avec grand soin des théories que le physicien regarde comme établies et qui lui ont servi à interpréter les faits qu’il a constatés ; faute de connaître ces théories, il nous serait impossible de saisir le sens qu’il attribue à ses propres énoncés ; ce physicien serait devant nous comme un témoin devant un juge qui n’entendrait pas sa langue.

Si les théories admises par ce physicien sont celles que nous acceptons, si nous sommes convenus de suivre les mêmes règles dans l’interprétation des mêmes phénomènes, nous parlons la même langue et nous pouvons nous entendre. Mais il n’en est pas toujours ainsi ; il n’en est pas ainsi lorsque nous discutons les expériences d’un physicien qui n’appartient pas à la même École que nous ; il n’en est pas ainsi, surtout, lorsque nous discutons les expériences d’un physicien que cinquante ans, qu’un siècle, que deux siècles séparent de nous. Il nous faut alors chercher à établir une correspondance entre les idées théoriques de l’auteur que nous étudions et les nôtres ; interpréter à nouveau, au moyen des symboles dont nous usons, ce qu’il avait interprété au moyen des symboles qu’il acceptait ; si nous y parvenons, la discussion de son expérience deviendra possible ; cette expérience sera un témoignage rendu dans une langue étrangère à la nôtre, mais dans une langue dont nous possédons le vocabulaire ; nous pouvons le traduire et l’examiner.

Newton, par exemple, avait fait certaines observations touchant le phénomène des anneaux colorés ; ces observations, il les avait interprétées dans la théorie optique qu’il avait créée, dans la théorie de l’émission ; il les avait interprétées comme donnant, pour les corpuscules lumineux de chaque couleur, la distance entre un accès de facile réflexion et un accès de facile transmission. Lorsque Young et Fresnel ramenèrent au jour la théorie des ondulations pour la substituer à la théorie de l’émission, il leur fut possible de faire correspondre certains éléments de la nouvelle théorie à certains éléments de l’ancienne ; ils virent, en particulier, que la distance entre un accès de facile réflexion et un accès de facile transmission correspondait au quart de ce que la nouvelle théorie appelait longueur d’onde ; grâce à cette remarque, les résultats des expériences de Newton purent être traduits dans le langage des ondulations ; les nombres qu’avait obtenus Newton, multipliés par 4, donnèrent les longueurs d’onde des diverses couleurs.

De la même manière, Biot avait fait, sur la polarisation de la lumière, un très grand nombre d’expériences minutieuses ; il les avait interprétées dans le système de l’émission ; Fresnel put les traduire dans le langage de la théorie des ondulations et les employer au contrôle de cette théorie.

Si, au contraire, nous ne pouvons obtenir de renseignements suffisants sur les idées théoriques du physicien dont nous discutons l’expérience, si nous ne parvenons pas à établir une correspondance entre les symboles qu’il a adoptés et les symboles que nous fournissent les théories que nous acceptons, les propositions par lesquelles ce physicien a traduit les résultats de ses expériences ne seront pour nous ni vraies, ni fausses ; elles seront dénuées de sens, elles seront lettre morte ; elles seront à nos yeux ce que des inscriptions étrusques ou ligures sont aux yeux de l’épigraphiste : des documents écrits dans une langue que nous ne savons pas lire. Que d’observations, accumulées par les physiciens d’autrefois, sont ainsi perdues à tout jamais ! Leurs auteurs ont négligé de nous renseigner sur les méthodes qui leur servaient à interpréter les faits ; il nous est impossible de transposer leurs interprétations dans nos théories ; ils ont enfermé leurs idées sous des signes dont nous n’avons pas la clef.

Ces premières règles sembleront peut-être naïves, et l’on s’étonnera de nous voir insister à leur endroit ; cependant, si ces règles sont banales, il est encore plus banal d’y manquer. Que de discussions scientifiques où chacun des deux tenants prétend écraser son adversaire sous le témoignage irrécusable des faits ! On s’oppose l’un à l’autre des observations contradictoires. La contradiction n’est pas dans la réalité, toujours d’accord avec elle-même ; elle est entre les théories par lesquelles chacun des deux champions exprime cette réalité. Que de propositions regardées comme de monstrueuses erreurs dans les écrits de ceux qui nous ont précédés ! On les célébrerait peut-être comme de grandes vérités, si l’on voulait bien s’enquérir des théories qui donnent leur vrai sens à ces propositions, si l’on prenait soin de les traduire dans la langue des théories prônées aujourd’hui.

Supposons que nous ayons constaté l’accord entre les théories admises par un expérimentateur et celles que nous regardons comme exactes ; il s’en faut bien que nous puissions d’emblée faire nôtres les jugements par lesquels il énonce les résultats de ses expériences ; il nous faut maintenant examiner si, dans l’interprétation des faits observés, il a correctement appliqué les règles tracées par les théories qui nous sont communes ; parfois, nous constaterons que l’expérimentateur n’a pas satisfait à toutes les exigences légitimes ; en appliquant les théories, il aura commis une faute de raisonnement ou de calcul ; alors, le raisonnement devra être repris ou le calcul refait ; le résultat de l’expérience devra être modifié, le nombre obtenu remplacé par un autre nombre.

L’expérience faite a été une continuelle juxtaposition de deux appareils : l’appareil réel que l’observateur manipulait, et l’appareil idéal et schématique sur lequel il raisonnait. La comparaison de ces deux appareils, il nous la faut reprendre et, pour cela, les connaître exactement tous deux. Du second, nous pouvons avoir une connaissance adéquate, car il est défini par des symboles mathématiques et des formules. Mais il n’en est pas de même du premier ; nous devons nous en faire une idée aussi exacte que possible d’après la description que nous en fait l’expérimentateur ; cette description est-elle suffisante ? Nous fournit-elle tous les renseignements qui nous peuvent être utiles ? L’état des corps étudiés, leur degré de pureté chimique, les conditions dans lesquelles ils se trouvaient placés, les actions perturbatrices qu’ils pouvaient éprouver, les mille accidents qui pouvaient influer sur le résultat de l’expérience ont-ils été déterminés avec une minutie qui ne laisse rien à désirer ?

Une fois que nous aurons répondu à toutes ces questions, nous pourrons examiner jusqu’à quel point l’appareil schématique offrait de l’appareil concret une image ressemblante ; nous pourrons rechercher s’il n’y aurait pas eu avantage à accroître cette ressemblance en compliquant la définition de l’appareil idéal ; nous pourrons nous demander si l’on a éliminé toutes les causes d’erreur systématiques de quelque importance, si l’on a fait toutes les corrections souhaitables.

L’expérimentateur a employé, pour interpréter ses observations, des théories que nous acceptons comme lui ; il a correctement appliqué, au cours de cette interprétation, les règles que prescrivent ces théories ; il a minutieusement étudié et décrit l’appareil dont il a fait usage ; il a éliminé les causes d’erreur systématiques ou en a corrigé les effets ; ce n’est pas encore assez pour que nous puissions accepter le résultat de son expérience. Les propositions abstraites et mathématiques que les théories font correspondre aux faits observés ne sont pas, nous l’avons dit, entièrement déterminées ; aux mêmes faits peuvent correspondre une infinité de propositions différentes, aux mêmes mesures une infinité d’évaluations s’exprimant par des nombres différents ; le degré d’indétermination de la proposition abstraite, mathématique, par laquelle s’exprime le résultat d’une expérience, c’est ce que l’on nomme le degré d’approximation de cette expérience. Il nous faut connaître le degré d’approximation de l’expérience que nous examinons ; si l’observateur l’a indiqué, il nous faut contrôler les procédés par lesquels il l’a évalué ; s’il ne l’a pas indiqué, il nous le faut déterminer par nos propres discussions. Opération complexe et infiniment délicate ! L’appréciation du degré d’exactitude d’une expérience exige, en premier lieu, que l’on apprécie l’acuité des sens de l’observateur ; les astronomes essayent de fixer ce renseignement sous la forme mathématique de l’équation personnelle ; mais cette équation participe bien peu de la constance sereine de la Géométrie, car elle est à la merci d’une migraine ou d’une digestion pénible. Cette appréciation exige, en second lieu, que l’on évalue les erreurs systématiques que l’on n’a pu corriger ; mais après que l’on a fait des causes de ces erreurs une énumération aussi complète que possible, on est certain d’en avoir omis infiniment plus qu’on n’en a énuméré ; car la complexité de la réalité concrète nous passe. Ces erreurs systématiques aux causes insoupçonnées, on les confond toutes ensemble sous le nom d’erreurs accidentelles ; l’ignorance des circonstances qui les déterminent ne permet pas de les corriger ; les géomètres ont profité de la latitude que leur laissait cette ignorance pour faire, au sujet de ces erreurs, des hypothèses qui leur permissent d’en atténuer l’effet par certaines opérations mathématiques ; mais tant valent ces hypothèses, tant vaut la théorie des erreurs accidentelles ; et comment saurait-on ce que valent ces hypothèses, puisqu’on ne sait rien des erreurs sur lesquelles elles portent, si ce n’est qu’on en ignore les sources ?

L’appréciation du degré d’approximation d’une expérience est donc une œuvre d’une extrême complexité. Souvent il est difficile d’y tenir un ordre entièrement logique ; le raisonnement doit alors faire place à cette qualité rare et subtile, à cette sorte d’instinct ou de flair qui se nomme le sens expérimental — apanage de l’esprit de finesse plutôt que de l’esprit géométrique.

La simple description des règles qui président à l’examen d’une expérience de Physique, à son adoption ou à son rejet, suffit à mettre en évidence cette vérité essentielle : Le résultat d’une expérience de Physique n’a pas une certitude de même ordre qu’un fait constaté par des méthodes non scientifiques, par la simple vue ou le simple toucher d’un homme sain de corps et d’esprit ; moins immédiate, soumise à des discussions auxquelles échappe le témoignage vulgaire, cette certitude demeure toujours donnée à la confiance qu’inspire tout un ensemble de théories.