La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre IV

Chevalier & Rivière (p. 233-267).


CHAPITRE IV

L’EXPÉRIENCE DE PHYSIQUE[1]

§ I. — Une expérience de Physique n’est pas simplement l’observation d’un phénomène ; elle est, en outre, l’interprétation théorique de ce phénomène.


Le but de toute théorie physique est la représentation des lois expérimentales ; les mots vérité, certitude, n’ont, au sujet d’une telle théorie, qu’une seule signification ; ils expriment la concordance entre les conclusions de la théorie et les règles établies par les observateurs. Nous ne saurions donc pousser plus avant la critique de la théorie physique, si nous n’analysions l’exacte nature des lois énoncées par les expérimentateurs, si nous ne marquions avec précision de quel genre de certitude elles sont susceptibles. D’ailleurs, la loi de Physique n’est que le résumé d’une infinité d’expériences qui ont été faites ou qui pourront être réalisées. Nous sommes donc naturellement amenés à nous poser cette question : Qu’est-ce, au juste, qu’une expérience de Physique ?

Cette question étonnera sans doute plus d’un lecteur ; est-il besoin de la poser, et la réponse n’est-elle pas évidente ? Produire un phénomène physique dans des conditions telles qu’on puisse l’observer exactement et minutieusement, au moyen d’instruments appropriés, n’est-ce pas l’opération que tout le monde désigne par ces mots : Faire une expérience de Physique ?

Entrez dans ce laboratoire ; approchez-vous de cette table qu’encombrent une foule d’appareils, une pile électrique, des fils de cuivre entourés de soie, des godets pleins de mercure, des bobines, un barreau de fer qui porte un miroir ; un observateur enfonce dans de petits trous la tige métallique d’une fiche dont la tête est en ébonite ; le fer oscille et, par le miroir qui lui est lié, renvoie sur une règle en celluloïde une bande lumineuse dont l’observateur suit les mouvements ; voilà bien sans doute une expérience ; au moyen du va-et-vient de cette tache lumineuse, ce physicien observe minutieusement les oscillations du morceau de fer. Demandez-lui maintenant ce qu’il fait ; va-t-il vous répondre : « J’étudie les oscillations du barreau de

fer qui porte ce miroir » ? Non, il vous répondra qu’il mesure la résistance électrique d’une bobine. Si vous vous étonnez, si vous lui demandez quel sens ont ces mots et quel rapport ils ont avec les phénomènes qu’il a constatés, que vous avez constatés en même temps que lui, il vous répondra que votre question nécessiterait de trop longues explications et vous enverra suivre un cours d’électricité.

C’est qu’en effet l’expérience que vous avez vu faire, comme toute expérience de Physique, comporte deux parties. Elle consiste, en premier lieu, dans l’observation de certains faits ; pour faire cette observation, il suffit d’être attentif et d’avoir les sens suffisamment déliés ; il n’est pas nécessaire de savoir la Physique ; le directeur du laboratoire y peut être moins habile que le garçon. Elle consiste, en second lieu, dans l’interprétation des faits observés ; pour pouvoir faire cette interprétation, il ne suffit pas d’avoir l’attention en éveil et l’œil exercé ; il faut connaître les théories admises, il faut savoir les appliquer ; il faut être physicien. Tout homme peut, s’il voit clair, suivre les mouvements d’une tache lumineuse sur une règle transparente, voir si elle marche à droite ou à gauche, si elle s’arrête en tel ou tel point ; il n’a pas besoin pour cela d’être grand clerc ; mais s’il ignore l’Électrodynamique, il ne pourra achever l’expérience, il ne pourra mesurer la résistance de la bobine.

Prenons un autre exemple : Regnault étudie la compressibilité des gaz ; il prend une certaine quantité de gaz ; il l’enferme dans un tube de verre ; il maintient la température constante ; il mesure la pression que supporte le gaz et le volume qu’il occupe.

Voilà, dira-t-on, l’observation minutieuse et précise de certains phénomènes, de certains faits. Assurément, entre les mains et sous les yeux de Regnault, entre les mains et sous les yeux de ses aides, des faits concrets se sont produits ; est-ce le récit de ces faits que Regnault a consignés pour contribuer à l’avancement de la Physique ? Non. Dans un viseur Regnault a vu l’image d’une certaine surface de mercure affleurer à un certain trait ; est-ce là ce qu’il a inscrit dans la relation de ses expériences ? Non ; il a inscrit que le gaz occupait un volume ayant telle valeur. Un aide a élevé et abaissé la lunette d’un cathétomètre jusqu’à ce que l’image d’un autre niveau de mercure vînt affleurer au fil d’un réticule ; il a alors observé la disposition de certains traits sur la règle et sur le vernier du cathétomètre ; est-ce là ce que nous trouvons dans le Mémoire de Regnault ? Non ; nous y lisons que la pression supportée par le gaz avait telle valeur. Un autre aide a vu, dans le thermomètre, le liquide osciller entre deux certains traits ; est-ce là ce qui a été consigné ? Non ; on a marqué que la température du gaz avait varié entre tel et tel degré.

Or, qu’est-ce que la valeur du volume occupé par le gaz, qu’est-ce que la valeur de la pression qu’il supporte, qu’est-ce que le degré de la température à laquelle il est porté ? Sont-ce trois objets concrets ? Non ; ce sont trois symboles abstraits que, seule, la théorie physique relie aux faits réellement observés.

Pour former la première de ces abstractions, la valeur du volume occupé par le gaz, et la faire correspondre au fait observé, c’est à-dire à l’affleurement du mercure en un certain trait, il a fallu jauger le tube, c’est-à-dire faire appel non seulement aux notions abstraites de l’Arithmétique et de la Géométrie, aux principes abstraits sur lesquels reposent ces sciences, mais encore à la notion abstraite de masse, aux hypothèses de Mécanique générale et de Mécanique céleste qui justifient l’emploi de la balance pour la comparaison des masses ; il a fallu connaître le poids spécifique du mercure à la température où s’est fait ce jaugeage et, pour cela, connaître ce poids spécifique à 0°, ce qui ne se peut faire sans invoquer les lois de l’Hydrostatique ; connaître la loi de la dilatation du mercure, qui se détermine au moyen d’un appareil où figure une lunette, où, par conséquent, certaines lois de l’Optique sont supposées ; en sorte que la connaissance d’une foule de chapitres de la Physique précède nécessairement la formation de cette idée abstraite : Le volume occupé par le gaz.

Plus complexe de beaucoup, plus étroitement liée aux théories les plus profondes de la Physique, est la genèse de cette autre idée abstraite : La valeur de la pression supportée par le gaz. Pour la définir, pour l’évaluer, il a fallu user des notions si délicates, si difficiles à acquérir, de pression, de force de liaison ; il a fallu appeler en aide la formule du nivellement barométrique donnée par Laplace, formule qui se tire des lois de l’Hydrostatique ; il a fallu faire intervenir la loi de compressibilité du mercure, dont la détermination se relie aux questions les plus délicates et les plus controversées de la théorie de l’élasticité. Ainsi, lorsque Regnault faisait une expérience, il avait des faits devant les yeux, il observait des phénomènes ; mais ce qu’il nous a transmis de cette expérience, ce n’est pas le récit des faits observés ; ce sont des symboles abstraits que les théories admises lui ont permis de substituer aux documents concrets qu’il avait recueillis.

Ce que Regnault a fait, c’est ce que fait nécessairement tout physicien expérimentateur ; voilà pourquoi nous pouvons énoncer ce principe, dont la suite de cet écrit développera les conséquences :

Une expérience de Physique est l’observation précise d’un groupe de phénomènes, accompagnée de l’interprétation de ces phénomènes ; cette interprétation substitue aux données concrètes réellement recueillies par l’observation des représentations abstraites et symboliques qui leur correspondent en vertu des théories que l’observateur admet.


§ II. — Le résultat d’une expérience de Physique est un jugement
abstrait et symbolique
.

Les caractères qui distinguent si nettement l’expérience de Physique de l’expérience vulgaire, en introduisant dans la première, à titre d’élément essentiel, l’interprétation théorique qui est exclue de la dernière, marquent également les résultats auxquels aboutissent ces deux sortes d’expérience.

Le résultat de l’expérience vulgaire est la constatation d’une relation entre divers faits concrets ; tel fait ayant été artificiellement produit, tel autre fait en est résulté. Par exemple, on a décapité une grenouille ; on a piqué la jambe gauche de cet animal avec une aiguille ; la jambe droite s’est agitée et s’est efforcée d’écarter l’aiguille ; voilà le résultat d’une expérience de Physiologie ; c’est un récit de faits concrets, obvies ; pour comprendre ce récit, il n’est pas nécessaire de savoir un mot de Physiologie.

Le résultat des opérations auxquelles se livre un physicien expérimentateur n’est point du tout la constatation d’un groupe de faits concrets ; c’est l’énoncé d’un jugement reliant entre elles certaines notions abstraites, symboliques, dont les théories seules établissent la correspondance avec les faits réellement observés. Cette vérité saute aux yeux de quiconque réfléchit. Ouvrez un mémoire quelconque de Physique expérimentale et lisez-en les conclusions ; ces conclusions ne sont nullement l’exposition pure et simple de certains phénomènes ; ce sont des énoncés abstraits auxquels vous ne pouvez attacher aucun sens, si vous ne connaissez pas les théories physiques admises par l’auteur. Vous y lisez, par exemple, que la force électromotrice de telle pile à gaz augmente de tant de volts lorsque la pression augmente de tant d’atmosphères. Que signifie cet énoncé ? On ne peut lui attribuer aucun sens sans recourir aux théories les plus variées, comme les plus élevées de la Physique. Nous avons dit, déjà, que la pression était un symbole quantitatif introduit par la Mécanique rationnelle, et un des plus subtils dont cette science ait à traiter. Pour comprendre la signification du mot force électromotrice, il faut faire appel à la théorie électrocinétique fondée par Ohm et par Kirchhoff. Le volt est l’unité de force électromotrice dans le système électromagnétique pratique d’unités ; la définition de cette unité se tire des équations de l’Électromagnétisme et de l’induction établies par Ampère, par F.-E. Neumann, par W. Weber. Pas un des mots qui servent à énoncer le résultat d’une telle expérience n’exprime directement un objet visible et tangible ; chacun d’eux a un sens abstrait et symbolique ; ce sens n’est relié aux réalités concrètes que par des intermédiaires théoriques longs et compliqués.

Insistons sur ces remarques si importantes à la claire intelligence de la Physique et, cependant, si souvent méconnues.

En l’énoncé d’un résultat d’expérience semblable à celui que nous venons de rappeler, celui qui ignore la Physique, et pour lequel un semblable énoncé demeure lettre morte, pourrait être tenté de voir un simple exposé, en un langage technique, insaisissable aux profanes, mais clair aux initiés, des faits que l’expérimentateur a observés. Ce serait une erreur.

Je suis sur un voilier. J’entends l’officier de quart lancer ce commandement : « Au bras et boulines partout, brassez ! » Étranger aux choses de la marine, je ne comprends pas ces paroles ; mais je vois les hommes de l’équipage courir à des postes assignés d’avance, saisir des cordes déterminées et hâler en mesure sur ces cordes. Les mots que l’officier a prononcés désignent, pour eux, des objets concrets bien déterminés, éveillent en leur esprit l’idée d’une manœuvre connue à accomplir. Tel est, pour l’initié, l’eflet du langage technique.

Tout autre est le langage du physicien. Supposons que, devant un physicien, on prononce cette phrase : Si l’on fait croître la pression de tant d’atmosphères, on augmente de tant de volts la force électromotrice de telle pile. Il est bien vrai que l’initié, que celui qui connaît les théories de la Physique, peut traduire cet énoncé en faits, peut réaliser l’expérience dont le résultat est ainsi exprimé ; mais, chose remarquable, il peut la réaliser d’une infinité de manières différentes. Il peut exercer la pression en versant du mercure dans un tube, en faisant monter un réservoir plein de liquide, en manœuvrant une presse hydraulique, en enfonçant dans l’eau un piston à vis. Il peut mesurer cette pression avec un manomètre à air libre, avec un manomètre à air comprimé, avec un manomètre métallique. Pour apprécier la variation de la force électromotrice, il pourra employer successivement tous les types connus d’électromètres, de galvanomètres, d’électrodynamomètres, de voltmètres ; chaque nouvelle disposition d’appareils lui fournira des faits nouveaux à constater ; il pourra employer des dispositions d’appareils que le premier auteur de l’expérience n’aura pas soupçonnées et voir des phénomènes que cet auteur n’aura jamais vus. Cependant, toutes ces manipulations, si diverses qu’un profane n’apercevrait entre elles aucune analogie, ne sont pas vraiment des expériences différentes ; ce sont seulement des formes différentes d’une même expérience ; les faits qui se sont réellement produits ont été aussi dissemblables que possible ; cependant la constatation de ces faits s’exprime par cet unique énoncé : la force électromotrice de telle pile augmente de tant de volts lorsque la pression augmente de tant d’atmosphères.

Il est donc clair que le langage par lequel un physicien exprime les résultats de ses expériences n’est pas un langage technique semblable à celui qu’emploient les divers arts et les divers métiers ; il ressemble au langage technique en ce que l’initié le peut traduire en faits ; mais il en diffère en ce qu’une phrase donnée d’un langage technique exprime une opération déterminée accomplie sur des objets concrets bien définis, tandis qu’une phrase du langage physique peut se traduire en faits d’une infinité de manières différentes.

À ceux qui insistent, avec M. Le Roy, sur la part considérable de l’interprétation théorique dans l’énoncé d’un fait d’expérience, M. H. Poincaré[2] a opposé l’opinion même que nous combattons en ce moment ; selon lui, la théorie physique serait un simple vocabulaire permettant de traduire les faits concrets en une langue conventionnelle simple et commode. « Le fait scientifique, dit-il[3], n’est que le fait brut énoncé dans un langage commode. » Et encore[4] : « Tout ce que crée le savant dans un fait, c’est le langage dans lequel il l’énonce. »

« Quand j’observe un galvanomètre[5], si je demande à un visiteur ignorant : le courant passe-t-il ? il va regarder le fil pour tâcher d’y voir passer quelque chose. Mais si je pose la même question à mon aide qui comprend ma langue, il saura que cela veut dire : le spot[6] se déplace-t-il ? et il regardera sur l’échelle. »

« Quelle différence y a-t-il alors entre l’enoncé d’un fait brut et l’énoncé d’un fait scientifique ? Il y a la même différence qu’entre l’énonce d’un fait brut dans la langue française et l’énoncé du même fait dans la langue allemande. L’énoncé scientifique est la traduction de l’énoncé brut dans un langage qui se distingue surtout du français vulgaire ou de l’allemand vulgaire, parce qu’il est parlé par un bien moins grand nombre de personnes. »

Il n’est pas exact que ces mots : « Le courant passe » soient une simple manière conventionnelle d’exprimer ce fait : Le barreau aimanté de tel galvanomètre est dévié. En effet, à cette question : « Le courant passe-t-il ? » mon aide pourra fort bien répondre : « Le courant passe, et cependant l’aimant n’est pas dévié ; le galvanomètre présente quelque défaut. » Pourquoi, malgré l’absence d’indication du galvanomètre, affirme-t-il que le courant passe ? Parce qu’il a constaté qu’en un voltamètre, placé sur le même circuit que le galvanomètre, des bulles de gaz se dégageaient ; ou bien qu’une lampe à incandescence, intercalée sur le même fil, brillait ; ou bien qu’une bobine sur laquelle ce fil est enroulé s’échauffait ; ou bien qu’une rupture du conducteur était accompagnée d’étincelles ; et parce qu’en vertu des théories admises chacun de ces faits doit, lui aussi, comme la déviation du galvanomètre, se traduire par ces mots : « Le courant passe. » Cet assemblage de mots n’exprime donc pas, en un langage technique et conventionnel, un certain fait concret ; formule symbolique, il n’a aucun sens pour celui qui ignore les théories physiques ; mais, pour celui qui connaît ces théories, il peut se traduire en faits concrets d’une infinité de manières différentes, parce que tous ces faits disparates admettent la même interprétation théorique.

M. H. Poincaré sait[7] que l’on peut faire cette objection à la doctrine qu’il soutient ; voici comment il l’expose[8] et comment il y répond :

« N’allons pas trop vite, cependant. Pour mesurer un courant, je puis me servir d’un très grand nombre de types de galvanomètres ou encore d’un électrodynamomètre. Et alors quand je dirai : il règne dans ce circuit un courant de tant d’ampères, cela voudra dire : si j’adapte à ce circuit tel galvanomètre, je verrai le spot venir à la division  ; mais cela voudra dire également : si j’adapte à ce circuit tel électrodynamomètre, je verrai le spot venir à la division . Et cela voudra dire encore beaucoup d’autres choses, car le courant peut se manifester non seulement par des effets mécaniques, mais par des effets chimiques, thermiques, lumineux, etc. »

« Voilà donc un énoncé qui convient à un très grand nombre de faits bruts absolument différents. Pourquoi ? C’est parce que j’admets une loi d’après laquelle toutes les fois que tel effet mécanique se produira, tel effet chimique se produira de son côté. Des expériences antérieures très nombreuses ne m’ont jamais montré cette loi en défaut, et alors je me suis rendu compte que je pourrais exprimer par le même énoncé deux faits aussi invariablement liés l’un à l’autre. »

M. H. Poincaré reconnaît donc que ces mots : « Tel fil est traversé par un courant de tant d’ampères » expriment non pas un fait unique, mais une infinité de faits possibles, et cela, en vertu de relations constantes entre diverses lois expérimentales. Mais ces relations ne sont-elles pas précisément ce que tout le monde appelle la théorie du courant électrique ? C’est parce que cette théorie est supposée construite que ces mots : « Il passe dans ce fil un courant de tant d’ampères » peuvent condenser tant de significations distinctes. Le rôle du savant ne s’est donc pas borné à créer un langage clair et concis pour exprimer les faits concrets ; ou, plutôt, la création de ce langage supposait la création de la théorie physique.

Entre un symbole abstrait et un fait concret, il peut y avoir correspondance, il ne peut y avoir entière parité ; le symbole abstrait ne peut être la représentation adéquate du fait concret, le fait concret ne peut être l’exacte réalisation du symbole abstrait ; la formule abstraite et symbolique par laquelle un physicien exprime les faits concrets qu’il a constatés au cours d’une expérience ne peut être l’exact équivalent, la relation fidèle de ces constatations.

Cette disparité entre le fait pratique, réellement observé, et le fait théorique, c’est-à-dire la formule symbolique et abstraite énoncée par le physicien, s’est manifestée à nous par cela que des faits concrets très différents peuvent se fondre les uns dans les autres lorsqu’ils sont interprétés par la théorie, ne plus constituer qu’une même expérience et s’exprimer par un énoncé symbolique unique : À un même fait théorique peuvent correspondre une infinité de faits pratiques distincts.

Cette même disparité se traduit encore à nos yeux par cette autre conséquence : À un même fait pratique peuvent correspondre une infinité de faits théoriques logiquement incompatibles ; à un même ensemble de faits concrets, on peut faire correspondre, en général, non pas un seul jugement symbolique, mais une infinité de jugements différents les uns des autres et qui, logiquement, se contredisent l’un l’autre.

Un expérimentateur a fait certaines observations ; il les a traduites par cet énoncé : Une augmentation de pression de 100 atmosphères fait croître la force électromotrice de telle pile à gaz de 0volt,0845 ; il aurait pu dire tout aussi légitimement que cette augmentation de pression fait croître cette force électromotrice de 0volt,0844 ou encore qu’elle la fait croître de 0volt,0846. Comment ces diverses propositions peuvent-elles être équivalentes pour le physicien ? Car, pour le mathématicien, elles se contredisent l’une l’autre ; si un nombre est 845, il n’est et ne peut être ni 844, ni 846.

Voici ce que le physicien entend affirmer en déclarant que ces trois jugements sont identiques à ses yeux : Acceptant la valeur 0volt,0845 pour diminution de la force électromotrice, il calcule, au moyen de théories admises, la déviation qu’éprouvera l’aiguille de son galvanomètre lorsqu’il lancera dans l’instrument le courant fourni par cette pile ; c’est là, en effet, le phénomène que ses sens devront observer ; il trouve que cette déviation prendra une certaine valeur.

S’il répète le même calcul en attribuant à la diminution de force électromotrice de la pile la valeur 0volt,0844 ou bien la valeur 0volt,0846, il trouvera d’autres valeurs pour la déviation de l’aimant ; mais les trois déviations ainsi calculées différeront trop peu pour que la vue puisse les discerner l’une de l’autre. Voilà pourquoi le physicien confondra entre elles ces trois évaluations de la diminution de la force électromotrice 0volt,0845, 0volt,0844, 0volt,0846, tandis que le mathématicien les regarderait comme incompatibles.

Entre le fait théorique, précis et rigoureux, et le fait pratique, aux contours vagues et indécis comme tout ce que nous révèlent nos perceptions, il ne peut y avoir adéquation ; voilà pourquoi un même fait pratique peut correspondre à une infinité de faits théoriques. Nous avons insisté, au Chapitre précédent, sur cette disparité et ses conséquences, assez pour n’avoir plus à y revenir au présent Chapitre.

Un fait théorique unique peut donc se traduire par une infinité de faits pratiques disparates ; un fait pratique unique correspond à une infinité de faits théoriques incompatibles ; cette double constatation fait éclater aux yeux la vérité que nous voulions mettre en évidence : Entre les phénomènes réellement constatés au cours d’une expérience et le résultat de cette expérience, formulé par le physicien, s’intercale une élaboration intellectuelle très complexe qui, à un récit de faits concrets, substitue un jugement abstrait et symbolique.

§ III. — L’interprétation théorique des phénomènes rend seule possible l’usage des instruments. .

L’importance de cette opération intellectuelle, par laquelle les phénomènes réellement observés par le physicien sont interprétés selon les théories admises, ne se marque pas seulement en la forme prise par le résultat de l’expérience ; elle se manifeste également par les moyens qu’emploie l’expérimentateur.

Il serait, en effet, impossible d’user des instruments que l’on trouve dans les laboratoires de Physique, si l’on ne substituait aux objets concrets qui composent ces instruments une représentation abstraite et schématique qui donne prise au raisonnement mathématique ; si l’on ne soumettait cette combinaison d’abstractions à des déductions et à des calculs qui impliquent adhésion aux théories.

Au premier abord, cette affirmation étonnera peut-être le lecteur.

Une foule de gens emploient la loupe, qui est un instrument de Physique ; cependant, pour en faire usage, ils n’ont nul besoin de remplacer ce morceau de verre bombé, poli, brillant, pesant, enchâssé dans le cuivre ou dans la corne, par l’ensemble de deux surfaces sphériques limitant un milieu doué d’un certain indice de réfraction, bien que cet ensemble seul soit accessible aux raisonnements de la Dioptrique ; ils n’ont aucun besoin d’avoir étudié la Dioptrique, de connaître la théorie de la loupe. Il leur a suffi de regarder un même objet d’abord à l’œil nu, puis avec la loupe, pour constater que cet objet gardait le même aspect dans les deux cas, mais qu’il paraissait, dans le second, plus grand que dans le premier ; dès lors, si la loupe leur fait voir un objet que l’œil nu ne percevait pas, une généralisation toute spontanée, jaillie du sens commun, leur permet d’affirmer que cet objet a été grossi par la loupe au point d’être rendu visible, mais qu’il n’a été ni créé, ni déformé par la lentille de verre. Les jugements spontanés du sens commun suffisent ainsi à justifier l’emploi qu’ils font de la loupe au cours de leurs observations ; les résultats de ces observations ne dépendront en aucune façon des théories de la Dioptrique.

L’exemple choisi est emprunté à l’un des instruments les plus simples et les plus grossiers de la Physique ; néanmoins, est-il bien vrai que l’on puisse user de cet instrument sans faire aucun appel aux théories de la Dioptrique ? Les objets vus à la loupe paraissent cernés des couleurs de l’arc-en-ciel ; n’est-ce pas la théorie de la dispersion qui nous apprend à regarder ces couleurs comme créées par l’instrument, à en faire abstraction lorsque nous décrivons l’objet observé ? Et combien cette remarque devient plus grave s’il s’agit non plus d’une simple loupe, mais d’un microscope puissant ! À quelles singulières erreurs on s’exposerait parfois si l’on attribuait naïvement aux objets observés la forme et la couleur que l’instrument nous révèle ; si une discussion, tirée des théories optiques, ne nous permettait de faire la part des apparences et la part des réalités !

Cependant, avec ce microscope destiné à la description purement qualitative d’objets concrets très petits, nous sommes encore bien loin des instruments qu’emploie le physicien ; les expériences combinées au moyen de ces instruments ne doivent pas aboutir à un récit de faits réels, à une description d’objets concrets, mais à une évaluation numérique de certains symboles créés par les théories.

Voici, par exemple, l’instrument qu’on appelle une boussole des tangentes. Sur un cadre circulaire s’enroule un fil de cuivre entouré de soie ; au centre du cadre, un petit barreau d’acier aimanté est suspendu par un fil de cocon ; une aiguille d’aluminium, portée par ce barreau, se meut sur un cercle divisé en degrés et permet de repérer avec précision l’orientation du barreau. Si les deux extrémités du fil de cuivre sont mises en relation avec les pôles d’une pile, l’aimant subit une déviation que nous pouvons lire sur le cercle divisé ; elle est, par exemple, de 30°.

La simple constatation de ce fait n’implique aucune adhésion aux théories physiques ; mais elle ne suffit pas non plus à constituer une expérience de Physique ; le physicien, en effet, ne se propose pas de connaître la déviation éprouvée par l’aimant, mais bien de mesurer l’intensité du courant qui traverse le fil de cuivre.

Or, pour calculer la valeur de cette intensité d’après la valeur, 30°, de la déviation observée, il faut reporter cette dernière valeur dans une certaine formule. Cette formule est une conséquence des lois de l’Électromagnétisme ; pour qui ne regarderait pas comme exacte la théorie électromagnétique de Laplace et d’Ampère, l’emploi de cette formule, le calcul qui doit faire connaître l’intensité du courant, seraient de véritables non-sens.

Cette formule s’applique à toutes les boussoles des tangentes possibles, à toutes les déviations, à toutes les intensités de courant ; pour en tirer la valeur de l’intensité particulière qu’il s’agit de mesurer, il faut la spécialiser, non seulement en y introduisant la valeur particulière de la déviation, 30°, qui vient d’être observée, mais encore en l’appliquant non pas à n’importe quelle boussole des tangentes, mais à la boussole particulière qui a été employée. Comment se fait cette spécialisation ? Certaines lettres figurent, dans la formule, les constantes caractéristiques de l’instrument : le rayon du fil circulaire que traverse le courant, le moment magnétique de l’aimant, la grandeur et la direction du champ magnétique au lieu où se trouve l’instrument ; ces lettres, on les remplace par les valeurs numériques qui conviennent à l’instrument employé et au laboratoire où il se trouve.

Or, cette façon d’exprimer que nous nous sommes servis de tel instrument, que nous avons opéré dans tel laboratoire, que suppose-t-elle ? Elle suppose qu’au fil de cuivre d’une certaine grosseur où nous avons lancé le courant, nous substituions une circonférence de cercle, ligne géométrique sans épaisseur, entièrement définie par son rayon ; qu’à la pièce d’acier aimantée d’une certaine grandeur, d’une certaine forme, pendue à un fil de coton, nous substituions un axe magnétique horizontal infiniment petit, mobile, sans frottement, autour d’un axe vertical et doué d’un certain moment magnétique ; qu’au laboratoire où l’expérience s’est faite nous substituions un certain espace entièrement défini par un champ magnétique qui a une certaine direction et une certaine intensité.

Ainsi, tant qu’il s’est agi seulement de lire la déviation de l’aimant, nous avons touché et regardé un certain assemblage de cuivre, d’acier, d’aluminium, de verre, de soie, reposant, par trois vis calantes, sur une certaine console d’un certain laboratoire sis à la Faculté des Sciences de Bordeaux, au rez-de-chaussée ; mais ce laboratoire où le visiteur ignorant de la Physique peut entrer, cet instrument que l’on peut examiner sans connaître un mot d’Électromagnétisme, lorsqu’il s’est agi d’achever l’expérience en interprétant les lectures faites, en appliquant la formule de la boussole des tangentes, nous les avons abandonnés ; nous leur avons substitué l’assemblage d’un champ magnétique, d’un axe magnétique, d’un moment magnétique, d’un courant circulaire doué d’une certaine intensité, c’est-à-dire un groupement de symboles auxquels les théories physiques donnent seules un sens, qui sont inconcevables à ceux qui ignorent l’Électromagnétisme.

Donc, lorsqu’un physicien fait une expérience, deux représentations bien distinctes de l’instrument sur lequel il opère occupent simultanément son esprit ; l’une est l’image de l’instrument concret qu’il manipule en réalité ; l’autre est un type schématique du même instrument, construit au moyen de symboles fournis par les théories ; et c’est sur cet instrument idéal et symbolique qu’il raisonne, c’est à lui qu’il applique les lois et les formules de la Physique.

Ces principes permettent de définir ce qu’il convient d’entendre lorsqu’on dit que l’on accroît la précision d’une expérience en éliminant les causes d’erreur par des corrections appropriées ; nous allons voir, en effet, que ces corrections ne sont autre chose que des perfectionnements apportés à l’interprétation théorique de l’expérience.

Au fur et à mesure que la Physique progresse, on voit se resserrer l’indétermination du groupe de jugements abstraits que le physicien fait correspondre à un même fait concret ; l’approximation des résultats expérimentaux va croissant, non seulement parce que les constructeurs fournissent des instruments de plus en plus précis, mais aussi parce que les théories physiques donnent, pour établir la correspondance entre les faits et les idées schématiques qui servent à les représenter, des règles de plus en plus satisfaisantes. Cette précision croissante s’achète, il est vrai, par une complication croissante, par l’obligation d’observer, en même temps que le fait principal, une série de faits accessoires, par la nécessité de soumettre les constatations brutes de l’expérience à des combinaisons, à des transformations de plus en plus nombreuses et délicates ; ces transformations que l’on fait subir aux données immédiates de l’expérience, ce sont les corrections.

Si l’expérience de Physique était la simple constatation d’un fait, il serait absurde d’y apporter des corrections ; lorsque l’observateur aurait regardé attentivement, soigneusement, minutieusement, il serait ridicule de lui dire : Ce que vous avez vu n’est pas ce que vous auriez dû voir ; permettez-moi de faire quelques calculs qui vous enseigneront ce que vous auriez dû constater.

Le rôle logique des corrections se comprend au contraire fort bien lorsqu’on se souvient qu’une expérience de Physique n’est pas seulement la constatation d’un ensemble de faits, mais encore la traduction de ces faits en un langage symbolique, au moyen de règles empruntées aux théories physiques. Il en résulte, en effet, que le physicien compare sans cesse l’un à l’autre deux instruments : l’instrument réel qu’il manipule, et l’instrument idéal et symbolique sur lequel il raisonne ; que, par exemple, le mot manomètre désigne pour Regnault deux choses essentiellement distinctes, mais indissolublement liées l’une à l’autre : d’une part, une suite de tubes de verre, solidement reliés les uns aux autres, adossés à la tour du Lycée Henri IV, remplis d’un métal liquide fort pesant que les chimistes nomment mercure ; d’autre part, une colonne de cet être de raison que les mécaniciens nomment un fluide parfait, doué en chaque point d’une certaine densité et d’une certaine température, défini par une certaine équation de compressibilité et de la dilatation. C’est sur le premier de ces deux manomètres que l’aide de Regnault pointe la lunette de son cathétomètre ; mais c’est au second que le grand physicien applique les lois de l’Hydrostatique.

L’instrument schématique n’est pas et ne peut pas être l’exact équivalent de l’instrument réel ; mais on conçoit qu’il en puisse donner une image plus ou moins parfaite ; on conçoit qu’après avoir raisonné sur un instrument schématique trop simple et trop éloigné de la réalité, le physicien cherche à lui substituer un schéma plus compliqué, mais plus ressemblant ; ce passage d’un certain instrument schématique à un autre qui symbolise mieux l’instrument concret, c’est essentiellement l’opération que désigne, en Physique, le mot correction.

Un aide de Regnault lui donne la hauteur de la colonne de mercure contenue dans un manomètre ; Regnault la corrige ; est-ce qu’il soupçonne son aide d’avoir mal vu, de s’être trompé dans ses lectures ? Non ; il a pleine confiance dans les observations qui ont été faites ; s’il n’avait pas cette confiance, il ne pourrait pas corriger l’expérience ; il ne pourrait que la recommencer. Si donc, à cette hauteur déterminée par son aide, Regnault en substitue une autre, c’est en vertu d’opérations intellectuelles destinées à rendre moins disparates entre eux le manomètre idéal, symbolique, qui n’existe qu’en sa raison et auquel s’appliquent ses calculs, et le manomètre réel, en verre et en mercure, qui se dresse devant ses yeux et sur lequel son aide fait des lectures. Regnault pourrait représenter ce manomètre réel par un manomètre idéal, formé d’un fluide incompressible, ayant partout même température, soumis en tout point de sa surface libre à une pression atmosphérique indépendante de la hauteur ; entre ce schéma trop simple et la réalité, le disparate serait trop grand et, partant, la précision de l’expérience serait insuffisante. Alors il conçoit un nouveau manomètre idéal, plus compliqué que le premier, mais représentant mieux le manomètre réel et concret ; il compose ce nouveau manomètre avec un fluide compressible ; il admet que la température varie d’un point à l’autre ; il admet également que la pression barométrique change lorsqu’on s’élève dans l’atmosphère ; toutes ces retouches au schéma primitif constituent autant de corrections : correction relative à la compressibilité du mercure, correction relative à l’inégal échauffement de la colonne mercurielle, correction de Laplace relative à la hauteur barométrique ; toutes ces corrections ont pour effet d’accroître la précision de l’expérience.

Le physicien qui, par des corrections, complique la représentation théorique des faits observés pour permettre à cette représentation de serrer de plus près la réalité, est semblable à l’artiste qui, après avoir achevé un dessin au trait, y ajoute des ombres pour mieux exprimer sur une surface plane le relief du modèle.

Celui qui ne verrait dans les expériences de Physique que des constatations de faits ne comprendrait pas le rôle que les corrections jouent dans ces expériences ; il ne comprendrait pas davantage ce qu’on entend en parlant des erreurs systématiques que comporte une expérience.

Laisser subsister, dans une expérience, une cause d’erreur systématique, c’est omettre une correction qui pourrait être faite et qui accroîtrait la précision de l’expérience ; c’est se contenter d’une image théorique trop simple alors qu’on pourrait lui substituer une image plus compliquée, mais représentant mieux la réalité ; c’est se contenter d’une esquisse au trait, alors que l’on pourrait faire un dessin ombré.

Dans ses expériences sur la compressibilité des gaz, Regnault avait laissé subsister une cause d’erreur systématique qu’il n’avait pas aperçue et qui a été signalée depuis ; il avait négligé l’action de la pesanteur sur le gaz soumis à la compression. Qu’entend-on dire lorsqu’on reproche à Regnault de n’avoir pas tenu compte de cette action, d’avoir omis cette correction ? Veut-on dire que ses sens l’ont trompé alors qu’il observait les phénomènes produits sous ses yeux ? Nullement. On lui reproche d’avoir trop simplifié l’image théorique de ces faits en se représentant comme un fluide homogène le gaz soumis à la compression, alors qu’en le regardant comme un fluide dont la pression varie avec la hauteur suivant une certaine loi, il aurait obtenu une nouvelle image abstraite, plus compliquée que la première, mais reproduisant plus fidèlement la réalité.




§ IV. — De la critique d’une expérience de Physique ; en quoi elle diffère de l’examen d’un témoignage ordinaire.

Une expérience de Physique étant tout autre chose que la simple constatation d’un fait, on conçoit sans peine que la certitude d’un résultat d’expérience soit d’un tout autre ordre que la certitude d’un fait simplement constaté par les sens ; on conçoit également que ces certitudes de nature si différente s’apprécient par des méthodes entièrement distinctes.

Lorsqu’un témoin sincère, assez sain d’esprit pour ne pas confondre les jeux de son imagination avec des perceptions, connaissant la langue dont il se sert assez bien pour exprimer clairement sa pensée, affirme avoir constaté un fait, le fait est certain ; si je vous déclare que tel jour, à telle heure, dans telle rue de la ville, j’ai vu un cheval blanc, à moins que vous n’ayez des raisons pour me considérer comme un menteur ou comme un halluciné, vous devez croire que ce jour-là, à cette heure-là, dans cette rue-là, il y avait un cheval blanc.

La confiance qui doit être accordée à la proposition énoncée par un physicien comme résultat d’une expérience n’est pas de la même nature ; si le physicien se bornait à nous conter les faits qu’il a vus, ce qui s’appelle vu, de ses yeux vu, son témoignage devrait être examiné suivant les règles générales, propres à fixer le degré de créance que mérite le témoignage d’un homme ; si le physicien était reconnu digne de foi — et ce serait, je pense, le cas général — son témoignage devrait être reçu comme l’expression de la vérité.

Mais, encore une fois, ce que le physicien énonce comme le résultat d’une expérience, ce n’est pas le récit des faits constatés ; c’est l’interprétation de ces faits, c’est leur transposition dans le monde idéal, abstrait, symbolique, créé par les théories qu’il regarde comme établies.

Donc, après avoir soumis le témoignage du physicien aux règles qui fixent le degré de confiance mérité par le récit d’un témoin, nous n’aurons accompli qu’une partie, et la partie la plus aisée, de la critique qui doit déterminer la valeur de son expérience.

Il nous faut, en premier lieu, nous enquérir avec grand soin des théories que le physicien regarde comme établies et qui lui ont servi à interpréter les faits qu’il a constatés ; faute de connaître ces théories, il nous serait impossible de saisir le sens qu’il attribue à ses propres énoncés ; ce physicien serait devant nous comme un témoin devant un juge qui n’entendrait pas sa langue.

Si les théories admises par ce physicien sont celles que nous acceptons, si nous sommes convenus de suivre les mêmes règles dans l’interprétation des mêmes phénomènes, nous parlons la même langue et nous pouvons nous entendre. Mais il n’en est pas toujours ainsi ; il n’en est pas ainsi lorsque nous discutons les expériences d’un physicien qui n’appartient pas à la même École que nous ; il n’en est pas ainsi, surtout, lorsque nous discutons les expériences d’un physicien que cinquante ans, qu’un siècle, que deux siècles séparent de nous. Il nous faut alors chercher à établir une correspondance entre les idées théoriques de l’auteur que nous étudions et les nôtres ; interpréter à nouveau, au moyen des symboles dont nous usons, ce qu’il avait interprété au moyen des symboles qu’il acceptait ; si nous y parvenons, la discussion de son expérience deviendra possible ; cette expérience sera un témoignage rendu dans une langue étrangère à la nôtre, mais dans une langue dont nous possédons le vocabulaire ; nous pouvons le traduire et l’examiner.

Newton, par exemple, avait fait certaines observations touchant le phénomène des anneaux colorés ; ces observations, il les avait interprétées dans la théorie optique qu’il avait créée, dans la théorie de l’émission ; il les avait interprétées comme donnant, pour les corpuscules lumineux de chaque couleur, la distance entre un accès de facile réflexion et un accès de facile transmission. Lorsque Young et Fresnel ramenèrent au jour la théorie des ondulations pour la substituer à la théorie de l’émission, il leur fut possible de faire correspondre certains éléments de la nouvelle théorie à certains éléments de l’ancienne ; ils virent, en particulier, que la distance entre un accès de facile réflexion et un accès de facile transmission correspondait au quart de ce que la nouvelle théorie appelait longueur d’onde ; grâce à cette remarque, les résultats des expériences de Newton purent être traduits dans le langage des ondulations ; les nombres qu’avait obtenus Newton, multipliés par 4, donnèrent les longueurs d’onde des diverses couleurs.

De la même manière, Biot avait fait, sur la polarisation de la lumière, un très grand nombre d’expériences minutieuses ; il les avait interprétées dans le système de l’émission ; Fresnel put les traduire dans le langage de la théorie des ondulations et les employer au contrôle de cette théorie.

Si, au contraire, nous ne pouvons obtenir de renseignements suffisants sur les idées théoriques du physicien dont nous discutons l’expérience, si nous ne parvenons pas à établir une correspondance entre les symboles qu’il a adoptés et les symboles que nous fournissent les théories que nous acceptons, les propositions par lesquelles ce physicien a traduit les résultats de ses expériences ne seront pour nous ni vraies, ni fausses ; elles seront dénuées de sens, elles seront lettre morte ; elles seront à nos yeux ce que des inscriptions étrusques ou ligures sont aux yeux de l’épigraphiste : des documents écrits dans une langue que nous ne savons pas lire. Que d’observations, accumulées par les physiciens d’autrefois, sont ainsi perdues à tout jamais ! Leurs auteurs ont négligé de nous renseigner sur les méthodes qui leur servaient à interpréter les faits ; il nous est impossible de transposer leurs interprétations dans nos théories ; ils ont enfermé leurs idées sous des signes dont nous n’avons pas la clef.

Ces premières règles sembleront peut-être naïves, et l’on s’étonnera de nous voir insister à leur endroit ; cependant, si ces règles sont banales, il est encore plus banal d’y manquer. Que de discussions scientifiques où chacun des deux tenants prétend écraser son adversaire sous le témoignage irrécusable des faits ! On s’oppose l’un à l’autre des observations contradictoires. La contradiction n’est pas dans la réalité, toujours d’accord avec elle-même ; elle est entre les théories par lesquelles chacun des deux champions exprime cette réalité. Que de propositions regardées comme de monstrueuses erreurs dans les écrits de ceux qui nous ont précédés ! On les célébrerait peut-être comme de grandes vérités, si l’on voulait bien s’enquérir des théories qui donnent leur vrai sens à ces propositions, si l’on prenait soin de les traduire dans la langue des théories prônées aujourd’hui.

Supposons que nous ayons constaté l’accord entre les théories admises par un expérimentateur et celles que nous regardons comme exactes ; il s’en faut bien que nous puissions d’emblée faire nôtres les jugements par lesquels il énonce les résultats de ses expériences ; il nous faut maintenant examiner si, dans l’interprétation des faits observés, il a correctement appliqué les règles tracées par les théories qui nous sont communes ; parfois, nous constaterons que l’expérimentateur n’a pas satisfait à toutes les exigences légitimes ; en appliquant les théories, il aura commis une faute de raisonnement ou de calcul ; alors, le raisonnement devra être repris ou le calcul refait ; le résultat de l’expérience devra être modifié, le nombre obtenu remplacé par un autre nombre.

L’expérience faite a été une continuelle juxtaposition de deux appareils : l’appareil réel que l’observateur manipulait, et l’appareil idéal et schématique sur lequel il raisonnait. La comparaison de ces deux appareils, il nous la faut reprendre et, pour cela, les connaître exactement tous deux. Du second, nous pouvons avoir une connaissance adéquate, car il est défini par des symboles mathématiques et des formules. Mais il n’en est pas de même du premier ; nous devons nous en faire une idée aussi exacte que possible d’après la description que nous en fait l’expérimentateur ; cette description est-elle suffisante ? Nous fournit-elle tous les renseignements qui nous peuvent être utiles ? L’état des corps étudiés, leur degré de pureté chimique, les conditions dans lesquelles ils se trouvaient placés, les actions perturbatrices qu’ils pouvaient éprouver, les mille accidents qui pouvaient influer sur le résultat de l’expérience ont-ils été déterminés avec une minutie qui ne laisse rien à désirer ?

Une fois que nous aurons répondu à toutes ces questions, nous pourrons examiner jusqu’à quel point l’appareil schématique offrait de l’appareil concret une image ressemblante ; nous pourrons rechercher s’il n’y aurait pas eu avantage à accroître cette ressemblance en compliquant la définition de l’appareil idéal ; nous pourrons nous demander si l’on a éliminé toutes les causes d’erreur systématiques de quelque importance, si l’on a fait toutes les corrections souhaitables.

L’expérimentateur a employé, pour interpréter ses observations, des théories que nous acceptons comme lui ; il a correctement appliqué, au cours de cette interprétation, les règles que prescrivent ces théories ; il a minutieusement étudié et décrit l’appareil dont il a fait usage ; il a éliminé les causes d’erreur systématiques ou en a corrigé les effets ; ce n’est pas encore assez pour que nous puissions accepter le résultat de son expérience. Les propositions abstraites et mathématiques que les théories font correspondre aux faits observés ne sont pas, nous l’avons dit, entièrement déterminées ; aux mêmes faits peuvent correspondre une infinité de propositions différentes, aux mêmes mesures une infinité d’évaluations s’exprimant par des nombres différents ; le degré d’indétermination de la proposition abstraite, mathématique, par laquelle s’exprime le résultat d’une expérience, c’est ce que l’on nomme le degré d’approximation de cette expérience. Il nous faut connaître le degré d’approximation de l’expérience que nous examinons ; si l’observateur l’a indiqué, il nous faut contrôler les procédés par lesquels il l’a évalué ; s’il ne l’a pas indiqué, il nous le faut déterminer par nos propres discussions. Opération complexe et infiniment délicate ! L’appréciation du degré d’exactitude d’une expérience exige, en premier lieu, que l’on apprécie l’acuité des sens de l’observateur ; les astronomes essayent de fixer ce renseignement sous la forme mathématique de l’équation personnelle ; mais cette équation participe bien peu de la constance sereine de la Géométrie, car elle est à la merci d’une migraine ou d’une digestion pénible. Cette appréciation exige, en second lieu, que l’on évalue les erreurs systématiques que l’on n’a pu corriger ; mais après que l’on a fait des causes de ces erreurs une énumération aussi complète que possible, on est certain d’en avoir omis infiniment plus qu’on n’en a énuméré ; car la complexité de la réalité concrète nous passe. Ces erreurs systématiques aux causes insoupçonnées, on les confond toutes ensemble sous le nom d’erreurs accidentelles ; l’ignorance des circonstances qui les déterminent ne permet pas de les corriger ; les géomètres ont profité de la latitude que leur laissait cette ignorance pour faire, au sujet de ces erreurs, des hypothèses qui leur permissent d’en atténuer l’effet par certaines opérations mathématiques ; mais tant valent ces hypothèses, tant vaut la théorie des erreurs accidentelles ; et comment saurait-on ce que valent ces hypothèses, puisqu’on ne sait rien des erreurs sur lesquelles elles portent, si ce n’est qu’on en ignore les sources ?

L’appréciation du degré d’approximation d’une expérience est donc une œuvre d’une extrême complexité. Souvent il est difficile d’y tenir un ordre entièrement logique ; le raisonnement doit alors faire place à cette qualité rare et subtile, à cette sorte d’instinct ou de flair qui se nomme le sens expérimental — apanage de l’esprit de finesse plutôt que de l’esprit géométrique.

La simple description des règles qui président à l’examen d’une expérience de Physique, à son adoption ou à son rejet, suffit à mettre en évidence cette vérité essentielle : Le résultat d’une expérience de Physique n’a pas une certitude de même ordre qu’un fait constaté par des méthodes non scientifiques, par la simple vue ou le simple toucher d’un homme sain de corps et d’esprit ; moins immédiate, soumise à des discussions auxquelles échappe le témoignage vulgaire, cette certitude demeure toujours donnée à la confiance qu’inspire tout un ensemble de théories.



§ V. — L’expérience de Physique est moins certaine, mais plus précise et plus détaillée que la constatation non scientifique d’un fait.

Le profane croit que le résultat d’une expérience scientifique se distingue de l’observation vulgaire par un plus haut degré de certitude ; il se trompe, car la relation d’une expérience de Physique n’a pas la certitude immédiate et relativement facile à contrôler du témoignage vulgaire et non scientifique. Moins certaine que ce dernier, elle a le pas sur lui parle nombre et la précision des détails qu’elle nous fait connaître ; là est sa véritable et essentielle supériorité.

Le témoignage ordinaire, celui qui rapporte un fait constaté par les procédés du sens commun et non par les méthodes scientifiques, ne peut guère être sûr qu’à la condition de n’être pas détaillé, de n’être pas minutieux, de prendre seulement le fait en gros, par ce qu’il a de plus saillant. Dans telle rue de la ville, vers telle heure, j’ai vu un cheval blanc ; voilà ce que je puis affirmer avec certitude ; peut-être, à cette affirmation générale, pourrai-je joindre quelque particularité qui, à l’exclusion des autres détails, aura attiré mon attention : une étrangeté de la posture du cheval, une pièce voyante de son harnais ; mais ne me pressez pas davantage de questions ; mes souvenirs se troubleraient ; mes réponses deviendraient vagues ; bientôt même je serais réduit à vous dire : je ne sais pas. Sauf exception, le témoignage vulgaire offre d’autant plus de garanties qu’il précise moins, qu’il analyse moins, qu’il s’en tient aux considérations les plus grossières et les plus obvies.

Tout autre est la relation d’une expérience de Physique ; elle ne se contente pas de nous faire connaître un phénomène en gros ; elle prétend l’analyser, nous renseigner sur le moindre détail et la plus minutieuse particularité, en marquant exactement le rang et l’importance relative de chaque détail, de chaque particularité ; elle prétend nous donner ces renseignements sous une forme telle que nous puissions, quand bon nous semblera, reproduire très exactement le phénomène qu’elle relate ou, du moins, un phénomène théoriquement équivalent. Cette prétention excéderait la puissance de l’expérimentation scientifique, comme elle excède les forces de l’observation vulgaire, si l’une n’était pas mieux armée que l’autre ; le nombre et la minutie des détails qui composent ou qui accompagnent chaque phénomène dérouteraient l’imagination, excéderaient la mémoire et défieraient la description, si le physicien n’avait à son service un merveilleux moyen de classification et d’expression, une représentation symbolique admirablement claire et concise, qui est la théorie mathématique ; s’il n’avait, pour marquer l’importance relative de chaque particularité, l’exact et bref procédé d’appréciation que lui fournit l’évaluation numérique, la mesure. Si quelqu’un, par gageure, entreprenait de décrire une expérience de la Physique actuelle en excluant tout langage théorique ; s’il essayait, par exemple, d’exposer les expériences de Regnault sur la compressibilité des gaz en chassant de son récit toutes les expressions abstraites et symboliques introduites par les théories physiques, les mots : pression, température, densité, intensité de la pesanteur, axe optique d’une lunette, etc. ; il s’apercevrait que la relation de ces seules expériences remplirait un volume entier du récit le plus confus, le plus inextricable et le moins compréhensible que l’on puisse imaginer.

Si donc l’interprétation théorique enlève aux résultats de l’expérience de Physique la certitude immédiate que possèdent les données de l’observation vulgaire, en revanche, c’est l’interprétation théorique qui permet à l’expérience scientifique de pénétrer bien plus avant que le sens commun dans l’analyse détaillée des phénomènes, d’en donner une description dont la précision dépasse de beaucoup l’exactitude du langage courant.



  1. Ce chapitre et les deux suivants sont consacrés à l’analyse de la méthode expérimentale telle que l’emploie le physicien ; à ce sujet, nous demandons au lecteur la permission de fixer quelques dates. Nous pensons avoir le premier formulé cette analyse en un article intitulé : Quelques réflexions au sujet de la Physique expérimentale (Revue des Questions scientifiques, deuxième série, t. iii,1894). M. G. Milhaud prit l’exposé d’une partie de ces idées pour sujet de son cours en 1895-96 ; il publia, en nous citant d’ailleurs, un résumé de ses leçons sous ce titre : La Science rationnelle (Revue de Métaphysique et de Morale, 4e année, 1896, p. 290. — Le Rationnel, Paris, 1898). La même analyse de la méthode expérimentale a été adoptée par M. Edouard Le Roy, au 2e article de son écrit : Science et Philosophie (Revue de Métaphysique et de Morale, 7e année, 1899, p. 503) et dans un autre écrit intitulé : La Science positive et les philosophies de la liberté (Congrès international de Philosophie tenu à Paris en 1900. Bibliothèque du Congrès, I. Philosophie générale et Métaphysique, p. 313). M. E. Wilbois admet également une doctrine analogue en son article : La méthode des Sciences physiques (Revue de Métaphysique et de Morale, 7e année, 1899, p. 579). De cette analyse de la méthode expérimentale employée en Physique, les divers auteurs que nous venons de citer tirent parfois des conclusions qui excèdent les bornes de la Physique ; nous ne les suivrons pas jusque-là et nous nous tiendrons constamment dans les limites de la science physique.
  2. H. Poincaré : Sur la valeur objective des théories physiques (Revue de Métaphysique et de Morale, 10° année, 1902, p. 263).
  3. H. Poincaré : Loc. cit., p. 272.
  4. H. Poincaré : Loc. cit., p. 273.
  5. H. Poincaré: Loc. cit., p. 270.
  6. On nomme ainsi la tache lumineuse qu’un miroir, fixé à l’aimant du galvanomètre, renvoie sur une règle divisée transparente.
  7. Il n’y a d’ailleurs pas lieu de s’en étonner si l’on observe que la doctrine précédente a été publiée par nous, en des termes presque identiques, dès 1894, tandis que l’article de M. Poincaré a paru en 1902 ; en comparant nos deux articles, on pourra se convaincre qu’en ce passage M. H. Poincaré combat notre manière de voir tout autant que celle de M. Le Roy.
  8. Loc. cit., 270.