La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre IV/II

Chevalier & Rivière (p. 238-247).

§ II. — Le résultat d’une expérience de Physique est un jugement
abstrait et symbolique
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Les caractères qui distinguent si nettement l’expérience de Physique de l’expérience vulgaire, en introduisant dans la première, à titre d’élément essentiel, l’interprétation théorique qui est exclue de la dernière, marquent également les résultats auxquels aboutissent ces deux sortes d’expérience.

Le résultat de l’expérience vulgaire est la constatation d’une relation entre divers faits concrets ; tel fait ayant été artificiellement produit, tel autre fait en est résulté. Par exemple, on a décapité une grenouille ; on a piqué la jambe gauche de cet animal avec une aiguille ; la jambe droite s’est agitée et s’est efforcée d’écarter l’aiguille ; voilà le résultat d’une expérience de Physiologie ; c’est un récit de faits concrets, obvies ; pour comprendre ce récit, il n’est pas nécessaire de savoir un mot de Physiologie.

Le résultat des opérations auxquelles se livre un physicien expérimentateur n’est point du tout la constatation d’un groupe de faits concrets ; c’est l’énoncé d’un jugement reliant entre elles certaines notions abstraites, symboliques, dont les théories seules établissent la correspondance avec les faits réellement observés. Cette vérité saute aux yeux de quiconque réfléchit. Ouvrez un mémoire quelconque de Physique expérimentale et lisez-en les conclusions ; ces conclusions ne sont nullement l’exposition pure et simple de certains phénomènes ; ce sont des énoncés abstraits auxquels vous ne pouvez attacher aucun sens, si vous ne connaissez pas les théories physiques admises par l’auteur. Vous y lisez, par exemple, que la force électromotrice de telle pile à gaz augmente de tant de volts lorsque la pression augmente de tant d’atmosphères. Que signifie cet énoncé ? On ne peut lui attribuer aucun sens sans recourir aux théories les plus variées, comme les plus élevées de la Physique. Nous avons dit, déjà, que la pression était un symbole quantitatif introduit par la Mécanique rationnelle, et un des plus subtils dont cette science ait à traiter. Pour comprendre la signification du mot force électromotrice, il faut faire appel à la théorie électrocinétique fondée par Ohm et par Kirchhoff. Le volt est l’unité de force électromotrice dans le système électromagnétique pratique d’unités ; la définition de cette unité se tire des équations de l’Électromagnétisme et de l’induction établies par Ampère, par F.-E. Neumann, par W. Weber. Pas un des mots qui servent à énoncer le résultat d’une telle expérience n’exprime directement un objet visible et tangible ; chacun d’eux a un sens abstrait et symbolique ; ce sens n’est relié aux réalités concrètes que par des intermédiaires théoriques longs et compliqués.

Insistons sur ces remarques si importantes à la claire intelligence de la Physique et, cependant, si souvent méconnues.

En l’énoncé d’un résultat d’expérience semblable à celui que nous venons de rappeler, celui qui ignore la Physique, et pour lequel un semblable énoncé demeure lettre morte, pourrait être tenté de voir un simple exposé, en un langage technique, insaisissable aux profanes, mais clair aux initiés, des faits que l’expérimentateur a observés. Ce serait une erreur.

Je suis sur un voilier. J’entends l’officier de quart lancer ce commandement : « Au bras et boulines partout, brassez ! » Étranger aux choses de la marine, je ne comprends pas ces paroles ; mais je vois les hommes de l’équipage courir à des postes assignés d’avance, saisir des cordes déterminées et hâler en mesure sur ces cordes. Les mots que l’officier a prononcés désignent, pour eux, des objets concrets bien déterminés, éveillent en leur esprit l’idée d’une manœuvre connue à accomplir. Tel est, pour l’initié, l’eflet du langage technique.

Tout autre est le langage du physicien. Supposons que, devant un physicien, on prononce cette phrase : Si l’on fait croître la pression de tant d’atmosphères, on augmente de tant de volts la force électromotrice de telle pile. Il est bien vrai que l’initié, que celui qui connaît les théories de la Physique, peut traduire cet énoncé en faits, peut réaliser l’expérience dont le résultat est ainsi exprimé ; mais, chose remarquable, il peut la réaliser d’une infinité de manières différentes. Il peut exercer la pression en versant du mercure dans un tube, en faisant monter un réservoir plein de liquide, en manœuvrant une presse hydraulique, en enfonçant dans l’eau un piston à vis. Il peut mesurer cette pression avec un manomètre à air libre, avec un manomètre à air comprimé, avec un manomètre métallique. Pour apprécier la variation de la force électromotrice, il pourra employer successivement tous les types connus d’électromètres, de galvanomètres, d’électrodynamomètres, de voltmètres ; chaque nouvelle disposition d’appareils lui fournira des faits nouveaux à constater ; il pourra employer des dispositions d’appareils que le premier auteur de l’expérience n’aura pas soupçonnées et voir des phénomènes que cet auteur n’aura jamais vus. Cependant, toutes ces manipulations, si diverses qu’un profane n’apercevrait entre elles aucune analogie, ne sont pas vraiment des expériences différentes ; ce sont seulement des formes différentes d’une même expérience ; les faits qui se sont réellement produits ont été aussi dissemblables que possible ; cependant la constatation de ces faits s’exprime par cet unique énoncé : la force électromotrice de telle pile augmente de tant de volts lorsque la pression augmente de tant d’atmosphères.

Il est donc clair que le langage par lequel un physicien exprime les résultats de ses expériences n’est pas un langage technique semblable à celui qu’emploient les divers arts et les divers métiers ; il ressemble au langage technique en ce que l’initié le peut traduire en faits ; mais il en diffère en ce qu’une phrase donnée d’un langage technique exprime une opération déterminée accomplie sur des objets concrets bien définis, tandis qu’une phrase du langage physique peut se traduire en faits d’une infinité de manières différentes.

À ceux qui insistent, avec M. Le Roy, sur la part considérable de l’interprétation théorique dans l’énoncé d’un fait d’expérience, M. H. Poincaré[1] a opposé l’opinion même que nous combattons en ce moment ; selon lui, la théorie physique serait un simple vocabulaire permettant de traduire les faits concrets en une langue conventionnelle simple et commode. « Le fait scientifique, dit-il[2], n’est que le fait brut énoncé dans un langage commode. » Et encore[3] : « Tout ce que crée le savant dans un fait, c’est le langage dans lequel il l’énonce. »

« Quand j’observe un galvanomètre[4], si je demande à un visiteur ignorant : le courant passe-t-il ? il va regarder le fil pour tâcher d’y voir passer quelque chose. Mais si je pose la même question à mon aide qui comprend ma langue, il saura que cela veut dire : le spot[5] se déplace-t-il ? et il regardera sur l’échelle. »

« Quelle différence y a-t-il alors entre l’enoncé d’un fait brut et l’énoncé d’un fait scientifique ? Il y a la même différence qu’entre l’énonce d’un fait brut dans la langue française et l’énoncé du même fait dans la langue allemande. L’énoncé scientifique est la traduction de l’énoncé brut dans un langage qui se distingue surtout du français vulgaire ou de l’allemand vulgaire, parce qu’il est parlé par un bien moins grand nombre de personnes. »

Il n’est pas exact que ces mots : « Le courant passe » soient une simple manière conventionnelle d’exprimer ce fait : Le barreau aimanté de tel galvanomètre est dévié. En effet, à cette question : « Le courant passe-t-il ? » mon aide pourra fort bien répondre : « Le courant passe, et cependant l’aimant n’est pas dévié ; le galvanomètre présente quelque défaut. » Pourquoi, malgré l’absence d’indication du galvanomètre, affirme-t-il que le courant passe ? Parce qu’il a constaté qu’en un voltamètre, placé sur le même circuit que le galvanomètre, des bulles de gaz se dégageaient ; ou bien qu’une lampe à incandescence, intercalée sur le même fil, brillait ; ou bien qu’une bobine sur laquelle ce fil est enroulé s’échauffait ; ou bien qu’une rupture du conducteur était accompagnée d’étincelles ; et parce qu’en vertu des théories admises chacun de ces faits doit, lui aussi, comme la déviation du galvanomètre, se traduire par ces mots : « Le courant passe. » Cet assemblage de mots n’exprime donc pas, en un langage technique et conventionnel, un certain fait concret ; formule symbolique, il n’a aucun sens pour celui qui ignore les théories physiques ; mais, pour celui qui connaît ces théories, il peut se traduire en faits concrets d’une infinité de manières différentes, parce que tous ces faits disparates admettent la même interprétation théorique.

M. H. Poincaré sait[6] que l’on peut faire cette objection à la doctrine qu’il soutient ; voici comment il l’expose[7] et comment il y répond :

« N’allons pas trop vite, cependant. Pour mesurer un courant, je puis me servir d’un très grand nombre de types de galvanomètres ou encore d’un électrodynamomètre. Et alors quand je dirai : il règne dans ce circuit un courant de tant d’ampères, cela voudra dire : si j’adapte à ce circuit tel galvanomètre, je verrai le spot venir à la division  ; mais cela voudra dire également : si j’adapte à ce circuit tel électrodynamomètre, je verrai le spot venir à la division . Et cela voudra dire encore beaucoup d’autres choses, car le courant peut se manifester non seulement par des effets mécaniques, mais par des effets chimiques, thermiques, lumineux, etc. »

« Voilà donc un énoncé qui convient à un très grand nombre de faits bruts absolument différents. Pourquoi ? C’est parce que j’admets une loi d’après laquelle toutes les fois que tel effet mécanique se produira, tel effet chimique se produira de son côté. Des expériences antérieures très nombreuses ne m’ont jamais montré cette loi en défaut, et alors je me suis rendu compte que je pourrais exprimer par le même énoncé deux faits aussi invariablement liés l’un à l’autre. »

M. H. Poincaré reconnaît donc que ces mots : « Tel fil est traversé par un courant de tant d’ampères » expriment non pas un fait unique, mais une infinité de faits possibles, et cela, en vertu de relations constantes entre diverses lois expérimentales. Mais ces relations ne sont-elles pas précisément ce que tout le monde appelle la théorie du courant électrique ? C’est parce que cette théorie est supposée construite que ces mots : « Il passe dans ce fil un courant de tant d’ampères » peuvent condenser tant de significations distinctes. Le rôle du savant ne s’est donc pas borné à créer un langage clair et concis pour exprimer les faits concrets ; ou, plutôt, la création de ce langage supposait la création de la théorie physique.

Entre un symbole abstrait et un fait concret, il peut y avoir correspondance, il ne peut y avoir entière parité ; le symbole abstrait ne peut être la représentation adéquate du fait concret, le fait concret ne peut être l’exacte réalisation du symbole abstrait ; la formule abstraite et symbolique par laquelle un physicien exprime les faits concrets qu’il a constatés au cours d’une expérience ne peut être l’exact équivalent, la relation fidèle de ces constatations.

Cette disparité entre le fait pratique, réellement observé, et le fait théorique, c’est-à-dire la formule symbolique et abstraite énoncée par le physicien, s’est manifestée à nous par cela que des faits concrets très différents peuvent se fondre les uns dans les autres lorsqu’ils sont interprétés par la théorie, ne plus constituer qu’une même expérience et s’exprimer par un énoncé symbolique unique : À un même fait théorique peuvent correspondre une infinité de faits pratiques distincts.

Cette même disparité se traduit encore à nos yeux par cette autre conséquence : À un même fait pratique peuvent correspondre une infinité de faits théoriques logiquement incompatibles ; à un même ensemble de faits concrets, on peut faire correspondre, en général, non pas un seul jugement symbolique, mais une infinité de jugements différents les uns des autres et qui, logiquement, se contredisent l’un l’autre.

Un expérimentateur a fait certaines observations ; il les a traduites par cet énoncé : Une augmentation de pression de 100 atmosphères fait croître la force électromotrice de telle pile à gaz de 0volt,0845 ; il aurait pu dire tout aussi légitimement que cette augmentation de pression fait croître cette force électromotrice de 0volt,0844 ou encore qu’elle la fait croître de 0volt,0846. Comment ces diverses propositions peuvent-elles être équivalentes pour le physicien ? Car, pour le mathématicien, elles se contredisent l’une l’autre ; si un nombre est 845, il n’est et ne peut être ni 844, ni 846.

Voici ce que le physicien entend affirmer en déclarant que ces trois jugements sont identiques à ses yeux : Acceptant la valeur 0volt,0845 pour diminution de la force électromotrice, il calcule, au moyen de théories admises, la déviation qu’éprouvera l’aiguille de son galvanomètre lorsqu’il lancera dans l’instrument le courant fourni par cette pile ; c’est là, en effet, le phénomène que ses sens devront observer ; il trouve que cette déviation prendra une certaine valeur.

S’il répète le même calcul en attribuant à la diminution de force électromotrice de la pile la valeur 0volt,0844 ou bien la valeur 0volt,0846, il trouvera d’autres valeurs pour la déviation de l’aimant ; mais les trois déviations ainsi calculées différeront trop peu pour que la vue puisse les discerner l’une de l’autre. Voilà pourquoi le physicien confondra entre elles ces trois évaluations de la diminution de la force électromotrice 0volt,0845, 0volt,0844, 0volt,0846, tandis que le mathématicien les regarderait comme incompatibles.

Entre le fait théorique, précis et rigoureux, et le fait pratique, aux contours vagues et indécis comme tout ce que nous révèlent nos perceptions, il ne peut y avoir adéquation ; voilà pourquoi un même fait pratique peut correspondre à une infinité de faits théoriques. Nous avons insisté, au Chapitre précédent, sur cette disparité et ses conséquences, assez pour n’avoir plus à y revenir au présent Chapitre.

Un fait théorique unique peut donc se traduire par une infinité de faits pratiques disparates ; un fait pratique unique correspond à une infinité de faits théoriques incompatibles ; cette double constatation fait éclater aux yeux la vérité que nous voulions mettre en évidence : Entre les phénomènes réellement constatés au cours d’une expérience et le résultat de cette expérience, formulé par le physicien, s’intercale une élaboration intellectuelle très complexe qui, à un récit de faits concrets, substitue un jugement abstrait et symbolique.

  1. H. Poincaré : Sur la valeur objective des théories physiques (Revue de Métaphysique et de Morale, 10° année, 1902, p. 263).
  2. H. Poincaré : Loc. cit., p. 272.
  3. H. Poincaré : Loc. cit., p. 273.
  4. H. Poincaré: Loc. cit., p. 270.
  5. On nomme ainsi la tache lumineuse qu’un miroir, fixé à l’aimant du galvanomètre, renvoie sur une règle divisée transparente.
  6. Il n’y a d’ailleurs pas lieu de s’en étonner si l’on observe que la doctrine précédente a été publiée par nous, en des termes presque identiques, dès 1894, tandis que l’article de M. Poincaré a paru en 1902 ; en comparant nos deux articles, on pourra se convaincre qu’en ce passage M. H. Poincaré combat notre manière de voir tout autant que celle de M. Le Roy.
  7. Loc. cit., 270.