La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre IV/I

Chevalier & Rivière (p. 233-238).

§ I. — Une expérience de Physique n’est pas simplement l’observation d’un phénomène ; elle est, en outre, l’interprétation théorique de ce phénomène.


Le but de toute théorie physique est la représentation des lois expérimentales ; les mots vérité, certitude, n’ont, au sujet d’une telle théorie, qu’une seule signification ; ils expriment la concordance entre les conclusions de la théorie et les règles établies par les observateurs. Nous ne saurions donc pousser plus avant la critique de la théorie physique, si nous n’analysions l’exacte nature des lois énoncées par les expérimentateurs, si nous ne marquions avec précision de quel genre de certitude elles sont susceptibles. D’ailleurs, la loi de Physique n’est que le résumé d’une infinité d’expériences qui ont été faites ou qui pourront être réalisées. Nous sommes donc naturellement amenés à nous poser cette question : Qu’est-ce, au juste, qu’une expérience de Physique ?

Cette question étonnera sans doute plus d’un lecteur ; est-il besoin de la poser, et la réponse n’est-elle pas évidente ? Produire un phénomène physique dans des conditions telles qu’on puisse l’observer exactement et minutieusement, au moyen d’instruments appropriés, n’est-ce pas l’opération que tout le monde désigne par ces mots : Faire une expérience de Physique ?

Entrez dans ce laboratoire ; approchez-vous de cette table qu’encombrent une foule d’appareils, une pile électrique, des fils de cuivre entourés de soie, des godets pleins de mercure, des bobines, un barreau de fer qui porte un miroir ; un observateur enfonce dans de petits trous la tige métallique d’une fiche dont la tête est en ébonite ; le fer oscille et, par le miroir qui lui est lié, renvoie sur une règle en celluloïde une bande lumineuse dont l’observateur suit les mouvements ; voilà bien sans doute une expérience ; au moyen du va-et-vient de cette tache lumineuse, ce physicien observe minutieusement les oscillations du morceau de fer. Demandez-lui maintenant ce qu’il fait ; va-t-il vous répondre : « J’étudie les oscillations du barreau de

fer qui porte ce miroir » ? Non, il vous répondra qu’il mesure la résistance électrique d’une bobine. Si vous vous étonnez, si vous lui demandez quel sens ont ces mots et quel rapport ils ont avec les phénomènes qu’il a constatés, que vous avez constatés en même temps que lui, il vous répondra que votre question nécessiterait de trop longues explications et vous enverra suivre un cours d’électricité.

C’est qu’en effet l’expérience que vous avez vu faire, comme toute expérience de Physique, comporte deux parties. Elle consiste, en premier lieu, dans l’observation de certains faits ; pour faire cette observation, il suffit d’être attentif et d’avoir les sens suffisamment déliés ; il n’est pas nécessaire de savoir la Physique ; le directeur du laboratoire y peut être moins habile que le garçon. Elle consiste, en second lieu, dans l’interprétation des faits observés ; pour pouvoir faire cette interprétation, il ne suffit pas d’avoir l’attention en éveil et l’œil exercé ; il faut connaître les théories admises, il faut savoir les appliquer ; il faut être physicien. Tout homme peut, s’il voit clair, suivre les mouvements d’une tache lumineuse sur une règle transparente, voir si elle marche à droite ou à gauche, si elle s’arrête en tel ou tel point ; il n’a pas besoin pour cela d’être grand clerc ; mais s’il ignore l’Électrodynamique, il ne pourra achever l’expérience, il ne pourra mesurer la résistance de la bobine.

Prenons un autre exemple : Regnault étudie la compressibilité des gaz ; il prend une certaine quantité de gaz ; il l’enferme dans un tube de verre ; il maintient la température constante ; il mesure la pression que supporte le gaz et le volume qu’il occupe.

Voilà, dira-t-on, l’observation minutieuse et précise de certains phénomènes, de certains faits. Assurément, entre les mains et sous les yeux de Regnault, entre les mains et sous les yeux de ses aides, des faits concrets se sont produits ; est-ce le récit de ces faits que Regnault a consignés pour contribuer à l’avancement de la Physique ? Non. Dans un viseur Regnault a vu l’image d’une certaine surface de mercure affleurer à un certain trait ; est-ce là ce qu’il a inscrit dans la relation de ses expériences ? Non ; il a inscrit que le gaz occupait un volume ayant telle valeur. Un aide a élevé et abaissé la lunette d’un cathétomètre jusqu’à ce que l’image d’un autre niveau de mercure vînt affleurer au fil d’un réticule ; il a alors observé la disposition de certains traits sur la règle et sur le vernier du cathétomètre ; est-ce là ce que nous trouvons dans le Mémoire de Regnault ? Non ; nous y lisons que la pression supportée par le gaz avait telle valeur. Un autre aide a vu, dans le thermomètre, le liquide osciller entre deux certains traits ; est-ce là ce qui a été consigné ? Non ; on a marqué que la température du gaz avait varié entre tel et tel degré.

Or, qu’est-ce que la valeur du volume occupé par le gaz, qu’est-ce que la valeur de la pression qu’il supporte, qu’est-ce que le degré de la température à laquelle il est porté ? Sont-ce trois objets concrets ? Non ; ce sont trois symboles abstraits que, seule, la théorie physique relie aux faits réellement observés.

Pour former la première de ces abstractions, la valeur du volume occupé par le gaz, et la faire correspondre au fait observé, c’est à-dire à l’affleurement du mercure en un certain trait, il a fallu jauger le tube, c’est-à-dire faire appel non seulement aux notions abstraites de l’Arithmétique et de la Géométrie, aux principes abstraits sur lesquels reposent ces sciences, mais encore à la notion abstraite de masse, aux hypothèses de Mécanique générale et de Mécanique céleste qui justifient l’emploi de la balance pour la comparaison des masses ; il a fallu connaître le poids spécifique du mercure à la température où s’est fait ce jaugeage et, pour cela, connaître ce poids spécifique à 0°, ce qui ne se peut faire sans invoquer les lois de l’Hydrostatique ; connaître la loi de la dilatation du mercure, qui se détermine au moyen d’un appareil où figure une lunette, où, par conséquent, certaines lois de l’Optique sont supposées ; en sorte que la connaissance d’une foule de chapitres de la Physique précède nécessairement la formation de cette idée abstraite : Le volume occupé par le gaz.

Plus complexe de beaucoup, plus étroitement liée aux théories les plus profondes de la Physique, est la genèse de cette autre idée abstraite : La valeur de la pression supportée par le gaz. Pour la définir, pour l’évaluer, il a fallu user des notions si délicates, si difficiles à acquérir, de pression, de force de liaison ; il a fallu appeler en aide la formule du nivellement barométrique donnée par Laplace, formule qui se tire des lois de l’Hydrostatique ; il a fallu faire intervenir la loi de compressibilité du mercure, dont la détermination se relie aux questions les plus délicates et les plus controversées de la théorie de l’élasticité. Ainsi, lorsque Regnault faisait une expérience, il avait des faits devant les yeux, il observait des phénomènes ; mais ce qu’il nous a transmis de cette expérience, ce n’est pas le récit des faits observés ; ce sont des symboles abstraits que les théories admises lui ont permis de substituer aux documents concrets qu’il avait recueillis.

Ce que Regnault a fait, c’est ce que fait nécessairement tout physicien expérimentateur ; voilà pourquoi nous pouvons énoncer ce principe, dont la suite de cet écrit développera les conséquences :

Une expérience de Physique est l’observation précise d’un groupe de phénomènes, accompagnée de l’interprétation de ces phénomènes ; cette interprétation substitue aux données concrètes réellement recueillies par l’observation des représentations abstraites et symboliques qui leur correspondent en vertu des théories que l’observateur admet.

    Philosophie (Revue de Métaphysique et de Morale, 7e année, 1899, p. 503) et dans un autre écrit intitulé : La Science positive et les philosophies de la liberté (Congrès international de Philosophie tenu à Paris en 1900. Bibliothèque du Congrès, I. Philosophie générale et Métaphysique, p. 313). M. E. Wilbois admet également une doctrine analogue en son article : La méthode des Sciences physiques (Revue de Métaphysique et de Morale, 7e année, 1899, p. 579). De cette analyse de la méthode expérimentale employée en Physique, les divers auteurs que nous venons de citer tirent parfois des conclusions qui excèdent les bornes de la Physique ; nous ne les suivrons pas jusque-là et nous nous tiendrons constamment dans les limites de la science physique.