La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre I/V

Chevalier & Rivière (p. 185-193).
§ V. — Les diverses intensités d’une même qualité sont
exprimables par des nombres.

La Physique théorique, telle que nous la concevons, n’a pas le pouvoir de saisir, sous les apparences sensibles, les propriétés réelles des corps ; elle ne saurait donc, sans excéder la portée légitime de ses méthodes, décider si ces propriétés sont qualitatives ou quantitatives ; en apportant sur ce point une affirmation, le Cartésianisme manifestait des prétentions qui ne nous paraissent plus soutenables.

La Physique théorique ne saisit pas la réalité des choses ; elle se borne à représenter les apparences sensibles par des signes, par des symboles. Or, nous voulons que notre Physique théorique soit une Physique mathématique, partant que ces symboles soient des symboles algébriques, des combinaisons de nombres. Si donc les grandeurs seules pouvaient être exprimées par des nombres, nous ne devrions introduire dans nos théories aucune notion qui ne fût une grandeur. Sans affirmer que tout est quantité dans le fond même des choses matérielles, nous n’admettrions rien que de quantitatif dans l’image que nous construisons de l’ensemble des lois physiques ; la qualité n’aurait aucune place dans notre système.

Or, à cette conclusion même, il n’y a point lieu de souscrire ; le caractère purement qualitatif d’une notion ne s’oppose pas à ce que les nombres servent à en figurer les divers états ; une même qualité peut se présenter avec une infinité d’intensités différentes ; ces intensités diverses, on peut, pour ainsi parler, les coter, les numéroter, marquant le même nombre en deux circonstances où la même qualité se retrouve avec la même intensité, signalant par un second nombre plus élevé que le premier un second cas où la qualité considérée est plus intense que dans un premier cas.

Par exemple, c’est une qualité d’être géomètre ; lorsqu’un certain nombre de jeunes géomètres subissent un concours, l’examinateur qui les doit juger attribue une note à chacun d’eux, marquant la même note à deux candidats qui lui paraissent aussi bons géomètres l’un que l’autre, mettant une meilleure note à celui-ci qu’à celui-là, si le premier lui semble meilleur géomètre que le second.

Ces pièces d’étoffe sont rouges et d’un rouge plus ou moins intense ; le marchand qui les range sur ses rayons leur attribue des numéros ; à chaque numéro correspond une nuance rouge bien déterminée ; plus l’ordre du numéro est élevé, plus l’éclat du rouge est intense.

Voici des corps échauffés ; ce premier corps est aussi chaud, plus chaud, moins chaud que ce second corps ; ce corps est plus chaud ou moins chaud à cet instant qu’à cet autre. Chaque partie d’un corps, si petite qu’on la suppose, nous parait douée d’une certaine qualité que nous nommons le chaud, et l’intensité de cette qualité n’est pas la même, au même instant, d’une partie de corps à une autre ; en un même point de corps, elle varie d’un instant à l’autre.

Nous pourrions, dans nos raisonnements, parler de cette qualité, le chaud, et de ses diverses intensités ; mais, désireux d’employer autant que possible le langage de l’algèbre, nous allons substituer à la considération de cette qualité, le chaud, celle d’un symbole numérique, la température.

La température sera un nombre attribué à chaque point d’un corps et à chaque instant ; il sera lié à la chaleur qui règne en ce point et à cet instant. À deux chaleurs également intenses correspondront deux températures numériquement égales ; si, en un point, il fait plus chaud qu’en un autre, la température au premier point sera un nombre plus grand que la température au second point.

Si donc , , sont divers points, et si , , sont les nombres qui y expriment la température, l’égalité arithmétique a le même sens que cette phrase : Il fait aussi chaud au point qu’au point . L’inégalité arithmétique équivaut à cette phrase : Il fait plus chaud au point qu’au point .

L’usage d’un nombre, la température, pour représenter les diverses intensités d’une qualité, le chaud, repose en entier sur ces deux propositions :

Si le corps est aussi chaud que le corps et le corps aussi chaud que le corps , le corps est aussi chaud que le corps .

Si le corps est plus chaud que le corps et le corps plus chaud que le corps , le corps est plus chaud que le corps .

Ces deux propositions, en effet, suffisent pour que les signes , puissent représenter les relations que peuvent avoir les unes avec les autres les diverses intensités de chaleur, comme ils permettent de représenter les relations mutuelles des nombres ou les relations mutuelles des divers états de grandeur d’une même quantité.

Si l’on me dit que deux longueurs sont respectivement mesurées par les nombres 5 et 10, sans me fournir aucune autre indication, on me donne à l’égard de ces longueurs certains renseignements ; je sais que la seconde est plus longue que la première ; je sais même qu’elle en est le double. Ces renseignements, toutefois, sont fort incomplets ; ils ne me permettront pas de reproduire une de ces longueurs, ni même de savoir si elle est grande ou petite.

Ces renseignements vont se trouver complétés si, non content de me donner les nombres 5 et 10 qui mesurent deux longueurs, on me dit que ces longueurs sont mesurées en mètres et si l’on me présente le mètre-étalon ou l’une de ses copies ; je pourrai alors, quand il me plaira, reproduire, réaliser ces deux longueurs.

Ainsi les nombres qui mesurent des grandeurs de même espèce ne nous renseignent pleinement au sujet de ces grandeurs que si nous leur adjoignons la connaissance concrète de l’étalon qui représente l’unité.

Des géomètres ont concouru ; on me dit qu’ils ont mérité les notes 5, 10, 15 ; c’est là me fournir à leur égard un certain renseignement qui me permettra, par exemple, de les classer ; mais ce renseignement est incomplet ; il ne me permet pas de me faire une idée du talent de chacun d’eux ; j’ignore la valeur absolue des notes qui leur ont été attribuées ; il me manque de connaître l’échelle à laquelle ces notes sont rapportées.

De même, si l’on me dit seulement que les températures de divers corps sont représentées par les nombres 10, 20, 100, on m’apprend que le premier corps est moins chaud que le second et celui-ci moins chaud que le troisième. Mais le premier est-il chaud ou froid ? fait-il ou non fondre la glace ? le dernier me brûlerait-il ? cuirait-il un œuf ? Voilà ce que j’ignore, tant qu’on ne me donne pas l’échelle thermométrique à laquelle sont rapportées ces températures 10, 20, 100, c’est-à-dire un procédé me permettant de réaliser d’une manière concrète les intensités de chaleur que repèrent ces nombres 10, 20, 100. Si l’on me donne un vase de verre gradué contenant du mercure, et si l’on m’enseigne que la température d’une masse d’eau devra être prise égale à 10, ou à 20, ou à 100, toutes les fois qu’en y plongeant le thermomètre, on verra le mercure affleurer à la dixième division, ou à la vingtième, ou à la centième, mon incertitude sera entièrement dissipée. Toutes les fois que la valeur numérique d’une température me sera indiquée, je pourrai, si cela me plaît, réaliser effectivement une masse d’eau qui aura cette température, puisque je possède le thermomètre sur lequel elle est lue.

Ainsi, de même qu’une grandeur n’est point définie simplement par un nombre abstrait, mais par un nombre joint à la connaissance concrète d’un étalon, de même l’intensité d’une qualité n’est pas entièrement représentée par un symbole numérique ; à ce symbole doit être joint un procédé concret propre à obtenir l’échelle de ces intensités. Seule, la connaissance de cette échelle permet de donner un sens physique aux propositions algébriques que nous énoncerons touchant les nombres qui représentent les diverses intensités de la qualité étudiée.

Naturellement, l’échelle qui sert à repérer les diverses intensités d’une qualité est toujours quelque effet quantitatif ayant pour cause cette qualité ; on choisit cet effet de telle sorte que sa grandeur aille en croissant en même temps que la qualité qui le cause devient plus intense. Ainsi, dans un réservoir de verre qu’entoure un corps chaud, le mercure subit une dilatation apparente ; cette dilatation est d’autant plus grande que le corps est plus chaud ; voilà un effet quantitatif qui fournira un thermomètre, qui permettra de construire une échelle de températures propre à repérer numériquement les diverses intensités de chaleur.

Dans le domaine de la qualité, la notion d’addition n’a point de place ; elle se retrouve au contraire lorsqu’on étudie l’effet quantitatif qui fournit une échelle propre à repérer les diverses intensités d’une qualité. On ne saurait ajouter entre elles diverses intensités de chaleur ; mais des dilatations apparentes d’un liquide en un récipient solide se peuvent ajouter les unes aux autres ; on peut faire la somme de plusieurs nombres représentant des températures.

Ainsi, le choix d’une échelle permet de substituer à l’étude des diverses intensités d’une qualité la considération de nombres soumis aux règles du calcul algébrique. Les avantages que les anciens physiciens recherchaient en substituant une quantité hypothétique à la propriété qualitative que les sens leur révèlent et en mesurant la grandeur de cette quantité, on peut bien souvent le retrouver sans invoquer cette quantité supposée, simplement par le choix d’une échelle convenable.

La charge électrique nous en va fournir un exemple.

Ce que l’expérience nous montre d’abord en de très petits corps électrisés, c’est quelque chose de qualitatif ; bientôt, cette qualité, l’électrisation, cesse d’apparaître comme simple ; elle est susceptible de deux formes qui s’opposent l’une à l’autre et se détruisent l’une l’autre ; elle peut être résineuse ou vitrée.

Qu’elle soit résineuse ou vitrée, l’électrisation d’un petit corps peut être plus ou moins puissante ; elle est susceptible de diverses intensités.

Franklin, Œpinus, Coulomb, Laplace, Poisson, tous les créateurs de la science électrique, pensaient que les qualités ne sauraient être admises dans la constitution d’une théorie physique ; que, seules, les quantités y ont droit de cité. Donc, sous cette qualité, l’électrisation, que leurs sens leur révélaient, leur raison cherchait une quantité, la quantité d’électricité. Pour parvenir à concevoir cette quantité, ils imaginaient que chacune des deux électrisations était due à la présence, au sein du corps électrisé, d’un certain fluide électrique ; que ce corps présentait une électrisation d’autant plus intense qu’il contenait une masse plus considérable de fluide électrique ; la grandeur de cette masse donnait alors la quantité d’électricité.

La considération de cette quantité jouait dans la théorie un rôle essentiel, qui découlait de ces deux lois :

La somme algébrique des quantités d’électricité répandue sur un ensemble de corps, somme où les quantités d’électricité vitrée sont affectées du signe et les quantités d’électricité résineuse du signe , ne change pas tant que cet ensemble ne communique avec aucun autre corps.

À une distance déterminée, deux petits corps électrisés se repoussent avec une force proportionnelle au produit des quantités d’électricité dont ils sont porteurs.

Eh bien ! ces deux énoncés, nous pouvons les sauvegarder intégralement sans faire appel à des fluides électriques hypothétiques et bien peu vraisemblables, sans dépouiller l’électrisation du caractère qualitatif que lui confèrent nos observations immédiates ; il nous suffit de choisir convenablement l’échelle à laquelle nous rapportons les intensités de la qualité électrique.

Prenons un petit corps électrisé vitreusement d’une manière toujours identique à elle-même ; à une distance choisie une fois pour toutes, faisons agir sur lui chacun des petits corps dont nous voulons étudier l’électrisation ; chacun d’eux exercera sur le premier une force dont nous pourrons mesurer la grandeur, et que nous affecterons du signe lorsqu’elle sera répulsive, du signe dans le cas contraire ; alors, chaque petit corps électrisé vitreusement exercera sur le premier une force positive d’autant plus grande que son électrisation sera plus intense ; chaque petit corps électrise résineusement exercera une force négative dont la valeur absolue croîtra au fur et à mesure que l’électrisation sera plus puissante.

C’est cette force, élément quantitatif, susceptible de mesure et d’addition, que nous choisirons pour échelle électrométrique, qui nous fournira les divers nombres positifs propres à représenter les diverses intensités de l’électrisation vitrée, les divers nombres négatifs par lesquels seront repérés les divers degrés de l’électrisation résineuse ; à ces nombres, aux indications fournies par cette méthode électrométrique, on pourra, si l’on veut, donner le nom de quantités d’électricité ; et alors les deux énoncés essentiels que formulait la doctrine des fluides électriques redeviendront sensés et vrais.

Nul exemple ne nous semble plus propre à mettre en évidence cette vérité : Pour faire de la Physique, comme le voulait Descartes, une Arithmétique universelle, il n’est point nécessaire d’imiter le grand philosophe et de rejeter toute qualité, car le langage de l’Algèbre permet aussi bien de raisonner sur les diverses intensités d’une qualité que sur les diverses grandeurs d’une quantité.