La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre I/IV

Chevalier & Rivière (p. 181-185).

§ IV. — La Physique purement quantitative.

Toutes les fois qu’un attribut est susceptible de mesure, qu’il est une quantité, le langage algébrique devient apte à exprimer les divers états de cet attribut. Cette aptitude à être parlé algébriquement est-elle particulière aux quantités et les qualités en sont-elles entièrement privées ? Les philosophes qui, au XVIIe siècle, ont créé la Physique mathématique l’ont certainement pensé. Dès lors, pour réaliser la Physique mathématique à laquelle ils aspiraient, ils ont dû exiger de leurs théories qu’elles considérassent exclusivement des quantités et que toute notion qualitative en fût rigoureusement bannie.

D’ailleurs, ces mêmes philosophes voyaient tous dans la théorie physique non point la représentation, mais l’explication des lois tirées de l’expérience ; les notions que cette théorie combinait en ses énoncés étaient, pour eux, non pas les signes et les symboles des propriétés sensibles, mais l’expression même de la réalité qui se cache sous ces apparences. L’Univers physique, que nos sens nous présentent comme un immense ensemble de qualités, devait donc s’offrir aux yeux de la raison comme un système de quantités.

Ces aspirations, communes à tous les grands réformateurs scientifiques qui inaugurèrent le xviie siècle, aboutirent à la création de la Philosophie cartésienne.

Chasser entièrement les qualités de l’étude des choses matérielles, c’est le but et comme la caractéristique de la Physique cartésienne.

Parmi les sciences, l’Arithmétique seule, avec l’Algèbre, son prolongement, est pure de toute notion empruntée à la catégorie de la qualité ; seule, elle est conforme à l’idéal que Descartes propose à la science entière de la nature.

Dès la Géométrie, l’esprit se heurte à l’élément qualitatif, car cette science demeure « si astreinte à la considération des figures qu’elle ne peut exercer l’entendement sans fatiguer beaucoup l’imagination ». — « Le scrupule que faisaient les anciens d’user des termes de l’Arithmétique en la Géométrie, qui ne pouvait procéder que de ce qu’ils ne voyaient pas assez clairement leur rapport, causait beaucoup d’obscurité et d’embarras dans la façon dont ils s’expliquaient. » Cette obscurité, cet embarras, disparaîtront si l’on chasse de la Géométrie la notion qualitative de forme, de figure, pour n’y conserver que la notion quantitative de distance, que les équations qui relient les unes aux autres les distances mutuelles des divers points que l’on étudie. Bien que leurs objets soient de natures différentes, les diverses branches des Mathématiques ne considèrent en ces objets « autre chose que les divers rapports ou proportions qui s’y trouvent », en sorte qu’il suffit de traiter ces proportions en général par les voies de l’Algèbre, sans se soucier des objets où elles se rencontrent, des figures où elles sont réalisées ; par là, « tout ce qui tombe sous la considération des géomètres se réduit à un même genre de problèmes, qui est de chercher la valeur des racines de quelque équation » ; les Mathématiques entières sont ramenées à la Science des nombres ; on n’y traite que des quantités ; les qualités n’y ont plus aucune place.

Les qualités chassées de la Géométrie, il les faut maintenant bannir de la Physique ; pour y parvenir, il suffit de réduire la Physique aux Mathématiques, devenues la Science de la seule quantité ; c’est l’œuvre que Descartes va tenter d’accomplir.

« Je ne reçois point de principes en Physique, dit-il, qui ne soient aussi reçus en Mathématiques. » — « Car je professe[1] nettement ne reconnaître aucune autre substance aux choses matérielles que cette matière susceptible de toutes sortes de divisions, figures et mouvements que les géomètres nomment quantité et qu’ils prennent pour objet de leurs démonstrations ; et, en cette matière, je ne considère absolument rien que ces divisions, ces figures et ces mouvements ; à leur sujet, je n’admets rien comme vrai qui ne se puisse déduire des notions communes dont il nous est impossible de douter, d’une façon si évidente, que cette déduction soit équivalente à une démonstration mathématique. Et comme tous les phénomènes de la nature se peuvent expliquer de la sorte, ainsi qu’on le verra par la suite, je pense que l’on ne doit point recevoir d’autres principes de Physique, ni en souhaiter d’autres. »

Qu’est-ce donc tout d’abord que la matière ? « Sa nature ne consiste pas[2] en la dureté, ni aussi en la pesanteur, chaleur, et autres qualités de ce genre », mais seulement en « l’étendue, en longueur, largeur et profondeur », en ce « que les géomètres nomment quantité » ou volume. La matière est donc quantité ; la quantité d’une certaine matière, c’est le volume qu’elle occupe ; un vaisseau renferme autant de matière, qu’il soit rempli de mercure ou rempli d’air. « Ceux qui prétendent[3] distinguer la substance matérielle de l’étendue ou de la quantité, ou bien ne mettent aucune idée sous le nom de substance, ou bien ont l’idée confuse d’une substance immatérielle. »

Qu’est-ce que le mouvement ? Encore une quantité. Multipliez la quantité de matière que renferme chacun des corps d’un système par la vitesse qui anime ce corps, ajoutez ensemble tous ces produits, et vous aurez la quantité de mouvement du système. Tant que le système ne heurtera aucun corps étranger qui lui cède du mouvement ou qui lui en emprunte, il gardera une quantité de mouvement invariable.

Ainsi, dans tout l’Univers, est répandue une matière unique, homogène, incompressible et indilatable, dont nous ne connaissons rien sinon qu’elle est étendue ; cette matière est divisible en parties de diverses figures, et ces parties peuvent se mouvoir les unes par rapport aux autres ; telles sont les seules propriétés véritables de ce qui forme les corps ; à ces propriétés doivent se ramener toutes les apparentes qualités qui affectent nos sens. L’objet de la Physique cartésienne est d’expliquer comment se fait cette réduction.

Qu’est-ce que la gravité ? L’effet produit sur les corps par des tourbillons de matière subtile. Qu’est-ce qu’un corps chaud ? Un corps « composé de petites parties qui se remuent séparément l’une de l’autre d’un mouvement très prompt et très violent ». Qu’est-ce que la lumière ? Une pression exercée sur l’éther par le mouvement des corps enflammés et transmise instantanément aux plus grandes distances. Toutes les qualités des corps, sans aucune omission, se trouvent expliquées par une théorie où l’on ne considère que l’étendue géométrique, les diverses figures que l’on y peut tracer et les divers mouvements dont ces figures sont susceptibles. « L’Univers est une machine en laquelle il n’y a rien du tout à considérer que les figures et les mouvements de ses parties. » Ainsi la Science entière de la nature matérielle est réduite à une sorte d’Arithmétique universelle d’où la catégorie de la qualité est radicalement bannie.


  1. Descartes : Principia Philosophiae, Pars II, art. lxiv.
  2. Idem, Ibid, Pars II, art. iv.
  3. Descartes, Principia Philosophiae, Pars II, art. ix.