La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre II

Chevalier & Rivière (p. 195-212).


CHAPITRE II

LES QUALITÉS PREMIÈRES

§ I. — De la multiplication excessive des qualités
premières.

Du sein du monde physique que l’expérience nous fait connaître, nous dégagerons les propriétés qui nous paraissent devoir être regardées comme premières. Ces propriétés, nous n’essayerons pas de les expliquer, de les ramener à d’autres attributs plus cachés ; nous les accepterons telles que nos moyens d’observation nous les font connaître, soit qu’ils nous les présentent sous forme de quantités, soit qu’ils nous les offrent sous l’aspect de qualités ; nous les regarderons comme des notions irréductibles, comme les éléments mêmes qui doivent composer nos théories. Mais à ces propriétés, qualitatives ou quantitatives, nous ferons correspondre des symboles mathématiques qui nous permettront, pour raisonner à leur sujet, d’emprunter le langage de l’Algèbre.

Cette manière de procéder ne va-t-elle pas nous conduire à un abus que les promoteurs de la Renaissance scientifique ont durement reproché à la Physique de l’École et dont ils ont fait rigoureuse et définitive justice ?

Sans doute, les savants auxquels nous devons la Physique moderne ne pouvaient pardonner aux philosophes scolastiques leur répugnance à discourir des lois naturelles en langage mathématique : « Si nous savons quelque chose, s’écriait Gassendi[1], nous le savons par les Mathématiques ; mais de la vraie et légitime science des choses, ces gens-là n’ont cure ! Ils ne s’attachent qu’à des vétilles ! »

Mais ce grief n’est pas celui que les réformateurs de la Physique font le plus souvent et le plus vivement valoir contre les docteurs de l’École. Ce dont ils les accusent par-dessus tout, c’est d’inventer une qualité nouvelle chaque fois qu’un phénomène nouveau frappe leur regard ; d’attribuer à une vertu particulière chaque effet qu’ils n’ont ni étudié, ni analysé ; de s’imaginer qu’ils ont donné une explication là où ils n’ont mis qu’un nom et de transformer ainsi la science en un jargon prétentieux et vain.

« Cette manière de philosopher, disait Galilée [2], a, selon moi, une grande analogie avec la manière de peindre qu’avait un de mes amis ; avec de la craie, il écrivait sur la toile : Ici, je veux une fontaine avec Diane et ses nymphes, ainsi que quelques lévriers ; là, un chasseur avec une tête de cerf ; plus loin, un bocage, une campagne, une colline ; puis il laissait à l’artiste le soin de peindre toutes ces choses et s’en allait convaincu qu’il avait peint la métamorphose d’Actéon ; il n’avait mis que des noms. » Et Leibniz[3] comparait la méthode suivie en Physique par les philosophes qui, à tout propos, introduisaient de nouvelles formes et de nouvelles qualités à celle « qui se contenterait de dire qu’une horloge a la qualité horodictique, provenante de sa forme, sans considérer en quoi tout cela consiste ».

Paresse d’esprit, qui trouve commode de se payer de mots ; improbité intellectuelle qui trouve avantage à en payer les autres, sont vices bien répandus dans l’humanité. Assurément, les physiciens scolastiques, si prompts à douer la forme de chaque corps de toutes les vertus que réclamaient leurs systèmes vagues et superficiels, en étaient souvent et profondément atteints ; mais la philosophie qui admet les propriétés qualitatives n’a pas le triste monopole de ces défauts ; on les retrouve aussi bien chez les sectateurs d’Écoles qui se piquent de tout réduire à la quantité.

Gassendi, par exemple, est atomiste convaincu ; pour lui, toute qualité sensible n’est qu’apparence ; il n’y a en réalité que les atomes, leurs figures, leurs groupements, leurs mouvements. Mais si nous lui demandons d’expliquer selon ces principes les qualités physiques essentielles, si nous lui posons ces questions : Qu’est-ce que la saveur ? Qu’est-ce que l’odeur ? Qu’est-ce que le son ? Qu’est-ce que la lumière ? que va-t-il nous répondre ?

« Dans la chose même[4] que nous nommons sapide, la saveur ne paraît pas consister en autre chose qu’en corpuscules d’une configuration telle qu’en pénétrant la langue ou le palais, ils s’appliquent à la contexture de cet organe et le mettent en mouvement, de manière à donner naissance à la sensation que nous nommons goût. »

« Dans la réalité, l’odeur ne paraît être autre chose que certains corpuscules d’une telle configuration que lorsqu’ils sont exhalés et qu’ils pénètrent dans les narines, ils sont conformés à la contexture de ces organes de manière à donner naissance à la sensation que nous nommons olfaction ou odorat. »

« Le son ne paraît pas être autre chose que certains corpuscules qui, configurés d’une certaine façon et rapidement transmis loin du corps sonore, pénètrent dans l’oreille, la mettent en mouvement et déterminent la sensation appelée audition. »

« Dans le corps lumineux, la lumière ne paraît pas être autre chose que des corpuscules très ténus, configurés d’une certaine façon, émis par le corps lumineux avec une vitesse indicible, qui pénètrent dans l’organe de la vue, sont aptes à le mettre en mouvement et à créer la sensation dite vision. »

Il était péripatéticien, le doctus bachelierus qui, à la question :

 
Demandabo causam et rationem quare
Opium facit dormire ?


répondait :

 
Quia est in eo
Virtus dormitiva
Cujus est natura
Sensus assoupire.

Si ce bachelier, reniant Aristote, se fût fait atomiste, Molière l’eût sans doute rencontré aux conférences philosophiques tenues chez Gassendi, où le grand comique fréquentait.

Les Cartésiens, d’ailleurs, auraient tort de triompher trop bruyamment du commun ridicule où ils voient tomber Péripatéticiens et Atomistes ; c’est à un des leurs que Pascal songeait lorsqu’il écrivait[5]: « Il y en a qui vont jusqu’à cette absurdité d’expliquer un mot par le mot même. J’en sais qui ont défini la lumière en cette sorte : La lumière est un mouvement luminaire des corps lumineux ; comme si l’on pouvait entendre les mots de luminaire et de lumineux sans celui de lumière. » L’allusion, en effet, avait trait au P. Noël, autrefois professeur de Descartes au collège de La Flèche, devenu ensuite un de ses fervents disciples, et qui, dans une lettre sur le vide adressée à Pascal, avait écrit cette phrase : « La lumière, ou plutôt l’illumination, est un mouvement luminaire des rayons composés des corps lucides qui remplissent les corps transparents et ne sont mus luminairement que par d’autres corps lucides. »

Que l’on attribue la lumière à une vertu éclairante, à des corpuscules lumineux ou à un mouvement luminaire, on sera péripatéticien, atomiste ou cartésien ; mais si l’on se targue d’avoir par là ajouté quoi que ce soit à nos connaissances touchant la lumière, on ne sera point homme sensé. En toutes les Écoles se rencontrent des esprits faux qui s’imaginent remplir un flacon d’une précieuse liqueur alors qu’ils y collent seulement une pompeuse étiquette ; mais toutes les doctrines physiques, sainement interprétées, s’accordent à condamner cette illusion. Nos efforts devront donc tendre à l’éviter.



§ II. — Une qualité première est une qualité irréductible en
fait, non en droit.

D’ailleurs, contre ce travers d’esprit qui consiste à mettre dans les corps autant de qualités distinctes, ou peu s’en faut, qu’il y a d’effets divers à expliquer, nos principes mêmes nous mettent en garde. Nous nous proposons de donner d’un ensemble de lois physiques une représentation aussi simplifiée, aussi résumée que possible ; notre ambition est d’atteindre l’économie intellectuelle la plus complète que nous puissions réaliser ; il est donc clair que pour construire notre théorie, nous devrons employer le nombre minimum de notions regardées comme premières, de qualités regardées comme simples ; nous devrons pousser jusqu’au bout la méthode d’analyse et de réduction qui dissocie les propriétés complexes, celles que les sens saisissent tout d’abord, et qui les ramène à un petit nombre de propriétés élémentaires.

Comment reconnaîtrons-nous que notre dissection a été poussée jusqu’au bout, que les qualités auxquelles notre analyse aboutit ne peuvent plus être, à leur tour, résolues en qualités plus simples ?

Les physiciens qui cherchaient à construire des théories explicatives tiraient des préceptes philosophiques auxquels ils se soumettaient, des pierres de touche et des réactifs capables de reconnaître si l’analyse d’une propriété avait pénétré jusqu’aux éléments. Par exemple, tant qu’un atomiste n’avait pas réduit un effet physique à la grandeur, à la figure, à l’agencement des atomes et aux lois du choc, il savait que son œuvre n’était point achevée ; tant qu’un cartésien trouvait autre chose, en une qualité, que « l’étendue et son changement tout nud », il était certain de n’en avoir point atteint la véritable nature.

Pour nous, qui ne prétendons point expliquer les propriétés des corps, mais seulement en donner une représentation algébrique condensée ; qui ne nous réclamons, dans la construction de nos théories, d’aucun principe métaphysique, mais entendons faire de la Physique une doctrine autonome, où prendrions-nous un critère qui nous permette de déclarer telle qualité vraiment simple et irréductible, telle autre complexe et destinée à une plus pénétrante dissection ?

En regardant une propriété comme première et élémentaire, nous n’entendrons nullement affirmer que cette qualité est, par nature, simple et indécomposable ; nous proclamerons seulement une vérité de fait ; nous déclarerons que tous nos efforts pour réduire cette qualité à d’autres ont échoué, qu’il nous a été impossible de la décomposer.

Toutes les fois donc qu’un physicien constatera un ensemble de phénomènes jusqu’alors inobservés, qu’il découvrira un groupe de lois qui semblent manifester une propriété nouvelle, il cherchera d’abord si cette propriété n’est pas une combinaison, auparavant insoupçonnée, de qualités déjà connues et acceptées dans les théories admises. C’est seulement après que ses efforts, variés en mille manières, auront échoué, qu’il se décidera à regarder cette propriété comme une nouvelle qualité première, à introduire dans ses théories un nouveau symbole mathématique.

« Toutes les fois que l’on découvre un fait exceptionnel, écrit H. Sainte-Claire Deville[6], décrivant les hésitations de sa pensée lorsqu’il eut reconnu les premiers phénomènes de dissociation, le premier travail, je dirai presque le premier devoir imposé à l’homme de science, est de faire tous ses efforts pour le faire rentrer dans la règle commune par une explication qui exige quelquefois plus de travail et de méditation que la découverte elle-même. Quand on réussit, on éprouve une bien vive satisfaction à étendre, pour ainsi dire, le domaine d’une loi physique, à augmenter la simplicité et la généralité d’une grande classification… »

« Mais quand un fait exceptionnel échappe à toute explication ou, du moins, résiste à tous les efforts que l’on a faits consciencieusement pour le soumettre à la loi commune, il faut en chercher d’autres qui lui soient analogues ; quand on les a trouvés, il faut les classer provisoirement au moyen de la théorie qu’on s’est formée. »

Lorsqu’Ampère découvrit les actions mécaniques qui s’exercent entre deux fils électriques dont chacun réunit les deux pôles d’une pile, on connaissait depuis longtemps les actions attractives et répulsives qui s’exercent entre les conducteurs électrisés ; la qualité que ces attractions et ces répulsions manifestent avait été analysée ; elle avait été représentée par un symbole mathématique approprié, la charge positive ou négative de chaque élément matériel ; l’emploi de ce symbole avait conduit Poisson à édifier une théorie mathématique qui représentait de la façon la plus heureuse les lois expérimentales établies par Coulomb.

Ne pouvait-on ramener les lois nouvellement découvertes à cette qualité, dont l’introduction en Physique était déjà un fait accompli ? Ne pouvait-on pas expliquer les attractions et les répulsions qui s’exercent entre deux fils, dont chacun ferme une pile, en admettant que certaines charges électriques sont convenablement distribuées à la surface de ces fils ou à leur intérieur, que ces charges s’attirent ou se repoussent en raison inverse du carré de la distance, selon l’hypothèse fondamentale qui porte la théorie de Coulomb et de Poisson ? Il était légitime que cette question fût posée, qu’elle fût examinée par les physiciens ; si quelqu’un d’entre eux était parvenu à lui donner une réponse affirmative, à réduire les lois des actions observées par Ampère aux lois de l’Électrostatique établies par Coulomb, il eût rendu la théorie électrique sauve de la considération de toute qualité première autre que la charge électrique.

Les tentatives pour réduire aux actions électrostatiques les lois des forces qu’Ampère avait mises en évidence se multiplièrent tout d’abord ; Faraday, en montrant que ces forces pouvaient donner naissance à des mouvements de rotation continue, coupa court à ces essais ; en effet, aussitôt qu’Ampère connut le phénomène découvert par le grand physicien anglais, il en comprit toute la portée. Ce phénomène, dit-il[7], prouve que l’action qui émane des conducteurs voltaïques ne peut être due à une distribution particulière de certains fluides en repos dans ces conducteurs, comme le sont les répulsions et les attractions électriques ordinaires ». — « En effet[8], du principe de la conservation des forces vives, qui est une conséquence nécessaire des lois mêmes du mouvement, il suit nécessairement que, quand les forces élémentaires, qui seraient ici des attractions et des répulsions en raison inverse des carrés des distances, sont exprimées par de simples fonctions des distances mutuelles des points entre lesquels elles s’exercent, et qu’une partie de ces points sont invariablement liés entre eux et ne se meuvent qu’en vertu de ces forces, les autres restant fixes, les premiers ne peuvent revenir à la même situation, par rapport aux seconds, avec des vitesses plus grandes que celles qu’ils avaient quand ils sont partis de cette même situation. Or, dans le mouvement continu imprimé à un conducteur mobile par l’action d’un conducteur fixe, tous les points du premier reviennent à la même situation avec des vitesses de plus en plus grandes à chaque révolution, jusqu’à ce que les frottements et la résistance de l’eau acidulée où plonge la couronne du conducteur mettent un terme à l’augmentation de la vitesse de rotation de ce conducteur ; elle devient alors constante, malgré ces frottements et cette résistance. »

« Il est donc complètement démontré qu’on ne saurait rendre raison des phénomènes produits par l’action de deux conducteurs voltaïques, en supposant que des molécules électriques agissant en raison inverse du carré de la distance fussent distribuées sur les fils conducteurs. »

De toute nécessité, il faut, aux diverses parties d’un conducteur voltaïque, attribuer une propriété irréductible à l’électrisation ; il faut y reconnaître une nouvelle qualité première dont on exprimera l’existence en disant que le fil est parcouru par un courant ; ce courant électrique apparaît comme lié à une certaine direction, comme affecté d’un certain sens ; il se manifeste plus ou moins intense ; à cette intensité plus ou moins vive du courant électrique, le choix d’une échelle permet de faire correspondre un nombre plus ou moins grand, nombre auquel on a conservé le nom d’intensité du courant électrique ; cette intensité du courant électrique, symbole mathématique d’une qualité première, a permis à Ampère de développer cette théorie des phénomènes électrodynamiques, qui dispense les Français d’envier aux Anglais la gloire de Newton.

Le physicien qui demande à une doctrine métaphysique les principes selon lesquels il développera ses théories reçoit de cette doctrine les marques auxquelles il reconnaîtra qu’une qualité est simple ou complexe ; ces deux mots ont pour lui un sens absolu. Le physicien qui cherche à rendre ses théories autonomes et indépendantes de tout système philosophique attribue aux mots : qualité simple, propriété première, un sens tout relatif ; ils désignent simplement pour lui une propriété qu’il lui a été impossible de résoudre en d’autres qualités.

Le sens que les chimistes attribuent au mot corps simple a subi une transformation analogue.

Pour un péripatéticien, seuls, les quatre éléments, le feu, l’air, l’eau, la terre, méritaient le nom de corps simples ; tout autre corps était complexe ; tant qu’on ne l’avait pas dissocié jusqu’à séparer les quatre éléments qui pouvaient entrer dans sa composition, l’analyse n’avait pas atteint son terme. Un alchimiste savait également que la science des décompositions, l’art spargyrique, n’avait point atteint le but ultime de ses opérations tant que n’étaient point séparés le sel, le soufre, le vif-argent et la terre damnée, dont l’union compose tous les mixtes. L’alchimiste et le péripatéticien prétendaient l’un et l’autre connaître les marques qui caractérisent d’une manière absolue le véritable corps simple.

L’École de Lavoisier a fait adopter par les chimistes[9] une notion toute différente du corps simple ; le corps simple, ce n’est pas le corps qu’une certaine doctrine philosophique déclare indécomposable ; c’est le corps que nous n’avons pu décomposer, le corps qui a résisté à tous les moyens d’analyse employés dans les laboratoires.

Lorsqu’ils prononçaient le mot : élément, l’alchimiste et le péripatéticien affirmaient orgueilleusement leur prétention à connaître la nature même des matériaux qui ont servi à construire tous les corps de l’univers ; dans la bouche du chimiste moderne, le même mot est un acte de modestie, un aveu d’impuissance ; il confesse qu’un corps a victorieusement résisté à tous les essais tentés pour le réduire.

De cette modestie, la Chimie a été récompensée par une prodigieuse fécondité ; n’est-il pas légitime d’espérer qu’une modestie semblable procurera à la Physique théorique les mêmes avantages ?



§ III. — Une qualité première ne l’est jamais qu’à titre
provisoire.

« Nous ne pouvons donc pas assurer, dit Lavoisier[10], que ce que nous regardons comme simple aujourd’hui le soit en effet : tout ce que nous pouvons dire, c’est que telle substance est le terme actuel auquel arrive l’analyse chimique, et qu’elle ne peut plus se subdiviser au delà dans l’état actuel de nos connaissances. Il est à présumer que les terres cesseront bientôt d’être comptées au nombre des substances simples… »

En effet, en 1807, Humphry Davy transformait en vérité démontrée la divination de Lavoisier et prouvait que la potasse et la soude sont les oxydes de deux métaux qu’il nommait le potassium et le sodium. Depuis cette époque, une foule de corps qui avaient longtemps résisté à tout essai d’analyse ont été décomposés et se sont trouvés exclus du nombre des éléments.

Le titre d’élément, que portent certains corps, est un titre tout provisoire ; il est à la merci d’un moyen d’analyse plus ingénieux ou plus puissant que ceux dont on a usé jusqu’à ce jour ; d’un moyen qui, peut-être, dissociera en plusieurs corps distincts la substance regardée comme simple.

Non moins provisoire est le titre de qualité première ; la qualité qu’il nous est aujourd’hui impossible de réduire à aucune autre propriété physique cessera peut-être demain d’être indépendante ; demain, peut-être, les progrès de la Physique nous feront reconnaître en elle une combinaison de propriétés que des effets, fort différents en apparence, nous avaient révélées depuis longtemps.

L’étude des phénomènes lumineux conduit à considérer une qualité première, l’éclairement. Une direction est affectée à cette qualité ; son intensité, loin d’être fixe, varie périodiquement avec une prodigieuse rapidité, redevenant identique à elle-même plusieurs centaines de trillions de fois par seconde ; une ligne, dont la longueur varie périodiquement avec cette extraordinaire fréquence, fournit un symbole géométrique propre à figurer l’éclairement ; ce symbole, la vibration lumineuse, servira à traiter cette qualité en des raisonnements mathématiques. La vibration lumineuse sera l’élément essentiel au moyen duquel s’édifiera la théorie de la lumière ; ses composantes serviront à écrire quelques équations aux dérivées partielles, quelques conditions aux limites, où se trouveront condensées et classées avec un ordre et une brièveté admirables toutes les lois de la propagation de la lumière, de sa réflexion partielle ou totale, de sa réfraction, de sa diffraction.

D’autre part, l’analyse des phénomènes que présentent, en présence de corps électrisés, des substances isolantes telles que le soufre, l’ébonite, la paraffine, ont conduit les physiciens à attribuer à ces corps diélectriques une certaine propriété ; après avoir vainement tenté de réduire cette propriété à la charge électrique, ils ont dû se résoudre à la traiter en qualité première sous le nom de polarisation diélectrique ; en chaque point de la substance isolante et à chaque instant, elle a non seulement une certaine intensité, mais encore une certaine direction et un certain sens ; en sorte qu’un segment de droite fournit le symbole mathématique qui permet de parler de la polarisation diélectrique dans le langage des géomètres.

Une audacieuse extension de l’Électrodynamique, qu’avait formulée Ampère, a fourni à Maxwell une théorie de l’état variable des diélectriques ; cette théorie condense et ordonne les lois de tous les phénomènes qui se produisent en des substances isolantes où la polarisation diélectrique varie d’un instant à l’autre ; toutes ces lois sont résumées dans un petit nombre d’équations qui doivent être vérifiées les unes en tout point d’un même corps isolant, les autres en tout point de la surface qui sépare deux diélectriques distincts.

Les équations qui régissent la vibration lumineuse ont toutes été établies comme si la polarisation diélectrique n’existait pas ; les équations dont dépend la polarisation diélectrique ont été découvertes par une théorie où le mot lumière n’est même pas prononcé.

Or, voici qu’entre ces équations un rapprochement surprenant s’établit.

Une polarisation diélectrique qui varie périodiquement doit vérifier des équations qui, toutes, sont semblables aux équations qui régissent une vibration lumineuse.

Et non seulement ces équations ont la même forme, mais encore les coefficients qui y figurent ont la même valeur numérique. Ainsi, dans le vide ou dans l’air, d’abord soustrait à toute action électrique et dont on polarise une certaine région, la polarisation électrique engendrée se propage avec une certaine vitesse ; les équations de Maxwell permettent de déterminer cette vitesse par des procédés purement électriques, où aucun emprunt n’est fait à l’Optique ; des mesures nombreuses et concordantes nous font connaître la valeur de cette vitesse qui est de 300,000 kilomètres par seconde ; ce nombre est précisément égal à la vitesse de la lumière dans l’air ou dans le vide, vitesse que quatre méthodes purement optiques, distinctes les unes des autres, nous ont fait connaître.

De ce rapprochement inattendu la conclusion s’impose : L’éclairement n’est pas une qualité première ; la vibration lumineuse n’est autre chose qu’une polarisation diélectrique périodiquement variable ; la théorie électromagnétique de la lumière, créée par Maxwell, a résolu une propriété que l’on croyait irréductible ; elle l’a fait dériver d’une qualité avec laquelle, pendant de longues années, elle ne parut avoir aucun lien.

Ainsi les progrès mêmes des théories peuvent amener les physiciens à réduire le nombre des qualités qu’ils ont d’abord considérées comme premières, à prouver que deux propriétés regardées comme distinctes ne sont que deux aspects divers d’une même propriété.

Faut-il en conclure que le nombre des qualités admises dans nos théories deviendra moindre de jour en jour, que la matière dont traitent nos spéculations sera de moins en moins riche en attributs essentiels, qu’elle tendra vers une simplicité comparable à celle de la matière atomistique et de la matière cartésienne ? Ce serait, je pense, une conclusion téméraire. Sans doute, le développement même de la théorie peut, de temps en temps, produire la fusion de deux qualités distinctes, semblable à cette fusion de l’éclairement et de la polarisation diélectrique qu’a déterminée la théorie électromagnétique de la lumière. Mais, d’autre part, le progrès incessant de la Physique expérimentale amène fréquemment la découverte de nouvelles catégories de phénomènes, et, pour classer ces phénomènes, pour en grouper les lois, il est nécessaire de douer la matière de propriétés nouvelles.

De ces deux mouvements contraires dont l’un, réduisant les qualités les unes aux autres, tend à simplifier la matière, dont l’autre, découvrant de nouvelles propriétés, tend à la compliquer, quel est celui qui l’emportera ? Il serait imprudent de formuler à ce sujet une prophétie à longue échéance. Du moins, semble-t-il assuré qu’à notre époque, le second courant, beaucoup plus puissant que le premier, entraîne nos théories vers une conception de la matière de plus en plus complexe, de plus en plus riche en attributs.

D’ailleurs, l’analogie entre les qualités premières de la Physique et les corps simples de la Chimie se marque encore ici. Peut-être un jour viendra-t-il où de puissants moyens d’analyse résoudront les nombreux corps qu’aujourd’hui nous nommons simples en un petit nombre d’éléments ; mais ce jour, aucun signe certain ni probable ne permet d’en annoncer l’aurore. À l’époque où nous vivons, la Chimie progresse en découvrant sans cesse de nouveaux corps simples. Depuis un demi-siècle, les terres rares ne se lassent pas de fournir de nouveaux contingents à la liste déjà si longue des métaux ; le gallium, le germanium, le scandium, nous montrent les chimistes fiers d’inscrire en cette liste le nom de leur patrie. Dans l’air que nous respirons, mélange d’azote et d’oxygène qui paraissait connu depuis Lavoisier, voici que se révèle toute une famille de gaz nouveaux, l’argon, l’hélium, le xénon, le crypton. Enfin, l’étude des radiations nouvelles, qui obligera sûrement la Physique à élargir le cercle de ses qualités premières, fournit à la Chimie des corps inconnus jusqu’ici, le radium et, peut-être, le polonium et l’actinium.

Certes, nous voilà bien loin des corps admirablement simples que rêvait Descartes, de ces corps qui se réduisaient « à l’étendue et à son changement tout nud ». La Chimie étale une collection d’une centaine de matières corporelles irréductibles les unes aux autres, et à chacune de ces matières, la Physique associe une forme capable d’une multitude de qualités diverses. Chacune de ces deux sciences s’efforce de réduire autant qu’il se peut le nombre de ses éléments, et cependant, au fur et à mesure qu’elle progresse, elle voit ce nombre grandir.


  1. Gassendi : Exercitationes paradoxicae adversus Aristotelicos. Exercitatio I.
  2. Galilée : Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo. Giornata terza.
  3. Leibniz : Œuvres, édition Gerhardt, t. IV, p. 434.
  4. P. Gassendi : Syntagma philosophicum, 1. V, ce. ix, x et xi.
  5. Pascal : De l’esprit géométrique.
  6. H. Sainte-Claire Deville : Recherches sur la décomposition des corps par la chaleur et la dissociation. Bibliothèque Universelle, Archives, nouvelle période, t. IX, p. 59 ; 1860.)
  7. Ampère : Exposé sommaire des nouvelles expériences électrodynamiques, lu à l’Académie le 8 avril 1822. (Journal de Physique, t. XCIV, p. 65.)
  8. Ampère : Théorie mathématique des phénomènes électrodynamiques uniquement déduite de l’expérience. Paris, 1826. — Édition Hermann, Paris, 1883, p. 96.
  9. Le lecteur désireux de connaître les phases par lesquelles a passé la notion de corps simple pourra consulter notre écrit : Le Mixte et la Combinaison chimique. Essai sur l’évolution d’une idée, Paris, 1902. IIe partie, c. i.
  10. Lavoisier : Traité élémentaire de Chimie, troisième édition, t. I, p. 194.