La Rôtisserie de la reine Pédauque/XVI

Calmann-Lévy (p. 189-230).



Ce soir-là, nous trouvant, mon bon maître et moi, dans la rue du Bac, comme il faisait chaud, M. Jérôme Coignard me dit :

— Jacques Tournebroche, mon fils, ne vous plairait-il point tirer à gauche, dans la rue de Grenelle, à la recherche d’un cabaret ? Encore nous faut-il chercher un hôte qui vende du vin à deux sous le pot. Car je suis démuni d’argent et je pense, mon fils, que vous n’êtes pas mieux pourvu que moi, par l’injure de M. d’Astarac, qui fait peut-être de l’or, mais qui n’en donne point à ses secrétaires et domestiques, ainsi qu’il apparaît par votre exemple et le mien. L’état où il nous laisse est lamentable. Je n’ai pas un sou vaillant dans ma poche, et je vois qu’il faudra que je remédie par industrie et ruse à ce grand mal. Il est beau de supporter la pauvreté d’une âme égale, comme Épictète, qui y acquit une gloire impérissable. Mais c’est un exercice dont je suis las, et qui m’est devenu fastidieux par l’accoutumance. Je sens qu’il est temps que je change de vertu et que je m’instruise à posséder des richesses sans qu’elles me possèdent, ce qui est l’état le plus noble où se puisse hausser l’âme d’un philosophe. Je veux bientôt faire quelque gain, afin de montrer que ma sagesse ne se dément pas même dans la prospérité. J’en cherche les moyens, et tu m’y vois songer, Tournebroche.

Tandis que mon bon maître parlait de la sorte avec une noble élégance, nous approchions du joli hôtel où M. de la Guéritaude avait logé mam’selle Catherine. « Vous le reconnaîtrez, m’avait-elle dit, aux rosiers du balcon. » Il ne faisait pas assez jour pour que je visse les roses, mais je croyais les sentir. Après avoir fait quelques pas, je la reconnus à la fenêtre, un pot à eau à la main, arrosant ses fleurs. En me reconnaissant de même dans la rue, elle rit et m’envoya un baiser. Sur quoi, une main, passant par la croisée, lui donna sur la joue un soufflet dont elle fut si étonnée qu’elle lâcha le pot à eau, qui tomba, peu s’en faut, sur la tête de mon bon maître. Puis la belle souffletée disparut et le souffleteur, paraissant à sa place à la fenêtre, se pencha sur la grille et me cria :

— Dieu soit loué, monsieur, vous n’êtes point le capucin ! Je ne puis souffrir que ma maîtresse envoie des baisers à cette bête puante qui rôde sans cesse sous cette fenêtre. Cette fois du moins je n’ai point à rougir de son choix. Vous me semblez honnête homme, et je crois vous avoir déjà vu. Faites-moi l’honneur de monter. Il y a céans un souper préparé. Vous m’obligerez d’y prendre part avec M. l’abbé qui vient de recevoir une potée d’eau sur la tête et qui se secoue comme un chien mouillé. Après souper, nous jouerons aux cartes, et, quand il fera jour, nous irons nous couper la gorge. Mais ce sera civilité pure et seulement pour vous faire honneur, monsieur, car à la vérité cette fille ne vaut pas un coup d’épée. C’est une coquine que je ne veux revoir de ma vie.

Je reconnus en celui qui parlait de la sorte ce monsieur d’Anquetil, que j’avais vu naguère exciter si vivement ses gens à piquer le frère Ange au derrière. Il parlait poliment et me traitait en gentilhomme. Je sentis toute la faveur qu’il me faisait en consentant à me couper la gorge. Mon bon maître n’était pas moins sensible à tant d’urbanité. S’étant suffisamment secoué :

— Jacques Tournebroche, mon fils, me dit-il, nous ne pouvons pas refuser une si gracieuse invitation.

Déjà deux laquais étaient descendus avec des flambeaux. Ils nous conduisirent dans une salle où un ambigu était préparé sur une table éclairée par deux candélabres d’argent. M. d’Anquetil nous pria d’y prendre place et mon bon maître noua sa serviette à son cou. Il avait déjà piqué une grive à sa fourchette quand un bruit de sanglots déchira nos oreilles.

— Ne prenez point garde à ces cris, dit M. d’Anquetil, c’est Catherine qui gémit dans la chambre où je l’ai enfermée.

— Ah ! monsieur, il faut lui pardonner, répondit mon bon maître qui regardait tristement le petit oiseau au bout de sa fourchette. Les mets les plus agréables semblent amers, assaisonnés de larmes et de gémissements. Auriez-vous le cœur de laisser pleurer une femme ? Faites grâce à celle-ci, je vous prie ! Est-elle donc si coupable d’avoir envoyé un baiser à mon jeune disciple, qui fut son voisin et son compagnon au temps de leur médiocrité commune, alors que les charmes de cette jolie fille n’étaient encore célèbres que sous la treille du Petit Bacchus. Il n’y a rien là que d’innocent, si tant est qu’une action humaine et particulièrement l’action d’une femme puisse être jamais innocente et tout à fait nette de la tache originelle. Souffrez encore, monsieur, que je vous dise que la jalousie est un sentiment gothique, un triste reste des mœurs barbares qui ne doit point subsister dans une âme élégante et bien née.

— Monsieur l’abbé, répondit M. d’Anquetil, sur quoi jugez-vous que je suis jaloux ? Je ne le suis pas. Mais je ne souffre pas qu’une femme se moque de moi.

— Nous sommes le jouet des vents, dit mon bon maître avec un soupir. Tout se rit de nous, le ciel, les astres, la pluie, les zéphires, l’ombre, la lumière et la femme. Souffrez, monsieur, que Catherine soupe avec nous. Elle est jolie, elle égayera votre table. Tout ce qu’elle a pu faire, ce baiser et le reste, ne la rend pas moins agréable à voir. Les infidélités des femmes ne gâtent point leur visage : La nature, qui se plaît à les orner, est indifférente à leurs fautes. Imitez-la, monsieur, et pardonnez à Catherine.

Je joignis mes prières à celles de mon bon maître, et M. d’Anquetil consentit à délivrer la prisonnière. Il s’approcha de la porte d’où partaient les cris, l’ouvrit et appela Catherine qui ne répondit que par le redoublement de ses plaintes.

— Messieurs, nous dit son amant, elle est là, couchée à plat ventre sur le lit, la tête dans l’oreiller et soulevant à chaque sanglot une croupe ridicule. Regardez cela. Voilà donc pourquoi nous nous donnons tant de peine et faisons tant de sottises !… Catherine, venez souper.

Mais Catherine ne bougeait point et pleurait encore. Il l’alla tirer par le bras, par la taille. Elle résistait. Il fut pressant :

— Allons ! viens, mignonne.

Elle s’entêtait à ne point changer de place, tenant embrassés le lit et les matelas.

Son amant perdit patience, et cria d’une voix rude avec mille jurements :

— Lève-toi, garce !

Aussitôt elle se leva et, souriant dans les larmes, lui prit le bras et entra dans la salle à manger, avec un air de victime heureuse.

Elle s’assit entre M. d’Anquetil et moi, la tête renversée sur l’épaule de son amant et cherchant du pied mon pied sous la table.

— Messieurs, dit notre hôte, pardonnez à ma vivacité un mouvement que je ne saurais regretter, puisqu’il me donne l’honneur de vous traiter ici. Je ne puis en vérité souffrir tous les caprices de cette jolie fille, et je suis devenu très ombrageux depuis que je l’ai surprise avec son capucin.

— Mon ami, lui dit Catherine en pressant mon pied sous le sien, votre jalousie s’égare. Sachez que je n’ai de goût que pour M. Jacques.

— Elle raille, dit M. d’Anquetil.

— N’en doutez point, répondis-je. On voit qu’elle n’aime que vous.

— Sans me flatter, répliqua-t-il, je lui ai inspiré quelque attachement. Mais elle est coquette.

— À boire ! dit M. l’abbé Coignard.

M. d’Anquetil passa la dame-jeanne à mon bon maître et s’écria :

— Pardi, l’abbé, vous qui êtes d’église, vous nous direz pourquoi les femmes aiment les capucins.

M. Coignard s’essuya les lèvres et dit :

— La raison en est que les capucins aiment avec humilité et ne se refusent à rien. La raison en est encore que ni la réflexion ni la politesse n’affaiblit leurs instincts naturels. Monsieur, votre vin est généreux.

— Vous me faites trop d’honneur, répondit M. d’Anquetil. C’est le vin de M. de la Guéritaude. Je lui ai pris sa maîtresse. Je puis bien lui prendre ses bouteilles.

— Rien n’est plus juste, répliqua mon bon maître. Je vois, monsieur, que vous vous élevez au-dessus des préjugés.

— Ne m’en louez pas plus qu’il ne convient, l’abbé, répondit M. d’Anquetil. Ma naissance me rend aisé ce qui serait difficile au vulgaire. Un homme du commun est forcé de mettre de la retenue dans toutes ses actions. Il est assujetti à une exacte probité ; mais un gentilhomme a l’honneur de se battre pour le Roi et pour le plaisir. Cela le dispense de s’embarrasser dans des niaiseries. J’ai servi sous M. de Villars, j’ai fait la guerre de succession et j’ai risqué d’être tué sans raison à la bataille de Parme. C’est bien le moins qu’en retour je puisse rosser mes gens, frustrer mes créanciers et prendre à mes amis, s’il me plaît, leur femme ou même leur maîtresse.

— Vous parlez noblement, dit mon bon maître, et vous montrez jaloux de maintenir les prérogatives de la noblesse.

— Je n’ai point, reprit M. d’Anquetil, de ces scrupules qui intimident la foule des hommes et que je tiens bons seulement pour arrêter les timides et contenir les malheureux.

— À la bonne heure ! dit mon bon maître.

— Je ne crois pas à la vertu, dit l’autre.

— Vous avez raison, dit encore mon maître. De la façon qu’est fait, l’animal humain, il ne saurait être vertueux sans quelque déformation. Voyez, par exemple, cette jolie fille qui soupe avec nous : sa petite tête, sa belle gorge, son ventre d’une merveilleuse rondeur, et le reste. En quel endroit de sa personne pourrait-elle loger un grain de vertu ? Il n’y a point la place, tant tout cela est ferme, plein de suc, solide et rebondi. La vertu, comme le corbeau, niche dans les ruines. Elle habite les creux et les rides des corps. Moi-même, monsieur, qui méditai dès mon enfance les maximes austères de la religion et de la philosophie, je n’ai pu insinuer en moi quelque vertu qu’à travers les brèches faites par la souffrance et par l’âge à ma constitution. Encore me suis-je, à chaque fois, insufflé moins de vertu que d’orgueil. Aussi ai-je coutume de faire au divin Créateur du monde cette prière : « Mon Dieu, gardez-moi de la vertu, si elle m’éloigne de la sainteté. » Ah ! la sainteté, voilà ce qu’il est possible et nécessaire d’atteindre ! Voilà notre convenable fin ! Puissions-nous y parvenir un jour ! En attendant, donnez-moi à boire.

— Je vous confierai, dit M. d’Anquetil, que je ne crois pas en Dieu.

— Pour le coup, dit l’abbé, je vous blâme, monsieur. Il faut croire en Dieu et dans toutes les vérités de notre sainte religion.

M. d’Anquetil se récria :

— Vous vous moquez, l’abbé, et nous prenez pour plus niais que nous ne sommes. Je ne crois, vous dis-je, ni à Dieu, ni au diable, et ne vais jamais à la messe, si ce n’est à la messe du Roi. Les sermons des prêtres ne sont que des contes de bonne femme, supportables tout au plus pour les temps où ma grand’mère vit l’abbé de Choisy rendre, habillé en femme, le pain bénit à Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Il y avait peut-être de la religion en ce temps-là. Il n’y en a plus, Dieu merci !

— Par tous les saints et par tous les diables, mon ami, ne parlez pas ainsi, s’écria Catherine. Dieu existe, aussi vrai que ce pâté est sur la table, et la preuve en est que, me trouvant un certain jour de l’an passé en grande détresse et dénuement, j’allai, sur le conseil de frère Ange, brûler un cierge dans l’église des Capucins, et que le lendemain, je rencontrai à la promenade M. de la Guéritaude, qui me donna cet hôtel avec tous les meubles, et le cellier plein de ce vin que nous buvons aujourd’hui, et assez d’argent pour vivre honnêtement.

— Fi, fi ! dit M. d’Anquetil, la sotte qui met Dieu dans de sales affaires, ce qui est si choquant qu’on en est blessé, même athée.

— Monsieur, dit mon bon maître, il vaut infiniment mieux compromettre Dieu dans de sales affaires, comme fait cette simple fille, que de le chasser, à votre exemple, du monde qu’il a créé. S’il n’a pas spécialement envoyé ce gros traitant à Catherine, sa créature, il a du moins permis qu’elle le rencontrât. Nous ignorons ses voies, et ce que dit cette innocente contient plus de vérité, encore qu’il s’y trouve quelque mélange et alliage de blasphème, que toutes les vaines paroles que l’impie tire glorieusement du vide de son cœur. Il n’est rien de plus détestable que ce libertinage d’esprit que la jeunesse étale aujourd’hui. Vos paroles font frémir. Y répondrai-je par des preuves tirées des livres saints et des écrits des Pères ? Vous ferai-je entendre Dieu parlant aux patriarches et aux prophètes : Si locutus est Abraham et semini ejus in sæcula ? Déroulerai-je à vos yeux la tradition de l’Église ? Invoquerai-je contre vous l’autorité des deux Testaments ? Vous confondrai-je avec les miracles du Christ et sa parole aussi miraculeuse que ses actes ? Non ! je ne prendrai point ces saintes armes ; je craindrais trop de les profaner dans ce combat, qui n’est point solennel. L’Église nous avertit, dans sa prudence, qu’il ne faut point s’exposer à ce que l’édification se tourne en scandale. C’est pourquoi je me tairai, monsieur, sur les vérités dans lesquelles je fus nourri au pied des sanctuaires. Mais, sans faire violence à la chaste modestie de mon âme et sans exposer aux profanations les sacrés mystères, je vous montrerai Dieu s’imposant à la raison des hommes ; je vous le montrerai dans la philosophie des païens et jusque dans les propos des impies. Oui, monsieur, je vous ferai connaître que vous le confessez vous-même malgré vous, alors que vous prétendez qu’il n’existe pas. Car vous m’accorderez bien que, s’il y a dans le monde un ordre, cet ordre est divin et coule de la source et fontaine de tout ordre.

— Je vous l’accorde, répondit M. d’Anquetil renversé dans son fauteuil et caressant son mollet, qu’il avait beau.

— Prenez-y donc garde, reprit mon bon maître. Quand vous dites que Dieu n’existe pas, que faites-vous qu’enchaîner des pensées, ordonner des raisons et manifester en vous-même le principe de toute pensée et de toute raison, qui est Dieu ? Et peut-on seulement tenter d’établir qu’il n’est pas, sans faire briller par le plus méchant raisonnement, qui est encore un raisonnement, quelque reste de l’harmonie qu’il a établie dans l’univers ?

— L’abbé, répondit M. d’Anquetil, vous êtes un plaisant sophiste. On sait aujourd’hui que le monde est l’ouvrage du seul hasard, et il ne faut plus parler de providence depuis que les physiciens ont vu dans la lune, au bout de leur lunette, des grenouilles ailées.

— Eh bien, monsieur, répliqua mon bon maître, je ne suis pas fâché qu’il y ait dans la lune des grenouilles ailées ; ces oiseaux marécageux sont les très dignes habitants d’un monde qui n’a pas été sanctifié par le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Nous ne connaissons, j’en conviens, qu’une petite partie de l’univers, et il se peut, comme le dit M. d’Astarac, qui d’ailleurs est fou, que ce monde ne soit qu’une goutte de boue dans l’infinité des mondes. Il se peut que l’astrologue Copernic n’ait pas tout à fait rêvé en enseignant que la terre n’est point mathématiquement le centre de la création. J’ai lu qu’un Italien du nom de Galilée, qui mourut misérablement, pensa comme ce Copernic ; et nous voyons aujourd’hui le petit M. de Fontenelle entrer dans ces raisons. Mais ce n’est là qu’une vaine imagerie, propre seulement à troubler les esprits faibles. Qu’importe que le monde physique soit plus grand ou plus petit, et d’une forme ou d’une autre ? Il suffit qu’il ne puisse être considéré que sous les caractères de l’intelligence et de la raison, pour que Dieu y soit manifeste.

» Si les méditations d’un sage peuvent vous être de quelque profit, monsieur, je vous apprendrai comment cette preuve de l’existence de Dieu, meilleure que la preuve de saint Anselme et tout à fait indépendante de celles qui résultent de la Révélation, m’apparut soudainement dans toute sa clarté. C’était à Séez, il y a vingt-cinq ans. J’étais bibliothécaire de M. l’évêque, et les fenêtres de la galerie donnaient sur une cour où je voyais tous les matins une fille de cuisine récurer les casseroles de Monseigneur. Elle était jeune, grande et robuste. Un léger duvet qui faisait une ombre sur ses lèvres donnait à son visage une grâce irritante et fière. Ses cheveux emmêlés, sa maigre poitrine, ses longs bras nus étaient dignes d’Adonis autant que de Diane, et c’était une beauté garçonnière. Je l’aimais pour cela ; j’aimais ses mains fortes et rouges. Cette fille enfin m’inspirait une convoitise rude et brutale comme elle-même. Vous n’ignorez pas combien de tels sentiments sont impérieux. Je lui fis connaître les miens de ma fenêtre, par un petit nombre de gestes et de paroles. Elle me fit connaître plus brièvement encore qu’elle correspondait à mes sentiments, et me donna rendez-vous, pour la nuit prochaine, dans le grenier où elle couchait sur le foin, par l’effet des bontés de Monseigneur, dont elle lavait les écuelles. J’attendis la nuit avec impatience. Quand elle vint enfin couvrir la terre, je pris une échelle et montai dans le grenier où cette fille m’attendait. Ma première pensée fut de l’embrasser ; la seconde, d’admirer cet enchaînement qui m’avait conduit dans ses bras. Car enfin, monsieur, un jeune ecclésiastique, une fille de cuisine, une échelle, une botte de foin ! quelle suite, quelle ordonnance ! quel concours d’harmonies préétablies, quel enchaînement d’effets et de causes ! quelle preuve de l’existence de Dieu ! C’est ce dont je fus étrangement frappé, et je me réjouis de pouvoir ajouter cette démonstration profane aux raisons que fournit la théologie et qui sont, d’ailleurs, amplement suffisantes.

— L’abbé, dit Catherine, ce qu’il y a de mauvais dans votre affaire, c’est que cette fille n’avait pas de poitrine. Une femme sans poitrine, c’est un lit sans oreillers. Mais ne savez-vous pas, d’Anquetil, ce qu’il convient de faire ?

— Oui, dit-il, c’est de jouer à l’hombre, qui se joue à trois.

— Si vous voulez, reprit-elle. Mais je vous prie, mon ami, de faire apporter des pipes. Rien n’est plus agréable que de fumer une pipe de tabac en buvant du vin.

Un laquais apporta des cartes et les pipes que nous allumâmes. La chambre fut bientôt remplie d’une épaisse fumée au milieu de laquelle notre hôte et M. l’abbé Coignard jouaient gravement au piquet.

La chance favorisa mon bon maître, jusqu’au moment où M. d’Anquetil, croyant le voir pour la troisième fois marquer cinquante-cinq lorsqu’il n’avait que quarante, l’appela grec, vilain pipeur, chevalier de Transylvanie et lui jeta à la tête une bouteille qui se brisa sur la table qu’elle inonda de vin.

— Il faudra donc, monsieur, dit l’abbé, que vous preniez la peine de faire déboucher une autre bouteille, car nous avons grand’soif.

— Volontiers, dit M. d’Anquetil, mais sachez, l’abbé, qu’un galant homme ne marque pas les points qu’il n’a pas et ne fait sauter la carte qu’au jeu du Roi, où se trouvent toutes sortes de personnes à qui l’on ne doit rien. Partout ailleurs, c’est une vilenie. L’abbé, voulez-vous donc qu’on vous prenne pour un aventurier ?

— Il est remarquable, dit mon bon maître, qu’on blâme au jeu de cartes ou de dés une pratique recommandée dans les arts de la guerre, de la politique et du négoce, où l’on s’honore de corriger les injures de la fortune. Ce n’est pas que je ne me pique de probité aux cartes. J’y suis, Dieu merci, fort exact, et vous rêviez, monsieur, quand vous avez cru voir que je marquais des points que je n’avais pas. S’il en était autrement, j’invoquerais l’exemple du bienheureux évêque de Genève, qui ne se faisait pas scrupule de tricher au jeu. Mais je ne puis me défendre de faire réflexion que les hommes sont plus délicats au jeu que dans les affaires sérieuses et qu’ils mettent la probité dans le trictrac où elle les gêne médiocrement, et ne la mettent pas dans une bataille ou dans un traité de paix, où elle serait importune. Élien, monsieur, a écrit en grec un livre dés stratagèmes, qui montre à quel excès la ruse est portée chez les grands capitaines.

— L’abbé, dit M. d’Anquetil, je n’ai pas lu votre Élien, et ne le lirai de ma vie. Mais j’ai fait la guerre comme tout bon gentilhomme. J’ai servi le Roi pendant dix-huit mois. C’est l’emploi le plus noble. Je vais vous dire en quoi il consiste exactement. C’est un secret que je puis bien vous confier, puisqu’il n’y a pour l’entendre ici que vous, des bouteilles, monsieur, que je vais tuer tout à l’heure, et cette fille qui se déshabille.

— Oui, dit Catherine, je me mets en chemise, parce que j’ai trop chaud.

— Eh bien ! reprit M. d’Anquetil, quoi que disent les gazettes, la guerre consiste uniquement à voler des poules et des cochons aux vilains. Les soldats en campagne ne sont occupés que de ce soin.

— Vous avez bien raison, dit mon bon maître, et l’on disait jadis en Gaule que la bonne amie du soldat était madame la Picorée. Mais je vous prie de ne pas tuer Jacques Tournebroche, mon élève.

— L’abbé, répondit M. d’Anquetil, l’honneur m’y oblige.

— Ouf ! dit Catherine, en arrangeant sur sa gorge la dentelle de sa chemise, je suis mieux comme cela.

— Monsieur, poursuivit mon bon maître, Jacques Tournebroche m’est fort utile pour une traduction de Zozime le Panopolitain que j’ai entreprise. Je vous serai infiniment obligé de ne vous battre avec lui qu’après que ce grand ouvrage sera parachevé.

— Je me fiche de votre Zozime, répondit M. d’Anquetil. Je m’en fiche, vous m’entendez, l’abbé. Je m’en fiche comme le Roi de sa première maîtresse.

Et il chanta :

Pour dresser un jeune courrier
Et l’affermir sur l’étrier
Il lui fallait une routière
Laire lan laire.

— Qu’est-ce que c’est que ce Zozime ?

— Zozime, monsieur, répondit l’abbé, Zozime de Panopolis, était un savant grec qui florissait à Alexandrie au IIIe siècle de l’ère chrétienne et qui composa des traités sur l’art spagyrique.

— Que voulez-vous que cela me fasse ? répondit M. d’Anquetil, et pourquoi le traduisez-vous ?

Battons le fer quand il est chaud,
Dit-elle, en faisant sonner haut
Le nom de sultane première,
Laire lan laire.

— Monsieur, dit mon bon maître, je conviens qu’il n’y a point à cela d’utilité sensible, et que le train du monde n’en sera point changé. Mais en illustrant de notes et commentaires le traité que ce Grec a composé pour sa sœur Théosébie…

Catherine interrompit le discours de mon bon maître en chantant d’une voie aiguë :

Je veux en dépit des jaloux
Qu’on fasse duc mon époux,
Lasse de le voir secrétaire.
Laire lan laire.

—…Je contribue, poursuivit mon bon maître, au trésor de connaissances amassé par de doctes hommes, et j’apporte ma pierre au monument de la véritable histoire qui est celle des maximes et des opinions, plutôt que des guerres et des traités. Car, monsieur, la noblesse de l’homme…

Catherine reprit :

Je sais bien qu’on murmurera,
Que Paris nous chansonnera ;
Mais tant pis pour le sot vulgaire !
Laire lan laire.

Et mon bon maître disait cependant :

—… Est la pensée. Et à cet égard il n’est pas indifférent de savoir quelle idée cet Égyptien se faisait de la nature des métaux et des qualités de la matière.

M. l’abbé Jérôme Coignard but un grand coup de vin pendant que Catherine chantait encore :

Par l’épée ou par le fourreau
Devenir duc est toujours beau,
Il n’importe la manière.
Laire lan laire.

— L’abbé, dit M. d’Anquetil, vous ne buvez pas, et de plus vous déraisonnez. J’étais, en Italie, dans la guerre de succession, sous les ordres d’un brigadier qui traduisait Polybe. Mais c’était un imbécile. Pourquoi traduire Zozime ?

— Si vous voulez tout savoir, dit mon bon maître, j’y trouve quelque sensualité.

— À la bonne heure ! dit M. d’Anquetil, mais en quoi M. Tournebroche, qui en ce moment caresse ma maîtresse, peut-il vous aider ?

— Par la connaissance du grec, dit mon bon maître, que je lui ai donnée.

M. d’Anquetil se tournant vers moi :

— Quoi, monsieur, dit-il, vous savez le grec ! Vous n’êtes donc pas gentilhomme ?

— Monsieur, répondis-je, mon père est porte-bannière de la confrérie des rôtisseurs parisiens.

— Il m’est donc impossible de vous tuer, me répondit-il. Veuillez m’en excuser. Mais, l’abbé, vous ne buvez pas. Vous me trompiez. Je vous croyais un bon biberon, et j’avais envie de vous prendre pour mon aumônier quand j’aurai une maison.

Cependant, M. l’abbé Coignard buvait à même la bouteille, et Catherine, penchée à mon oreille, me disait :

— Jacques, je sens que je n’aimerai jamais que vous.

Ces paroles, venant d’une belle personne en chemise, me jetèrent dans un trouble extrême. Catherine acheva de me griser en me faisant boire dans son verre, ce qui ne fut pas remarqué dans la confusion d’un souper qui avait beaucoup échauffé toutes les têtes.

M. d’Anquetil, cassant contre la table le goulot d’un flacon, nous versa de nouvelles rasades, et, à partir de ce moment, je ne me rendis pas un compte exact de ce qui se disait et faisait autour de moi. Je vis toutefois que Catherine ayant traîtreusement versé un verre de vin dans le cou de son amant, entre la nuque et le col de l’habit, M. d’Anquetil riposta en répandant deux ou trois bouteilles sur la demoiselle en chemise, qu’il changea de la sorte en une espèce de figure mythologique, du genre humide des nymphes et des naïades. Elle en pleurait de rage et se tordait dans des convulsions.

À ce même moment nous entendîmes des coups frappés avec le marteau de la porte dans le silence de la nuit. Nous en demeurâmes soudain immobiles et muets comme des convives enchantés.

Les coups redoublèrent bientôt de force et de fréquence. Et M. d’Anquetil rompit le premier le silence en se demandant tout haut, avec d’affreux jurements, quel pouvait bien être ce fâcheux. Mon bon maître, à qui les circonstances les plus communes inspiraient souvent d’admirables maximes, se leva et dit avec onction et gravité :

— Qu’importe la main qui heurte si rudement l’huis pour un motif vulgaire et peut-être ridicule ! Ne cherchons pas à la connaître, et tenons ces coups pour frappés à la porte de nos âmes endurcies et corrompues. Disons-nous, à chaque coup qui retentît : Celui-ci est pour nous avertir de nous amender et de songer à notre salut, que nous négligeons dans les plaisirs ; celui-ci est pour que nous méprisions les biens de ce monde ; celui-ci est pour songer à l’éternité. De la sorte, nous aurons tiré tout profit possible d’un événement d’ailleurs mince et frivole.

— Vous êtes plaisant, l’abbé, dit M. d’Anquetil ; de la vigueur dont ils cognent, ils vont défoncer la porte.

Et, dans le fait, le marteau faisait des roulements de tonnerre.

— Ce sont des brigands, s’écria la fille mouillée. Jésus ! nous allons être massacrés ; c’est notre punition pour avoir renvoyé le petit frère. Je vous l’ai dit maintes fois, Anquetil, il arrive malheur aux maisons dont on chasse un capucin.

— La bête ! répliqua d’Anquetil. Ce damné frocard lui fait croire toutes les sottises qu’il veut. Des voleurs seraient plus polis, ou tout au moins plus discrets. C’est plutôt le guet.

— Le guet ! Mais c’est bien pis encore, dit Catherine.

— Bah ! dit M. d’Anquetil, nous le rosserons.

Mon bon maître mit une bouteille dans l’une de ses poches par précaution et une autre bouteille dans l’autre poche, pour l’équilibre, comme dit le conte. Toute la maison tremblait sous les coups du frappeur furieux. M. d’Anquetil, en qui cet assaut réveillait les vertus militaires, s’écria :

— Je vais reconnaître l’ennemi.

Il courut en trébuchant à la fenêtre où il avait naguère souffleté largement sa maîtresse, et puis revint dans la salle à manger en éclatant de rire.

— Ah ! ah ! ah ! s’écria-t-il, savez-vous qui frappe ? C’est M. de la Guéritaude en perruque à marteau, avec deux grands laquais portant des torches ardentes.

— Ce n’est pas possible, dit Catherine, il est en ce moment couché avec sa vieille femme.

— C’est donc, dit M. d’Anquetil, son fantôme très ressemblant. Encore faut il croire que ce fantôme a pris la perruque du partisan. Un spectre même ne la saurait si bien imiter, tant elle est ridicule.

— Dites-vous bien et ne vous moquez-vous pas ? demanda Catherine. Est-ce vraiment M. de la Guéritaude ?

— C’est lui-même, Catherine, si j’en crois mes yeux.

— Je suis perdue, s’écria la pauvre fille. Les femmes sont bien malheureuses ! On ne les laisse jamais tranquilles. Que vais-je devenir ? Ne voudriez-vous pas, messieurs, vous cacher dans diverses armoires ?

— Cela se pourrait faire, dit M. l’abbé Coignard ; mais comment y renfermer avec nous ces bouteilles vides et pour la plupart éventrées ou tout au moins égueulées, les débris de la dame-jeanne que monsieur m’a jetée à la tête, cette nappe, ce pâté, ces assiettes, ces flambeaux et la chemise de mademoiselle qui, par l’effet du vin dont elle est trempée, ne forme plus qu’un voile transparent et rose autour de sa beauté ?

— Il est vrai que cet imbécile a mouillé ma chemise, dit Catherine, et que je m’enrhume. Mais il suffirait peut-être de cacher M. d’Anquetil dans la chambre haute. Je ferai passer l’abbé pour mon oncle et monsieur Jacques pour mon frère.

— Non pas, dit M. d’Anquetil. Je vais moi-même prier M. de la Guéritaude de venir souper avec nous.

Nous le pressâmes, mon bon maître, Catherine et moi, de n’en rien faire, nous l’en suppliâmes, nous nous suspendîmes à son cou. Ce fut en vain. Il saisit un flambeau et descendit les degrés. Nous le suivîmes en tremblant. Il ouvrit la porte. M. de la Guéritaude s’y trouvait, tel qu’il nous l’avait décrit, avec sa perruque, entre deux laquais armés de torches. M. d’Anquetil le salua avec cérémonie et lui dit :

— Faites-nous la faveur de monter céans, monsieur. Vous y trouverez des personnes aimables et singulières : un Tournebroche à qui mam’selle Catherine envoie des baisers par la fenêtre et un abbé qui croit en Dieu.

Et il s’inclina profondément.

M. de la Guéritaude était une espèce de grand homme sec, peu enclin à goûter la plaisanterie. Celle de M. d’Anquetil l’irrita fort, et sa colère s’échauffa par la vue de mon bon maître, déboutonné, une bouteille à la main et deux autres dans ses poches, et par l’aspect de Catherine, en chemise humide et collante.

— Jeune homme, dit-il, avec une froide colère, à M. d’Anquetil, j’ai l’honneur de connaître monsieur votre père, avec qui je m’entretiendrai demain de la ville où le Roi vous enverra méditer la honte de vos déportements et de votre impertinence. Ce digne gentilhomme, à qui j’ai prêté de l’argent que je ne lui réclame pas, n’a rien à me refuser. Et notre bien-aimé Prince, qui se trouve précisément dans le même cas que monsieur votre père, a des bontés pour moi. C’est donc une affaire faite. J’en ai conclu, Dieu merci ! de plus difficiles. Quant à cette fille, puisqu’on désespère de la ramener au bien, j’en dirai, avant midi, deux mots à M. le lieutenant de police, que je sais tout disposé à l’envoyer à l’hôpital. Je n’ai pas autre chose à vous dire. Cette maison est à moi, je l’ai payée, et je prétends y entrer.

Puis, se tournant vers ses laquais, et désignant du bout de sa canne mon bon maître et moi :

— Jetez, dit-il, ces deux ivrognes dehors.

M. Jérôme Coignard était communément d’une mansuétude exemplaire, et il avait coutume de dire qu’il devait cette douceur aux vicissitudes de la vie, la fortune l’ayant traité à la façon des cailloux que la mer polit en les roulant dans son flux et dans son reflux. Il supportait aisément les injures, tant par esprit chrétien que par philosophie. Mais ce qui l’y aidait le plus, c’était un grand mépris des hommes, dont il ne s’exceptait pas. Pourtant, cette fois, il perdit toute mesure et oublia toute prudence.

— Tais-toi, vil publicain, s’écria-t-il, en agitant sa bouteille comme une massue. Si ces coquins osent m’approcher, je leur casse la tête, pour leur apprendre à respecter mon habit, qui témoigne assez de mon sacré caractère.

À la lueur des flambeaux, luisant de sueur, rubicond, les yeux hors de la tête, l’habit ouvert et son gros ventre à demi hors de sa culotte, mon bon maître semblait un compagnon dont on ne vient pas à bout facilement. Les coquins hésitaient.

— Tirez, leur criait M. de la Guéritaude, tirez, tirez ce sac à vin ! Voyez-vous pas qu’il n’y a qu’à le pousser au ruisseau, où il restera jusqu’à ce que les balayeurs le viennent jeter dans le tombereau aux ordures ? Je le tirerais moi-même, sans la crainte de souiller mes habits.

Mon bon maître ressentit vivement ces injures.

— Odieux traitant, dit-il d’une voix digne de retentir dans les églises, infâme partisan, barbare maltotier, tu prétends que cette maison est tienne ? Pour qu’on te croie, pour qu’on sache qu’elle est à toi, inscris donc sur la porte ce mot de l’Évangile : Aceldama, qui veut dire : Prix du sang. Alors, nous inclinant, nous laisserons entrer le maître en son logis. Larron, bandit, homicide, écris avec le charbon que je te jetterai au nez, écris de ta sale main, sur ce seuil, ton titre de propriété, écris : Prix du sang de la veuve et de l’orphelin, prix du sang du juste, Aceldama. Sinon, reste dehors et laisse-nous céans, homme de quantité.

M. de la Guéritaude qui n’avait, de sa vie, entendu rien de semblable, pensa qu’il avait affaire à un fou, comme on pouvait le croire, et, plutôt pour se défendre que pour attaquer, il leva sa grande canne. Mon bon maître, hors de lui, lança sa bouteille à la tête de M. le traitant, qui tomba de son long sur le pavé en criant : « Il m’a tué ! » Et, comme il nageait dans le vin de la bouteille, il y avait apparence qu’il fût assassiné. Ses deux laquais se voulurent jeter sur le meurtrier, et l’un d’eux, qui était robuste, croyait déjà le saisir, quand M. l’abbé Coignard lui donna de la tête un si grand coup dans l’estomac que le drôle alla rouler dans le ruisseau tout contre le financier.

Il se releva pour son malheur et, s’armant d’une torche encore ardente, se jeta dans l’allée d’où lui venait son mal. Mon bon maître n’y était plus : il avait enfilé la venelle. M. d’Anquetil y était encore avec Catherine, et ce fut lui qui reçut la torche sur le front. Cette offense lui parut insupportable; il tira son épée et l’enfonça dans le ventre du malencontreux coquin, qui apprit ainsi, à ses dépens, qu’il ne faut pas s’en prendre à un gentilhomme. Cependant mon bon maître n’avait point fait vingt pas dans la rue, quand le second laquais, grand diable aux jambes de faucheux, se mit à courir après lui en criant à la garde et en hurlant : « Arrêtez-le ! » Il le gagna de vitesse et nous vîmes qu’à l’angle de la rue Saint-Guillaume, il étendait déjà le bras pour le saisir par le collet. Mais mon bon maître, qui savait plus d’un tour, vira brusquement et, passant à côté de son homme, l’envoya, d’un croc-en-jambe, contre une borne où il se fendit la tête. Cela se fit tandis que nous accourions, M. d’Anquetil et moi, au secours de M. l’abbé Coignard, qu’il convenait de ne point abandonner en ce danger pressant.

— L’abbé, dit M. d’Anquetil, donnez-moi la main : vous êtes un brave homme.

— Je crois, en effet, dit mon bon maître, que j’ai été quelque peu homicide. Mais je ne suis pas assez dénaturé pour en tirer gloire. Il me suffit qu’on ne m’en fasse pas un trop véhément reproche. Ces violences ne sont point dans mes usages, et, tel que vous me voyez, monsieur, j’étais mieux fait pour enseigner les belles-lettres dans la chaire d’un collège, que pour me battre avec des laquais, au coin d’une borne.

— Oh ! reprit M. d’Anquetil, ce n’est pas le pire de votre affaire. Mais je crois que vous avez assommé un fermier général.

— Est-il bien vrai ? demanda l’abbé.

— Aussi vrai que j’ai poussé mon épée dans quelque tripe de cette canaille.

— En ces conjonctures, dit l’abbé, il conviendrait premièrement de demander pardon à Dieu, envers qui seul nous sommes comptables du sang répandu, secondement de hâter le pas jusqu’à la prochaine fontaine où nous nous laverons. Car il me semble que je saigne du nez.

— Vous avez raison, l’abbé, dit M. d’Anquetil, car le drôle qui maintenant crève entr’ouvert dans le ruisseau m’a fendu le front. Quelle impertinence !

— Pardonnez-lui, dit l’abbé, pour qu’il vous soit pardonné.

À l’endroit où la rue du Bac se perd dans les champs, nous trouvâmes à propos, le long d’un mur d’hôpital, un petit Triton de bronze qui lançait un jet d’eau dans une cuve de pierre. Nous nous y arrêtâmes pour nous y laver et pour boire. Car nous avions la gorge sèche.

— Qu’avons-nous fait, dit mon maître, et comment suis-je sorti de mon naturel, qui est pacifique ? Il est bien vrai qu’il ne faut pas juger les hommes sur leurs actes, qui dépendent des circonstances, mais plutôt, à l’exemple de Dieu, notre père, sur leurs pensées secrètes et profondes intentions.

— Et Catherine, demandai-je, qu’est-elle devenue dans cette horrible aventure ?

— Je l’ai laissée, me répondit M. d’Anquetil, soufflant dans la bouche de son financier pour le ranimer. Mais elle aura beau souffler, je connais la Guéritaude. Il est sans pitié. Il l’enverra à l’hôpital et peut-être à l’Amérique. J’en suis fâché pour elle. C’était une jolie fille. Je ne l’aimais pas ; mais elle était folle de moi. Et, chose extraordinaire, me voilà sans maîtresse.

— Ne vous en inquiétez pas, dit mon bon maître. Vous en trouverez une autre qui ne sera point différente de celle-là, ou du moins ne le sera pas essentiellement. Et il me semble bien que ce que vous cherchez dans une femme est commun à toutes.

— Il est clair, dit M. d’Anquetil, que nous sommes en danger, moi d’être mis à la Bastille, et vous, l’abbé, d’être pendu avec Tournebroche, votre élève, qui pourtant n’a tué personne.

— Il n’est que trop vrai, répondit mon bon maître. Il faut songer à notre sûreté. Peut-être sera-t-il nécessaire de quitter Paris où l’on ne manquera pas de nous rechercher, et même de fuir en Hollande. Hélas ! je prévois que j’y écrirai des libelles pour les filles de théâtre, de cette même main qui illustrait de notes très amples les traités alchimiques de Zozime le Panopolitain.

— Écoutez-moi, l’abbé, dit M. d’Anquetil, j’ai un ami qui nous cachera dans sa terre tout le temps qu’il faudra. Il habite, à quatre lieues de Lyon, une campagne horrible et sauvage, où l’on ne voit que des peupliers, de l’herbe et des bois. C’est là qu’il faut aller. Nous y attendrons que l’orage passe. Nous chasserons. Mais il faut trouver au plus vite une chaise de poste, ou, pour mieux dire, une berline.

— Pour cela, monsieur, dit l’abbé, j’ai votre affaire. L’hôtel du Cheval-Rouge, au rond-point des Bergères, vous fournira de bons chevaux et toutes sortes de voitures. J’en ai connu l’hôte au temps où j’étais secrétaire de madame de Saint-Ernest. Il était enclin à obliger les gens de qualité ; je crois bien qu’il est mort, mais il doit avoir un fils tout semblable à lui. Avez-vous de l’argent ?

— J’en ai sur moi une assez grosse somme, dit M. d’Anquetil. C’est ce dont je me réjouis ; car je ne puis songer à rentrer chez moi, où les exempts ne manqueront pas de me chercher pour me conduire au Châtelet. J’ai oublié mes gens dans la maison de Catherine, et Dieu sait ce qu’ils y sont devenus ; mais je m’en soucie peu. Je les battais et ne les payais pas, et pourtant, je ne suis pas sûr de leur fidélité. À quoi se fier ? Allons tout de suite au rond-point des Bergères.

— Monsieur, dit l’abbé, je vais vous faire une proposition, souhaitant qu’elle vous soit agréable. Nous logeons, Tournebroche et moi, à la Croix-des-Sablons, dans un alchimique et délabré château, où il vous sera facile de passer une douzaine d’heures sans être vu. Nous allons vous y conduire et nous y attendrons que notre voiture soit prête. Il y a cela de bon que les Sablons sont peu distants du rond-point des Bergères.

M. d’Anquetil ne trouva rien à contredire à ces arrangements et nous résolûmes, devant le petit Triton, qui soufflait de l’eau dans ses grosses joues, d’aller d’abord à la Croix-des-Sablons et de prendre ensuite, à l’hôtel du Cheval-Rouge, une berline pour nous conduire à Lyon.

— Je vous confierai, messieurs, dit mon bon maître, que des trois bouteilles que je pris soin d’emporter, l’une se brisa malheureusement sur la tête de M. de la Guéritaude, l’autre se cassa dans ma poche pendant ma fuite. Elles sont toutes deux regrettables. La troisième fut préservée contre toute espérance ; la voici !

Et la tirant de dessous son habit, il la posa sur la marge de la fontaine.

— Voilà qui va bien, dit M. d’Anquetil. Vous avez du vin ; j’ai des dés et des cartes dans ma poche. Nous pouvons jouer.

— Il est vrai, dit mon bon maître, que c’est un grand divertissement. Un jeu de cartes, monsieur, est un livre d’aventures de l’espèce qu’on nomme romans, et il a sur les autres livres de ce genre cet avantage singulier qu’on le fait en même temps qu’on le lit, et qu’il n’est pas besoin d’avoir de l’esprit pour le faire ni de savoir ses lettres pour le lire. C’est un ouvrage merveilleux encore en ce qu’il offre un sens régulier et nouveau chaque fois qu’on en a brouillé les pages. Il est d’un tel artifice qu’on ne saurait assez l’admirer, car, de principes mathématiques, il tire mille et mille combinaisons curieuses et tant de rapports singuliers, qu’on a pu croire, faussement à la vérité, qu’on y découvrait les secrets des cœurs, le mystère des destinées et les arcanes de l’avenir. Ce que j’en dis s’applique surtout au tarot des Bohémiens, qui est le plus excellent des jeux, mais peut s’étendre au jeu de piquet. Il faut rapporter l’invention des cartes aux anciens et, pour ma part, bien que, pour tout dire, je ne connaisse aucun texte qui m’y autorise positivement, je les crois d’origine chaldéenne. Mais, sous sa forme présente, le jeu de piquet ne remonte pas au delà du roi Charles septième, s’il est vrai, comme il est dit dans une savante dissertation, qu’il me souvient d’avoir lue à Séez, que la dame de cœur représente de façon emblématique la belle Agnès Sorel et que la dame de pique n’est autre, sous le nom de Pallas, que cette Jeanne Dulys, aussi nommée Jeanne Darc, qui rétablit par sa vaillance les affaires de la monarchie, et puis fut bouillie à Rouen par les Anglais, dans une chaudière qu’on montre pour deux liards et que j’ai vue en passant par cette ville. Certains historiens prétendent toutefois que cette pucelle fut brûlée vive sur un beau bûcher. On lit, dans Nicole Gilles et dans Pasquier, que sainte Catherine et sainte Marguerite lui apparurent. Ce n’est pas Dieu, assurément, qui les lui envoya ; car il n’est point une personne un peu docte et d’une piété solide qui ne sache que cette Marguerite et cette Catherine furent inventées par ces moines byzantins dont les imaginations abondantes et barbares ont tout barbouillé le martyrologe. Il y a une ridicule impiété à prétendre que Dieu fit paraître à cette Jeanne Dulys des saintes qui n’ont jamais existé. Pourtant, de vieux chroniqueurs n’ont point craint de le donner à entendre. Que n’ont-ils dit que Dieu envoya encore à cette pucelle Yseult la blonde, Mélusine, Berthe au Grand-pied et toutes les héroïnes des romans de chevalerie, dont l’existence n’est pas plus fabuleuse que celle de la vierge Catherine et de la vierge Marguerite ? M. de Valois, au siècle dernier, s’élevait avec raison contre ces fables grossières qui sont aussi opposées à la religion que l’erreur est contraire à la vérité. Il serait à souhaiter qu’un religieux instruit dans l’histoire fît la distinction des saints véritables, qu’il convient de vénérer, et des saints tels que Marguerite, Luce ou Lucie, Eustache, qui sont imaginaires, et même saint Georges, sur qui j’ai des doutes.

» Si je puis un jour me retirer dans quelque belle abbaye, ornée d’une riche bibliothèque, je consacrerai à cette tâche les restes d’une vie à demi épuisée dans d’effroyables tempêtes et de fréquents naufrages. J’aspire au port et j’ai le désir et le goût du chaste repos qui convient à mon âge et à mon état.

Pendant que M. l’abbé Coignard tenait ces propos mémorables, M. d’Anquetil, sans l’entendre, assis sur le bord de la vasque, battait les cartes, et jurait comme un diable qu’on n’y voyait goutte pour faire une partie de piquet.

— Vous avez raison, monsieur, dit mon bon maître ; on n’y voit pas bien clair, et j’en éprouve quelque déplaisir, moins par la considération des cartes, dont je me passe facilement, que pour l’envie que j’ai de lire quelques pages des Consolations de Boèce, dont je porte toujours un exemplaire de petit format dans la poche de mon habit, afin de l’avoir sans cesse sous la main, pour l’ouvrir au moment où je tombe dans l’infortune, comme il m’arrive aujourd’hui. Car c’est une disgrâce cruelle, monsieur, pour un homme de mon état, que d’être homicide et menacé d’être mis dans les prisons ecclésiastiques. Je sens qu’une seule page de ce livre admirable affermirait mon cœur qui s’abîme à la seule idée de l’official.

En prononçant ces mots, il se laissa choir sur l’autre bord de la vasque et si profondément, qu’il trempait dans l’eau par tout le beau milieu de son corps. Mais il n’en prenait aucun souci et ne semblait point même s’en apercevoir ; tirant de sa poche son Boèce, qui y était réellement, et chaussant ses lunettes, dont il ne restait plus qu’un verre, lequel était fendu en trois endroits, il se mit à chercher dans le petit livre la page la mieux appropriée à sa situation. Il l’eût trouvée sans doute, et il y eût puisé des forces nouvelles, si le mauvais état de ses besicles, les larmes qui lui montaient aux yeux et la faible clarté qui tombait du ciel lui eussent permis de la chercher. Mais il dut bientôt confesser qu’il n’y voyait goutte, et il s’en prit à la lune qui lui montrait sa corne aiguë au bord d’un nuage. Il l’interpella vivement et l’accabla d’invectives :

— Astre obscène, polisson et libidineux, lui dit-il, tu n’es jamais las d’éclairer les turpitudes des hommes, et tu envies un rayon de ta lumière à qui cherche des maximes vertueuses !

— Aussi bien, l’abbé, dit M. d’Anquetil, puisque cette catin de lune nous donne assez de clarté pour nous conduire par les rues, et non pas pour faire un piquet, allons tout de suite à ce château que vous m’avez dit et où il faut que j’entre sans être vu.

Le conseil était bon et, après avoir bu à même le goulot tout le vin de la bouteille, nous prîmes tous trois le chemin de la Croix-des-Sablons. Je marchais en avant avec M. d’Anquetil. Mon bon maître, ralenti par toute l’eau que sa culotte avait bue, nous suivait pleurant, gémissant et dégouttant.