Calmann-Lévy (p. 179-188).


Jahel tint parole. Dès le surlendemain elle vint gratter à ma porte. Nous fûmes bien plus à notre aise dans ma chambre, que nous ne l’avions été dans le cabinet de M. d’Astarac, et ce qui s’était passé lors de notre première connaissance n’était que jeux d’enfants au prix de ce que l’amour nous inspira en cette seconde rencontre. Elle s’arracha de mes bras au petit jour, avec mille serments de me rejoindre bientôt, m’appelant son âme, sa vie, et son greluchon.

Je me levai fort tard ce jour-là. Quand je descendis dans la bibliothèque, mon maître y était établi sur le papyrus de Zozime, sa plume dans une main, sa loupe dans l’autre, et digne de l’admiration de quiconque sait estimer les bonnes lettres.

— Jacques Tournebroche, me dit-il, la principale difficulté de cette lecture consiste en ce que diverses lettres peuvent être aisément confondues avec d’autres, et il importe au succès du déchiffrement de dresser un tableau des caractères qui prêtent à de semblables méprises, car, faute de prendre ce soin, nous risquerions d’adopter de mauvaises leçons, à notre honte éternelle et juste vitupère. J’ai fait aujourd’hui même de risibles bévues. Il fallait que j’eusse, dès matines, l’esprit troublé par ce que j’ai vu cette nuit et dont je vais vous faire le récit.

» M’étant réveillé au petit jour, il me prit l’envie d’aller boire un coup de ce petit vin blanc, dont il vous souvient que je fis hier compliment à M. d’Astarac. Car il existe, mon fils, entre le vin blanc et le chant du coq, une sympathie qui date assurément du temps de Noé, et je suis certain que si saint Pierre, dans la sacrée nuit qu’il passa dans la cour du grand sacrificateur, avait bu un doigt de vin clairet de la Moselle, ou seulement d’Orléans, il n’aurait pas renié Jésus avant que le coq eût chanté pour la seconde fois. Mais nous ne devons en aucune manière, mon fils, regretter cette mauvaise action, car il importait que les prophéties fussent accomplies ; et si ce Pierre ou Céphas n’avait pas fait, cette nuit-là, la dernière des infamies, il ne serait pas aujourd’hui le plus grand saint du paradis et la pierre angulaire de notre sainte Église, pour la confusion des honnêtes gens selon le monde qui voient les clefs de leur félicité éternelle tenues par un lâche coquin. Ô salutaire exemple qui, tirant l’homme hors des fallacieuses inspirations de l’honneur humain, le conduit dans les voies du salut ! Ô savante économie de la religion ! Ô sagesse divine, qui exalte les humbles et les misérables pour abaisser les superbes ! Ô merveille ! Ô mystère ! À la honte éternelle des pharisiens et des gens de justice, un grossier marinier du lac de Tibériade, devenu par sa lâcheté épaisse la risée des filles de cuisine qui se chauffaient avec lui, dans la cour du grand prêtre, un rustre et un couard qui renonça son maître et sa foi devant des maritornes bien moins jolies sans doute, que la femme de chambre de madame la baillive de Séez, porte au front la triple couronne, au doigt l’anneau pontifical, est établi au dessus des princes-évêques, des rois et de l’empereur, est investi du droit de lier et de délier ; le plus respectable homme, la plus honnête dame n’entreront au ciel que s’il leur en donne l’accès. Mais dites-moi, s’il vous plaît, Tournebroche, mon fils, à quel endroit de mon récit j’en étais quand j’en embrouillai le fil à ce grand saint Pierre, le prince des apôtres. Je crois pourtant que je vous parlais d’un verre de vin blanc que je bus à l’aube. Je descendis en chemise à l’office et tirai d’une certaine armoire, dont la veille je m’étais prudemment assuré la clef, une bouteille que je vidai avec plaisir. Après quoi, remontant l’escalier, je rencontrai entre les deuxième et troisième étages une petite demoiselle en pierrot, qui descendait les degrés. Elle parut très effrayée et s’enfuit au fond du corridor. Je la poursuivis, je la rejoignis, je la saisis dans mes bras et je l’embrassai par soudaine et irrésistible sympathie. Ne m’en blâmez point, mon fils ; vous en eussiez fait tout autant à ma place, et peut-être davantage. C’est une jolie fille, elle ressemble à la chambrière de la baillive, avec plus de vivacité dans le regard. Elle n’osait crier. Elle me soufflait à l’oreille : « Laissez-moi, laissez-moi, vous êtes fou ! » Voyez, Tournebroche, je porte encore au poignet les marques de ses ongles. Que n’ai-je gardé aussi vive sur mes lèvres l’impression du baiser qu’elle me donna !

— Quoi, monsieur l’abbé, m’écriai-je, elle vous donna un baiser ?

— Soyez assuré, mon fils, me répondit mon bon maître, qu’à ma place vous en eussiez reçu un tout semblable, à la condition toutefois que vous eussiez saisi, comme j’ai fait, l’occasion. Je crois vous avoir dit que je tenais cette demoiselle étroitement embrassée. Elle essayait de fuir, elle étouffait ses cris, elle murmurait des plaintes.

— Lâchez-moi, de grâce ! Voici le jour, un moment de plus et je suis perdue.

Ses craintes, sa frayeur, son péril, quel barbare n’en aurait point été touché ? Je ne suis point inhumain. Je mis sa liberté au prix d’un baiser qu’elle me donna tout de suite. Croyez-m’en sur ma parole ; je n’en reçus jamais de plus délicieux.

À cet endroit de son récit, mon bon maître, levant le nez pour humer une prise de tabac, vit mon trouble et ma douleur qu’il prit pour de la surprise.

— Jacques Tournebroche, reprit-il, tout ce qui me reste à dire vous surprendra bien davantage. Je laissai donc aller à regret cette jolie demoiselle ; mais ma curiosité m’invita à la suivre. Je descendis l’escalier sur ses pas, je la vis traverser le vestibule, sortir par la petite porte qui donne sur les champs, du côté où le parc est le plus étendu, et courir dans l’allée. J’y courus sur ses pas. Je pensais bien qu’elle n’irait pas loin en pierrot et en bonnet de nuit. Elle prit le chemin des Mandragores. Ma curiosité en redoubla et je la suivis jusqu’au pavillon de Mosaïde. Dans ce moment, ce vilain juif parut à sa fenêtre avec sa robe et son grand bonnet, comme ces figures qu’on voit se montrer à midi dans ces vieilles horloges plus gothiques et plus ridicules que les églises où elles sont conservées, pour la joie des rustres et le profit du bedeau.

» Il me découvrit sous la feuillée, au moment même où cette jolie fille, prompte comme Galatée, se coulait dans le pavillon ; en sorte que j’avais l’air de la poursuivre à la manière, façon et usage de ces satyres dont nous parlâmes un jour, en conférant les beaux endroits d’Ovide. Et mon habit ajoutait à la ressemblance, car je crois que je vous ai dit, mon fils, que j’étais en chemise. À ma vue, les yeux de Mosaïde étincelèrent. Il tira de sa sale houppelande jaune un stylet assez coquet et l’agita par la fenêtre d’un bras qui ne semblait point appesanti par la vieillesse. Cependant, il me jetait des injures bilingues. Oui, Tournebroche, mes connaissances grammaticales m’autorisent à dire qu’elles étaient bilingues et que l’espagnol ou plutôt le portugais s’y mêlait avec l’hébreu. J’enrageais de n’en point saisir le sens exact, car je n’entends point ces langues, encore que je les reconnaisse à certains sons qui y reviennent fréquemment. Mais il est vraisemblable qu’il m’accusait de vouloir suborner cette fille, que je crois être sa nièce Jahel, que M. d’Astarac, s’il vous en souvient, nous a plusieurs fois nommée ; en quoi ses invectives contenaient une part de flatterie, car tel que je suis devenu, mon fils, par les progrès de l’âge et les fatigues d’une vie agitée, je ne puis plus prétendre à l’amour des jeunes pucelles. Hélas ! à moins de devenir évêque, c’est un plat dont je ne goûterai plus jamais. J’y ai regret. Mais il ne faut pas s’attacher trop obstinément aux biens périssables de ce monde, et nous devons quitter ce qui nous quitte. Donc Mosaïde, maniant son stylet, tirait de sa gorge des sons rauques qui alternaient avec des glapissements aigus, de sorte que j’étais injurié et vitupéré en manière de chant ou de cantilène. Et sans me flatter, mon fils, je puis dire que je fus traité de paillard et de suborneur sur un ton solennel et cérémonieux. Quand ce Mosaïde fut au bout de ses imprécations, je m’étudiai à lui faire une riposte bilingue, comme l’attaque. Je lui répondis en latin et en français qu’il était homicide et sacrilège, ayant égorgé des petits enfants et poignardé des hosties consacrées. Le vent frais du matin, en glissant sur mes jambes, me rappelait que j’étais en chemise. J’en éprouvai quelque embarras, car il est évident, mon fils, qu’un homme qui n’a point de culotte est en mauvais état pour faire paraître les sacrées vérités, confondre l’erreur et poursuivre le crime. Toutefois, je lui fis des tableaux effroyables de ses attentats et le menaçai de la justice divine et de la justice humaine.

— Quoi ! mon bon maître m’écriai-je, ce Mosaïde, qui a une si jolie nièce, égorgea des nouveau-nés et poignarda des hosties ?

— Je n’en sais rien, me répondit M. Jérôme Coignard, et n’en puis rien savoir. Mais ces crimes lui appartiennent, étant ceux de sa race, et je puis les lui donner sans injure. Je poursuivais sur ce mécréant une longue suite d’aïeux scélérats. Car vous n’ignorez point ce qu’on dit des juifs et de leurs rites abominables. Il y a dans la vieille cosmographie de Münster une figure représentant des juifs mutilant un enfant, et ils y sont reconnaissables à la roue ou rouelle de drap qu’ils portent sur leurs vêtements, en signe d’infamie. Je ne crois pas pourtant que ce soit chez eux un usage domestique et quotidien. Je doute aussi que tous ces israélites soient si portés à outrager les saintes espèces. Les en accuser, c’est les croire pénétrés aussi profondément que nous de la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Car on ne conçoit pas le sacrilège sans la foi, et le juif qui poignarda la sainte hostie rendit par cela même un sincère hommage à la vérité de la transsubstantiation. Ce sont là, mon fils, des fables qu’il faut laisser aux ignorants, et, si je les jetai à la face de cet horrible Mosaïde, ce fut moins par les conseils d’une saine critique que par les impérieuses suggestions du ressentiment et de la colère.

— Ah ! monsieur, lui dis-je, vous pouviez vous contenter de lui reprocher le Portugais qu’il a tué par jalousie, car c’est là un meurtre véritable.

— Quoi ! s’écria mon bon maître ; Mosaïde a tué un chrétien. Nous avons en lui, Tournebroche, un voisin dangereux. Mais vous tirerez de cette aventure les conclusions que j’en tire moi-même. Il est certain que sa nièce est la bonne amie de M. d’Astarac, dont elle quittait assurément la chambre quand je la rencontrai dans l’escalier.

» J’ai trop de religion pour ne pas regretter qu’une si aimable personne sorte de la race qui a crucifié Jésus-Christ. Hélas ! n’en doutez pas, mon fils, ce vilain Mardochée est l’oncle d’une Esther qui n’a point besoin de macérer six mois dans la myrrhe pour être digne du lit d’un roi. Le vieux corbeau spagyrique n’est point ce qui convient à une telle beauté, et je me sens enclin à m’intéresser à elle.

» Il faut que Mosaïde la cache bien secrètement, car, si elle se montrait un jour au cours ou à la comédie, elle aurait le lendemain tout le monde à ses pieds. Ne souhaitez-vous point la voir, Tournebroche ?

Je répondis que je le souhaitais vivement, et nous nous renfonçâmes tous deux dans notre grec.