La Rôtisserie de la reine Pédauque/XIV
La pensée de Catherine occupa mon esprit pendant toute la semaine qui suivit cette fâcheuse aventure. Son image brillait aux feuillets des in-folios sur lesquels je me courbais, dans la bibliothèque, à côté de mon bon maître ; si bien que Photius, Olympiodore, Fabricius, Vossius, ne me parlaient plus que d’une petite demoiselle en chemise de dentelle. Ces visions m’inclinaient à la paresse. Mais, indulgent à autrui comme à lui-même, M. Jérôme Coignard souriait avec bonté de mon trouble et de mes distractions.
— Jacques Tournebroche, me dit un jour ce bon maître, n’êtes-vous point frappé des variations de la morale à travers les siècles ? Les livres assemblés dans cette admirable Astaracienne témoignent de l’incertitude des hommes à ce sujet. Si j’y fais réflexion, mon fils, c’est pour loger dans votre esprit cette idée solide et salutaire qu’il n’est point de bonnes mœurs en dehors de la religion et que les maximes des philosophes, qui prétendent instituer une morale naturelle, ne sont que lubies et billevesées. La raison des bonnes mœurs ne se trouve point dans la nature qui est, par elle-même, indifférente, ignorant le mal comme le bien. Elle est dans la Parole divine, qu’il ne faut point transgresser, à moins de s’en repentir ensuite convenablement. Les lois humaines sont fondées sur l’utilité, et ce ne peut être qu’une utilité apparente et illusoire, car on ne sait pas naturellement ce qui est utile aux hommes, ni ce qui leur convient en réalité. Encore y a-t-il dans nos Coutumiers une bonne moitié des articles auxquels le préjugé seul a donné naissance. Soutenues par la menace du châtiment, les lois humaines peuvent être éludées par ruse et dissimulation. Tout homme capable de réflexion est au-dessus d’elles. Ce sont proprement des attrape-nigauds.
» Il n’en est pas de même, mon fils, des lois divines. Celles-là sont imprescriptibles, inéluctables et stables. Leur absurdité n’est qu’apparente et cache une sagesse inconcevable. Si elles blessent notre raison, c’est parce qu’elles y sont supérieures et qu’elles s’accordent avec les vraies fins de l’homme, et non avec ses fins apparentes. Il convient de les observer, quand on a le bonheur de les connaître. Toutefois, je ne fais pas de difficulté d’avouer que l’observation de ces lois, contenues dans le Décalogue et dans les commandements de l’Église, est difficile, la plupart du temps, et même impossible sans la grâce qui se fait parfois attendre, puisque c’est un devoir de l’espérer. C’est pourquoi nous sommes tous de pauvres pécheurs.
» Et c’est là qu’il faut admirer l’économie de la religion chrétienne, qui fonde principalement le salut sur le repentir. Il est à remarquer, mon fils, que les plus grands saints sont des pénitents, et, comme le repentir se proportionne à la faute, c’est dans les plus grands pécheurs que se trouve l’étoffe des plus grands saints. Je pourrais illustrer cette doctrine d’un grand nombre d’exemples admirables. Mais j’en ai dit assez pour vous faire sentir que la matière première de la sainteté est la concupiscence, l’incontinence, toutes les impuretés de la chair et de l’esprit. Il importe seulement, après avoir amassé cette matière, de la travailler selon l’art théologique et de la modeler pour ainsi dire en figure de pénitence, ce qui est l’affaire de quelques années, de quelques jours et parfois d’un seul instant, comme il se voit dans le cas de la contrition parfaite. Jacques Tournebroche, si vous m’avez bien entendu, vous ne vous épuiserez pas dans des soins misérables pour devenir honnête homme selon le monde, et vous vous étudierez uniquement à satisfaire à la justice divine.
Je ne laissai pas de sentir la haute sagesse renfermée dans les maximes de mon bon maître. Je craignais seulement que cette morale, au cas où elle serait pratiquée sans discernement, ne portât l’homme aux plus grands désordres. Je fis part de mes doutes à M. Jérôme Coignard, qui me rassura en ces termes :
— Jacobus Tournebroche, vous ne prenez pas garde à ce que je viens de vous dire expressément, à savoir que ce que vous appelez désordres, n’est tel en effet que dans l’opinion des légistes et des juges tant civils qu’ecclésiastiques et par rapport aux lois humaines, qui sont arbitraires et transitoires, et qu’en un mot se conduire selon ces lois est le fait d’une âme moutonnière. Un homme d’esprit ne se pique pas d’agir selon les règles en usage au Châtelet et chez l’official. Il s’inquiète de faire son salut et il ne se croit pas déshonoré pour aller au ciel par les voies détournées que suivirent les plus grands saints. Si la bienheureuse Pélagie n’avait point exercé la profession de laquelle vous savez que vit Jeannette la vielleuse, sous le porche de Saint-Benoît-le-Bétourné, cette sainte n’aurait pas eu lieu d’en faire une ample et copieuse pénitence, et il est infiniment probable qu’après avoir vécu comme une matrone dans une médiocre et banale honnêteté, elle ne jouerait pas du psaltérion, au moment où je vous parle, devant le tabernacle où le Saint des Saints repose dans sa gloire. Appelez-vous désordre une si belle ordonnance de la vie d’une prédestinée ? Non point ! Il faut laisser ces façons basses de dire à M. le lieutenant de police qui, après sa mort, ne trouvera peut-être pas une petite place derrière les malheureuses qu’aujourd’hui il traîne ignominieusement à l’hôpital. Hors la perte de l’âme et la damnation éternelle, il ne saurait y avoir ni désordre, ni crime, ni mal aucun dans ce monde périssable, où tout doit se régler et s’ajuster en vue du monde divin. Reconnaissez donc, Tournebroche, mon fils, que les actes les plus répréhensibles dans l’opinion des hommes peuvent conduire à une bonne fin, et n’essayez plus de concilier la justice des hommes avec celle de Dieu, qui seule est juste, non point à notre sens, mais par définition Pour le moment, vous m’obligerez, mon fils, en cherchant dans Vossius la signification de cinq ou six termes obscurs qu’emploie le Panopolitain, avec lequel il faut se battre dans les ténèbres de cette façon insidieuse qui étonnait même le grand cœur d’Ajax, au rapport d’Homère, prince des poètes et des historiens. Ces vieux alchimistes avaient le style dur ; Manilius, n’en déplaise à M. d’Astarac, écrivait sur les mêmes matières avec plus d’élégance.
A peine mon bon maître avait-il prononcé ces derniers mots, qu’une ombre s’éleva entre lui et moi. C’était celle de M. d’Astarac, ou plutôt c’était M. d’Astarac lui-même, mince et noir comme une ombre.
Soit qu’il n’eût point entendu ce propos, soit qu’il le dédaignât, il ne laissa voir aucun ressentiment. Il félicita, au contraire, M. Jérôme Coignard de son zèle et de son savoir, et il ajouta qu’il comptait sur ses lumières pour l’achèvement de la plus grande œuvre qu’un homme eût encore tentée. Puis, se tournant vers moi :
— Mon fils, me dit-il, je vous prie de descendre un moment dans mon cabinet, où je veux vous communiquer un secret de conséquence.
Je le suivis dans la pièce où il nous avait d’abord reçus, mon bon maître et moi, le jour qu’il nous prit tous deux à son service. J’y retrouvai, rangés contre les murs, les vieux Égyptiens au visage d’or. Un globe de verre, de la grosseur d’une citrouille, était posé sur la table. M. d’Astarac se laissa tomber sur un sopha, me fit signe de m’asseoir devant lui et, s’étant passé deux ou trois fois sur le front une main chargée de pierreries et d’amulettes, me dit :
— Mon fils, je ne vous fais point l’injure de croire qu’après notre entretien dans l’île des Cygnes, il vous reste encore un doute sur l’existence des Sylphes et des Salamandres, qui est aussi réelle que celle des hommes et qui même l’est beaucoup plus, si l’on mesure la réalité à la durée des apparences par lesquelles elle se manifeste, car cette existence est bien plus longue que la nôtre. Les Salamandres promènent de siècle en siècle leur inaltérable jeunesse ; quelques-unes ont vu Noé, Menés et Pythagore. La richesse de leurs souvenirs et la fraîcheur de leur mémoire rendent leur conversation extrêmement attrayante. On a prétendu même qu’elles acquéraient l’immortalité dans les bras des hommes et que l’espoir de ne point mourir les attirait dans le lit des philosophes. Mais ce sont là des mensonges qui ne peuvent séduire un esprit réfléchi. Toute union des sexes, loin d’assurer l’immortalité aux amants, est un signe de mort, et nous ne connaîtrions pas l’amour, si nous devions vivre toujours. Il n’en saurait être autrement des Salamandres, qui ne cherchent dans les bras des sages qu’une seule espèce d’immortalité : celle de la race. C’est aussi la seule qu’il soit raisonnable d’espérer. Et, bien que je me promette, avec le secours de la science, de prolonger d’une façon notable la vie humaine, et de l’étendre à cinq ou six siècles pour le moins, je ne me suis jamais flatté d’en assurer indéfiniment la durée. Il serait insensé d’entreprendre contre l’ordre naturel. Repoussez donc, mon fils, comme de vaines fables, l’idée de cette immortalité puisée dans un baiser. C’est la honte de plusieurs cabbalistes de l’avoir seulement conçue. Il n’en est pas moins vrai que les Salamandres sont enclines à l’amour des hommes. Vous en ferez l’expérience sans tarder. Je vous ai suffisamment préparé à leur visite, et, puisque, à compter de la nuit de votre initiation, vous n’avez point eu de commerce impur avec une femme, vous allez recevoir le prix de votre continence.
Mon ingénuité naturelle souffrait de recevoir des louanges que j’avais méritées malgré moi, et je pensai avouer à M. d’Astarac mes coupables pensées. Il ne me laissa point le temps de les confesser, et reprit avec vivacité :
— Il ne me reste plus, mon fils, qu’à vous donner la clef qui vous ouvrira l’empire des Génies. C’est ce que je vais faire incontinent.
Et, s’étant levé, il alla poser la main sur le globe qui tenait la moitié de la table.
— Ce ballon, ajouta-t-il, est plein d’une poudre solaire qui échappe à vos regards par sa pureté même. Car elle est beaucoup trop fine pour tomber sous les sens grossiers des hommes. C’est ainsi, mon fils, que les plus belles parties de l’univers se dérobent à notre vue et ne se révèlent qu’au savant muni d’appareils propres à les découvrir. Les fleuves et les campagnes de l’air, par exemple, vous demeurent invisibles, bien qu’en réalité l’aspect en soit mille fois plus riche et plus varié que celui du plus beau paysage terrestre.
» Sachez donc qu’il se trouve dans ce ballon une poudre solaire souverainement propre à exalter le feu qui est en nous. Et l’effet de cette exaltation ne se fait guère attendre. Il consiste en une subtilité des sens qui nous permet de voir et de toucher les figures aériennes flottant autour de nous. Sitôt que vous aurez rompu le sceau qui ferme l’orifice de ce ballon et respiré la poudre solaire qui s’en échappera, vous découvrirez dans cette chambre une ou plusieurs créatures ressemblant à des femmes par le système de lignes courbes qui forme leurs corps, mais beaucoup plus belles que ne fut jamais aucune femme, et qui sont effectivement des Salamandres. Nul doute que celle que je vis, l’an passé, dans la rôtisserie de votre père ne vous apparaisse la première, car elle a du goût pour vous, et je vous conseille de contenter au plus tôt ses désirs. Ainsi donc, mettez-vous à votre aise dans ce fauteuil, devant cette table, débouchez ce ballon et respirez-en doucement le contenu. Bientôt vous verrez tout ce que je vous ai annoncé se réaliser de point en point. Je vous quitte. Adieu.
Et il disparut à sa manière, qui était étrangement soudaine. Je demeurai seul, devant ce ballon de verre, hésitant à le déboucher, de peur qu’il ne s’en échappât quelque exhalaison stupéfiante. Je songeais que, peut-être, M. d’Astarac y avait introduit, selon l’art, des vapeurs qui endorment ceux qui les respirent en leur donnant des rêves de Salamandres. Je n’étais pas encore assez philosophe pour me soucier d’être heureux de cette façon. Peut-être, me disais-je, ces vapeurs disposent à la folie. Enfin, j’avais assez de défiance pour songer un moment à aller dans la bibliothèque demander conseil à M. l’abbé Coignard, mon bon maître. Mais je reconnus tout de suite que ce serait prendre un soin inutile. Dès qu’il m’entendra parler, me dis-je, de poudre solaire et de Génies de l’air, il me répondra : « Jacques Tournebroche, souvenez-vous, mon fils, de ne jamais ajouter foi à des absurdités, mais de vous en rapporter à votre raison en toutes choses, hors aux choses de notre sainte religion. Laissez-moi ces ballons et cette poudre, avec toutes les autres folies de la cabbale et de l’art spagyrique. »
Je croyais l’entendre lui-même faire ce petit discours entre deux prises de tabac, et je ne savais que répondre à un langage si chrétien. D’autre part, je considérais par avance dans quel embarras je me trouverais devant M. d’Astarac, quand il me demanderait des nouvelles de la Salamandre. Que lui répondre ? Comment lui avouer ma réserve et mon abstention, sans trahir en même temps ma défiance et ma peur ? Et puis, j’étais, à mon insu, curieux de tenter l’aventure. Je ne suis pas crédule. J’ai au contraire une propension merveilleuse au doute, et ce penchant me porte à me défier du sens commun et même de l’évidence comme du reste. A tout ce qu’on me dit d’étrange, je me dis : « Pourquoi pas ? » Ce « pourquoi pas » faisait tort, devant le ballon, à mon intelligence naturelle. Ce « pourquoi pas » m’inclinait à la crédulité, et il est intéressant de remarquer à cette occasion que : ne rien croire, c’est tout croire, et qu’il ne faut pas se tenir l’esprit trop libre et trop vacant, de peur qu’il ne s’y emmagasine d’aventure des denrées d’une forme et d’un poids extravagant, qui ne sauraient trouver place dans des esprits raisonnablement et médiocrement meublés de croyances. Tandis que, la main sur le cachet de cire, je me rappelais ce que ma mère m’avait conté des carafes magiques, mon « pourquoi pas », me soufflait que peut-être après tout voit-on, à la poussière du soleil, les fées aériennes. Mais, dès que cette idée, après avoir mis le pied dans mon esprit, faisait mine de s’y loger et d’y prendre des aises, je la trouvais baroque, absurde et grotesque. Les idées, quand elles s’imposent, deviennent vite impertinentes. Il en est peu qui puissent faire autre chose que d’agréables passantes ; et décidément celle-là avait un air de folie. Pendant que je me demandais : Ouvrirai-je, n’ouvrirai-je pas ? le cachet, que je ne cessais de presser entre mes doigts, se brisa soudainement dans ma main, et le flacon se trouva débouché.
J’attendis, j’observai. Je ne vis rien, je ne sentis rien. J’en fus déçu, tant l’espoir de sortir de la nature est habile et prompt à se glisser dans nos âmes ! Rien ! pas même une vague et confuse illusion, une incertaine image ! Il arrivait ce que j’avais prévu : quelle déception ! J’en ressentis une sorte de dépit. Renversé dans mon fauteuil, je me jurai, devant ces Égyptiens aux longs yeux noirs qui m’entouraient, de mieux fermer à l’avenir mon âme aux mensonges des cabbalistes. Je reconnus une fois de plus la sagesse de mon bon maître, et je résolus, à son exemple, de me conduire par la raison dans toutes les affaires qui n’intéressent pas la foi chrétienne et catholique. Attendre la visite d’une dame salamandre, quelle simplicité ! Est-il possible qu’il soit des Salamandres ? Mais qu’en sait-on, et « pourquoi pas » ?
Le temps, déjà lourd depuis midi, devenait accablant. Engourdi par de longs jours tranquilles et reclus, je sentais un poids sur mon front et sur mes paupières. L’approche de l’orage acheva de m’appesantir. Je laissai tomber mes bras et, la tête renversée, les yeux clos, je glissai dans un demi-sommeil plein d’Égyptiens d’or et d’ombres lascives. Cet état incertain, pendant lequel le sens de l’amour vivait seul en moi comme un feu dans la nuit, durait depuis un temps que je ne puis dire, quand je fus réveillé par un bruit léger de pas et d’étoffes froissées. J’ouvris les yeux et poussai un grand cri.
Une merveilleuse créature était debout devant moi, en robe de satin noir, coiffée de dentelle, brune avec des yeux bleus, les traits fermes dans une chair jeune et pure, les joues rondes et la bouche animée par un invisible baiser. Sa robe courte laissait voir des pieds petits, hardis, gais et spirituels. Elle se tenait droite, ronde, un peu ramassée dans sa perfection voluptueuse. On voyait, sous le ruban de velours passé à son cou, un carré de gorge brune et pourtant éclatante. Elle me regardait avec un air de curiosité.
J’ai dit que mon sommeil m’avait excité à l’amour. Je me levai, je m’élançai.
— Excusez-moi, me dit-elle, je cherchais M. d’Astarac.
Je lui dis :
— Madame, il n’y a pas de M. d’Astarac. Il y a vous et moi. Je vous attendais. Vous êtes ma Salamandre. J’ai ouvert le flacon de cristal. Vous êtes venue, vous êtes à moi.
Je la pris dans mes bras et couvris de baisers tout ce que mes lèvres purent trouver de chair au bord des habits.
Elle se dégagea et me dit :
— Vous êtes fou.
— C’est bien naturel, lui répondis-je. Qui ne le serait à ma place ?
Elle baissa les yeux, rougit et sourit. Je me jetai à ses pieds.
— Puisque M. d’Astarac n’est pas ici, dit-elle, je n’ai qu’à me retirer.
— Restez, m’écriai-je, en poussant le verrou.
Elle me demanda :
— Savez-vous s’il reviendra bientôt ?
— Non ! madame, il ne reviendra point de longtemps. Il m’a laissé seul avec les Salamandres. Je n’en veux qu’une, et c’est vous.
Je la pris dans mes bras, je la portai sur le sopha, j’y tombai avec elle, je la couvris de baisers. Je ne me connaissais plus. Elle criait, je ne l’entendais point. Ses paumes ouvertes me repoussaient, ses ongles me griffaient, et ces vaines défenses irritaient mes désirs. Je la pressais, je l’enveloppais, renversée et défaite. Son corps amolli céda, elle ferma les yeux ; je sentis bientôt, dans mon triomphe, ses beaux bras réconciliés me serrer contre elle.
Puis déliés, hélas ! de cette étreinte délicieuse, nous nous regardâmes tous deux avec surprise. Occupée à renaître avec décence, elle arrangeait ses jupes et se taisait.
— Je vous aime, lui dis-je. Comment vous appelez-vous ?
Je ne pensais pas qu’elle fût une Salamandre et, à vrai dire, je ne l’avais pas cru véritablement.
— Je me nomme Jahel, me dit-elle.
— Quoi ! vous êtes la nièce de Mosaïde?
— Oui, mais taisez-vous. S’il savait…
— Que ferait-il ?
— Oh ! à moi, rien du tout. Mais à vous beaucoup de mal. Il n’aime pas les chrétiens.
— Et vous ?
— Oh ! moi, je n’aime pas les juifs.
— Jahel, m’aimez-vous un peu ?
— Mais il me semble, monsieur, qu’après ce que nous venons de nous dire, votre question est une offense.
— Il est vrai, mademoiselle, mais je tâche de me faire pardonner une vivacité, une ardeur, qui n’avaient pas pris soin de consulter vos sentiments.
— Oh ! monsieur, ne vous faites pas plus coupable que vous n’êtes. Toute votre violence et toutes vos ardeurs ne vous auraient servi de rien si vous ne m’aviez pas plu. Tout à l’heure, en vous voyant endormi dans ce fauteuil, je vous ai trouvé du mérite, j’ai attendu votre réveil, et vous savez le reste.
Je lui répondis par un baiser. Elle me le rendit. Quel baiser ! Je crus sentir des fraises des bois se fondre dans ma bouche. Mes désirs se ranimèrent et je la pressai ardemment sur mon cœur.
— Cette fois, me dit-elle, soyez moins emporté, et ne pensez pas qu’à vous. Il ne faut pas être égoïste en amour. C’est ce que les jeunes gens ne savent pas assez. Mais on les forme.
Nous nous plongeâmes dans l’abîme des délices. Après quoi, la divine Jahel me dit :
— Avez-vous un peigne? Je suis faite comme une sorcière.
— Jahel, lui répondis-je, je n’ai point de peigne ; j’attendais une Salamandre. Je vous adore.
— Adorez-moi, mon ami, mais soyez discret. Vous ne connaissez pas Mosaïde.
— Quoi ! Jahel ! est-il donc si terrible à cent trente ans, dont il passa soixante-quinze dans une pyramide ?
— Je vois, mon ami, qu’on vous a fait des contes sur mon oncle, et que vous avez eu la simplicité de les croire. On ne sait pas son âge ; moi-même je l’ignore, je l’ai toujours connu vieux. Je sais seulement qu’il est robuste et d’une force peu commune. Il faisait la banque à Lisbonne, où il lui arriva de tuer un chrétien, qu’il avait surpris avec ma tante Myriam. Il s’enfuit et m’emmena avec lui. Depuis lors, il m’aime avec la tendresse d’une mère. Il me dit des choses qu’on ne dit qu’aux petits enfants, et il pleure en me regardant dormir.
— Vous habitez avec lui ?
— Oui, dans le pavillon du garde, à l’autre bout du parc.
— Je sais, on y va par le sentier des Mandragores. Comment ne vous ai-je pas rencontrée plus tôt ? Par quel sort funeste, demeurant si près de vous, ai-je vécu sans vous voir ? Mais, que dis-je, vivre ? Est-ce vivre que ne vous point connaître ? Vous êtes donc renfermée dans ce pavillon ?
— Il est vrai que je suis très recluse et que je ne puis aller comme je le voudrais dans les promenades, dans les magasins et à la comédie. La tendresse de Mosaïde ne me laisse point de liberté. Il me garde en jaloux et, avec six petites tasses d’or qu’il a emportées de Lisbonne, il n’aime que moi au monde. Comme il a beaucoup plus d’attachement pour moi qu’il n’en eut pour ma tante Myriam, il vous tuerait, mon ami, de meilleur cœur qu’il n’a tué le Portugais. Je vous en avertis pour vous rendre discret et parce que ce n’est pas une considération qui puisse arrêter un homme de cœur. Êtes-vous de qualité et fils de famille, mon ami ?
— Hélas ! non, répondis-je, mon père est adonné à quelque art mécanique et à une sorte de négoce.
— Est-il seulement dans les partis, a-t-il une charge de finance ? Non ? C’est dommage. Il faut donc vous aimer pour vous-même. Mais dites-moi la vérité : M. d’Astarac ne viendra-t-il pas bientôt ?
À ce nom, à cette demande, un doute horrible traversa mon esprit. Je soupçonnai cette ravissante Jahel de m’avoir été envoyée par le cabbaliste pour jouer avec moi le rôle de Salamandre. Je l’accusai même intérieurement d’être la nymphe de ce vieux fou. Pour en être tout de suite éclairé, je lui demandai rudement si elle avait coutume de faire la Salamandre dans ce château.
— Je ne vous entends point, me répondit-elle, en me regardant avec des yeux pleins d’une innocente surprise. Vous parlez comme M. d’Astarac lui-même, et je vous croirais atteint de sa manie, si je n’avais pas éprouvé que vous ne partagez point l’aversion que les femmes lui donnent. Il ne peut en souffrir une, et c’est pour moi une véritable gêne de le voir et de lui parler. Pourtant, je le cherchais tout à l’heure quand je vous ai trouvé.
Dans ma joie d’être rassuré, je la couvris de baisers. Elle s’arrangea pour me faire voir qu’elle avait des bas noirs, attachés au-dessus du genou par des jarretières à boucles de diamants, et cette vue ramena mes esprits aux idées qui lui plaisaient. Au surplus, elle me sollicita sur ce sujet avec beaucoup d’adresse et d’ardeur, et je m’aperçus qu’elle commençait à s’animer au jeu dans le moment même où j’allais en être fatigué. Pourtant, je fis de mon mieux et fus assez heureux cette fois encore pour épargner à cette belle personne l’affront qu’elle méritait le moins. Il me sembla qu’elle n’était pas mécontente de moi. Elle se leva, l’air tranquille, et me dit :
— Ne savez-vous pas vraiment si M. d’Astarac ne reviendra pas bientôt ? Je vous avouerai que je venais lui demander sur la pension qu’il doit à mon oncle une petite somme d’argent qui, pour l’heure, me fait grandement défaut.
Je tirai de ma bourse, en m’excusant, trois écus qui s’y trouvaient et qu’elle me fit la grâce d’accepter. C’était tout ce qui me restait des libéralités trop rares du cabbaliste qui, faisant profession de mépriser l’argent, oubliait malheureusement de me payer mes gages.
Je demandai à mademoiselle Jahel si je n’aurais pas l’heur de la revoir.
— Vous l’aurez, me dit-elle.
Et nous convînmes qu’elle monterait la nuit dans ma chambre toutes les fois qu’elle pourrait s’échapper du pavillon où elle était gardée.
— Faites attention seulement, lui dis-je, que ma porte est la quatrième à droite, dans le corridor, et que la cinquième est celle de l’abbé Coignard, mon bon maître. Quant aux autres, ajoutai-je, elles ne donnent accès que dans des greniers où logent deux ou trois marmitons et plusieurs centaines de rats.
Elle m’assura qu’elle n’aurait garde de s’y tromper, et qu’elle gratterait à ma porte, non pas à quelque autre.
— Au reste, me dit-elle encore, votre abbé Coignard me semble un assez bon homme. Je crois que nous n’avons rien à craindre de lui. Je l’ai vu, par un judas, le jour où il rendait visite avec vous à mon oncle. Il me parut aimable, quoique je n’entendisse guère ce qu’il disait. Son nez surtout me sembla tout à fait ingénieux et capable. Celui qui le porte doit être homme de ressources et je désire faire sa connaissance. On a toujours à gagner à la fréquentation des gens d’esprit. Je suis fâchée seulement qu’il ait déplu à mon oncle par la liberté de ses paroles et par son humeur railleuse. Mosaïde le hait, et il a pour la haine une capacité dont un chrétien ne peut se faire idée.
— Mademoiselle, lui répondis-je, M. l’abbé Jérôme Coignard est un très savant homme et il a, de plus, de la philosophie et de la bienveillance. Il connaît le monde, et vous avez raison de le croire de bon conseil. Je me gouverne entièrement sur ses avis. Mais, répondez-moi, ne me vîtes-vous pas aussi, ce jour-là, dans le pavillon, à travers ce judas que vous dites ?
— Je vous vis, me dit-elle, et je ne vous cacherai pas que je vous distinguai. Mais il faut que je retourne chez mon oncle. Adieu.
M. d’Astarac ne manqua pas de me demander, le soir, après le souper, des nouvelles de la Salamandre. Sa curiosité m’embarrassait un peu. Je répondis que la rencontre avait passé mes espérances, mais qu’au surplus je croyais devoir me renfermer dans la discrétion convenable à ces sortes d’aventures.
— Cette discrétion, mon fils, me dit-il, n’est point aussi utile en votre affaire que vous vous le figurez. Les Salamandres ne demandent point le secret sur des amours dont elles n’ont point de honte. Une de ces Nymphes, qui m’aime, n’a point de passe-temps plus doux, en mon absence, que de graver mon chiffre enlacé au sien dans l’écorce des arbres, comme vous pourrez vous en assurer en examinant le tronc de cinq ou six pins dont vous voyez d’ici les têtes élégantes. Mais n’avez-vous point remarqué, mon fils, que ces sortes d’amours, vraiment sublimes, loin de laisser quelque fatigue, communiquent au cœur une vigueur nouvelle ? Je suis sûr qu’après ce qui s’est passé, vous occuperez votre nuit à traduire pour le moins soixante pages de Zozime le Panopolitain.
Je lui avouai que je ressentais au contraire une grande envie de dormir, qu’il expliqua par l’étonnement d’une première rencontre. Ainsi ce grand homme demeura persuadé que j’avais eu commerce avec une Salamandre. J’avais scrupule à le tromper, mais j’y étais obligé et il se trompait si bien lui-même qu’on ne pouvait ajouter grand’chose à ses illusions. J’allai donc me coucher en paix : et, m’étant mis au lit, je soufflai ma chandelle sur le plus beau de mes jours.