La Rôtisserie de la reine Pédauque/XVII
Le petit jour piquait déjà nos yeux fatigués, quand nous arrivâmes à la porte verte du parc des Sablons. Il ne nous fut point nécessaire de soulever le heurtoir. Depuis quelque temps, le maître du logis nous avait remis les clefs de son domaine. Il fut convenu que mon bon maître s’avancerait prudemment avec d’Anquetil dans l’ombre de l’allée et que je resterais un peu en arrière pour observer, s’il en était besoin, le fidèle Criton et les galopins de cuisine, qui pouvaient voir l’intrus. Cet arrangement, qui n’avait rien que de raisonnable, me devait coûter de longs ennuis. Car, au moment où les deux compagnons avaient déjà monté l’escalier et gagné, sans être vus, ma propre chambre, dans laquelle nous avions décidé de cacher M. d’Anquetil jusqu’au moment de fuir en poste, je gravissais à peine le second étage, où je rencontrai précisément M. d’Astarac en robe de damas rouge et tenant à la main un flambeau d’argent. Il me mit, à son habitude, la main sur l’épaule.
— Eh bien ! mon fils, me dit-il, n’êtes-vous pas bien heureux d’avoir rompu tout commerce avec les femmes et, de la sorte, échappé à tous les dangers des mauvaises compagnies ? Vous n’avez pas à craindre, parmi les filles augustes de l’air, ces querelles, ces rixes, ces scènes injurieuses et violentes, qui éclatent communément chez les créatures de mauvaise vie. Dans votre solitude, que charment les fées, vous goûtez une paix délicieuse.
Je crus d’abord qu’il se moquait. Mais je reconnus bientôt, à son air, qu’il n’y songeait point.
— Je vous rencontre à propos, mon fils, ajouta-t-il, et je vous serai reconnaissant d’entrer un moment avec moi dans mon atelier.
Je l’y suivis. Il ouvrit avec une clef longue pour le moins d’une aune la porte de cette maudite chambre d’où j’avais vu, naguère, sortir des lueurs infernales. Et quand nous fûmes entrés l’un et l’autre dans le laboratoire, il me pria de nourrir le feu qui languissait. Je jetai quelques morceaux de bois dans le fourneau, où cuisait je ne sais quoi, qui répandait une odeur suffocante. Pendant que, remuant coupelles et matras, il faisait sa noire cuisine, je demeurais sur un banc où je m’étais laissé choir, et je fermais malgré moi les yeux. Il me força à les rouvrir pour admirer un vaisseau de terre verte, coiffé d’un chapiteau de verre, qu’il tenait à la main.
— Mon fils, me dit-il, il faut que vous sachiez que cet appareil sublimatoire a nom aludel. Il renferme une liqueur, qu’il convient de regarder avec attention, car je vous révèle que cette liqueur n’est autre que le mercure des philosophes. Ne croyez pas qu’elle doive garder toujours cette teinte sombre. Avant qu’il soit peu de temps, elle deviendra blanche et, dans cet état, elle changera les métaux en argent. Puis, par mon art et industrie, elle tournera au rouge et acquerra la vertu de transmuer l’argent en or. Il serait sans doute avantageux pour vous qu’enfermé dans cet atelier, vous n’en bougiez point avant que ces sublimes opérations ne soient de point en point accomplies, ce qui ne peut tarder plus de deux ou trois mois. Mais ce serait peut-être imposer une trop pénible contrainte à votre jeunesse. Contentez-vous, pour cette fois, d’observer les préludes de l’œuvre, en mettant, s’il vous plaît, force bois dans le fourneau.
Ayant ainsi parlé, il s’abîma de nouveau dans ses fioles et dans ses cornues. Cependant je songeais à la triste position où m’avaient mis ma mauvaise fortune et mon imprudence.
— Hélas ! me disais-je en jetant des bûches au four, à ce moment même, les sergents nous recherchent, mon bon maître et moi ; il nous faudra peut-être aller en prison et sûrement quitter ce château, où j’avais, à défaut d’argent, la table et un état honorable. Je n’oserai jamais plus reparaître devant M. d’Astarac, qui croit que j’ai passé la nuit dans les silencieuses voluptés de la magie, comme il eût mieux valu que je fisse. Hélas ! je ne reverrai plus la nièce de Mosaïde, mademoiselle Jahel, qui me réveillait si agréablement la nuit dans ma chambre. Et, sans doute, elle m’oubliera. Elle en aimera, peut-être, un autre à qui elle fera les mêmes caresses qu’à moi. La seule idée de cette infidélité m’est intolérable. Mais, du train dont va le monde, je vois qu’il faut s’attendre à tout.
— Mon fils, me dit M. d’Astarac, vous ne donnez point assez de nourriture à l’athanor. Je vois que vous n’êtes pas encore suffisamment pénétré de l’excellence du feu, dont la vertu est capable de mûrir ce mercure et d’en faire le fruit merveilleux qu’il me sera bientôt donné de cueillir. Encore du bois ! Le feu, mon fils, est l’élément supérieur ; je vous l’ai assez dit, et je vais vous en faire paraître un exemple. Par un jour très froid de l’hiver dernier, étant allé visiter Mosaïde en son pavillon, je le trouvai assis, les pieds sur une chaufferette, et j’observai que les parcelles subtiles du feu qui s’échappaient du réchaud étaient assez puissantes pour gonfler et soulever la houppelande de ce sage ; d’où je conclus que, si ce feu avait été plus ardent, Mosaïde se serait élevé sans faute dans les airs comme il est digne, en effet, d’y monter, et que, s’il était possible d’enfermer dans quelque vaisseau une assez grande quantité de ces parcelles de feu, nous pourrions, par ce moyen, naviguer sur les nuées aussi facilement que nous le faisons sur la mer, et visiter les Salamandres dans leurs demeures éthérées. C’est à quoi je songerai plus tard à loisir. Et je ne désespère point de fabriquer un de ces vaisseaux de feu. Mais revenons à l’œuvre et mettez du bois dans le fourneau.
Il me tint quelque temps encore dans cette chambre embrasée, d’où je songeais à m’échapper au plus vite pour tâcher de rejoindre Jahel, à qui j’avais hâte d’apprendre mes malheurs. Enfin, il sortit de l’atelier et je pensai être libre. Mais il trompa encore cette espérance.
— Le temps, me dit-il, est ce matin assez doux, encore qu’un peu couvert. Ne vous plairait-il point de faire avec moi une promenade dans le parc, avant de reprendre cette version de Zozime le Panopolitain, qui vous fera grand honneur, à vous et à votre maître, si vous l’achevez tous deux comme vous l’avez commencée ?
Je le suivis à regret dans le parc où il me parla en ces termes :
— Je ne suis pas fâché, mon fils, de me trouver seul avec vous, pour vous prémunir, tandis qu’il en est temps encore, contre un grand danger qui pourrait vous menacer un jour ; et je me reproche même de n’avoir pas songé à vous en avertir plus tôt, car ce que j’ai à vous communiquer est d’une extrême conséquence.
En parlant de la sorte, il me conduisit dans la grande allée qui descend aux marais de la Seine et d’où l’on voit Rueil et le Mont-Valérien avec son calvaire. C’était son chemin coutumier. Aussi bien cette allée était-elle praticable, malgré quelques troncs d’arbres couchés en travers.
— Il importe, poursuivit-il, de vous faire entendre à quoi vous vous exposeriez en trahissant votre Salamandre. Je ne vous interroge point sur votre commerce avec cette personne surhumaine que j’ai été assez heureux pour vous faire connaître. Vous éprouvez vous-même, autant qu’il m’a paru, une certaine répugnance à en disserter. Et, peut-être, êtes-vous louable en cela. Si les Salamandres n’ont point sur la discrétion de leurs amants les mêmes idées que les femmes de la cour et de la ville, il n’en est pas moins vrai que le propre des belles amours est d’être ineffables et que c’est profaner un grand sentiment que de le répandre au dehors.
» Mais votre Salamandre (dont il me serait facile de savoir le nom, si j’en avais l’indiscrète curiosité) ne vous a peut-être point renseigné sur une de ses passions les plus vives, qui est la jalousie. Ce caractère est commun à toutes ses pareilles. Sachez-le bien, mon fils : les Salamandres ne se laissent pas trahir impunément. Elles tirent du parjure une vengeance terrible. Le divin Paracelse en rapporte un exemple qui suffira sans doute à vous inspirer une crainte salutaire. C’est pourquoi je veux vous le faire connaître.
» Il y avait dans la ville allemande de Staufen un philosophe spagyrique qui avait, comme vous, commerce avec une Salamandre. Il fut assez dépravé pour la tromper ignominieusement avec une femme, jolie à la vérité, mais non plus belle qu’une femme peut l’être. Un soir, comme il soupait avec sa nouvelle maîtresse et quelques amis, les convives virent briller au-dessus de leur tête une cuisse d’une forme merveilleuse. La Salamandre la montrait pour qu’on sentît bien qu’elle ne méritait pas le tort que lui faisait son amant. Après quoi la céleste indignée frappa l’infidèle d’apoplexie. Le vulgaire, qui est fait pour être abusé, crut cette mort naturelle ; mais les initiés surent de quelle main le coup était parti. Je vous devais, mon fils, cet avis et cet exemple.
Ils m’étaient moins utiles que M. d’Astarac ne le pensait. En les entendant, je nourrissais d’autres sujets d’alarmes. Sans doute, mon visage trahissait mon inquiétude, car le grand cabbaliste, ayant tourné sa vue sur moi, me demanda si je ne craignais point qu’un engagement, gardé sous des peines si sévères, ne fût importun à ma jeunesse.
— Je puis vous rassurer à cet égard, ajouta-t-il. La jalousie des Salamandres n’est excitée que si on les met en rivalité avec des femmes, et c’est, à vrai dire, du ressentiment, de l’indignation, du dégoût, plus que de la jalousie véritable. Les Salamandres ont l’âme trop noble et l’intelligence trop subtile pour être envieuses l’une de l’autre et céder à un sentiment qui tient de la barbarie où l’humanité est encore à demi plongée. Au contraire, elles se font une joie de partager avec leurs compagnes les délices qu’elles goûtent au côté d’un sage, et se plaisent à amener à leur amant leurs sœurs les plus belles. Vous éprouverez bientôt qu’effectivement elles poussent la politesse au point que je dis, et il ne se passera pas un an, ni même six mois avant que votre chambre soit le rendez-vous de cinq ou six filles du jour, qui délieront devant vous à l’envi leurs ceintures étincelantes. Ne craignez pas, mon fils, de répondre à leurs caresses. Votre amie n’en prendra point d’ombrage. Et comment s’en offenserait-elle, puis-qu’elle est sage ? À votre tour, ne vous irritez pas mal à propos si votre Salamandre vous quitte un moment pour visiter un autre philosophe. Considérez que cette fière jalousie, que les hommes apportent dans l’union des sexes, est un sentiment sauvage, fondé sur l’illusion la plus ridicule. Il repose sur l’idée qu’on a une femme à soi quand elle s’est donnée, ce qui est un pur jeu de mots.
En me tenant ce discours, M. d’Astarac s’était engagé dans le sentier des Mandragores où déjà nous apercevions entre les feuilles le pavillon de Mosaïde, quand une voix épouvantable nous déchira les oreilles et me fit battre le cœur. Elle roulait des sons rauques accompagnés de grincements aigus et l’on s’apercevait en approchant, que ces sons étaient modulés et que chaque phrase se terminait par une sorte de mélopée très faible, qu’on ne pouvait ouïr sans frissonner.
Après avoir fait quelques pas, nous pûmes, en tendant l’oreille, saisir le sens de ces paroles étranges. La voix disait :
— Entends la malédiction dont Élisée maudit les enfants insolents et joyeux. Écoute l’anathème dont Barack frappa Méros.
» Je te condamne au nom d’Archithariel, qui est aussi nommé le seigneur des batailles, et qui tient l’épée lumineuse. Je te voue à ta perte, au nom de Sardaliphon, qui présente à son maître les fleurs agréables et les guirlandes méritoires, offertes par les enfants d’Israël.
» Sois maudit, chien ! et sois anathème, pourceau !
En regardant d’où venait la voix, nous vîmes Mosaïde au seuil de sa maison, debout, les bras levés, les mains en forme de griffes avec des ongles crochus que la lumière du soleil faisait paraître tout enflammés. Coiffé de sa tiare sordide, enveloppé de sa robe éclatante qui laissait voir en s’ouvrant de maigres cuisses arquées dans une culotte en lambeaux, il semblait quelque mage mendiant, éternel et très vieux. Ses yeux luisaient. Il disait :
— Sois maudit, au nom des Globes ; sois maudit, au nom des Roues ; sois maudit, au nom des Bêtes mystérieuses qu’Ezéchiel a vues.
Et il étendit devant lui ses longs bras armés de griffes en répétant :
— Au nom des Globes, au nom des Roues, au nom des Bêtes mystérieuses, descends parmi ceux qui ne sont plus.
Nous fîmes quelque pas dans la futaie pour voir l’objet sur lequel Mosaïde étendait ses bras et sa colère, et ma surprise fut grande de découvrir M. Jérôme Coignard, accroché par un pan de son habit à un buisson d’épine. Le désordre de la nuit paraissait sur toute sa personne ; son collet et ses chausses déchirés, ses bas souillés de boue, sa chemise ouverte, rappelaient pitoyablement nos communes mésaventures, et, qui pis est, l’enflure de son nez gâtait cet air noble et riant qui jamais ne quittait son visage.
Je courus à lui et le tirai si heureusement des épines, qu’il n’y laissa qu’un morceau de sa culotte. Et Mosaïde, n’ayant plus rien à maudire, rentra dans sa maison. Comme il n’était chaussé que de savates, je remarquai alors qu’il avait la jambe plantée au milieu du pied en sorte que le talon était presque aussi saillant par derrière que le cou-de-pied par devant. Cette disposition rendait très disgracieuse sa démarche, qui eût été noble sans cela.
— Jacques Tournebroche, mon fils, me dit mon bon maître en soupirant, il faut que ce juif soit Isaac Laquedem en personne, pour blasphémer ainsi dans toutes les langues. Il m’a voué à une mort prochaine et violente avec une grande abondance d’images et il m’a appelé cochon dans quatorze idiomes distincts, si j’ai bien compté. Je le croirais l’Antéchrist, s’il ne lui manquait plusieurs des signes auxquels cet ennemi de Dieu se doit reconnaître. Dans tous les cas, c’est un vilain juif, et jamais la roue ne s’appliqua en signe d’infamie sur l’habit d’un si enragé mécréant. Pour sa part, il mérite non point seulement la roue qu’on attachait jadis à la casaque des juifs, mais celle où l’on attache les scélérats.
Et mon bon maître, fort irrité à son tour, montrait le poing à Mosaïde disparu et l’accusait de crucifier les enfants et de dévorer la chair des nouveau-nés.
M. d’Astarac s’approcha de lui et lui toucha la poitrine avec le rubis qu’il portait au doigt.
— Il est utile, dit ce grand cabbaliste, de connaître les propriétés des pierres. Le rubis apaise les ressentiments et vous verrez bientôt M. l’abbé Coignard rentrer dans sa douceur naturelle.
Mon bon maître souriait déjà, moins par la vertu de la pierre, que par l’effet d’une philosophie qui élevait cet homme admirable au-dessus des passions humaines. Car, je dois le dire au moment même où mon récit s’obscurcit et s’attriste, M. Jérôme Coignard m’a donné des exemples de sagesse dans les circonstances où il est le plus rare d’en rencontrer.
Nous lui demandâmes le sujet de cette querelle. Mais je compris au vague de ses réponses embarrassées qu’il n’avait pas envie de satisfaire notre curiosité. Je soupçonnai tout d’abord que Jahel y était mêlée de quelque manière, sur cet indice que nous entendions le grincement de la voix de Mosaïde mêlé à celui des serrures et tous les éclats d’une dispute, dans le pavillon, entre l’oncle et la nièce. M’étant efforcé une fois encore de tirer de mon bon maître quelque éclaircissement :
— La haine des chrétiens, nous dit-il, est enracinée au cœur des juifs, et ce Mosaïde en est un exécrable exemple. J’ai cru discerner dans ces glapissements horribles quelques parties des imprécations que la synagogue vomit au siècle dernier sur un petit juif de Hollande nommé Baruch ou Bénédict, et plus connu sous le nom de Spinoza, pour avoir formé une philosophie qui a été parfaitement réfutée, presque à sa naissance, par d’excellents théologiens. Mais ce vieux Mardochée y a ajouté, ce me semble, beaucoup d’imprécations plus horribles encore, et je confesse en avoir ressenti quelque trouble. Je méditais d’échapper par la fuite à ce torrent d’injures quand, pour mon malheur, je m’embarrassai dans ces épines et y fus si bien pris par divers endroits de mon vêtement et de ma peau, que je pensai y laisser l’un et l’autre et que j’y serais encore, en de cuisantes douleurs, si Tournebroche, mon élève, ne m’en avait tiré.
— Les épines ne sont rien, dit M. d’Astarac. Mais je crains, monsieur l’abbé, que vous n’ayez marché sur la mandragore.
— Pour cela, dit l’abbé, c’est bien le moindre de mes soucis.
— Vous avez tort, reprit M. d’Astarac avec vivacité. Il suffit de poser le pied sur une mandragore pour être enveloppé dans un crime d’amour et y périr misérablement.
— Ah ! monsieur, dit mon bon maître, voilà bien des périls, et je vois qu’il fallait vivre étroitement enfermé dans les murailles éloquentes de l’Astaracienne, qui est la reine des bibliothèques. Pour l’avoir quittée un moment, j’ai reçu à la tête les Bêtes d’Ézéchiel, sans compter le reste.
— Ne me donnerez-vous point des nouvelles de Zozime le Panopolitain ? demanda M. d’Astarac.
— Il va, répondit mon bon maître, il va son train, encore qu’un peu languissant pour l’heure !
— Songez, monsieur l’abbé, dit le cabbaliste, que la possession des plus grands secrets est attachée à la connaissance de ces textes anciens.
— J’y songe, monsieur, avec sollicitude, dit l’abbé.
Et M. d’Astarac, sur cette assurance, nous laissant au pied du Faune qui jouait de la flûte sans souci de sa tête tombée dans l’herbe, s’élança sous les arbres à l’appel des Salamandres.
Mon bon maître me prit le bras de l’air de quelqu’un qui enfin peut parler librement :
— Jacques Tournebroche, mon fils, me dit-il, je ne dois pas vous celer qu’une rencontre assez étrange eut lieu ce matin dans les combles du château, tandis que vous étiez retenu au premier étage par cet enragé souffleur. Car j’ai bien entendu qu’il vous pria d’assister un moment à sa cuisine, qui est moins bien odorante et chrétienne que celle de maître Léonard, votre père. Hélas ! quand reverrai-je la rôtisserie de la reine Pédauque et la librairie de M. Blaizot, à l’Image Sainte-Catherine, où j’avais tant de plaisir à feuilleter les livres nouvellement arrivés d’Amsterdam et de La Haye !
— Hélas ! m’écriai-je, les larmes aux yeux, quand les reverrai-je moi-même ? Quand reverrai-je la rue Saint-Jacques, où je suis né, et mes chers parents, à qui la nouvelle de nos malheurs causera de cuisants chagrins ? Mais daignez vous expliquer, mon bon maître, sur cette rencontre assez étrange, que vous dites qui eut lieu ce matin, et sur les événements de la présente journée.
M. Jérôme Coignard consentit à me donner tous les éclaircissements que je souhaitais. Il le fit en ces termes :
— Sachez donc, mon fils, que j’atteignis sans encombre le plus haut étage du château avec ce M. d’Anquetil, que j’aime assez, encore que rude et sans lettres. Il n’a dans l’esprit ni belles connaissances ni profondes curiosités. Mais la vivacité de la jeunesse brille agréablement en lui et l’ardeur de son sang se répand en amusantes saillies. Il connaît le monde comme il connaît les femmes, parce qu’il est dessus, et sans aucune philosophie. C’est une grande ingénuité à lui de se dire athée. Son impiété est sans malice, et vous verrez qu’elle disparaîtra d’elle-même quand tombera l’ardeur de ses sens. Dieu n’a dans cette âme d’autre ennemi que les chevaux, les cartes et les femmes. Dans l’esprit d’un vrai libertin, d’un M. Bayle, par exemple, la vérité rencontre des adversaires plus redoutables et plus malins. Mais, je vois, mon fils, que je vous fais un portrait ou caractère, et que c’est un simple récit que vous attendez de moi.
» Je vais vous satisfaire. Ayant donc atteint le plus haut étage du château avec M. d’Anquetil, je fis entrer ce jeune gentilhomme dans votre chambre et je le priai, selon la promesse que nous lui fîmes, vous et moi, devant la fontaine au Triton, d’user de cette chambre comme si elle était sienne. Il le fit volontiers, se déshabilla et, ne gardant que ses bottes, se mit dans votre lit, dont il ferma les rideaux pour n’être pas importuné par la pointe aigre du jour, et ne tarda pas à s’y endormir.
» Pour moi, mon fils, rentré dans ma chambre, bien qu’accablé de fatigue, je ne voulus goûter aucun repos avant d’avoir cherché dans le livre de Boèce un endroit approprié à mon état. Je n’en trouvai aucun qui s’y ajustât parfaitement. Et ce grand Boèce, en effet, n’eut pas lieu de méditer sur la disgrâce d’avoir cassé la tête d’un fermier général avec une bouteille de sa propre cave. Mais je recueillis ça et là, dans son admirable traité, des maximes qui ne laissaient pas de s’appliquer aux conjonctures présentes. En suite de quoi, enfonçant mon bonnet sur mes yeux et recommandant mon âme à Dieu, je m’endormis assez tranquillement. Après un temps qui me sembla bref, sans que j’eusse les moyens de le mesurer, car nos actions, mon fils, sont la seule mesure du temps, qui est, pour ainsi dire, suspendu pour nous dans le sommeil, je me sentis tiré par le bras et j’entendis une voix qui me criait aux oreilles : « Eh ! l’abbé, eh ! l’abbé, réveillez-vous donc ! » Je crus que c’était l’exempt qui venait me prendre pour me conduire à l’official et je délibérai en moi-même s’il était expédient de lui casser la tête avec mon chandelier. Il est malheureusement trop vrai, mon fils, qu’une fois sorti du chemin de douceur et d’équité où le sage marche d’un pied ferme et prudent, l’on se voit contraint de soutenir la violence par la violence et la cruauté par la cruauté, en sorte que la conséquence d’une première faute est d’en produire de nouvelles. C’est ce qu’il faut avoir présent à l’esprit pour entendre la vie des empereurs romains, que M. Crevier a rapportée avec exactitude. Ces princes n’étaient pas nés plus mauvais que les autres hommes. Caïus, surnommé Caligula, ne manquait ni d’esprit naturel, ni de jugement, et il était capable d’amitié. Néron avait un goût inné pour la vertu, et son tempérament le portait vers tout ce qui est grand et sublime. Une première faute les jeta l’un et l’autre dans la voie scélérate qu’ils ont suivie jusqu’à leur fin misérable. C’est ce qui apparaît dans le livre de M. Crevier. J’ai connu cet habile homme alors qu’il enseignait les belles-lettres au collège de Beauvais, comme je les enseignerais aujourd’hui, si ma vie n’avait pas été traversée par mille obstacles et si la facilité naturelle de mon âme ne m’avait pas induit en diverses embûches où je tombai. M. Crevier, mon fils, était de mœurs pures ; il professait une morale sévère, et je l’ouïs dire un jour qu’une femme qui a trahi la foi conjugale est capable des plus grands crimes, tels que le meurtre et l’incendie. Je vous rapporte cette maxime pour vous donner l’idée de la sainte austérité de ce prêtre. Mais je vois que je m’égare et j’ai hâte de reprendre mon récit au point où je l’ai laissé. Je croyais donc que l’exempt levait la main sur moi et je me voyais déjà dans les prisons de l’archevêque, quand je reconnus le visage et la voix de M. d’Anquetil. « L’abbé, me dit ce jeune gentilhomme, il vient de m’arriver, dans la chambre du Tournebroche, une aventure singulière. Une femme est entrée dans cette chambre pendant mon sommeil, s’est coulée dans mon lit et m’a réveillé sous une pluie de caresses, de noms tendres, de suaves murmures et d’ardents baisers. J’écartai les rideaux pour distinguer la figure de ma fortune. Je vis qu’elle était brune, l’œil ardent, et la plus belle du monde. Mais tout aussitôt elle poussa un grand cri et s’enfuit, irritée, non pas toutefois si vite que je n’aie pu la rejoindre et la ressaisir dans le corridor où je la tins étroitement embrassée. Elle commença par se débattre et par me griffer le visage ; quand je fus griffé suffisamment pour la satisfaction de son honneur, nous commençâmes à nous expliquer. Elle apprit avec plaisir que j’étais gentilhomme et non des plus pauvres. Je cessai bientôt de lui être odieux, et elle commençait de me vouloir du bien, quand un marmiton qui traversait le corridor la fit fuir sans retour.
» Autant que je puis croire, ajouta M. d’Anquetil, cette adorable fille venait pour un autre que pour moi ; elle s’est trompée de porte, et sa surprise a causé son effroi. Mais je l’ai bien rassurée et, sans ce marmiton, je la gagnais tout à fait à mon amitié. — Je le confirmai dans cette supposition. Nous cherchâmes pour qui cette belle personne pouvait bien venir et nous tombâmes d’accord que c’était, comme je vous l’ai déjà dit, Tournebroche, pour ce vieux fou d’Astarac, qui l’accointe dans une chambre voisine de la vôtre et, peut-être, à votre insu, dans votre propre chambre. Ne le pensez-vous point ?
— Rien n’est plus probable, répondis-je.
— Il n’en faut point douter, reprit mon bon maître. Ce sorcier se moque de nous avec ses Salamandres. Et la vérité est qu’il caresse cette jolie fille. C’est un imposteur.
Je priai mon bon maître de poursuivre son récit. Il le fit volontiers.
— J’abrège, mon fils, dit-il, le discours que me tint M. d’Anquetil. Il est d’un esprit vulgaire et bas de réciter amplement les petites circonstances. Nous devons, au contraire, nous efforcer de les renfermer en peu de mots, tendre à la concision et garder pour les instructions et exhortations morales l’abondance entraînante des paroles, qu’il convient alors de précipiter comme la neige qui descend des montagnes. Je vous aurai donc instruit suffisamment des propos de M. d’Anquetil quand je vous aurai dit qu’il m’assura trouver à cette jeune fille une beauté, un charme, un agrément extraordinaires. Il termina son discours en me demandant si je savais son nom et qui elle était. Au portrait que vous m’en faites, répondis-je, je la reconnais pour la nièce du rabbin Mosaïde, Jahel, de son nom, qu’il m’arriva d’embrasser une nuit dans ce même escalier, avec cette différence que c’était entre le deuxième étage et le premier. « J’espère, répliqua M. d’Anquetil, qu’il y a d’autres différences, car, pour ma part, je la serrai de près. Je suis fâché aussi de ce que vous me dites qu’elle est juive. Et, sans croire en Dieu, il y a en moi un certain sentiment qui la préférerait chrétienne. Mais connaît-on jamais sa naissance ? Qui sait si ce n’est pas un enfant volé ? Les juifs et les bohémiens en dérobent tous les jours. Et puis on ne se dit pas assez que la sainte Vierge était juive. Juive ou non, elle me plaît, je la veux et je l’aurai. » Ainsi parla ce jeune insensé. Mais souffrez, mon fils, que je m’asseye sur ce banc moussu, car les travaux de cette nuit, mes combats, ma fuite, m’ont rompu les jambes.
Il s’assit et tira de sa poche sa tabatière vide, qu’il contempla tristement.
Je m’assis près de lui, dans un état où il y avait de l’agitation et de l’abattement. Ce récit me donnait un vif chagrin. Je maudissais le sort qui avait mis un brutal à ma place, dans le moment même où ma chère maîtresse venait m’y trouver avec tous les signes de la plus ardente tendresse, sans savoir que cependant je fourrais des bûches dans le poêle de l’alchimiste. L’inconstance trop probable de Jahel me déchirait le cœur, et j’eusse souhaité que du moins mon bon maître eût observé plus de discrétion devant mon rival. J’osai lui reprocher respectueusement d’avoir livré le nom de Jahel.
— Monsieur, lui dis-je, n’y avait-il pas quelque imprudence à fournir de tels indices à un seigneur si luxurieux et si violent ?
Mon bon maître ne parut point m’entendre.
— Ma tabatière, dit-il, s’est malheureusement ouverte cette nuit, pendant la rixe, et le tabac qu’elle contenait ne forme plus, mêlé au vin dans ma poche, qu’une pâte dégoûtante. Je n’ose demander à Criton de m’en râper quelques feuilles, tant le visage de ce serviteur et juge paraît sévère et froid. Je souffre d’autant plus de ne pouvoir priser, que le nez me démange vivement à la suite du choc que j’y reçus cette nuit, et vous me voyez tout importuné par cet indiscret solliciteur à qui je n’ai rien à donner. Il faut supporter cette petite disgrâce d’une âme égale, en attendant que M. d’Anquetil me donne quelques grains de sa boîte. Et, pour revenir, mon fils, à ce jeune gentilhomme, il me dit expressément : « J’aime cette fille. Sachez, l’abbé, que je l’emmène en poste avec nous. Dussé-je rester ici huit jours, un mois, six mois et plus, je ne pars point sans elle. » Je lui représentai les dangers que le moindre retard apportait. Mais il me répondit que ces dangers le touchaient d’autant moins qu’ils étaient grands pour nous et petits pour lui. « Vous, l’abbé, me dit-il, vous êtes dans le cas d’être pendu avec le Tournebroche ; quant à moi, je risque seulement d’aller à la Bastille, où j’aurai des cartes et des filles, et d’où ma famille me tirera bientôt, car mon père intéressera à mon sort quelque duchesse ou quelque danseuse, et, bien que ma mère soit devenue dévote, elle saura se rappeler, en ma faveur, au souvenir de deux ou trois princes du sang. Aussi est-ce une chose assurée : je pars avec Jahel, ou je ne pars pas du tout. Vous êtes libre, l’abbé, de louer une chaise de poste avec le Tournebroche. »
» Le cruel savait assez, mon fils, que nous n’en avions pas les moyens. J’essayai de le faire revenir sur sa détermination. Je fus pressant, onctueux et même parénétique. Ce fut en pure perte, et j’y dépensai vainement une éloquence qui, dans la chaire d’une bonne église paroissiale, m’eût valu de l’honneur et de l’argent. Hélas ! il est dit, mon fils, qu’aucune de mes actions ne portera de fruits savoureux sur cette terre, et c’est pour moi que l’Ecclésiaste a écrit : Quid habet amplius homo de universo labore suo, quo laborat sub sole ? Loin de le rendre plus raisonnable, mes discours fortifiaient ce jeune seigneur dans son obstination, et je ne vous celerai pas, mon fils, qu’il me marqua qu’il comptait absolument sur moi pour le succès de ses désirs, et qu’il me pressa d’aller trouver Jahel afin de la résoudre à un enlèvement par la promesse d’un trousseau en toile de Hollande, de vaisselle, de bijoux et d’une bonne rente.
— Oh ! monsieur, m’écriai-je, ce monsieur d’Anquetil est d’une rare insolence. Que croyez-vous que Jahel réponde à ces propositions, quand elle les connaîtra ?
— Mon fils, me répondit-il, elle les connaît à cette heure, et je crois qu’elle les agréera.
— Dans ce cas, repris-je vivement, il faut avertir Mosaïde.
— Mosaïde, répondit mon bon maître, n’est que trop averti. Vous avez entendu tantôt, proche le pavillon, les derniers éclats de sa colère.
— Quoi ? monsieur, dis-je avec sensibilité, vous avez averti ce juif du déshonneur qui allait atteindre sa famille ! C’est bien à vous ! Souffrez que je vous embrasse. Mais alors, le courroux de Mosaïde, dont nous fûmes témoins, menaçait M. d’Anquetil, et non pas vous ?
— Mon fils, reprit l’abbé avec un air de noblesse et d’honnêteté, une naturelle indulgence pour les faiblesses humaines, une obligeante douceur, l’imprudente bonté d’un cœur trop facile, portent souvent les hommes à des démarches inconsidérées et les exposent à la sévérité des vains jugements du monde. Je ne vous cacherai pas, Tournebroche, que, cédant aux instantes prières de ce jeune gentilhomme, je promis obligeamment d’aller trouver Jahel de sa part et de ne rien négliger pour la disposer à un enlèvement.
— Hélas ! m’écriai-je, et vous accomplîtes, monsieur, cette fâcheuse promesse. Je ne puis vous dire à quel point cette action me blesse et m’afflige.
— Tournebroche, me répondit sévèrement mon bon maître, vous parlez comme un pharisien. Un docteur aussi aimable qu’austère a dit : « Tournez les yeux sur vous-même, et gardez-vous de juger les actions d’autrui. En jugeant les autres, on travaille en vain ; souvent on se trompe, et on pèche facilement, au lieu qu’en s’examinant et se jugeant soi-même, on s’occupe toujours avec fruit. » Il est écrit : « Vous ne craindrez point le jugement des hommes », et l’apôtre saint Paul a dit : « Je ne me soucie point d’être jugé au tribunal des hommes. » Et, si je confère ainsi les plus beaux textes de morale, c’est pour vous instruire, Tournebroche, et vous ramener à l’humble et douce modestie qui vous sied, et non point pour me faire innocent, quand la multitude de mes iniquités me pèse et m’accable. Il est difficile de ne point glisser dans le péché et convenable de ne point tomber dans le désespoir à chaque pas qu’on fait sur cette terre où tout participe en même temps de la malédiction originelle et de la rédemption opérée par le sang du fils de Dieu. Je ne veux point colorer mes fautes et je vous avoue que l’ambassade à laquelle je m’employai sur la prière de M. d’Anquetil procède de la chute d’Eve et qu’elle en est, pour ainsi dire, une des innombrables conséquences, au rebours du sentiment humble et douloureux que j’en conçois à présent, qui est puisé dans le désir et l’espoir de mon salut éternel. Car il faut vous représenter les hommes balancés entre la damnation et la rédemption, et vous dire que je me tiens précisément à cette heure au bon bout de l’escarpolette, après m’être trouvé ce matin au mauvais. Je vous confesse donc qu’ayant parcouru le chemin des Mandragores, d’où l’on découvre le pavillon de Mosaïde, je m’y tins caché derrière un buisson d’épines, attendant que Jahel parût à sa fenêtre. Elle s’y montra bientôt, mon fils. Je me découvris alors et lui fis signe de descendre. Elle vint me joindre derrière le buisson dans le moment où elle crut tromper la vigilance de son vieux gardien. Là, je l’instruisis à voix basse des aventures de la nuit, qu’elle ignorait encore ; je lui fis part des desseins formés sur elle par l’impétueux gentilhomme, je lui représentai qu’il importait à son intérêt autant qu’à mon propre salut et au vôtre, Tournebroche, qu’elle assurât notre fuite par son départ. Je fis briller à ses yeux les promesses de M. d’Anquetil. « Si vous consentez à le suivre ce soir, lui dis-je, vous aurez une bonne rente sur l’Hôtel de Ville, un trousseau plus riche que celui d’une fille d’Opéra ou d’une abbesse de Panthémont et une belle vaisselle d’argent. — Il me prend pour une créature, dit-elle, et c’est un insolent. — Il vous aime, répondis-je. Voudriez-vous donc être vénérée ? — Il me faut, reprit-elle, le pot à oille, et qu’il soit bien lourd. Vous a-t-il parlé du pot à oille ? Allez, monsieur l’abbé, et dites-lui… — Que lui dirai-je ? — Que je suis une honnête fille. — Et quoi encore ? — Qu’il est bien audacieux ! — Est-ce là tout ? Jahel, songez à nous sauver ! — Dites-lui encore que je ne consens à partir que moyennant un billet en bonne forme qu’il me signera ce soir au départ. — Il vous le signera. Tenez cela pour fait. — Non, l’abbé, rien n’est fait s’il ne s’engage à me donner des leçons de M. Couperin. Je veux apprendre la musique. »
» Nous en étions à cet article de notre conférence, quand, par malheur, le vieillard Mosaïde nous surprit, et, sans entendre nos propos, il en devina l’esprit. Car il commença de m’appeler suborneur et de me charger d’invectives. Jahel s’alla cacher dans sa chambre, et je demeurai seul exposé aux fureurs de ce déicide, dans l’état où vous me vîtes, et d’où vous me tirâtes, mon fils. À la vérité, l’affaire était, autant dire, conclue, l’enlèvement consenti, notre fuite assurée. Les Roues et les Bêtes d’Ezéchiel ne prévaudront pas contre le pot à oille. Je crains seulement que ce vieux Mardochée n’ait enfermé sa nièce à triple serrure.
— En effet, répondis-je sans pouvoir déguiser ma satisfaction, j’entendis un grand bruit de clefs et de verrous, dans le moment où je vous tirai du milieu des épines. Mais est-il bien vrai que Jahel ait si vite agréé des propositions qui n’étaient pas bien honnêtes et qu’il dût vous coûter de lui transmettre ? J’en suis confondu. Dites-moi encore, mon bon maître, ne vous a-t-elle pas parlé de moi, n’a-t-elle pas prononcé mon nom dans un soupir, ou autrement ?
— Non, mon fils, répondit M. l’abbé Coignard, elle ne l’a pas prononcé, du moins d’une façon perceptible. Je n’ai pas ouï non plus qu’elle ait murmuré celui de M. d’Astarac, son amant, qu’elle devait avoir plus présent que le vôtre. Mais ne soyez pas surpris qu’elle oublie son alchimiste. Il ne suffit pas de posséder une femme pour imprimer dans son âme une marque profonde et durable. Les âmes sont presque impénétrables les unes aux autres, et c’est ce qui vous montre le néant cruel de l’amour. Le sage doit se dire : Je ne suis rien dans ce rien qui est la créature. Espérer qu’on laissera un souvenir au cœur d’une femme, c’est vouloir fixer l’empreinte d’un anneau sur la face d’une eau courante. Aussi gardons-nous de vouloir nous établir dans ce qui passe, et attachons-nous à ce qui ne meurt pas.
— Enfin, répondis-je, cette Jahel est sous de bons verrous, et l’on peut se fier à la vigilance de son gardien.
— Mon fils, reprit mon bon maître, c’est ce soir qu’elle doit nous rejoindre au Cheval-Rouge. L’ombre est propice aux évasions, rapts, démarches furtives et actions clandestines. Il faut nous en reposer sur la ruse de cette fille. Quant à vous, ayez soin de vous trouver sur le rond-point des Bergères, entre chien et loup. Vous savez que M. d’Anquetil n’est pas patient et qu’il serait homme à partir sans vous.
Comme il me donnait cet avis, la cloche sonna le déjeuner.
— N’avez-vous point, me dit-il, une aiguille et du fil ; mes vêtements sont déchirés en plusieurs endroits et je voudrais, avant de paraître à table, les rétablir, par plusieurs reprises, dans leur ancienne décence. Ma culotte surtout me donne de l’inquiétude. Elle est à ce point ruinée que, si je n’y porte un prompt secours, je sens que c’en est fait d’elle.