La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 33

La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 361-377).


CHAPITRE XXXIII.

RENCONTRE ÉTRANGE.


En proie aux coupables passions qui font naître les querelles et les folles violences, et qu’accompagnent la honte et l’effroi ; entouré de crimes audacieux exposés au grand jour qu’ils auraient dû fuir, et que, dans la confusion où je suis, et quand tout ce qui m’environne est horreur, désespoir et remords, je ne saurais dire si je les ai commis ou seulement soufferts ; portant également le poids de mes excès et de ceux des autres, mon âme est accablée par le repentir, et ma vie troublée par la terreur.
Coleridge.


Pendant l’intervalle où on la laissa seule, Jeanie s’occupa à réfléchir attentivement sur sa position et sur le parti qu’il lui conviendrait le mieux d’adopter. Elle brûlait d’impatience de continuer son voyage, et d’un autre côté elle craignait de ne pouvoir le faire avec sécurité et sans s’exposer à de nouvelles violences, tant que la vieille et ses complices seraient dans le voisinage. Se souvenant de la conversation tenue dans la grange, et des aveux sans suite de Madge Wildfire, elle en conclut que sa mère avait un puissant motif de vengeance pour arrêter son voyage. De qui pouvait-elle espérer de l’appui, si ce n’est de M. Staunton ? Tout dans son aspect et ses manières semblait encourager cette espérance. Sa figure était belle et prévenante, quoiqu’on y remarquât une forte teinte de mélancolie. Il y avait dans sa physionomie et dans son langage quelque chose de doux et d’encourageant, et comme il avait servi plusieurs années, il avait conservé cette aisance et cette franchise qui distinguent ceux qui ont suivi la carrière militaire. C’était d’ailleurs un ministre de l’Évangile ; à la vérité, dans les idées de Jeanie, il était comparable aux gentils, et égaré de la droite voie au point de porter un surplis et de réciter un sermon qu’il avait d’abord écrit d’un bout à l’autre ; mais malgré cela, et quoique de plus il fût très-inférieur en force de poumons aussi bien qu’en bonne doctrine à Boanerges Stormheaven, Jeanie le considérait encore comme un personnage très-différent du desservant Kilstoup ou autres prélatistes que son père avait connus dans sa jeunesse, qui avaient l’habitude de s’enivrer dans leur costume canonique, et d’aller avec les dragons à la poursuite des caméroniens fugitifs. La maison où elle était lui parut être en désordre ; elle remarqua qu’il s’y passait un mouvement extraordinaire : mais comme elle ne pouvait supposer qu’on l’eût entièrement oubliée, elle jugea qu’il valait mieux rester tranquille dans l’appartement où on l’avait laissée, jusqu’à ce que quelqu’un jugeât à propos de s’occuper d’elle.

La première personne qui entra dans la bibliothèque fut, à sa grande satisfaction, une personne de son sexe. C’était une femme de charge d’un certain âge et d’une tournure respectacble. Jeanie lui expliqua en peu de mots sa situation, et lui demanda ce qu’elle devait faire.

La dignité d’une femme de charge ne lui permettait pas beaucoup de familiarité avec une étrangère retenue au rectorat pour y être examinée, et dont le caractère pouvait lui paraître un peu suspect ; mais elle lui répondit honnêtement, quoique avec réserve.

Elle lui apprit que son jeune maître avait fait une chute de cheval, qui le rendait très-sujet à tomber en faiblesse ; qu’il venait de se trouver mal à l’instant, et qu’il était impossible que Sa Révérence pût la voir de quelque temps, mais qu’elle devait être sûre qu’il ferait en sa faveur tout ce qui serait juste et convenable, dès qu’il pourrait s’occuper de son affaire. Elle finit par lui proposer de la faire entrer dans une pièce où elle pourrait attendre que Sa Révérence fût libre.

Notre héroïne saisit cette occasion de lui demander la permission de rajuster ses vêtements et de changer de linge.

La femme de charge, qui faisait grand cas de l’ordre et de la propreté, qualités qu’elle mettait au nombre des plus essentielles, s’empressa de lui en faciliter les moyens. Grâce au nouveau linge et aux vêtements que renfermait son petit paquet, Jeanie opéra un changement si favorable dans son extérieur, que la vieille dame eut de la peine à reconnaître la voyageuse aux vêtements sales et en désordre qu’elle venait de voir, dans la petite Écossaise, propre, fraîche et bien ajustée, qui se présenta devant elle quelques moments après. Cette transformation produisit sur mistress Dalton un si bon effet qu’elle engagea Jeanie à dîner avec elle, et elle ne fut pas moins satisfaite de la manière honnête et décente dont elle se conduisit pendant le repas.

« Tu peux lire dans ce livre, n’est-ce pas, mon enfant ? » lui dit la vieille femme de charge après que le dîner fut terminé, en posant la main sur une grande bible.

« Je le crois bien, madame, » dit Jeanie surprise de cette question ; « il aurait fallu que mon père manquât de tout pour me laisser manquer d’un tel livre. — Cela lui fait honneur, jeune fille. Il y a ici des gens qui sont pourtant bien vus dans le monde, et qui ne voudraient pas se condamner à un jeûne de trois heures, ou même renoncer à leur part de plumpouding pour mettre leurs enfants en état de lire la Bible. Prends donc ce livre, car mes yeux sont un peu affaiblis, et lis où tu voudras, car c’est le seul livre où tu ne puisses pas te tromper dans ton choix. »

Jeanie fut d’abord tentée de choisir la parabole du bon Samaritain ; mais sa conscience la réprimanda et lui fit comprendre que ce serait se servir des saintes Écritures non pour sa propre édification, mais pour disposer l’esprit des autres à venir à son secours dans ses chagrins temporels. Animée de ce scrupuleux sentiment, elle choisit un chapitre du prophète Isaïe, et le lut, malgré son accent écossais, avec tant d’onction et un ton si convenable, que mistress Dalton en fut fort édifiée.

« Ah ! dit-elle, si toutes les Écossaises te ressemblaient ! Mais nous avons eu le malheur de n’avoir de ton pays que des diablesses incarnées, plus méchantes les unes que les autres. Si tu connaissais quelque fille propre et soigneuse comme toi, qui eût besoin d’une place et eût de bons répondants, pourvu qu’elle portât des bas et des souliers, et qu’elle ne fût pas toujours à courir à toutes les fêtes et à toutes les foires, je crois que nous pourrions lui trouver de l’emploi au rectorat : n’as-tu pas de sœur, ou de cousine, mon enfant, à qui cette offre pût convenir ? »

Cette demande rouvrait les blessures de Jeanie ; cependant elle fut dispensée d’y répondre par l’entrée du même domestique qu’elle avait déjà vu.

« Mon maître désire voir la jeune fille qui vient d’Écosse, dit Thomas. — Allez parler à Sa Révérence, ma chère, le plus vite que vous pourrez, et racontez-lui toute votre histoire, dit mistress Dalton ; Sa Révérence est un homme bienfaisant. Je vais ployer cette feuille pour marquer ce passage, et en attendant je vous préparerai pour votre retour une tasse de thé avec un petit pain beurré : vous voyez rarement cela en Écosse, ma fille. — Monsieur attend la jeune fille, » dit Thomas avec impatience.

« Eh bien ! qu’avez-vous besoin de mettre là votre mot ? Et puis, combien de fois vous ai-je recommandé d’appeler M. Staunton Sa Révérence, comme il convient quand on parle d’un dignitaire de l’Église, et de ne pas lui donner du Monsieur, comme s’il n’était qu’un petit gentilhomme de campagne ! »

Jeanie se leva et se prépara à accompagner Thomas, qui ne répondit rien avant d’être dans le passage, mais alors murmura entre ses dents : « Il y a plus d’un maître dans la maison, et je crois qu’il y aura une maîtresse aussi, si la dame le prend sur ce ton. »

Thomas conduisit alors Jeanie par plus de passages et de détours qu’elle n’en avait encore traversé, et la fit entrer dans un appartement dont les volets étaient en partie fermés, et dans lequel il y avait un lit dont les rideaux étaient presque entièrement tirés. « Voici la jeune femme, monsieur, dit Thomas. — Très-bien, » dit une voix qui partait du lit, et qui n’était pas celle du recteur ; « tenez-vous prêt à répondre à la sonnette, et quittez la chambre. — Il y a sans doute quelque méprise, » dit Jeanie confondue de se trouver dans l’appartement d’un malade ; « le domestique m’a dit que le ministre… — Ne vous tourmentez pas, dit le malade ; il n’y a pas de méprise. Je connais mieux vos affaires que mon père, et je puis vous être plus utile que lui… Sortez, Tom. » Le domestique obéit. « Les moments sont précieux, reprit le malade, il ne faut pas en perdre… Ouvrez le volet de cette fenêtre. »

Elle obéit, et le malade ayant tiré de côté le rideau de son lit, le jour éclaira le visage pâle et défait d’un jeune homme qui, la tête entourée de bandages et enveloppé dans sa robe de chambre, était étendu sur le lit, dans un état apparent de faiblesse et d’épuisement. « Regardez-moi, dit-il, Jeanie Deans, ne me reconnaissez-vous pas ? — Non, monsieur, » dit-elle avec surprise, « je ne suis jamais venue dans ce pays. — Mais peut-être ai-je été dans le vôtre. Pensez, cherchez bien… Je n’ai pas la force de prononcer le nom que vous devez le plus maudire et détester… Pensez, rappelez-vous ! »

Un terrible souvenir s’offrit tout à coup à l’esprit de Jeanie Deans : les accents qu’elle venait d’entendre le lui confirmaient, et les paroles suivantes le changèrent en certitude.

« Calmez-vous ; rappelez-vous la butte de Muschat et le clair de lune. »

Jeanie retomba sur sa chaise, les mains jointes et tremblantes d’horreur.

« Oui, dit-il, me voici immobile dans ce lit où me retient la douleur et, comme un serpent foulé aux pieds, frémissant de mon impuissance. Me voici étendu là sans mouvement, quand je devrais être à Édimbourg, employant les derniers moyens pour sauver une vie qui m’est plus chère que la mienne. Comment est votre sœur ? dans quel état l’avez-vous laissée ? Condamnée à mort !… je le sais ; je l’ai appris. Dieu ! pourquoi le cheval qui m’a porté mille fois sans accidents là où m’appelaient de folles et criminelles passions, s’est-il abattu sous moi lorsque, pour la première fois depuis bien des années, j’entreprenais un voyage par un motif honorable ? Mais je dois me rendre maître de mon agitation : j’y succomberais, et il me reste beaucoup de choses à vous dire. Donnez-moi ce cordial qui est sur cette table… Pourquoi tremblez-vous ? Hélas ! vous n’en avez que trop de cause… Laissez, laissez, je puis m’en passer. »

Jeanie, malgré sa répugnance, s’approcha de lui avec la tasse dans laquelle elle avait versé la potion, et elle ne put s’empêcher de lui dire : « Il y un cordial pour l’esprit, monsieur, lorsque les méchants veulent abandonner les mauvaises voies et s’adresser au grand médecin des âmes. — Silence ! » dit-il d’un ton sévère ; « et cependant je vous remercie… Mais, dites-moi, et sans perdre de temps, ce que vous venez faire dans ce pays ; rappelez-vous que, quoique j’aie été le plus cruel ennemi de votre sœur, cependant je verserais tout mon sang pour elle, et je vous servirai pour l’amour d’elle. Personne ne peut le faire que moi, puisque personne ne connaît mieux les circonstances de cette malheureuse affaire. Ainsi donc, parlez sans crainte. — Je ne crains rien, monsieur, » dit Jeanie en reprenant sa fermeté ordinaire ; « j’ai mis ma confiance en Dieu, et s’il lui plaît d’opérer la délivrance de ma sœur, c’est tout ce que je cherche : peu m’importe quel en soit l’instrument. Mais, monsieur, pour vous parler franchement, je n’ose suivre vos conseils, à moins que vous ne me prouviez qu’ils s’accordent avec la loi divine qui règle ma conduite. — Que le diable emporte la puritaine ! » s’écria George Staunton ; car c’est ainsi que nous l’appellerons maintenant. » Je vous demande pardon ; mais je suis naturellement impatient, et vous me faites perdre la tête. Quel mal peut-il résulter pour vous de me dire dans quelle situation est votre sœur, et sur quoi se fonde votre espoir de la sauver ? Il sera temps de refuser mes avis quand je vous en offrirai qui ne vous plairont point. Je vous parle avec calme, quoique ce ne soit pas dans ma nature ; mais ne me poussez pas au désespoir, vous m’ôteriez les moyens de servir Effie. »

Il y avait dans les regards et dans les paroles de ce malheureux jeune homme une impétuosité et une violence qu’il cherchait à contenir et qui le dévoraient intérieurement : c’était l’impatience d’un cheval fougueux qui se fatigue à ronger son frein. Après un moment de réflexion, Jeanie songea qu’elle n’avait aucune raison de lui cacher, soit à cause de sa sœur, soit à cause d’elle, les conséquences du crime qu’il avait commis, ni de rejeter les avis qu’il pourrait lui donner s’ils n’avaient rien de blâmable et de contraire à ses devoirs. Elle lui raconta donc, aussi brièvement que possible, l’histoire du jugement et de la condamnation de sa sœur, et celle de son voyage jusqu’à Newark. Il parut, en l’écoutant, livré aux plus cruelles angoisses, et cependant chercher à réprimer tout geste et toute parole qui, en exprimant la violence de son émotion, aurait pu l’interrompre. Étendu sur sa couche, comme le monarque mexicain sur son lit de charbons ardents, le mouvement convulsif de ses traits et le tremblement de ses membres indiquaient seuls ce qu’il souffrait. Une grande partie de ce qu’elle lui apprit lui arracha des gémissements étouffés, comme s’il entendait la confirmation de ces malheurs dont il connaissait déjà la triste réalité. Mais quand, en continuant son récit, elle en vint aux circonstances qui avaient interrompu son voyage, une surprise extrême et une profonde attention parurent succéder aux remords dont il semblait précédemment agité. Il questionna Jeanie en détail sur la tournure des deux hommes et sur la conversation qu’elle avait entendue entre le plus grand et la vieille femme.

Quand elle raconta ce que la vieille femme avait dit de l’enfant qu’elle avait nourri : » C’est trop vrai, dit-il, et il faut que j’aie puisé à cette source, dès mon enfance, ces criminels et funestes penchants à des vices qui étaient étrangers à ma famille… Mais continuez. »

Jeanie passa rapidement sur la promenade qu’elle avait faite avec Madge, n’ayant aucune envie de répéter des choses qui pouvaient n’être que l’effet du délire de sa compagne ; son récit fut donc bientôt terminé.

Le jeune Staunton resta un moment dans la plus profonde méditation, et lorsqu’il parla, ce fut avec plus de calme qu’il n’en avait encore montré pendant leur entrevue. « Vous êtes une fille sensée autant que bonne, Jeanie Deans, et je vais vous dire de mon histoire plus que je n’en ai jamais raconté à personne. Mon histoire, dis je ! ce n’est qu’un tissu de crimes, de folies et de malheurs : mais remarquez bien que si j’agis ainsi, c’est parce que j’espère obtenir votre confiance en retour, c’est-à-dire que vous agirez dans cette triste affaire d’après mes seuls avis ; c’est donc dans cet espoir que je vais parler. — Je ferai ce qui conviendra à une sœur, à une fille et à une chrétienne, dit Jeanie ; mais ne me racontez pas vos secrets ; il n’est peut-être pas bon pour moi de les entendre, ni d’écouter les doctrines qui font tomber dans l’erreur. — Que vous êtes simple, Jeanie ! dit le jeune homme : regardez-moi, je n’ai ni cornes à la tête, ni pieds fourchus, ni griffes aux mains ; et puisque je ne suis pas le diable en personne, quel intérêt puis-je avoir à détruire des espérances qui vous consolent, même quand elles vous abuseraient ? Écoutez-moi patiemment, et vous verrez, quand vous aurez entendu le conseil que j’ai à vous donner, que vous pouvez monter jusqu’au septième ciel avec lui, sans vous en trouver moins légère d’une once. »

Au risque d’être un peu diffus, comme les explications le sont généralement, nous tâcherons de réunir en une narration suivie le récit que commença le malade, d’une manière trop minutieuse à la fois et trop interrompue par la violence de ses passions, pour que nous puissions le rapporter dans ses propres termes. Il en lut une partie, cependant, tirée d’un manuscrit qu’il avait peut-être destiné à faire connaître les événements de sa vie à ses parents, après sa mort.

« Je tâcherai de vous conter mon histoire le plus brièvement possible. Cette misérable vieille, cette Marguerite Murdockson, était la femme d’un ancien domestique de mon père, auquel il était fort attaché ; elle avait été ma nourrice. Son mari mourut. Elle résidait alors dans une chaumière voisine d’ici. Elle avait une fille qui, déjà grande, était jolie alors, mais vaine et légère. Sa mère essaya de la marier avec un riche vieillard du voisinage. Nous nous voyions souvent, et nous vivions aussi familièrement ensemble que nos relations semblaient l’autoriser. Elle fut imprudente ; et moi… moi ! en un mot j’en abusai cruellement. Je fus moins coupable dans cette affaire que je ne le devins plus tard avec votre sœur ; mais mes torts étaient déjà assez grands : sa faiblesse aurait dû lui servir de protection. Peu de temps après, je commençai mes voyages. Je dois rendre cette justice à mon père, que, si je me suis laissé entraîner par le génie du mal, ce n’est pas sa faute : il ne négligea rien pour qu’il en fût autrement. À mon retour, j’appris que la misérable mère et sa malheureuse fille avaient été chassées du pays. Mon père découvrit que j’étais l’auteur de leur honte et de leurs malheurs : il m’accabla de reproches amers, que je ne pus supporter. Je le quittai, et commençai à mener une vie remplie d’aventures et d’intrigues, résolu à ne jamais revoir le toit paternel.

« C’est maintenant que mon histoire devient pénible ! Jeanie, je vais mettre ma vie entre vos mains, et non seulement ma vie, qui, Dieu le sait, ne mérite pas d’être épargnée, mais le repos d’un vénérable vieillard et l’honneur d’une famille considérée. Mon goût pour la mauvaise société était, je puis le dire, d’un genre particulier, et indiquait un naturel qui, s’il n’eût pas été corrompu par des habitudes de désordres, eût pu devenir capable des meilleures choses. Les folles débauches, la gaieté grossière et la licence effrénée de ceux auxquels je m’associai me charmaient moins que le génie entreprenant, la présence d’esprit dans le danger, la finesse et l’adresse qu’ils déployaient pour tromper les officiers de la douane, ou autres aventures de ce genre. Avez-vous remarqué ce rectorat, examiné sa position et ses alentours ? n’est-ce pas une retraite délicieuse ? »

Alarmée de ce changement soudain de sujet, Jeanie, répondit affirmativement.

« Eh bien ! j’aurais voulu qu’il eût été à dix pieds sous terre avec les terres et les dîmes qui en dépendent. Sans ce maudit rectorat, j’aurais pu suivre mon penchant, qui m’entraînait vers la profession des armes ; et la moitié du courage et de l’intelligence dont j’ai fait preuve parmi les contrebandiers et les maraudeurs aurait suffi pour m’assurer un rang honorable parmi mes compatriotes. Pourquoi n’allai-je pas à l’étranger quand je quittai cette maison ? Pourquoi la quittai-je jamais ? Pourquoi… ? Mais enfin j’en suis arrivé à ce point où je ne puis songer au passé sans sentir ma raison s’égarer, et à l’avenir sans me livrer au désespoir. »

Il s’arrêta un moment, et continua ensuite avec plus de calme : « Les chances d’une vie errante m’amenèrent malheureusement en Écosse, pour prendre part à des actions plus criminelles que toutes celles dont je m’étais encore mêlé. Ce fut alors que je fis connaissance avec Wilson, homme très-remarquable dans sa classe. Plein de calme, de sang-froid et de résolution, d’un esprit ferme et d’une force de corps prodigieuse, il était doué aussi d’une espèce d’éloquence grossière qui l’élevait beaucoup au-dessus de ses compagnons et lui donnait de l’empire sur eux. Jusque là j’avais été audacieux et dissolu ; cependant des éclairs de repentir, de regrets, prouvaient encore que je pouvais un jour revenir à la vertu. Mais, pour le malheur de cet homme et pour le mien, malgré la différence de rang et d’éducation qui existait entre nous, il acquit sur moi une influence extraordinaire, que je ne puis m’expliquer que par la supériorité que son courage froid et réfléchi lui donnait sur ma folle impétuosité. J’étais entraîné d’une manière irrésistible à le suivre dans toutes ses entreprises, où il déployait une adresse, un courage tout à fait rares. Ce fut pendant que je m’abandonnais à des aventures si désespérées, sur les traces d’un chef aussi dangereux, que je fis connaissance avec votre sœur dans ces réunions de jeunes gens qui se tiennent dans les faubourgs, et qu’elle fréquentait à la dérobée. Misérable ! la séduction fut comme l’intermède des crimes affreux dont je ne tardai pas à me rendre coupable ! Cependant je dois vous jurer que ce crime n’était pas prémédité, et ma ferme résolution était de lui offrir la réparation qui dépendait de moi, en l’épousant aussitôt que je pourrais me dégager du genre de vie honteux que je suivais et en prendre un plus convenable à ma naissance. Je me livrais à des rêves romanesques : je voulais feindre de la conduire dans quelque misérable retraite, et puis faire briller tout à coup à ses yeux ce rang et cette fortune qu’elle n’avait jamais pu soupçonner, et que j’allais mettre en sa possession. Un ami, à ma prière, se chargea de faire des démarches auprès de mon père pour en obtenir mon pardon. Cette négociation fut plusieurs fois rompue et renouvelée. Enfin, j’étais sur le point de rentrer en grâce auprès de mon père, quand il apprit mon infamie, qui lui fut peinte encore avec des couleurs exagérées, dont, hélas elle n’avait pas besoin. Je reçus de lui une lettre qui m’arriva je ne sais comment ; elle renfermait des billets pour une somme assez forte, et il m’y déclarait qu’il me désavouait à jamais. Je me livrai à toutes les fureurs du désespoir, et, n’étant plus retenu par rien, je me joignis à Wilson dans une entreprise de contrebande qui échoua. Bientôt je me laissai persuader par la logique de cet homme entreprenant et hardi qu’un vol commis sur la personne d’un officier des douanes du comté de Fife n’était qu’un acte de juste représaille. Jusque là j’avais observé de certaines bornes dans mes désordres, et mes mains étaient restées pures de toute attaque sur la propriété d’autrui ; mais dès lors je ne connus plus aucun frein, et j’éprouvai un plaisir farouche à me déshonorer de plus en plus.

« Le pillage n’était pas mon but : je l’abandonnais à mes camarades, et ne demandais que le poste du danger. Je me rappelle que, pendant que j’étais, le sabre nu, à la porte de la maison où se commettait ce vol, je ne songeai pas un moment à ma propre sûreté : je ne pensais qu’à l’injure supposée que j’avais reçue de ma famille, à ma soif impuissante de vengeance, et à ce qu’éprouverait l’orgueilleuse maison des Willingham en apprenant qu’un de ses descendants, l’héritier futur de ses titres et de ses honneurs, périrait par les mains du bourreau pour avoir volé à un douanier écossais une somme qui n’était que le cinquième de celle que j’avais dans mon portefeuille. Nous fûmes pris : je m’y attendais. Nous fûmes condamnés : je m’y attendais encore. Mais la mort, envisagée de plus près, s’offrit à moi sous un aspect hideux, et le souvenir de la triste situation de votre sœur me décida à faire un effort pour sauver ma vie. J’oubliais de vous dire que j’avais retrouvé à Édimbourg la femme Murdockson et sa fille. Cette femme avait suivi les camps dans sa jeunesse, et à cette époque, sous prétexte d’un petit commerce, elle avait repris des habitudes de rapine qui ne lui étaient que trop familières. Notre première entrevue fut orageuse ; mais, grâce à ma libéralité, car je n’épargnai pas l’argent, elle oublia ou feignit d’oublier l’injure faite à sa fille. La malheureuse fille elle-même sembla à peine reconnaître son séducteur, encore moins conserver la mémoire du tort qu’il lui avait fait. Son esprit est complètement égaré, ce que sa mère attribue quelquefois aux suites d’un accouchement malheureux ; mais tout cela était mon ouvrage, et ici une nouvelle pierre était suspendue à mon cou pour m’entraîner dans un abîme de perdition : chaque regard, chaque mot de cette pauvre créature, sa fausse gaieté, ses souvenirs imparfaits, ses allusions à des circonstances qu’elle avait oubliées, tout cela était autant de coups de poignard ; que dis-je ! il me semblait qu’on me tenaillait avec des pinces brûlantes et qu’on versait du soufre enflammé sur mes blessures. Mais je retourne aux pensées qui m’occupaient dans ma prison.

« Une des plus cruelles était que votre sœur approchait de son terme. Je connaissais la crainte que son père et vous lui inspiriez. Elle m’avait dit souvent qu’elle aimerait mieux mourir mille fois que de vous dévoiler sa honte. Il fallait pourtant s’occuper de l’époque de son accouchement. Je savais bien que la vieille Murdockson était une infâme sorcière ; mais je croyais qu’elle m’aimait, et qu’avec de l’argent je pourrais acheter sa fidélité. Elle avait procuré une lime à Wilson, et à moi une scie. Elle promit volontiers de se charger de l’accouchement d’Effie, et je savais qu’elle avait les connaissances nécessaires pour lui tenir lieu de tout autre secours. Je lui donnai une partie de l’argent que mon père m’avait envoyé, et il fut convenu qu’elle recevrait Effie chez elle, et qu’elle attendrait les ordres que je lui donnerais quand j’aurais effectué ma fuite. Je communiquai ce plan à la pauvre Effie et lui parlai de la vieille sorcière, dans une lettre où je cherchais à soutenir le caractère de Macbeath[1] après sa condamnation, celui d’un brigand intrépide et déterminé qui conserve son impudence et sa gaieté, et se moque de tout jusqu’au dernier moment. Telle était ma pitoyable ambition ! Cependant j’avais résolu intérieurement, si j’avais le bonheur d’échapper à l’échafaud, d’abandonner cette criminelle carrière. Mon projet était d’épouser votre sœur et de passer avec elle aux Indes orientales. Il me restait encore une somme assez considérable, et j’espérais, de façon ou d’autre, trouver le moyen de m’y faire une existence.

« Nous fîmes pour nous évader une tentative que l’obstination de Wilson, qui insista pour passer le premier, fit échouer complètement. Vous avez dû entendre parler de la manière intrépide et généreuse avec laquelle il répara son erreur en se sacrifiant lui-même pour faciliter ma fuite de l’église de la prison. Le bruit s’en répandit dans toute l’Écosse. Ce fut une action noble et héroïque ; tout le monde en parla ; ceux même qui condamnaient le plus les habitudes criminelles de cet homme courageux louèrent avec enthousiasme le généreux dévouement de son amitié. J’ai bien des vices, mais je ne connais ni l’ingratitude ni la lâcheté. Je ne m’occupai plus que de payer à Wilson le prix de son sacrifice, et la sûreté de votre sœur devint même momentanément à mes yeux une considération secondaire. Rendre la liberté à Wilson était le but de toutes mes pensées, et je ne désespérais pas d’en trouver les moyens.

« Cependant je n’oubliais pas non plus tout à fait Effie. Les limiers de la loi me poursuivaient de si près que je n’avais osé visiter aucun des lieux que je fréquentais autrefois ; mais la vieille Murdockson vint me trouver à un rendez-vous que je lui avais donné, et m’apprit que votre sœur était heureusement accouchée d’un garçon. Je recommandai à la vieille de chercher à calmer l’esprit de la pauvre Effie, de la soigner, et de ne la laisser manquer d’aucune des douceurs que l’argent pouvait procurer ; ensuite je me retirai dans le comté de Fife, parmi les anciens compagnons de Wilson. Je me cachai dans ces antres où les hommes engagés dans le dangereux métier de contrebandier ont coutume de se réfugier et de déposer les marchandises passées en fraude. Ceux qui violent les lois divines et humaines peuvent encore exciter l’intérêt quand ils déploient du courage et de la générosité : on nous assura que le peuple d’Édimbourg, vivement touché de la situation de Wilson et du courage qu’il avait montré, soutiendrait toute entreprise hardie qui aurait pour but de l’arracher à la mort, fût-ce même au pied de l’échafaud. Toute désespérée que paraissait cette tentative, en déclarant que je servirais de chef à ceux qui voudraient l’entreprendre, je ne manquai pas de compagnons déterminés à me suivre, et je retournai dans le Lothian, prêt à agir quand l’occasion s’en présenterait.

« Je suis certain que je serais parvenu à le soustraire au nœud fatal suspendu sur sa tête, » continua-t-il en paraissant s’animer d’un reste de cette ardeur qui l’avait conduit à de tels exploits. « Mais, parmi d’autres précautions, les magistrats en avaient employé une qui leur avait été suggérée par le misérable Porteous, et qui déconcerta toutes nos mesures : ils avancèrent d’une demi-heure le moment fixé pour l’exécution. Nous avions décidé entre nous que, dans la crainte d’être remarqués par les officiers de justice, nous ne nous montrerions dans les rues qu’au moment où elle aurait dû avoir lieu ; il en résulta que tout était fini avant que nous eussions commencé une attaque en sa faveur. Elle eut lieu cependant ; j’arrivai jusqu’à l’échafaud, et je coupai la corde de mes propres mains. Hélas ! il était trop tard ! Le criminel mais intrépide et généreux Wilson n’existait plus, et la vengeance était tout ce qui nous restait ; vengeance que je regardais comme un devoir d’autant plus impérieux de ma part, que Wilson avait sacrifié pour me sauver une liberté et une vie qu’il aurait pu facilement sauver. — Ô monsieur, dit Jeanie, ces paroles de l’Écriture ne se présentèrent-elles pas à votre esprit : La vengeance m’appartient, dit le Seigneur, et c’est à moi de l’exercer ? — L’Écriture ! il y avait plus de cinq ans que je n’avais ouvert une Bible. — Bon Dieu ! s’écria Jeanie, et le fils d’un ministre encore ! — Il est naturel que vous parliez ainsi ; cependant ne m’interrompez pas, et laissez-moi finir ma déplorable histoire. Ce monstre de Porteous, qui continua de faire tirer sur le peuple long-temps après que cela eut cessé d’être nécessaire, devint l’objet de la haine publique pour avoir outrepassé son devoir, et de la mienne, pour l’avoir trop bien rempli : nous résolûmes, c’est-à-dire moi et les amis les plus déterminés de Wilson, d’en tirer vengeance. Mais la prudence était nécessaire. Il me sembla que j’avais été remarqué par un des officiers ; c’est pourquoi je n’osai rentrer dans Édimbourg, et j’errai dans ses environs. À la fin je me rendis, au péril de ma vie, au lieu ou j’espérais trouver mon épouse future et mon fils. Ils n’y étaient plus. La vieille Murdockson me dit qu’aussitôt qu’Effie avait appris le mauvais succès de l’entreprise formée en faveur de Wilson, elle avait été saisie par une fièvre chaude ; et qu’un jour qu’elle avait été obligée de sortir pour une affaire indispensable et de la laisser seule, Elle avait profité de cette occasion pour s’échapper : elle n’en avait pas entendu parler depuis. Je l’accablai de reproches, qu’elle écouta avec le calme le plus imperturbable, le sang-froid le plus irritant : car, toute violente et toute féroce qu’elle soit, elle a ce privilège de savoir, dans certaines occasions, se rendre complètement maîtresse d’elle-même, et conserver l’impassibilité la plus absolue. Je la menaçai de la justice ; elle me répondit que j’avais plus lieu qu’elle-même de la redouter. Elle n’avait pas tort, et que pouvais-je lui répondre ? Je lui parlai de vengeance ; elle me répliqua à peu près dans les mêmes termes, que s’il était question d’injures reçues c’était moi qui devais craindre la sienne. Elle avait encore raison, et je fus réduit au silence. Je la quittai rempli d’indignation, et je fis prendre des informations par un de mes camarades dans les environs de Saint-Léonard au sujet de votre sœur ; mais avant de recevoir sa réponse, un des limiers de la police, ayant découvert mes traces, m’obligea de quitter les environs d’Édimbourg et de me cacher dans une retraite plus éloignée. Un émissaire fidèle et discret vint enfin m’y apporter deux nouvelles, dont la première me causa une satisfaction qui fut bientôt oubliée dans la consternation que l’autre me causa : c’était la condamnation de Porteous, l’arrestation de votre sœur, fondée sur une accusation criminelle.

« Je me risquai une seconde fois chez la femme Murdockson, et lui reprochai encore sa trahison envers la malheureuse Effie et son enfant, quoique je ne pusse découvrir quel intérêt l’avait fait agir, si ce n’est celui de s’approprier la totalité de l’argent que j’avais placé entre ses mains. Le récit que vous m’avez fait jette sur cette action une horrible clarté, et me montre un autre motif, non moins puissant, quoique plus caché, le désir de consommer sa vengeance sur le séducteur de sa fille, sur l’homme qui a causé la perte de son honneur et de sa raison. Juste ciel ! pourquoi, au lieu de la vengeance dont elle fit choix, ne me livra-t-elle pas au supplice ? — Mais quelle explication vous donna cette misérable femme au sujet d’Effie et de son enfant ? demanda Jeanie, qui pendant ce long et pénible récit, avait conservé assez de présence d’esprit et de jugement pour diriger toute son attention sur les points qui pouvaient servir à jeter du jour sur les malheurs de sa sœur.

— Elle ne voulut m’en donner aucune, dit Staunton. Elle dit que la mère s’était enfuie avec son enfant dans ses bras ; qu’elle n’avait jamais revu ni l’un ni l’autre ; qu’Effie avait bien pu jeter son enfant dans le North-Loch ou dans quelque autre endroit ; qu’elle n’en savait rien, mais que cela était assez probable. — Et qui vous fit penser qu’elle ne vous disait pas la fatale vérité ? » demanda Jeanie en tremblant.

« C’est que dans cette seconde visite je vis Madge, et qu’à ses discours je compris que l’enfant avait été enlevé ou mis à mort pendant la maladie de la mère ; mais il règne dans ses paroles tant d’incertitude et de vague, qu’il me fut impossible d’en obtenir aucun autre détail, ni même aucun fait positif. Seulement l’esprit infernal de sa mère me porta à redouter tout ce qu’il y avait de plus sinistre. — Cette dernière circonstance s’accorde avec la déclaration faite par ma pauvre sœur, dit Jeanie. Mais continuez votre narration, monsieur. — Ce dont je suis certain, dit Staunton, c’est qu’Effie, avec l’usage de sa raison et sa pleine connaissance, n’était pas capable de faire le moindre mal à la dernière des créatures humaines. Mais que pouvais-je faire pour sa défense ? rien. Toutes mes pensées se tournèrent donc vers les moyens de la sauver. J’étais dans la cruelle nécessité de dissimuler mes sentiments vis-à-vis de l’infâme Murdockson : ma vie était dans ses mains. C’était peu de chose, et le dernier soin qui m’occupât ; mais de cette vie dépendait celle de votre sœur, et cette considération me donna la force de me contraindre. Je parlai doucement à cette misérable ; je parus me fier à elle, et je dois avouer que, en ce qui ne concernait que moi, elle me donna des preuves d’une fidélité extraordinaire. J’étais incertain sur les mesures que j’adopterais pour sauver votre sœur, lorsque la fureur générale qu’excita parmi le peuple le sursis accordé à Porteous me suggéra l’audacieux projet de forcer les portes de la prison pour arracher votre sœur à la barbarie d’une loi sanguinaire, et de livrer à un châtiment mérité le misérable qui avait tourmenté l’infortuné Wilson jusqu’à l’heure de la mort, comme les sauvages et féroces Indiens se plaisent à torturer leurs prisonniers. Je me jetai au milieu de la multitude au moment de la fermentation. Mon exemple fut suivi par quelques autres camarades de Wilson, qui, comme moi, avides de vengeance, avaient été trompés dans l’espoir de rassasier leurs yeux de l’exécution de Porteous. Tout fut organisé, et je fus choisi pour leur chef. Je n’ai éprouvé, je n’éprouve en ce moment aucun repentir de ce que nous projetâmes et réussîmes à exécuter dans cette occasion. — Oh ! que Dieu vous pardonne, monsieur, et vous ramène à de meilleurs sentiments ! s’écria Jeanie. — Amen, répliqua Staunton, si ces sentiments sont criminels. Mais, je dois le dire, quoique disposé à seconder cette entreprise, j’aurais désiré qu’ils eussent choisi un autre chef, car je prévoyais que les devoirs qui m’allaient être imposés pendant cette mémorable nuit ne me laisseraient pas la liberté de m’occuper d’Effie. Je chargeai donc un ami fidèle de la conduire en lieu de sûreté aussitôt que le fatal cortège aurait quitté la prison. Mais aucune des prières, aucun des moyens de persuasion que me permit la confusion du moment, ou qu’employa plus à loisir mon camarade après que la populace se fut éloignée, ne purent décider cette infortunée à abandonner la prison. Cet ami me rapporta que tous les arguments avaient été inutiles auprès de cette victime obstinée à sa perte, et qu’il avait été obligé de la quitter afin de pourvoir à sa propre sûreté. Tel fut le compte qu’il me rendit ; mais peut-être ne mit-il pas dans ses efforts pour la convaincre la persévérance et la chaleur que j’aurais employées moi-même. — Effie eut raison de rester, dit Jeanie, et je ne l’en aime que mieux. — Comment pouvez-vous parler ainsi, dit Staunton. — Vous ne comprendriez pas mes motifs, quand je vous les expliquerais, » dit Jeanie avec calme ; « ceux qui ont soif du sang de leurs ennemis n’ont pas de goût pour les pures sources de la vie éternelle. — Mes espérances, dit Staunton, furent donc ainsi trompées une seconde fois. Je m’occupai ensuite de la faire acquitter de cette accusation par votre moyen. Vous ne pouvez avoir oublié dans quel lieu et de quelle manière je m’y pris pour vous convaincre. Je ne puis blâmer votre refus, depuis que je vois qu’il était fondé sur vos principes et ne provenait pas d’une indifférence coupable à l’égard de votre sœur. Quant à moi, j’étais fou de désespoir ; je ne savais plus de quel côté me tourner ; tous mes efforts étaient impuissants. Dans cette situation, et poursuivi de tous côtés, je songeai à recourir à ma famille et à son influence. J’abandonnai l’Écosse ; j’arrivai chez mon père ; le changement de mes traits, la violence de mes remords obtinrent de lui ce pardon qu’un père a toujours de la peine à refuser, même au fils qui le mérite le moins. Et depuis j’ai attendu ici, dans des angoisses d’esprit qu’un criminel pourrait envier, l’issue du jugement de votre sœur. — Sans prendre aucune mesure pour la sauver ? dit Jeanie. — J’espérais jusqu’à la fin que son affaire se terminerait plus favorablement, et il n’y a que deux jours que la fatale nouvelle m’est parvenue. Ma résolution fut bientôt prise. Je montai mon meilleur cheval dans l’intention de me rendre à Londres en toute hâte, et là d’obtenir de sir Robert Walpole la vie de votre sœur, en lui livrant dans la personne de l’héritier des Willingham, le fameux George Robertson, le complice de Wilson, le chef de l’insurrection qui enfonça les portes de la prison du Mid-Lothian et mit à mort Porteous. — Comment cela pouvait-il sauver ma sœur ? » demanda Jeanie avec étonnement.

« Oui, sans doute d’après la manière dont j’aurais fait mes conditions. Les reines aiment la vengeance tout autant que leurs sujets. Quelque peu de cas que vous en fassiez, c’est un mets qui flatte tous les goûts, depuis celui du prince jusqu’à celui du dernier paysan. Les premiers ministres n’estiment pas moins ce qui peut leur fournir l’occasion de faire la cour à leurs souverains en flattant leurs passions. Qu’est-ce que la vie d’une obscure villageoise en comparaison d’un si haut intérêt ? Je pourrais demander le plus précieux des joyaux de la couronne pour porter au pied du trône la tête d’un aussi insolent conspirateur, que je serais sûr de l’obtenir. Tous mes autres projets ont échoué, mais celui-ci ne pouvait que réussir. Le ciel est juste cependant ; il n’a pas voulu me laisser l’honneur d’offrir à votre sœur cette expiation volontaire de tout le mal que je lui ai fait. Je n’avais pas fait dix milles, que mon cheval, le meilleur qui soit dans le pays et qui n’a jamais bronché, tomba sur un terrain lisse et uni, comme s’il eût été frappé d’une bombe. Je fus grièvement blessé, et rapporté ici dans le misérable état où vous me voyez à présent. »

Comme le jeune Staunton touchait à la conclusion de son récit, le domestique ouvrit la porte, et d’une voix qui semblait plutôt donner un signal qu’annoncer une visite, il dit : « Sa Révérence, monsieur, est en ce moment dans l’escalier pour venir vous voir. — Pour l’amour de Dieu, cachez-vous, Jeanie, s’écria Staunton, là, dans ce cabinet de toilette. — Non, monsieur, dit Jeanie, je n’ai pas fait de mal ici, et je ne m’exposerai pas à la honte de me cacher aux yeux du maître de la maison. — Mais, grand Dieu ! s’écria George, réfléchissez donc… »

Avant qu’il pût achever sa phrase, son père entra dans l’appartement.



  1. Héros d’une pièce anglaise fort connue, intitulée The Beggar’s Opera. a. m.