La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 32

La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 352-360).


CHAPITRE XXXII.

LE RECTORAT DE WILLINGHAM.


La paroisse était gouvernée cette année-là par une espèce de rustre, brutal et bourru.
Crabbe.


Tandis que M. Staunton, car tel était le nom du digne ecclésiastique, était allé ôter son surplis dans la sacristie, Jeanie était sur le point d’en venir à une rupture ouverte avec Madge.

« Il faut nous en retourner sur-le-champ à la grange, lui dit Madge ; il est tard, et ma mère sera en colère contre nous. — Je ne puis retourner avec vous, Madge, » dit Jeanie en tirant une guinée de sa poche et la lui offrant. « Je vous suis très-obligée ; mais il faut que je poursuive ma route. — Et moi qui suis venue jusqu’ici pour vous faire plaisir, petite ingrate, répondit Madge, croyez-vous que je m’en retournerai toute seule, au risque de me faire assommer par ma mère, et cela pour l’amour de vous ? Mais je vais vous traiter comme vous le méritez. — Pour l’amour de Dieu, » dit Jeanie à un homme qui était à côté d’elle, « délivrez-moi d’elle ; elle est folle !… — Oui, oui, dit le rustre, ce n’est pas la première fois que j’en entends parler, et m’est avis que tu es un oiseau du même plumage… Quoi qu’il en soit, Madge, je te conseille de ne pas la toucher, si tu ne veux pas avoir de coups. »

Plusieurs des paroissiens de la classe du peuple s’attroupèrent alors autour des étrangères, et les enfants se mirent à crier qu’il allait y avoir un combat entre Madge Wildfire et une autre échappée de Bedlam ; mais tandis que la foule s’assemblait dans le charitable espoir de jouir à son aise de ce spectacle curieux, le chapeau galonné du bedeau parut au milieu de la multitude, qui s’empressa de faire place à ce personnage imposant. Il s’adressa d’abord à Madge :

« Qu’est-ce qui te ramène ici, maudite idiote, pour être le fléau de la paroisse ? Amènes-tu encore d’autres bâtards avec toi pour les mettre sur le dos d’un honnête homme, ou oserais-tu nous charger de cet autre oison qui a la tête aussi timbrée que la tienne, comme si nous n’avions pas déjà assez de taxes pour les pauvres ? Hors d’ici, et va-t’en rejoindre ta voleuse de mère, qui vient d’être mise en prison à Barkston. Sors de la paroisse sur-le-champ, dis-je, ou je t’en chasse à coups de fouet. »

Madge resta un moment dans un morne silence ; mais elle n’avait pas oublié par quels moyens le bedeau avait coutume de faire respecter son autorité, et ce souvenir lui ôta tout courage de lui résister.

« Et ma mère, ma pauvre vieille mère ! s’écria-t-elle, qui est en prison à Barkston… Voilà de vos œuvres, miss Jeanie Deans ; mais vous me paierez tout cela, ou mon nom n’est pas Madge Wildfire… je veux dire Murdockson. Dieu me pardonne ! j’oublie jusqu’à mon nom dans cette confusion. »

En parlant ainsi, elle s’en alla et fut suivie de tous les polissons du village, qui raccompagnaient en criant après elle : « Madge, peux-tu dire ton nom maintenant ? » Quelques-uns la tiraient par les pans de sa robe, et employaient tous les moyens qu’ils pouvaient inventer pour l’exaspérer jusqu’à la fureur.

Jeanie vit son départ avec une joie infinie, quoiqu’elle eût voulu pouvoir payer le service que Madge lui avait rendu.

Elle s’adressa alors au bedeau, et lui demanda s’il n’y aurait pas quelque maison dans le village où on voudrait la recevoir en payant, et si elle pourrait avoir la permission de parler au ministre.

« Oui, oui, répondit le dignitaire de la paroisse, nous aurons soin de toi ; et à moins que tu ne répondes au recteur à sa satisfaction, je crois que nous épargnerons ton argent et te logerons aux dépens de la paroisse, jeune fille. — Où allez-vous donc me mener ? » demanda Jeanie avec quelque inquiétude.

« D’abord chez Sa Révérence, où je dois vous conduire pour lui rendre compte de ce que vous êtes, et empêcher que vous ne veniez tomber à la charge de la paroisse. — Je ne veux être à la charge de personne, dit Jeanie ; j’ai de quoi fournir à mes besoins, et je ne demande qu’à continuer ma route en sûreté. — Ma foi, c’est une autre affaire, répondit le bedeau, si toutefois cela est vrai : et il me semble aussi que tu n’as pas l’air si effaré que ta camarade… Tu serais une assez belle fille, si tu étais mieux arrangée et mieux coiffée. Allons, allons, suis-moi, le recteur est un brave homme. — Est-ce le ministre qui approche ? demanda Jeanie. — Le ministre ! Dieu te fasse grâce ! tu es donc une presbytérienne ? Je te dis que c’est le recteur, le recteur lui-même, jeune fille, et il n’y en a pas un semblable dans le comté, ni même dans les quatre comtés voisins… Allons, allons, viens, nous ne pouvons rester ici. — Je vous assure que je ne demande pas mieux que d’aller parler au ministre, dit Jeanie ; car quoiqu’il ait lu son discours, et qu’il porte un surplis, je ne puis m’empêcher de le regarder comme un homme juste et craignant Dieu, d’après la manière dont il a prêché. »

La populace, trompée dans son attente, et voyant qu’il ne se passerait plus rien d’intéressant, s’était dispersée, et Jeanie, avec sa patience ordinaire, suivit son guide important et un peu brusque, mais non brutal toutefois, dans la maison du recteur.

Cette maison était grande et commode, car le rectorat était un bénéfice très-considérable, à la nomination d’une riche famille du pays, dont le chef élevait presque toujours un de ses fils ou de ses neveux pour l’Église, afin de le pourvoir, puisqu’il en avait la faculté, d’une cure aussi avantageuse. De cette manière, le rectorat de Willingham avait toujours été considéré comme l’apanage direct et immédiat du château de Willingham, et comme les riches baronnets qui en étaient possesseurs avaient ordinairement un fils, un frère ou un neveu établi dans ce bénéfice, on avait mis le plus grand soin à rendre leur habitation non seulement décente et commode, mais même magnifique et imposante.

Elle était située à environ quatre cents toises du village, sur le penchant d’une colline qui s’élevait graduellement au-dessus, et dont la surface était couverte de petits enclos, distribués de telle sorte que les vieux chênes et les ormes qui s’élevaient en haies se mêlaient irrégulièrement les uns avec les autres, et formaient la perspective la plus belle et la plus variée. En approchant davantage de la maison, une belle grille les admit dans une avenue, peu large à la vérité, mais plantée de châtaigniers et de hêtres et entretenue avec soin. La façade du bâtiment était irrégulière ; une partie en paraissait fort ancienne, et semblait avoir autrefois servi de presbytère dans le temps du catholicisme. Ceux qui l’avaient successivement occupé y avaient fait des additions et des embellissements considérables, chacun dans le goût de son temps, et sans beaucoup d’égard à la symétrie ; mais ces disparités dans l’architecture étaient si heureusement graduées et si bien fondues les unes avec les autres, que l’œil, loin d’être choqué de la réunion des différents styles, ne remarquait que ce qu’il y avait d’intéressant dans cet édifice. Des arbres fruitiers adossés en espaliers aux murs exposés au midi, des escaliers construits en dehors, différentes portes d’entrée, enfin un assemblage de toits et de cheminées de différentes époques, donnaient à la façade de la maison non pas un air de grandeur et de majesté, mais une variété qui, au premier aspect, avait quelque chose de pittoresque. La plus considérable de ces additions était celle que le recteur y avait faite, et le bedeau eut soin d’informer Jeanie, sans doute pour augmenter son respect pour le personnage devant qui elle allait paraître, que Sa Révérence, étant un amateur de livres, avait fait construire une belle bibliothèque, indépendamment d’un salon et de deux chambres à coucher.

« Il y a bien des hommes qui auraient regardé à une telle dépense, » continua le fonctionnaire de la paroisse, « sachant que le rectorat passera à qui il plaira à sir Edmond de le donner ; mais Sa Révérence a de belles terres qui lui appartiennent en propre, et il n’a pas besoin d’y regarder de si près. »

Jeanie ne put s’empêcher de comparer en elle-même le bâtiment irrégulier, mais vaste et commode, qu’elle avait devant les yeux, avec les maisons des ministres de son pays, où une suite d’héritiers intéressés, tout en protestant que leur vie et leur fortune sont dévouées au culte presbytérien, mettent leur imagination à la torture pour découvrir ce qu’ils peuvent retrancher d’un bâtiment qui, tel qu’il est, forme déjà une pauvre habitation pour le ministre auquel il est dévolu, et qui, malgré l’avantage d’être bâti en pierres de taille, est presque toujours ruiné au bout de quarante ou cinquante ans, tandis qu’en faisant à propos les réparations qu’il demandait, il aurait pu durer encore plus d’un siècle.

Derrière la maison du recteur, la pente du terrain se prolongeait jusqu’à une petite rivière qui, sans avoir la rapidité et le cours pittoresque des rivières du nord, présentait un coup d’œil très-agréable au travers des rangées de peupliers et de saules qui croissaient sur ses bords, et terminaient le paysage d’une manière gracieuse. « On y pêche d’excellentes truites, » dit le bedeau à Jeanie, que sa douceur et sa patience, et surtout l’assurance qu’elle avait de l’argent, avaient rendu fort communicatif ; « ce sont les meilleures du Lincolnshire, car un peu plus bas on n’y peut plus pêcher à la ligne.»

Laissant de côté l’entrée principale, il mena Jeanie vers une espèce de portail qui conduisait à la partie ancienne du bâtiment, presque entièrement occupée par les domestiques. Il frappa à cette porte, qui lui fut ouverte par un laquais en livrée d’un violet foncé, tel qu’il convenait au serviteur d’un opulent dignitaire de l’Église.

« Comment cela va-t-il, Thomas, dit le bedeau, et comment va le jeune M. Staunton ? — Assez bien, monsieur Stubbs. Désirez-vous voir Sa Révérence ? — Oui, oui, dites-lui que je lui amène la jeune fille qui est entrée dans l’église pendant le service avec Madge Murdockson… Elle a l’air assez décent et assez raisonnable, mais je ne lui ai pas fait une seule question ; seulement vous pouvez prévenir Sa Révérence que c’est une Écossaise, à ce que j’ai pu voir. »

Thomas honora Jeanie d’un de ces regards impertinents que les domestiques gâtés des grands, soit spirituels, soit temporels, se croient autorisés à jeter sur les pauvres ; puis il pria M. Stubbs d’entrer avec elle et d’attendre qu’il eût averti son maître.

La salle où on les introduisit était une espèce de parloir qui servait au majordome de la maison. Il était tapissé d’une ou deux cartes de géographie, et de trois ou quatre portraits de personnages célèbres du pays, comme sir William Monson[1], James Jork, le serrurier de Lincoln, et le fameux Pérégrine, lord Willoughby, revêtu d’une armure complète, et ayant l’air de dire les paroles qu’on trouve au bas de la gravure :

Tenez ferme, arquebusiers ;
Gardez bonne contenance.
Archez, tirez, preux guerriers,
Nous les tuerons à distance.
Fusiliers et canonniers,
À vos rangs soyez fidèles ;
Et, le premier aux combats,
Vous me verrez du trépas
Braver les foudres nouvelles :
En avant ! — C’était ainsi
Qu’à ses troupes immortelles
S’adressait lord Willoughby.

En entrant dans ce parloir, la première chose que fit Thomas fut d’offrir à M. Stubbs de prendre quelque chose sans façon ; ce que celui-ci accepta sans plus de cérémonie. En conséquence, Thomas mit devant lui les respectables restes d’un jambon et un pot rempli d’excellente ale double. M. le bedeau ne se fit pas prier pour faire honneur à ces provisions, et nous lui devons la justice de dire qu’il invita Jeanie à suivre son exemple, invitation que Thomas lui-même appuya ; mais quoiqu’elle dût avoir besoin de nourriture, n’ayant rien pris de la journée, l’inquiétude de son esprit, ses habitudes et sa frugalité, et surtout une répugnance qui provenait de sa timidité à se mettre à table entre deux étrangers, tous ces motifs la portèrent à refuser leur politesse. Elle resta donc assise à quelque distance, tandis que M. Stubbs et M. Thomas, qui s’était joint à son ami par la réflexion que le dîner serait remis jusqu’après le service du soir, firent un copieux repas qui dura une demi-heure, et aurait pu même ne pas finir sitôt si la sonnette de Sa Révérence ne se fût fait entendre et n’eût obligé Thomas à lui répondre. Pour s’épargner un second voyage à l’autre bout de la maison, il annonça alors que M. Stubbs, avec l’autre folle, comme il lui plut de désigner Jeanie, venait d’arriver à l’instant, et il fut renvoyé avec l’ordre de faire entrer l’un et l’autre dans la bibliothèque.

Le bedeau se hâta d’avaler sa dernière bouchée de jambon, et de la faire couler avec le reste du pot d’ale ; puis il conduisit Jeanie à travers plusieurs détours et passages qui communiquaient de la partie ancienne du bâtiment à la partie moderne, et la fit entrer dans une jolie petite salle qui servait d’antichambre à la bibliothèque, et dans laquelle il y avait une porte vitrée qui s’ouvrait sur une pièce de gazon.

« Attendez-moi ici, dit Stubbs, jusqu’à ce que j’aie averti Sa Révérence que vous êtes arrivée. »

En parlant ainsi, il ouvrit la porte qui conduisait à la bibliothèque.

Sans chercher à écouter leur conversation, Jeanie, de la manière dont elle était placée, ne put s’empêcher de l’entendre ; car Stubbs étant resté près de la porte, et Sa Révérence étant à l’autre bout d’une grande pièce, ils étaient obligés de parler assez haut pour qu’on pût distinguer ce qu’ils disaient dans la salle voisine.

« Ainsi, vous m’avez donc enfin amené cette jeune femme, monsieur Stubbs ? il y a déjà quelque temps que je vous attends. Vous savez que je ne veux pas que les personnes que je crois devoir interroger soient retenues un moment de plus qu’il n’est nécessaire. — C’est très-vrai, Votre Révérence, répliqua le bedeau ; mais la jeune femme n’avait rien mangé d’aujourd’hui, de sorte que M. Thomas lui a fait manger une bouchée et boire un coup. — Thomas a bien fait, M. Stubbs. Et qu’est devenue cette autre malheureuse créature ? — Ma foi, répliqua M. Stubbs, j’ai cru que sa vue ne pouvait qu’être désagréable à Votre Révérence, de sorte que je l’ai laissée retourner vers sa mère, qui est dans l’embarras dans la paroisse voisine. — Dans l’embarras ! vous voulez dire en prison sans doute, monsieur Stubbs ? — Mais oui, quelque chose comme cela, n’en déplaise à Votre Révérence. — Misérable, incorrigible femme ! dit le recteur. Et quelle espèce de femme est sa compagne ? — Mais elle a l’air assez décent, Votre Révérence, dit Stubbs ; à ce que j’en ai pu voir, elle paraît fort paisible, et elle dit qu’elle a assez d’argent pour la transporter hors du comté. — De l’argent ! c’est toujours là à quoi vous pensez, Stubbs ; mais a-t-elle du sens, de la raison ? est-elle en état de se conduire elle-même ? — Mais, Votre Révérence, je ne puis trop vous dire. Je gagerais bien qu’elle n’est pas née à Witt-Ham[2], car Gaffer Gibbs l’a regardée tout le temps du service, et il dit qu’elle n’est pas capable de suivre le rituel comme une chrétienne, quoique Madge Murdockson l’ait aidée ; mais quant à se conduire par elle-même, Votre Révérence saura que c’est une Écossaise, et les gens de ce pays ont toujours assez d’esprit pour savoir se tirer d’affaire. Elle est décemment vêtue et point couverte de guenilles comme l’autre. — Eh bien, faites-la entrer, monsieur Stubbs, et vous-même restez en bas. »

Ce colloque avait tellement occupé l’attention de Jeanie que ce ne fut qu’après qu’il fut fini qu’elle s’aperçut que la porte vitrée, qui, comme nous l’avons dit, conduisait de l’antichambre au jardin, avait été ouverte. Elle vit entrer un jeune homme pâle et qui avait l’air malade, soutenu ou plutôt porté par deux domestiques qui le déposèrent sur un sofa, où il s’étendit comme pour se reposer d’une fatigue extraordinaire. Pendant ce temps, Stubbs sortit de la bibliothèque en disant à Jeanie d’y entrer ; elle lui obéit non sans trembler ; car, outre l’émotion d’une situation si nouvelle, elle sentait bien que l’heureuse continuation de son voyage allait dépendre de l’impression qu’elle ferait sur M. Staunton.

Il est vrai qu’il était difficile de concevoir sous quel prétexte une personne qui voyageait pour ses affaires et à ses frais pouvait être interrompue dans son voyage ; mais la détention violente qu’elle avait déjà subie suffisait pour lui prouver qu’il y avait non loin d’elle des gens qui avaient intérêt à l’arrêter, et assez d’audace pour employer la violence à cet effet, et elle sentait le besoin d’une protection qui pût la mettre à l’abri de leur scélératesse.

Tandis que ces idées se succédaient dans son esprit avec plus de rapidité que notre plume ne peut les retracer, ou que l’œil du lecteur ne peut les lire, Jeanie se trouvait déjà dans une belle bibliothèque en présence du recteur de Willingham. Les planches et les rayons bien garnis qui entouraient cette belle et vaste pièce contenaient plus de livres que Jeanie n’avait imaginé qu’il pût en exister dans le monde, étant accoutumée à regarder comme une grande collection deux tablettes d’environ trois pieds de long, qui portaient tout ce que son père avait amassé de volumes, et qui, selon lui, étaient l’essence et la moelle de toute la théologie moderne. Une sphère, des globes, un télescope, et quelques autres instruments consacrés aux sciences, inspirèrent à Jeanie un étonnement et une admiration mélangée de crainte ; car, dans son ignorance, ils lui semblaient plutôt destinés à des opérations de magie qu’à toute autre chose. Quelques animaux empaillés (car le recteur avait du goût pour l’histoire naturelle) ajoutèrent encore à l’impression que la vue de cet appartement produisit sur elle.

M. Slaunton lui parla avec beaucoup de douceur ; il lui fit observer que, quoiqu’elle fût entrée dans l’église d’une manière bien étrange, bien extraordinaire, très-propre à jeter le désordre dans la congrégation pendant le service divin, et dans une compagnie qui il était fâché de le dire, ne pouvait nullement prévenir en sa faveur, il désirait cependant, avant de prendre les mesures que son devoir semblait lui prescrire, qu’elle lui expliquât sa situation. Il lui apprit qu’il joignait la qualité de magistrat à celle d’ecclésiastique.

« Son Honneur, dit Jeanie ; car elle ne voulut pas dire Sa Révérence, « Son Honneur est bien honnête et bien bon. » La pauvre fille ne put en dire davantage.

« Qui êtes-vous, jeune femme, » dit le recteur d’un ton plus impérieux, « et que faites-vous dans ce pays et dans une telle société ? nous ne souffrons pas ici de coureuses ni de vagabondes. — Je ne suis ni une coureuse ni une vagabonde, » dit Jeanie à qui ces expressions rendirent le courage de se défendre ; « je suis une honnête Écossaise, traversant le pays pour mes affaires et voyageant à mes frais. J’ai eu le malheur de rencontrer hier soir mauvaise compagnie, et j’ai été retenue toute la nuit bien contre mon gré. C’est cette pauvre créature à tête un peu légère qui m’a fait sortir ce matin. — Mauvaise compagnie ! dit le recteur ; oui, en vérité. Mais je crains bien que vous n’ayez pas pris assez de précautions pour l’éviter. — Je vous assure, monsieur, que j’ai été élevée à la fuir ; mais ces méchantes gens sont des voleurs, ils ont employé la violence pour m’arrêter. — Des voleurs ! dit M. Staunton, vous les accusez donc de vol ? — Non monsieur : ils ne m’ont pas pris une obole, dit Jeanie, et ne m’ont fait d’autre mauvais traitement que de me renfermer. »

Le recteur lui demanda les détails de son aventure, qu’elle lui raconta de point en point.

« Voilà une histoire bien extraordinaire et assez improbable, jeune femme, dit M. Staunton ; suivant votre récit, une grande violence a été exercée contre vous sans aucun motif pour l’expliquer : connaissez-vous la loi de ce pays ? savez-vous que si vous portez une plainte, vous êtes obligée de soutenir l’accusation ? »

Jeanie ne le comprenant pas, il lui expliqua que la loi anglaise, pour surcroît de la perte ou du dommage quelconque éprouvé par la personne qui forme une plainte, la charge de tous les frais et de tout l’embarras des poursuites.

Jeanie dit qu’elle allait à Londres pour une affaire qui ne pouvait souffrir aucun retard, et seulement qu’elle demandait d’être conduite jusqu’à une ville où elle pourrait trouver des chevaux et un guide ; que d’ailleurs elle croyait que l’opinion de son père serait contraire à ce qu’elle prêtât serment devant une cour de justice anglaise, le pays n’étant pas gouverné d’après les lois expresses de l’Évangile.

M. Staunton la regarda avec étonnement, et lui demanda si son père était quaker.

« Dieu l’en préserve, monsieur ! dit Jeanie ; il n’est ni schismatique, ni sectaire ; il n’a jamais donné dans de telles hérésies, et il est bien connu pour tel. — Et dites-moi, je vous prie, quel est son nom. — Davie Deans, monsieur, nourrisseur de bestiaux à Saint-Léonard, auprès d’Édimbourg.

Un profond gémissement qui se fit entendre dans l’antichambre prévint la réponse du recteur, qui s’écria : « Bon Dieu ! ce malheureux enfant !… » et sans s’occuper de Jeanie, il se précipita dans la chambre voisine.

Elle entendit à côté du bruit et de la confusion ; mais, pendant près d’une heure, personne ne parut dans la bibliothèque.



  1. Amiral sous Élisabeth. a. m.
  2. Expression proverbiale du pays, pour dire qu’une personne n’a pas beaucoup d’esprit. a. m.