La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 34

La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 377-389).


CHAPITRE XXXIV.

DÉPART DE LA MAISON DU RECTEUR ET ARRIVÉE À LONDRES.


Et maintenant son pardon, l’indulgence et la tendresse réussiront-ils à tirer ce jeune homme du vice ? L’honneur et le devoir reprendront-ils sur lui leur empire ?
Crabbe.


Jeanie se leva de son siège et fit tranquillement sa révérence lorsque M. Staunton entra dans l’appartement. L’étonnement du recteur fut extrême en trouvant son fils en telle compagnie.

« Je vois, mademoiselle, dit-il, que j’ai fait une méprise. J’aurais dû laisser à ce jeune homme, que vous connaissez sans doute depuis long-temps, le soin de vous interroger et de s’occuper de vos affaires. — C’est sans intention de ma part que je suis ici, dit Jeanie ; ce domestique m’a dit que son maître désirait me parler. — Allons, dit Thomas, je puis dire adieu à la livrée violette. Le diable la confonde ! qu’a-t-elle besoin de dire la vérité ? n’aurait-elle pas pu trouver autre chose ? George, dit M. Staunton, si vous êtes encore comme vous l’avez toujours été, sans aucun respect pour vous-même, vous auriez pu du moins épargner à votre père et à la maison de votre père une scène aussi honteuse que celle-ci. — Sur ma vie, sur mon âme… » dit George en se précipitant à bas de son lit.

« Sur votre vie, monsieur ! » dit son père d’un air triste et sévère. « Quelle espèce de vie avez-vous menée ? Sur votre âme ! quand vous en êtes-vous occupé ? Songez à réformer l’une et à purifier l’autre, avant de les offrir pour gages de votre sincérité. — Sur mon honneur, monsieur, dit George Staunton, vous vous trompez. J’ai été aussi criminel que possible, mais dans le cas actuel vous me faites injure, oui, sur mon honneur. — Votre honneur ! » dit le père en se détournant de lui avec un geste de profond mépris. Puis s’adressant à Jeanie : « Ce n’est pas de vous, jeune femme, que je demande ou que j’attends une explication de tout ceci ; mais en ma qualité de père et de ministre de la religion, je vous ordonne de quitter cette maison. Si votre histoire romanesque n’est pas un prétexte pour vous faire admettre ici (ce qui est au moins douteux d’après la compagnie avec laquelle vous avez d’abord paru), vous trouverez un juge de paix à deux milles d’ici, auquel vous pourrez porter plainte plus convenablement qu’à moi. — Cela ne sera pas, » dit George Staunton en se levant et faisant un effort pour se tenir debout. « Monsieur, vous êtes naturellement bon et humain, vous ne deviendrez pas dur et inhospitalier à cause de moi. Faites sortir ce drôle, » dit-il en montrant Thomas, « puis délivrez-moi de toutes ces potions cordiales, de tous ces remèdes destinés à ranimer les esprits, et je vous expliquerai le genre de liaison qui existe entre cette jeune femme et moi. Il ne faut pas que je porte atteinte à sa réputation ; j’ai déjà fait trop de mal à sa famille, et je sais par une triste expérience quelles sont les suites d’une réputation flétrie. — Quittez la chambre, » dit le recteur au domestique ; celui-ci obéit, et M. Staunton ferma soigneusement la porte après lui. Puis, s’adressant à son fils, il lui dit sévèrement : « Maintenant, monsieur, quelle nouvelle preuve de votre infamie allez-vous me communiquer ? »

Le jeune Staunton allait parler, mais c’était là un de ces moments où les personnes qui possèdent, comme Jeanie, l’avantage d’un caractère calme et ferme, déploient leur supériorité sur des esprits plus ardents mais moins déterminés.

« Monsieur, dit-elle à M. Staunton, vous avez le droit incontestable de demander à votre fils compte de sa conduite. Mais quant à moi, je suis une voyageuse que le hasard amène dans cette contrée, qui ne suis tenue à rien envers vous, et qui ne vous ai aucune obligation, si ce n’est le repas que j’ai fait chez vous, et qui dans mon pays est accordé de bon cœur par le riche ou par le pauvre, suivant leurs moyens, à ceux qui en ont besoin. J’en offrirais d’ailleurs le paiement si je ne craignais que ce fût un affront dans une maison comme la vôtre, car je ne connais pas les coutumes de ce pays-ci. — Tout cela est très-bien, jeune femme, » dit le recteur fort surpris et ne sachant s’il devait imputer le langage de Jeanie à la simplicité ou à l’impertinence. « Tout ceci est très-bien, mais venons-en au point principal. Pourquoi fermez-vous la bouche à ce jeune homme et l’empêchez-vous d’expliquer à son père et à son meilleur ami (puisqu’il offre de le faire) des circonstances qui en elles-mêmes paraissent assez suspectes ? — Il peut dire ce qu’il veut de ses propres affaires, répondit Jeanie ; mais quel droit a-t-il de raconter sans ma permission des histoires où ma famille et mes amis peuvent être mêlés ? et comme ils ne sont pas là pour y donner leur consentement, je vous prie de ne pas adresser de question à M. George Rob…, je veux dire Staunton, n’importe le nom, au sujet de mes parents, et je me permettrai de vous dire que sa conduite ne sera pas celle d’un chrétien ni d’un gentilhomme, s’il vous répond contre mon désir. — Voilà bien la chose la plus extraordinaire que j’aie jamais vue, dit le recteur en fixant sur la figure calme et modeste de Jeanie un regard pénétrant, qu’il reporta aussitôt sur son fils. Qu’avez-vous à dire à cela monsieur ? — Que j’ai fait une promesse téméraire, monsieur, répondit George Staunton ; je n’ai le droit de faire aucune communication sur les affaires de famille de cette jeune personne, sans son consentement. »

M. Staunton reportait ses yeux de l’un sur l’autre avec les marques de la plus vive surprise.

« Ceci, » dit-il en s’adressant à son fils, « est encore quelque chose de pis ; je crains que les plus honteuses liaisons qui vous ont si fréquemment dégradé… Je prétends connaître ce mystère. — J’ai déjà dit, monsieur, » répondit le fils d’un air sombre, » que je n’avais pas le droit de parler de la famille de cette jeune femme sans son consentement. — Et moi je n’ai aucun mystère à expliquer, monsieur ; je dois seulement vous prier, comme un prédicateur de l’Évangile et un gentilhomme, de me faire conduire en sûreté à la première auberge sur la route de Londres. — J’aurai soin de votre sûreté, lui dit le jeune Staunton ; vous n’avez besoin de demander cette faveur à personne. — Osez-vous parler ainsi en ma présence ? » dit le père justement irrité. « Peut-être, monsieur, avez-vous l’intention de combler la mesure de vos désordres et de votre mépris pour l’autorité paternelle, en contractant un mariage bas et honteux ; s’il en était ainsi, prenez garde à vous. — Si vous craignez de ma part une telle action, dit Jeanie, tout ce que je puis dire, c’est que, pour tout le pays qui est entre les deux bouts de l’arc-en-ciel, je ne voudrais pas être la femme de votre fils. — Il y a quelque chose de très-singulier dans tout ceci, dit M. Staunton le père ; suivez-moi dans la chambre à côté, jeune femme. — Écoutez-moi d’abord, dit George à Jeanie, je n’ai qu’un mot à vous dire ; je me fie entièrement à votre prudence ; dites à mon père tout ce que vous jugerez à propos ; mais il n’en apprendra pas davantage de moi. »

Son père lui lança un regard d’indignation, qui se changea en douleur quand il le vit retomber sur le lit, épuisé par l’agitation que cette scène venait de lui causer. Il quitta l’appartement, et Jeanie le suivit. George Staunton se souleva un peu au moment où Jeanie passait près de la porte, et prononça le mot, souvenez-vous ! de ce ton d’admonition dont il fut proféré par Charles Ier sur l’échafaud[1]. M. Staunton fit entrer Jeanie dans un petit parloir, et en ferma la porte.

« Jeune femme, dit-il, il y a dans votre physionomie et dans vos manières quelque chose qui annonce du bon sens, de la simplicité, et, si je ne me trompe, de l’innocence. S’il en était autrement, tout ce que je pourrais dire, c’est que vous seriez hypocrite la plus criminelle que j’eusse jamais vue. Je ne vous demande aucun des secrets que vous semblez vouloir cacher, encore moins ceux qui pourraient concerner mon fils. Sa conduite m’a causé trop de chagrins pour me permettre d’en espérer jamais la moindre consolation, la moindre satisfaction. Si vous êtes telle que j’aime à le penser, croyez-moi, quelles que soient les liaisons que vous avez eu le malheur de former avec George Staunton, vous ne pouvez trop tôt vous empresser de les rompre. — Je crois vous comprendre, monsieur, dit Jeanie ; et puisque vous me parlez ainsi de ce jeune homme, je prendrai la liberté de vous dire que ce n’est que la seconde fois de ma vie que je lui parle, et que ce que j’en ai entendu dans ces deux entrevues me fait désirer de ne le revoir jamais. — Ainsi donc votre intention est bien réellement de quitter cette partie du pays et de vous rendre à Londres ? dit le recteur. — Certainement, monsieur, car je puis presque dire qu’il y va de la vie. Et si je ne craignais pas qu’il m’arrivât quelque nouvel accident sur la route… — J’ai pris des informations sur les individus suspects dont vous m’avez parlé, dit le recteur. Ils ont quitté leur lieu de rendez-vous ; mais comme ils peuvent rôder dans le voisinage, et que vous dites avoir des raisons particulières de craindre leur violence, je vous ferai accompagner par quelqu’un de sûr, qui vous conduira jusqu’à Stamford, et vous fera monter dans la voiture qui conduit de là à Londres. — Une voiture n’est pas faite pour des gens comme moi, » dit Jeanie qui ne savait pas ce que c’était qu’une diligence ; et dans le fait elles n’étaient encore en usage que dans le voisinage de la capitale.

M. Staunton lui expliqua brièvement qu’elle trouverait cette manière de voyager beaucoup plus commode, plus sûre et moins coûteuse que d’aller à cheval. Elle lui témoigna sa gratitude avec tant de candeur qu’il céda au désir de lui demander si elle avait l’argent nécessaire pour continuer son voyage. Elle le remercia en lui disant qu’elle n’en avait aucun besoin : elle avait en effet administré ses finances avec beaucoup d’ordre. Cette réponse dissipa aussi quelques soupçons que pouvait naturellement conserver M. Staunton sur son caractère et son véritable but, et lui prouva du moins que si elle cherchait à l’abuser sur quelque point, ce n’était pas l’argent qu’elle avait en vue. Il lui demanda ensuite dans quel quartier de Londres elle comptait aller.

« Chez une honnête marchande, monsieur, qui est une de mes cousines ; elle vend du tabac à fumer et à priser, et demeure à l’enseigne du Charbon.

Jeanie crut, en indiquant cette adresse, qu’une parente si respectable devait un peu relever son importance aux yeux de M. Staunton. Elle fut donc un peu surprise quand il lui répondit :

« Et cette femme est-elle la seule connaissance que vous ayez à Londres, ma pauvre enfant ? et n’avez-vous pas d’adresse plus précise pour la trouver ? — Mon intention est d’aller voir aussi le duc d’Argyle, dit Jeanie ; et si Votre Honneur juge que je doive y aller d’abord, je me ferai conduire ensuite chez ma cousine par quelqu’un des gens de Sa Grâce. — Connaissez-vous quelqu’un des gens du duc d’Argyle ? dit le recteur. — Non, monsieur. »

« Après tout, pensa-t il, il faut que sa tête soit un peu dérangée. » « Eh bien ! dit-il tout haut, puisque je ne puis m’informer du motif de votre voyage, je ne suis pas en état de vous donner des conseils sur la manière dont vous devrez vous diriger. Mais la maîtresse de la maison où la voiture s’arrête est une femme fort respectable, et comme je loge quelquefois dans sa maison, je vous donnerai un mot de recommandation pour elle. »

Jeanie le remercia de sa bonté, en lui faisant sa plus belle révérence, et lui dit qu’avec ce mot de Son Honneur, et un autre de la digne mistress Bickerton, hôtesse de l’auberge des Sept-Étoiles à York, elle ne doutait pas d’être bien accueillie à Londres.

« Maintenant, dit-il, je suppose que vous désirez partir sur-le-champ. — Si j’avais été dans une auberge ou dans quelque autre endroit où je pusse m’arrêter, répondit Jeanie, je n’aurais pas voulu voyager le jour du Seigneur ; mais le but de ma mission et les circonstances où je me trouve me donnent l’espoir que je trouverai grâce devant ses yeux. — Vous pouvez, si vous voulez, passer avec mistress Dalton le reste de la journée ; mais rappelez-vous que je ne veux pas qu’il y ait d’autre communication entre vous et mon fils, qui n’est pas un guide convenable pour une personne de votre âge, quels que soient les embarras de votre position. — Votre Honneur ne dit que trop vrai, répondit Jeanie ; ce n’est pas volontairement que je me suis entretenue avec lui tout à l’heure ; et quoique je ne lui souhaite que du bien, tout ce que je désire c’est de ne le revoir de ma vie. — Comme vous paraissez une jeune femme d’un caractère sérieux, dit le recteur, vous pouvez, si vous le désirez, vous joindre à mes gens pour assister aux prières que je lis le soir à ma famille. — Je remercie Votre Honneur, dit Jeanie, mais je craindrais que ma présence ne tournât pas beaucoup à leur édification. — Comment, dit le recteur, si jeune ! Auriez-vous déjà le malheur d’avoir des doutes sur les devoirs que la religion nous impose ? — Dieu m’en préserve ! mais j’ai été élevée dans la foi des restes souffrants de la doctrine presbytérienne en Écosse, et je doute qu’il me soit permis d’assister aux cérémonies de votre culte, contre lesquelles ont protesté tant de précieux membres de notre Église, et principalement mon père. — Eh bien, ma bonne fille, » dit le recteur en souriant avec bonté, « loin de moi la pensée de contraindre en rien votre conscience ; cependant vous devriez vous rappeler que la même grâce divine est une source inépuisable qui dispense ses eaux sur d’autres royaumes encore que l’Écosse ; aussi essentielle à nos besoins spirituels que l’eau de la terre l’est à nos besoins temporels, elle se répand dans le monde chrétien, et se divise en une infinité de branches dont l’espèce peut différer, mais dont la vertu est également efficace. — Ah ! oui, dit Jeanie ; mais quoique les eaux puissent être les mêmes, la bénédiction n’est pas répandue sur toutes de la même manière. C’est en vain que Naaman le lépreux se serait baigné dans Parphar et Abana, rivières de Damas ; il lui fallait les eaux du Jourdain pour accomplir sa guérison. — Fort bien, dit le recteur ; mais nous n’entamerons pas ici la grande discussion sur la prééminence de nos deux Églises nationales ; nous tâcherons de vous prouver que, malgré nos erreurs, nous pratiquons la charité chrétienne, et que nous cherchons à assister nos frères dans leurs besoins. »

Il fit ensuite appeler mistress Dalton, lui confia Jeanie en lui recommandant d’avoir soin d’elle, et assura cette dernière que le lendemain matin de bonne heure elle aurait un bon cheval et un guide sur pour la conduire à Stamford. Il prit ensuite congé d’elle d’un air de dignité mêlé de bonté, et lui souhaita plein succès dans l’objet de son voyage, ne doutant pas, ajouta-t-il, d’après le bon sens et le jugement éclairé qu’elle avait montrés dans la conversation, que ces motifs ne fussent louables.

Jeanie fut encore une fois reconduite par la femme de charge dans son appartement ; mais la soirée ne se passa pas sans de nouvelles persécutions de la part du jeune Staunton. Le fidèle Thomas trouva le moyen de lui glisser un papier dans la main : son maître y exprimait le désir de la voir, ou plutôt la priait de se rendre immédiatement auprès de lui, assurant qu’il avait pris ses précautions contre toute nouvelle interruption.

« Dites à votre jeune maître, » répondit tout haut Jeanie, et sans avoir égard aux signes par lesquels Thomas cherchait à lui faire comprendre que mistress Dalton ne devait pas être admise dans le secret ; « dites à votre maître que j’ai donné ma parole à son digne père que je ne le verrais pas. — Thomas, dit mistress Dalton, il me semble que, d’après la livrée que vous portez et la maison dans laquelle vous êtes, vous pourriez vous occuper d’une manière plus honorable qu’à porter des billets de votre jeune maître aux jeunes filles que le hasard peut amener chez Sa Révérence. — Quant à cela, mistress Dalton, je suis payé pour exécuter les ordres qu’on me donne, et non pour faire des questions ; il ne me conviendrait guère de refuser d’obéir à mon jeune maître, quand bien même il ferait quelques petites fredaines… D’ailleurs vous voyez bien que, quelle que fût son intention, tout s’est bien passé. — Quoi qu’il en soit, dit mistress Dalton, je vous avertis, Thomas Ditton, que si je vous y prends encore, j’en informerai Sa Révérence, qui ne tardera pas à vous mettre à la porte. »

Thomas se retira déconcerté. Le reste de la soirée se passa sans aucune circonstance digne de remarque.

Après les fatigues et les périls du jour précédent, Jeanie sentit tout le prix d’un bon lit, et y goûta paisiblement les douceurs d’un sommeil réparateur, et tel était le besoin qu’elle avait de repos, qu’elle dormit profondément jusqu’à six heures du matin, et ne fut éveillée que par mistress Dalton, qui l’informa que le guide et le cheval étaient tout prêts. Elle se hâta de se lever, et, après ses prières du matin, elle fut bientôt prête à se remettre en route. La bonne femme de charge avait eu soin de lui faire préparer à déjeuner, et après avoir pris ce repas et lui avoir fait ses remercîments et ses adieux, Jeanie monta en croupe derrière un robuste paysan du Lincolnshire, qui d’ailleurs était armé de pistolets pour la défendre en cas d’attaque.

Ils parcoururent en silence, pendant un mille ou deux, un chemin de traverse qui les conduisit le long de haies jusque sur la grande route, un peu au-delà de Grantham. À cet endroit, son conducteur lui demanda si son nom n’était pas Jeanie Deans. Elle répondit affirmativement, non sans quelque surprise. « Alors, voilà un bout de billet qui est pour vous, » dit l’homme en le lui présentant par-dessus son épaule gauche ; « c’est de notre jeune maître, je crois, et il faut que tout ce qui est à Willingham fasse sa volonté, soit par crainte, soit par inclination ; car, on a beau dire, c’est lui qui sera un jour le maître du domaine. »

Jeanie rompit le cachet de la lettre qui lui était adressée, et y lut ce qui suit :

« Vous refusez de me voir ! je vois que vous êtes révoltée de mon caractère ; mais en me jugeant tel que je suis, vous devriez me tenir compte de ma sincérité ; au moins je ne suis pas un hypocrite. Cependant vous refusez de me voir, et votre conduite peut être naturelle, mais est-elle sage ? Je vous ai exprimé mon désir ardent de réparer les malheurs de votre sœur aux dépens de mon honneur, de l’honneur de ma famille et de ma propre vie, et vous me croyez trop avili sans doute pour que le sacrifice de ce qui me reste de vie et d’honneur vous paraisse digne d’être accepté. Cependant, quelque mépris que vous ayez pour cette offre et pour celui qui l’a faite, la victime n’en est pas moins prête, et peut-être ne dois-je pas murmurer contre ce décret du ciel qui ne veut pas m’accorder le triste honneur de paraître faire ce sacrifice d’une manière volontaire. Allez donc vous présenter au duc d’Argyle, et si les arguments que vous emploierez restent sans effet, dites-lui qu’il est en votre pouvoir de livrer à un supplice mérité l’agent le plus actif de l’insurrection Porteous. Il ne restera pas sourd à cette proposition, eût-il refusé de vous entendre sur tout autre sujet. Faites vos conditions ; car vous en serez la maîtresse. Vous savez où l’on me trouvera, et vous pouvez être sûre que je ne disparaîtrai pas dans l’ombre, comme à la butte de Muschat. Je n’ai nulle pensée de quitter la maison où je suis né. Semblable au lièvre, je serai pris dans le gîte. Mais, je vous le répète, faites vos conditions. Je n’ai pas besoin de vous le dire, demandez la grâce de votre sœur ; car ce doit être là votre premier objet ; mais songez aussi à vos propres avantages, demandez une récompense et des richesses, une cure et un revenu pour Butler ; demandez enfin tout ce que vous voudrez, on vous accordera tout, afin de pouvoir livrer au bourreau l’homme le plus digne de monter sur l’échafaud, un malheureux, jeune encore dans la vie, mais déjà vieux dans la carrière du crime, et dont le désir le plus ardent, après les orages d’une vie si agitée, est de trouver enfin le repos dans le sommeil de la mort. »

Cette lettre extraordinaire était signée des initiales G. S.

Jeanie la lut plusieurs fois avec beaucoup d’attention, ce que le pas lent du cheval, qui était entré dans un chemin creux, lui permit de faire avec facilité.

Après s’être bien pénétrée du contenu de ce billet, son premier soin fut de le déchirer en aussi petits morceaux que possible, qu’elle jeta au vent, l’un après l’autre, afin qu’ils se dispersassent et qu’une pièce contenant un secret si dangereux ne pût jamais tomber entre les mains de personne.

Sa pensée s’arrêta ensuite péniblement sur la question de savoir jusqu’à quel point elle avait le droit, à la dernière extrémité, de sauver la vie de sa sœur en sacrifiant celle d’une personne qui, quoique coupable envers l’État, ne lui avait fait, à elle personnellement, aucune injure. Dans un sens, il est vrai, il lui semblait qu’en dénonçant le crime de Staunton, l’auteur du malheur et des fautes de sa sœur, elle ne faisait qu’un acte de justice sévère, et qui pouvait être considéré comme une dispensation équitable de la Providence ; mais, d’après les principes austères de morale dans lesquels elle avait été élevée, Jeanie avait à considérer non-seulement le mérite de l’acte en lui-même, mais encore jusqu’à quel point il était juste et convenable qu’elle prît sur elle de l’accomplir. Quel droit avait-elle d’offrir la vie de Staunton en échange de celle d’Effie, et de sacrifier l’un pour sauver l’autre ? Son crime, ce crime qui le soumettait à la rigueur des lois, était bien, à la vérité, un attentat contre l’ordre public, mais ce n’en était pas sa contre sa personne.

Quoique toute idée de violence révoltât son esprit, il ne semblait pas non plus à Jeanie que le meurtre de Porteous pût être comparé à un assassinat ordinaire, contre l’auteur duquel chacun est tenu de s’armer et de seconder les magistrats. Cet acte de violence était accompagné de circonstances qui, sans ôter tout-à-fait à cet attentat son caractère criminel, en diminuaient du moins beaucoup l’horreur aux yeux de la classe à laquelle appartenait Jeanie. Le prix que mettait le gouvernement à découvrir les coupables, n’avait servi qu’à fortifier les sentiments du peuple, à qui cette action, tout irrégulière et toute violente qu’elle était, rappelait le souvenir de son ancienne indépendance nationale. Les mesures rigoureuses adoptées ou proposées contre la ville d’Édimbourg, cette ancienne métropole de l’Écosse ; cette ordonnance peu judicieuse et si généralement en horreur, qui assujettissait le clergé écossais, contrairement à ses principes et à l’idée qu’il avait de ses devoirs, d’annoncer du haut de la chaire la récompense offerte pour la découverte des auteurs du crime : tout cela avait produit sur l’esprit public un effet directement opposé à celui qu’on en avait attendu, et Jeanie sentait bien que quiconque irait faire une dénonciation relative à cet événement, n’importe dans quel but, serait regardé comme coupable de trahison contre l’indépendance de l’Écosse. Au rigorisme presbytérien se mêlait aussi en elle un ardent patriotisme, et Jeanie aurait tremblé de voir son nom voué à la haine de la postérité, comme celui du traître Monteith, et de deux ou trois autres dont la mémoire, pour avoir abandonné et trahi la cause de leur pays, est en exécration aux paysans, de génération en génération. Et cependant, renoncer à la vie d’Effie, quand une seconde fois un seul mot pouvait la sauver, c’était un effort qui paraissait bien pénible au cœur sensible de sa sœur.

« Que le Seigneur me soutienne et me dirige ! dit Jeanie ; car il semble vouloir m’imposer des épreuves qui sont au-dessus de mes forces. «

Tandis que ces pensées occupaient l’esprit de Jeanie, son guide, ennuyé de son silence, commença à montrer quelque désir d’être communicatif. C’était un bon paysan, qui paraissait ne pas manquer de sens, mais qui n’avait pas plus de délicatesse et de réserve qu’on n’en trouve ordinairement dans ceux de sa sorte, et il choisit tout naturellement la famille de Willingham pour sujet de conversation. Jeanie apprit ainsi de cet homme quelques particularités qu’elle ignorait encore, et dont nous informerons brièvement le lecteur.

Le père de George Staunton avait été élevé pour la profession des armes, et pendant qu’il servait aux Indes occidentales il y avait épousé la fille d’un riche colon. Il n’avait eu de sa femme qu’un seul enfant, George Staunton, le malheureux jeune homme dont il a été si souvent question dans cette histoire. Cet enfant passa ses premières années auprès d’une mère trop tendre, et entouré d’esclaves nègres qui ne s’étudiaient qu’à flatter ses caprices. Son père était un homme de mérite et de bon sens, et voyait avec peine qu’on le gâtât ainsi ; mais comme son régiment était un de ceux qui avaient le moins souffert de l’influence du climat, son service et les autres devoirs de son état lui occasionnaient de fréquentes absences. D’ailleurs, mistress Staunton, belle et impérieuse, était d’une santé si délicate, qu’il était difficile à un mari qui l’aimait, et dont le caractère était affectueux et paisible, de lutter sans cesse avec elle pour réprimer sa trop grande indulgence envers leur unique enfant ; et les mesures que prenait M. Staunton pour balancer les funestes effets de la faiblesse de sa femme ne tendaient qu’à les rendre plus dangereux ; car l’enfant se dédommageait de la contrainte que lui imposait la présence de son père, par une extrême licence quand il était absent. Ainsi George Staunton acquit dès l’enfance l’habitude de regarder son père comme un censeur rigide de ses actions, dont il désira secouer le joug sévère aussitôt qu’il le pourrait.

Il avait environ dix ans, et son esprit avait déjà reçu les semences de ces vices qui croissent ensuite si vite, lorsqu’il perdit sa mère ; son père, accablé de chagrin, retourna en Angleterre. Pour mettre le comble à son imprudence et à son impardonnable faiblesse, mistress Staunton avait trouvé moyen de placer une partie considérable de sa fortune sur la tête de son fils, et de la mettre à sa disposition exclusive. En conséquence de cet arrangement, il n’y avait pas long-temps que George Staunton était en Angleterre quand il connut son indépendance et les moyens qu’il avait d’en abuser. Pour corriger les défauts de son éducation première, son père le plaça dans une pension bien dirigée ; mais quoiqu’il ne manquât pas de capacité pour apprendre, son caractère fougueux et sa mauvaise conduite le rendirent bientôt insupportable aux maîtres. Il trouva les moyens, trop facilement offerts aux jeunes gens qui sont destinés à avoir de la fortune, de se procurer de l’argent à volonté, ce qui lui permit de se livrer dans l’adolescence à toutes les folies d’un âge plus avancé. Ces heureuses dispositions firent qu’on le renvoya à son père comme un mauvais sujet qui en pourrait perdre cent autres par son exemple.

M. Staunton le père, qui depuis la mort de sa femme s’était livré à une mélancolie que la conduite de son fils n’était pas faite pour dissiper, avait pris les ordres, et fut pourvu par son frère, sir William Staunton, du rectorat de Willingham. Le revenu du bénéfice était pour lui d’une grande importance ; car il lui était resté peu de chose des biens de sa femme, et sa fortune personnelle n’était que celle d’un cadet de famille. Il établit son fils chez lui, dans sa résidence du rectorat ; mais ses désordres ne tardèrent pas à lui causer les plus grands chagrins. Bientôt le jeune créole, impérieux, tyrannique et fier de son opulence, voyant que les jeunes gens de son rang n’étaient nullement disposés à supporter son insolence et sa hauteur, prit le goût de la mauvaise compagnie, le plus pernicieux qui puisse exister pour un jeune homme, et ne s’associa plus qu’avec des êtres vils et dégradés. Son père le fit voyager, mais il revint de ses voyages plus libertin et plus effréné que jamais. Ce malheureux jeune homme n’était pourtant pas sans quelques bonnes qualités. Il avait l’esprit vif, un bon cœur, une générosité sans bornes, et ses manières, tant qu’il s’imposait quelque contrainte, étaient agréables en société ; mais rien de tout cela ne put balancer l’effet de ses mauvais penchants. Passant sa vie dans les maisons de jeu, aux courses, aux combats de coqs, dans tous les lieux en un mot où la folie et les vices se donnent rendez-vous, il avait dissipé avant l’âge de vingt et un ans toute la fortune de sa mère, et ne tarda pas à être accablé de dettes et de misère. L’histoire de sa première jeunesse peut s’achever par ces paroles avec lesquelles notre Juvénal anglais décrit un caractère du même genre :

« Fatigué des reproches qu’il méritait, détestant la vérité, il s’enfonça dans la carrière du vice ; la maladie de son âme arriva à une crise décisive : il dédaigna, puis déserta la maison paternelle, et se glorifiant dans sa honte, il s’écria : Je suis libre ! »

« Et cependant c’est bien dommage, disait l’honnête paysan, car M. George ne tient à rien ; il a toujours la main ouverte, et ne peut s’empêcher de donner à quiconque est dans le besoin. »

La générosité qui va jusqu’à la profusion est de toutes les vertus celle qui frappe davantage le vulgaire, par la raison que c’est celle dont il profite le plus, et à ses yeux c’est un voile qui sert à cacher une multitude de fautes.

Notre héroïne arriva sans accident à Stamford avec son guide communicatif ; elle trouva une place dans la voiture, qui, quoique appelée diligence et attelée de six chevaux, n’arriva à Londres que dans l’après-midi du second jour. La recommandation de M. Staunton le père procura à Jeanie une réception civile à l’auberge où elle descendit, et à l’aide du correspondant de mistress Bickerton elle n’eut pas de peine à trouver sa parente, mistress Glass, par qui elle fut accueillie et traitée avec amitié.



  1. Le mot remember (souvenez-vous) fut en effet prononcé sur l’échafaud par Charles Ier, mais on ne put pénétrer le sens qu’il avait voulu lui donner. a. m.