La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 25

La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 276-284).


CHAPITRE XXV.

LA RÉSOLUTION.


Isabelle. Hélas ! quels moyens puis-je avoir de le secourir ?
Lucio. Essayer ceux qui sont en votre pouvoir.
Shakspeare. Mesure pour mesure.


Lorsque mistress Saddletree entra dans l’appartement où ses hôtes cachaient leur douleur, elle en trouva les volets fermés. La faiblesse qui avait suivi le long évanouissement du vieillard avait obligé de le mettre au lit. Les rideaux étaient tirés autour de lui, et Jeanie, immobile, était assise à côté. Mistress Saddletree avait un excellent cœur, mais sa sensibilité manquait de délicatesse ; elle ouvrit le volet à moitié poussé, tira les rideaux, et prenant son parent par la main, elle l’exhorta à se lever et à mettre en évidence, au milieu de son affliction, son courage et sa piété. Mais quand elle laissa aller sa main qu’elle avait prise, elle retomba sans force sur le lit, et le vieillard n’essaya pas de répondre.

« Tout est-il fini ? » dit Jeanie, dont les joues et les lèvres étaient couvertes d’une pâleur mortelle, « et n’y a-t-il plus d’espérance ? — Il n’y en a pas ou presque pas, dit mistress Saddletree ; j’ai entendu de mes propres oreilles ce cruel juge la lui ôter. N’était-ce pas une honte ? tant d’hommes revêtus de robes rouges et de robes noires, assemblés pour ordonner la mort d’une pauvre jeune fille qui n’a pas sa tête ! Je n’ai jamais aimé tout ce bavardage de mon mari sur les lois, et maintenant je l’aimerai moins que jamais. La seule chose raisonnable que j’aie entendu dire, c’est lorsque l’honnête John Kirk a parlé de la recommander à la clémence du roi. Mais il parlait à des gens qui ne l’entendaient pas ; il aurait aussi bien fait de garder son haleine pour souffler son porridge. — Mais le roi peut-il faire grâce ? » demanda Jeanie avec vivacité. « Il y a des gens qui disent qu’il ne peut pas faire grâce dans des cas de meur… dans un cas comme le sien. — S’il peut faire grâce, ma chère ? certainement qu’il le peut quand il le veut. Ne l’a-t-il pas fait au jeune Singleswoord qui avait tué le laird de Ballencleugh, et au capitaine Hackum, cet Anglais qui avait tué le mari de lady Colgrain, et au jeune Saint-Clair, qui avait tiré sur les deux Shaw, et à bien d’autres encore de mon temps ? Il est vrai que c’étaient des gentilshommes, et qu’ils avaient leurs parents pour solliciter en leur faveur… Et dernièrement encore, n’a-t-il pas fait grâce à John Porteous ?… Ah ! je vous assure qu’il a le pouvoir de faire grâce ; la seule difficulté est de l’obtenir. — Porteous ? dit Jeanie, c’est vrai ; j’oublie ce dont je devrais le plus me souvenir. Adieu, mistress Saddletree, et puissiez-vous ne jamais manquer d’amis dans le malheur ! — Est-ce que vous allez quitter votre père, Jeanie ? Mon enfant, vous feriez mieux de rester, dit mistress Saddletree. — On a besoin de moi là-bas, » dit-elle en montrant de la main la prison, « et il faut que je le quitte maintenant, sans quoi je n’en aurai jamais le courage… Je ne crains pas pour sa vie… Je sais combien il a de courage ; je le sais, » ajouta-t-elle en posant la main sur sa poitrine, « par ce que mon propre cœur éprouve en ce moment. — Eh bien, mon enfant, si vous pensez que ce soit pour le mieux, qu’il reste ici à se reposer, du moins avant de retourner à Saint-Léonard. — Certainement, et je vous en remercie. Dieu vous bénisse ! Je vous en prie, ne le laissez pas partir avant d’avoir reçu de mes nouvelles. — Mais vous reviendrez bientôt, dit mistress Saddletree ; on ne vous permettra pas de rester là-bas. — Oui, mais il faut que j’aille à Saint-Léonard… J’ai beaucoup à faire et peu de temps devant moi… Dieu vous accorde sa bénédiction… Je vous recommande mon père. »

Elle était déjà à la porte de la chambre lorsque, se retournant tout à coup, elle revint et s’agenouilla auprès du lit. « Ô mon père, donnez-moi votre bénédiction ; je n’ose partir que vous ne m’ayez bénie ; dites-moi seulement : Que le bon Dieu te bénisse et t’accompagne, Jeanie ! Essayez seulement de prononcer ces mots-là. »

Le vieillard, plutôt par instinct que par l’effet d’une volonté intelligente, murmura une prière pour que les bénédictions divines se multipliassent sur sa tête.

« Il a béni mon projet, » dit Jeanie en se relevant, « et quelque chose me dit que je réussirai. »

En parlant ainsi elle sortit de la maison.

Mistress Saddletree la regarda partir en secouant la tête. « Je souhaite qu’elle jouisse de sa raison, la pauvre fille ! Il y a quelque chose de singulier dans tous ces Deans… Je n’aime pas que les gens croient ainsi valoir mieux que les autres ; il est rare qu’il en résulte quelque chose de bon. Mais si elle est allée visiter les bestiaux à Saint-Léonard, c’est une autre affaire ; il faut bien qu’on en ait soin. Grizzie, montez et prenez soin de ce bon vieillard ; veillez à ce qu’il ne manque de rien… Folle que vous êtes, » dit-elle en s’adressant à sa servante quand elle rentra, « à quoi bon relever vos cheveux de cette manière ? je crois qu’il y a eu un terrible exemple aujourd’hui du danger de la coquetterie ; voyez où tout cela vous conduit. »

Laissant là la bonne dame continuer de prêcher contre les vanités du monde, nous transporterons le lecteur dans la petite cellule où la malheureuse Effie Deans venait d’être renfermée, étant depuis sa condamnation plus étroitement resserrée, et privée de plusieurs privilèges dont elle avait joui avant que la sentence fût prononcée.

Il y avait à peu près une heure qu’elle était dans cet état d’horreur et de stupéfaction si naturel à sa position, lorsqu’elle en fut tirée par l’ouverture des verrous qui fermaient sa porte, et Ratcliffe parut devant elle. « C’est votre sœur qui veut vous parler, Effie, dit-il. — Je ne puis voir personne, » dit Effie aigrie par son malheur, et avec cette irritabilité qu’il fait naître ; « je ne puis voir personne, et moins elle que tout autre. Dites-lui qu’elle prenne soin de son vieux père ; je ne suis plus rien pour eux maintenant, ni eux pour moi. — Elle dit qu’il faut qu’elle vous voie, pourtant, » reprit Ratcliffe ; et en ce moment Jeanie s’élançant dans la chambre, se précipita au cou de sa sœur qui cherchait en vain à se soustraire à ses embrassements.

« À quoi sert-il de venir ainsi pleurer près de moi, dit la pauvre Effie, quand vous m’avez tuée ? tuée quand un mot de votre bouche m’aurait sauvée ; tuée quand je suis innocente, innocente de ce crime du moins, moi qui me serais sacrifiée corps et âme pour vous sauver un doigt de la main ? — Vous ne mourrez pas ! » dit Jeanie avec tout l’enthousiasme du courage. Dites-moi ce que vous voudrez, pensez de moi ce qu’il vous plaira ; promettez-moi seulement, car je me méfie de votre âme orgueilleuse ; promettez-moi que vous ne tournerez pas vos mains contre vous-même ; moi, je vous promets que vous ne mourrez pas de cette mort honteuse. — Non, Jeanie, je ne mourrai pas d’une mort honteuse. Quoique mon cœur se soit montré bien faible, il y a en lui assez de résolution pour échapper à l’ignominie… Retournez vers notre père, et ne songez plus à moi. J’ai fait mon dernier repas dans ce monde. — Ô Dieu ! c’est là ce que je craignais, s’écria Jeanie. — Allons donc, allons donc, mon enfant, dit Ratcliffe ; vous ne savez guère ce que c’est que tout cela… On croit toujours pendant le premier moment qui suit la sentence qu’on aura plutôt le courage de mourir que d’attendre la mort pendant six semaines… mais cela n’empêche pas qu’on passe ces six semaines en attendant. Je sais bien comment cela se passe, moi ; j’ai entendu lire mon arrêt trois fois, et cependant me voilà, moi, James Ratcliffe… Pourtant, si j’avais serré ma serviette comme il faut la première fois, comme j’en avais bonne envie, et c’était pour une vache grise qui ne valait pas 10 liv. st., où en serais-je maintenant ? — Et comment vous êtes-vous échappé ? » demanda Jeanie, à laquelle le sort de cet homme, d’abord si odieux, inspirait un espèce d’intérêt depuis qu’elle y voyait quelque rapport avec celui de sa sœur.

« Comment je me suis échappé ? » dit-il en clignant l’œil d’un air significatif… » Je vous dirai que c’est par un moyen qui ne réussira à personne tant que j’aurai les clefs de cette prison. — Ma sœur en sortira à la face du soleil, dit Jeanie : j’irai à Londres demander son pardon au roi et à la reine. S’ils ont fait grâce à Porteous, ils peuvent bien lui faire grâce aussi… Si une sœur leur demande à genoux la vie de sa sœur, ils ne la lui refuseront pas ; ils lui accorderont son pardon, cette clémence leur gagnera mille cœurs. »

Effie l’écoutait immobile d’étonnement ; et il y avait tant d’ardeur et de confiance dans l’enthousiasme de sa sœur, qu’un rayon d’espoir se glissa involontairement dans son âme, mais il ne tarda pas à se dissiper.

« Ah ! Jeanie ! le roi et la reine demeurent à Londres, à un million de milles d’ici, peut-être bien loin par-delà la mer… Je ne serai plus, avant que vous puissiez seulement y arriver. — « Vous vous trompez, dit Jeanie ; ce n’est pas si loin que vous croyez, et on peut y aller par terre… J’en ai appris quelque chose par Reuben ! — Oh ! Jeanie, vous n’avez jamais rien appris que de bon des gens que vous avez fréquentés ; et moi, moi… » Ici elle se tordit les mains et pleura amèrement.

« Ne pensez pas à cela en ce moment, dit Jeanie ; vous en aurez tout le temps si nous pouvons racheter votre vie. Adieu ! À moins que je ne meure en route, je verrai la face de ce roi qui a le pouvoir de pardonner… Oh, monsieur ! » dit-elle en s’adressant à Ratcliffe, « soyez bon pour elle ; elle n’avait jamais eu besoin jusqu’ici de la protection d’un étranger.. Adieu, adieu, Effie… Ne me parlez pas ; il ne faut pas que je pleure maintenant ; ma tête n’est déjà que trop agitée… »

Elle s’arracha des bras de sa sœur et s’échappa de sa chambre. Ratcliffe la suivit et lui fit signe d’entrer avec lui dans une petite salle. Elle l’y suivit, mais non sans trembler.

« Qu’est-ce qu’a la sotte à trembler ainsi ? dit-il. Je n’ai que de bonnes intentions… Du diable si je puis m’empêcher de vous respecter ; et parbleu ! vous avez tant de cœur, qu’il ne me paraît pas impossible que vous réussissiez. Mais écoutez, il ne faut pas vous présenter devant le roi que vous ne vous soyez fait quelque ami… Adressez-vous au duc ; adressez-vous à Mac-Callum More. Il est l’ami des Écossais : je sais que les gens de la cour ne l’aiment pas beaucoup ; mais ils le craignent, et cela revient au même. Ne connaissez-vous personne qui puisse vous donner une lettre pour lui ? — Le duc d’Argyle ? » dit Jeanie, frappée tout à coup d’un souvenir. « Qu’est-il à cet Argyle qui a souffert du temps de mon père, du temps des persécutions ? — Son fils ou son petit-fils, je pense, dit Ratcliffe ; mais que vous importe ? — Dieu soit loué ! » dit Jeanie en joignant les mains avec ferveur. — Vous autres whigs, dit l’ex-brigand, vous remerciez toujours Dieu de tout… Mais écoutez, mon enfant, j’ai un secret à vous dire : vous pourrez faire de mauvaises rencontres sur les frontières ou dans l’intérieur du pays, avant d’arriver à Londres. Mais du diable si l’un d’eux touche à une connaissance de Daddie Raton ; car, quoique je sois retiré des affaires publiques, cependant ils savent que je puis encore leur rendre de bons ou de mauvais services ; et je parie qu’il n’y a pas un bon garçon qui exerce depuis un an dans les montagnes ou sur le grand chemin qui ne connaisse ma passe aussi bien que le cachet d’un juge de paix d’Angleterre[1]. Mais je vois bien que tout cela est du latin de voleur pour vous. »

Ce langage était en effet inintelligible pour Jeanie, qui était impatiente de lui échapper. Il se hâta de griffonner quelques lignes sur un mauvais morceau de papier, et lui dit, en la voyant se reculer quand il le lui présenta : « Que diable avez-vous donc ? Cela ne vous mordra pas, mon enfant ; et si cela ne vous fait pas de bien, cela ne peut pas non plus vous faire de mal. Je vous recommande surtout de le montrer si vous venez à faire la rencontre de quelqu’un des clercs de saint Nicolas. — Hélas, dit-elle, je ne vous comprends pas. — Je veux dire, si vous tombez entre les mains des voleurs et des infidèles, ma petite sainte ; et voilà une phrase de l’Écriture, si vous en voulez une… Au surplus, le plus hardi d’entre eux connaîtra ma signature et il y aura égard. Maintenant partez vite, et attachez-vous à Argyle ; car si quelqu’un peut vous servir, c’est celui-là. »

Après avoir jeté un regard triste et inquiet sur les fenêtres grillées et les murs noircis de la vieille prison, et un autre qui ne l’était pas moins sur la maison hospitalière de M. Saddletree, Jeanie tourna le dos à ce quartier, et bientôt à la ville elle-même. Elle arriva à Saint-Léonard sans rencontrer personne de sa connaissance, ce qui fut un grand soulagement pour elle dans la situation d’esprit où elle se trouvait. « Je dois éviter, dit-elle, tout ce qui pourrait m’attendrir ou m’affaiblir le cœur : il n’est déjà que trop faible pour tout ce que j’ai à faire. Je veux tâcher de penser et d’agir avec toute la fermeté dont je suis capable, et de parler aussi peu que possible. »

Il y avait une vieille domestique de son père, ou, pour mieux dire, une vieille paysanne qui avait vécu plusieurs années chez lui, et dont la fidélité méritait toute confiance. Elle envoya chercher cette femme, et, lui expliquant que la position de sa famille l’obligeait de faire un voyage qui la retiendrait quelques semaines absente, elle lui donna toutes ses instructions sur la conduite des affaires domestiques jusqu’à son retour. Avec une précision qui l’étonna elle-même plus tard, lorsqu’elle y réfléchit, elle lui expliqua, dans les plus petits détails, tout ce qu’elle aurait à faire, et surtout les soins qui devaient contribuer au bien-être de son père. « Il est probable, lui dit-elle, qu’il reviendra demain à Saint-Léonard ; il est certain du moins que son retour ne peut tarder ; il faut qu’il trouve tout en bon état en arrivant. Il a assez de chagrin, sans avoir encore à s’occuper d’affaires de ménage. »

Et en parlant ainsi, elle s’empressait de mettre tout en ordre avec May Hetly.

La soirée était déjà avancée quand tout fut terminé et quand elles eurent pris quelque nourriture, la première que Jeanie eût goûtée dans toute cette pénible journée. May Hetly, qui résidait habituellement dans une petite chaumière voisine de l’habitation de Deans, demanda à sa jeune maîtresse de la laisser passer la nuit avec elle dans la maison. « Vous avez eu une journée terrible, dit-elle, et le chagrin et l’inquiétude sont de mauvais compagnons pendant les veilles de la nuit, comme je l’ai entendu dire au digne homme lui-même. — Ce sont en effet de mauvais compagnons, mais il faut que je m’habitue à leur présence… Eh ! mieux vaut commencer dans la maison qu’en plein champ, aujourd’hui que demain. »

En conséquence elle renvoya la vieille femme, car la différence entre leurs rangs était si légère, que nous ne pouvons guère appeler May sa domestique, et elle s’occupa des préparatifs de son voyage.

La simplicité de son éducation et des habitudes de la campagne rendaient ces préparatifs très-faciles et très-prompts. Son plaid écossais lui servait en même temps d’habit de voyage et de parapluie, et un très-petit paquet contenait le peu de linge dont elle avait besoin.

Elle était venue au monde nu-pieds, comme le dit Sancho, et c’était nu-pieds qu’elle se proposait d’accomplir son pèlerinage, réservant ses souliers neufs et ses bas de fil d’une blancheur éclatante pour des occasions de cérémonie. Elle ne se doutait pas que dans les habitudes et les notions qu’on avait en Angleterre sur ce qui est nécessaire ou commode à la vie, un voyageur qui marcherait nu-pieds y donnerait l’idée de la misère la plus abjecte ; et si on lui eût objecté le manque de propreté de cette coutume, elle aurait pu s’en justifier par l’habitude qu’ont les Écossaises décemment élevées de faire des ablutions presque aussi fréquentes que les sectateurs de Mahomet : ainsi donc jusque-là tout allait bien.

Dans une espèce d’armoire de chêne, où son père gardait quelques vieux livres, deux ou trois liasses de papiers, outre ses comptes et ses reçus, elle chercha et réussit à trouver dans un de ces paquets, parmi des extraits de sermons, des comptes d’intérêt, des copies des dernières paroles des martyrs, et autres papiers de ce genre, deux ou trois pièces qu’elle jugea devoir lui être utiles dans son voyage. Mais la plus grande difficulté existait encore, et elle n’y avait songé que le soir même, c’était le manque d’argent. Comment pouvait-elle entreprendre sans un sou un voyage aussi éloigné que celui qu’elle méditait ?

Davie Deans, comme nous l’avons fait remarquer, était à son aise et même riche pour sa condition ; mais ses richesses, comme celles des anciens patriarches, se composaient de ses troupeaux de bestiaux, et de deux ou trois sommes qu’il avait prêtées à intérêt à des voisins ou à des parents, qui, loin d’être en état de rien rembourser du principal, croyaient avoir fait tout ce qu’on pouvait exiger d’eux, lorsque avec une peine extrême ils étaient parvenus à payer l’intérêt annuel. Il aurait donc été inutile de s’adresser à ces débiteurs, même avec l’agrément de son père ; d’ailleurs elle n’aurait pu se procurer cet agrément ou son aide d’aucune manière, sans entrer dans une suite d’explications et de débats qui auraient pu finir par l’empêcher d’accomplir l’entreprise qu’elle avait conçue ; entreprise qui, bien que hasardeuse et hardie, présentait pourtant la seule chance de salut qui restât à sa sœur. Sans s’écarter en rien du respect filial le plus profond, Jeanie sentait intérieurement que les opinions et les sentiments de son père, tout justes et honorables qu’ils fussent, étaient trop peu en harmonie avec l’esprit du siècle, pour qu’il pût être un bon juge des mesures qu’il convenait d’adopter dans cette occasion. Elle-même avec plus de flexibilité dans les manières, et non moins de droiture dans les principes, sentait qu’en lui demandant son consentement à son voyage, elle s’exposait au danger de s’attirer une défense formelle qu’elle ne pouvait violer sans perdre l’espérance que le ciel bénît sa mission et lui en accordât le succès. Elle s’était donc déterminée à ne lui communiquer son entreprise et les motifs qui la lui avaient fait former qu’après son départ. Il aurait été impossible de s’adresser à lui pour de l’argent sans nuire à l’exécution de son projet, et s’exposer à voir discuter la convenance de son voyage. Il ne fallait donc songer à aucun secours pécuniaire de ce côté.

Il lui vint alors la pensée qu’elle aurait pu s’être consultée avec mistress Saddletree à ce sujet ; mais outre qu’il aurait fallu perdre un temps considérable pour recourir à elle maintenant, Jeanie y éprouvait intérieurement une grande répugnance. Son cœur s’empressait de reconnaître les bonnes qualités de mistress Saddletree, et était reconnaissant du tendre intérêt qu’elle prenait aux malheurs de sa famille, mais elle sentait en même temps que mistress Saddletree était une femme qui n’avait qu’une manière de penser ordinaire, incapable, par le peu d’élévation de son esprit et par ses habitudes, d’accueillir avec enthousiasme la résolution qu’elle avait formée, et rien n’eût été plus pénible pour elle que d’entrer en discussion sur ce projet, et d’être réduite à lui en démontrer la convenance et la nécessité pour obtenir d’elle les moyens de l’exécuter.

Butler, sur le secours duquel elle aurait pu compter, était beaucoup plus pauvre qu’elle. Dans cet état de choses elle s’avisa, pour surmonter cette difficulté, d’une résolution singulière, et dans le chapitre suivant nous verrons de quelle manière elle l’exécuta.



  1. Tout ceci est en termes d’argot dans le texte : les équivalents nous auraient a. m.