La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 24

La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 266-276).


CHAPITRE XXIV.

LA SENTENCE.


Loi, prends ta victime ; et toi, Dieu de bonté, puisses-tu lui accorder la miséricorde que ce monde cruel lui refuse !
Anonyme.


Il s’écoula une heure avant la rentrée des jurés, et lorsqu’ils reparurent traversant à pas lents la salle d’audience, comme des hommes chargés d’une pesante responsabilité, et qui vont remplir un devoir pénible, le silence le plus profond et le plus imposant régna tout à coup dans l’auditoire.

« Avez-vous choisi votre chancelier, messieurs ? » leur demanda le président.

Le chef des jurés, appelé en Écosse le chancelier du jury, et qui est ordinairement l’homme le plus considéré pour son rang ou sa réputation, s’avança, et, s’inclinant respectueusement, remit à la cour un papier cacheté contenant leur déclaration alors toujours écrite, tandis que, depuis quelques années, les réponses verbales sont quelquefois permises. Les jurés restèrent debout pendant que le président rompait le cachet. Après avoir parcouru le papier, il le présenta d’un air grave et triste au greffier de la cour, pour qu’il transcrivît sur les registres cette déclaration encore inconnue, mais que tout annonçait être fatale à l’accusée. Il restait encore une formalité à remplir qui, bien qu’insignifiante en elle-même, frappe l’imagination d’une espèce d’effroi à cause des circonstances redoutables qui l’environnent. Une bougie allumée fut placée sur la table, le papier qui contenait le verdict des jurés fut mis sous une enveloppe que le juge scella de son cachet, et qui fut transmise à l’avocat de la couronne pour être conservée dans les archives. Tout ceci se passe dans un profond silence ; cette bougie presque aussi vite éteinte qu’allumée, emblème de la vie de l’homme qui, semblable à une étincelle passagère, ne brille un moment que pour disparaître aussitôt, excite dans l’âme des spectateurs des émotions qu’on peut comparer à celles qu’éprouve en pareil cas l’auditoire en Angleterre, quand le juge se couvre du fatal bonnet. Lorsque ces formes préliminaires furent accomplies, le juge ordonna à Euphémie Deans d’écouter la lecture de la déclaration du jury.

La déclaration portait, dans les termes ordinaires, que le jury ayant fait choix de john Kirk, esq., pour chancelier, et de Thomas Moore, négociant, pour secrétaire, avait à la pluralité des voix trouvé Euphémie Deans coupable du crime porté dans l’accusation ; mais que, considérant son extrême jeunesse et les circonstances malheureuses de l’affaire, il suppliait instamment le juge de la recommander à la clémence du roi.

« Messieurs, dit le juge, vous avez fait votre devoir, et il a dû paraître pénible à des hommes pleins d’humanité comme vous. Je ne manquerai pas de transmettre votre recommandation au pied du trône ; mais je me vois obligé de dire à tous ceux qui m’entourent, et surtout de prévenir la malheureuse jeune fille qui m’écoute, afin qu’elle dirige ses pensées en conséquence, que je n’ai pas le moindre espoir d’un pardon. Vous n’ignorez pas de quelle manière le crime s’est multiplié dans le pays, et je sais de plus qu’on l’a attribué à l’indulgence avec laquelle on a appliqué les lois. Je n’ai donc pas la plus légère espérance d’obtenir sa grâce. »

La cour demanda alors à M. Fairbrother s’il avait quelque chose à objecter qui pût empêcher le jugement d’être prononcé. L’avocat s’était occupé à examiner avec la plus scrupuleuse attention la déclaration du jury, comptant les lettres qui composaient les noms des jurés et pesant chaque phrase, chaque syllabe, en cherchant s’il n’y aurait pas moyen d’y trouver à redire. Mais le secrétaire entendait trop bien son affaire, la déclaration était dans toutes les formes, et Fairbrother déclara tristement qu’il n’avait rien à dire pour arrêter le jugement.

Le juge-président s’adressa alors à la malheureuse prisonnière : « Euphémie Deans, écoutez la sentence de la cour qui va être prononcée. »

Elle se leva de son siège, et avec beaucoup plus de calme qu’on n’en aurait attendu d’elle, d’après les divers incidents survenus dans la séance, elle attendit le dénoûment de cette scène redoutable. Lorsque nous souffrons, nos facultés morales ressemblent tellement à nos facultés physiques, que les premiers coups qui nous frappent avec violence sont ordinairement accompagnés d’une espèce d’engourdissement qui nous rend, pour ainsi dire, insensibles à ceux qui les suivent. Mandrin sur la roue en convenait, et telle est aussi l’opinion de ceux qui ont été frappés d’une suite de revers et de malheurs non interrompus.

« Jeune femme, dit le juge, c’est pour moi un devoir pénible de vous annoncer que votre vie vous est redemandée par une loi qui, bien qu’elle puisse paraître sévère sous quelques rapports, a pour but sage et nécessaire de montrer à celles qui se trouveraient dans votre malheureuse position, le danger auquel elles s’exposent en cherchant à cacher par une fausse honte et un orgueil mal entendu la faute qu’elles ont commise, et en ne s’occupant d’aucuns préparatifs pour assurer la vie du malheureux enfant qu’elles vont mettre au monde. Dérobant la connaissance de votre état à votre maîtresse, à votre sœur et à d’autres personnes de votre sexe, dignes de votre confiance, et dont votre conduite précédente vous avait mérité l’estime, vous avez donné lieu de croire que vous méditiez la mort de l’innocente créature dont la vie n’occupait pas toutes vos pensées. Qu’est devenu cet enfant ? est-ce à vous ou à quelque autre que l’on doit attribuer sa disparition ? l’histoire extraordinaire que vous avez racontée n’est-elle fausse qu’en partie ou entièrement ? c’est ce qu’il n’appartient qu’à Dieu et à votre conscience de savoir. Je n’aggraverai pas ce que votre position a de pénible en appuyant davantage sur ce sujet ; mais je vous engage de la manière la plus solennelle à employer le temps qui vous reste à faire votre paix avec Dieu, et dans ce dessein le ministre qu’il vous plaira de nommer aura accès près de vous. Malgré la recommandation que l’humanité a dictée aux jurés, je ne puis vous donner en ce moment le plus léger espoir de voir prolonger votre vie au-delà du terme assigné pour l’exécution de votre sentence. Abandonnez donc toute pensée qui vous rattacherait à ce monde, et occupez-vous de soins plus importants ; préparez votre esprit par le repentir à la mort, au jugement et à l’éternité. Doomster[1], faites lecture de la sentence. »

Lorsque le doomster parut, vêtu d’un habit noir et gris bordé d’un galon d’argent, chacun en apercevant et sa taille gigantesque et son visage hagard, se recula en arrière comme par un instinct d’horreur, et lui laissa un large passage par lequel il s’avança jusqu’auprès de la table. Comme cet office était rempli par l’exécuteur des hautes œuvres, chacun s’empressait de se retirer pour éviter de frôler ses vêtements, et ceux à qui cet accident arrivait par hasard secouaient leurs habits comme pour en faire disparaître cette souillure. On entendit un bruit dans l’assemblée, indiquant que chacun était oppressé et respirait d’une manière pénible, comme ceux qui s’attendent à quelque chose d’effrayant ou de douloureux ou qui en sont les témoins. Le misérable, au milieu de son brutal endurcissement, semblait s’apercevoir qu’il était l’objet de l’horreur générale, et paraissait souffrir de se trouver en public, semblable aux oiseaux des ténèbres qui abhorrent le grand air et la lumière du jour.

Répétant après le greffier de la cour, il prononça rapidement les paroles de la sentence qui condamnait Euphémie Deans à être reconduite à la prison d’Édimbourg et à y être détenue jusqu’au jour où, entre deux et quatre heures de l’après-midi, elle devait être conduite à la place ordinaire des exécutions, pour y être pendue jusqu’à ce que mort s’ensuivît. Le doomster acheva la sentence par ces mots, sur lesquels il appuya de toute la force de sa voix rauque et dure : Tel est l’arrêt ! »

En prononçant ces fatales paroles, il disparut comme un malin esprit qui vient d’accomplir le but infernal qui l’a amené sur la terre ; mais l’impression d’horreur causée par sa présence ne s’effaça pas aussi promptement de l’esprit des spectateurs.

La malheureuse condamnée (car c’est ainsi qu’il faut l’appeler maintenant), bien qu’elle eût une sensibilité plus vive et fût moins accoutumée à la dominer que son père et sa sœur, montra dans cette occasion qu’elle possédait une portion considérable de leur courage. Elle était restée immobile près de la barre, pendant que sa sentence avait été prononcée, et on remarqua qu’elle avait fermé les yeux quand le doormster parut ; mais elle fut la première à rompre le silence quand cette sinistre figure se fut éloignée.

« Que Dieu vous pardonne, milords ! dit-elle et ne vous fâchez pas que je fasse ce souhait, car nous avons tous besoin de pardon. Quant à moi, je ne puis vous blâmer, puisque vous agissez d’après vos lumières. Si je suis innocente de la mort de mon pauvre enfant, vous avez tous été témoins aujourd’hui que j’ai causé celle de mon vieux père : je mérite donc toute la sévérité de Dieu et des hommes ; mais Dieu est plus miséricordieux pour nous que ne le sont les hommes les uns pour les autres. »

Ces paroles terminèrent la séance. La foule se précipita hors de la salle d’audience avec autant de tumulte qu’elle y était entrée, chacun se poussant, se coudoyant et oubliant dans le changement de place et dans le retour de ses pensées habituelles tout ce qui avait pu lui faire impression dans la scène dont il venait d’être témoin. Ceux des spectateurs qui portaient la robe et que la pratique et la théorie de leur profession avaient endurcis au point d’être aussi insensibles à de pareilles scènes que les médecins le sont en contemplant une opération de chirurgie, s’en retournèrent chez eux en compagnie, discutant tranquillement le principe général de la loi d’après laquelle la jeune fille venait d’être condamnée, la nature des preuves et les arguments des avocats, et n’exceptant pas même de leur critique les discours du juge.

Les spectateurs féminins, dont le cœur est toujours plus ouvert à la compassion, se récriaient hautement contre cette partie du discours du juge qui semblait vouloir enlever tout espoir de pardon.

« Il lui convient bien vraiment, dit mistress Howden, de nous dire qu’il faut que la pauvre fille se dispose à mourir, quand M. John Kirck, l’homme le plus honnête qui existe dans les murs de la ville, a pris la peine d’intercéder lui-même en sa faveur ! — Oui, voisine, » dit miss Damahoy en redressant sa taille sèche avec toute la dignité d’une vieille prude ; « mais je suis d’avis qu’il faut mettre un terme à toutes ces affaires scandaleuses où il est question de bâtards. Il n’y a pas moyen maintenant d’avoir chez soi une fille, si elle n’a pas atteint trente ans qu’il n’y ait après elle une nuée de jeunes gens, de commis de magasins, de clercs de procureurs, et tant d’autres qui n’ont en vue que sa ruine, et attirent le mépris sur une maison honnête ; c’est ce que je ne puis tolérer. — Allons, allons, cousine, dit mistress Howden, il faut vivre et laisser vivre les autres ; nous avons été jeunes nous-mêmes, et il ne faut pas toujours penser à mal parce que les jeunes gens aiment à être ensemble. — Jeunes nous-mêmes, dit miss Damahoy, je ne suis pas assez vieille pour parler ainsi, mistress Howden ; et quant à ce que vous voulez dire par penser à mal, je ne pense ni à bien ni à mal sur ces choses-là, et je remercie le ciel… — La reconnaissance ne vous coûte guère, » dit mistress Howden en secouant la tête ; « mais quant à votre jeunesse, écoutez donc, je crois que vous étiez capable de vous conduire, à l’ouverture du parlement d’Écosse, et c’était en 1707 ; ainsi vous ne me ferez pas accroire que vous êtes encore à la fleur de l’âge. »

Plumdamas, qui servait de chevalier aux deux dames discutantes, vit immédiatement le danger de les laisser entamer des points de chronologie aussi délicats ; et comme il aimait la paix et cherchait à maintenir les relations de bon voisinage, il s’empressa de ramener la conversation sur le sujet primitif.

« Le juge n’a pas voulu nous dire tout ce qu’il aurait pu nous dire au sujet de la recommandation à la clémence du roi, voisine, dit-il ; il y a toujours quelque détour dans ces hommes de loi ; mais cela est un secret. — Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est, voisin Plumdamas ? » s’écrièrent à la fois mistress Howden et miss Damahoy, la fermentation acide de leur dispute se trouvant soudain neutralisée par le puissant alcali renfermé dans le mot secret.

Voici M. Saddletree qui vous racontera cela mieux que moi, dit Plumdamas, car c’est lui qui me l’a dit. » Saddletree les rejoignit effectivement ; sa femme lui donnait le bras et paraissait fort affligée.

Quand cette question lui fut faite, Saddletree prit un air très-important. « On parle d’arrêter le crime d’infanticide, » dit-il d’un ton de mépris ; « et croyez-vous que nos vieux ennemis les Anglais, comme Glendook les appelle toujours dans son recueil de lois, donneraient un liard pour nous empêcher de nous entretuer tous, femmes, enfants, maris, parents, et omnes et singulos, comme dit M. Crossmyloof ? Non, non, ce n’est pas cela qui les empêchera de pardonner à la jeune fille ; mais voici le fait : le roi et la reine sont si irrités de cette émeute de Porteous, qu’ils se garderont bien d’accorder la moindre grâce à un Écossais, quand il s’agirait de pendre toute la ville d’Édimbourg. — Plût au ciel qu’ils pussent s’en retourner dans leur basse cour d’Allemagne, comme dit mon voisin Mac-Croskie, répliqua mistress Howden, si c’est de cette manière qu’ils prétendent nous traiter ! — On rapporte comme un fait certain, dit miss Damahoy, que le roi George a jeté sa perruque au feu quand à a appris la nouvelle de l’insurrection Porteous. — On dit qu’il l’a fait quelquefois à moins, dit Saddletree. — Ma foi, il devrait mieux choisir ses motifs de colère, car, après tout, celle-ci n’a servi qu’à son perruquier, et il n’y a que son perruquier qui en profite. — Vous aurez sans doute entendu dire aussi, ajouta Plumdamas, que la reine a déchiré de rage ses falbalas, et que le roi a donné des coups de pied à sir Robert Walpole, pour n’avoir pas su mieux contenir la populace d’Édimbourg ; mais je ne puis croire qu’il ait agi si brutalement. — C’est pourtant la pure vérité, dit Saddletree, et il a manqué d’en faire autant au duc d’Argyle[2]. — De donner des coups de pied au duc d’Argyle ! » s’écrièrent tous les auditeurs sur différents tons d’étonnement.

« Ah ! mais le sang des Mac-Callum More n’aurait pas supporté cela. Le roi aurait couru le danger que l’épée du duc ne vînt en tiers au milieu d’eux, ajouta Saddletree. — Le duc est un véritable Écossais, un sincère ami du pays, » dirent les auditeurs. — Oui, oui, ma foi, il l’est à la fois et du roi et du pays, comme je vous le prouverai si vous voulez entrer chez moi ; car il est des choses dont il est plus sûr de parler inter parietes. »

Quand ils entrèrent dans sa boutique, il en chassa son apprenti, et ouvrant son bureau, il en tira, avec un air d’importance et de satisfaction, un morceau de papier imprimé, sale et chiffonné. « Ceci est du fruit nouveau, observa-t-il, tout le monde ne pourrait pas vous en montrer autant ; c’est le discours du duc au sujet de l’insurrection Porteous, Vous allez entendre ce que dit là-dessus Jan roy Cean[3] ; mon correspondant l’a acheté dans la cour du palais, comme on dit, sous le nez du roi. Il me l’a envoyé en m’écrivant pour me demander le renouvellement d’une lettre de change. Il faudra que vous vous occupiez de cela, mistress Saddletree. »

La bonne mistress Saddletree était si affligée de la situation de sa malheureuse protégée, qu’elle était restée inattentive à la conversation. Cependant les mots de lettre de change et de renouvellement eurent le pouvoir de la réveiller de son engourdissement ; elle prit vivement la lettre que son mari lui présentait, essuya ses yeux, et mettant ses lunettes, elle chercha à déchiffrer, aussi bien que le lui permit le brouillard qui était encore sur sa vue, la partie essentielle de cette épître, tandis que son mari, d’un ton emphatique et déclamatoire, lisait à haute voix un passage du discours.

« Je ne suis pas ministre, je n’ai jamais été ministre, je ne serai jamais ministre. — Je ne savais pas que Sa Grâce eût jamais songé à l’Église, dit mistress Howden. — Il ne veut pas dire ministre de l’Évangile, mistress Howden, mais ministre d’État, » dit Saddletree avec une obligeante condescendance, puis il continua : « Il y eut un temps où j’aurais pu faire partie du ministère, mais je sentais trop mon incapacité pour me charger des affaires de l’État, et je remercie Dieu d’avoir assez apprécié les qualités que la nature m’a données, pour ne pas les employer à un usage pour lequel elles n’étaient pas faites. Depuis que je suis entré dans le monde (et peu de gens ont commencé leur carrière plus jeunes que moi), j’ai servi mon prince par la parole, je l’ai servi du peu de pouvoir que j’avais, ainsi que de mon épée et de mes lumières dans la profession des armes. J’ai occupé des places que j’ai perdues, et quand je devrais être privé demain de celles qui me restent, et dont j’ai toujours cherché à me rendre digne, je n’en continuerais pas moins à le servir et de ma personne et de ma fortune, tant qu’il me resterait un acre de terre et une goutte de sang dans les veines. »

Ici mistress Saddletree interrompit notre orateur.

« Monsieur Saddletree, que signifie tout cela ? vous êtes là à bavarder sur le duc d’Argyle, et voilà ce Martingale qui est sur le point de nous faire banqueroute de 60 bonnes liv. sterl. Le duc nous les paiera-t-il, dites-moi ? Je voudrais qu’il soldât lui-même ses propres comptes. Il est sur nos livres pour 1000 liv. d’Écosse, depuis son dernier voyage à Roystoun. Je ne veux pas dire qu’il ne soit un honorable seigneur, et que je craigne de perdre avec lui ; mais il y a de quoi perdre la tête de vous entendre parler de ducs et de politique, tandis que nous avons là haut ces pauvres gens. Jeanie Deans et son père. Et quel besoin aviez-vous de renvoyer de la boutique le garçon qui était occupé à coudre, pour qu’il allât jouer dans la place avec les polissons ? Ne vous dérangez pas, mes voisines, mon intention n’est pas de vous renvoyer ; mais vraiment, c’est qu’avec ses cours de justice, ses cours royales ses parlements d’Écosse et d’Angleterre, je crois que le brave homme deviendra fou. »

Les voisines connaissaient trop bien les règles de la politesse et le précepte de faire aux autres ce qu’on voudrait qu’on nous fît, pour céder à la légère invitation qui leur était faite de rester ; elles prirent donc congé, et s’empressèrent de partir. Saddletree donna tout bas rendez-vous dans une heure à Plumdamas, chez Maccroskie, à la petite boutique des Lukenbooths dont on a déjà parlé, et lui promit qu’il ne manquerait pas de mettre le discours de Mac-Callum More dans sa poche, malgré tout le train qu’avait fait la ménagère.

Quand mistress Saddletree vit sa maison libre de ces visiteurs importuns, et que le garçon Appens eut quitté le jeu, elle retourna auprès de ses malheureux parents, Davie Deans et sa fille, qui avaient trouvé dans sa maison le refuge le plus voisin et tous les secours de l’amitié.



  1. Le titre de cet officier (doomster) signifie celui qui va prononcer l’arrêt ou la sentence. Dans ce sens étendu les juges de l’île de Man étaient appelés dempster ; mais en Écosse ce mot fut long-temps employé pour désigner seulement la personne officielle dont le devoir est de répéter la sentence après qu’elle a été prononcée par la cour et enregistrée par le greffier. Le dempster la légalise alors par ces mots voulus par la forme : « Et ceci a été prononcé pour arrêt. (And this I pronounce for doom. a. m.) » Pendant un grand nombre d’années cette charge, telle qu’elle est mentionnée dans le texte, était remplie par le bourreau ; car, lorsque cet officier de justice (odieux, mais nécessaire) était nommé, il demandait à la cour de justice d’être reçu comme dempster, ce qui lui était accordé comme une conséquence inévitable.
    La présence du bourreau au milieu de la cour et devant le malheureux criminel avait quelque chose d’affreux et de révoltant pour la civilisation plus raffinée des temps modernes ; mais si on en doit croire une ancienne tradition du parlement d’Édimbourg, ce fut l’anecdote suivante qui donna lieu à l’abolition de la charge de dempster.
    Il se trouva, à une certaine époque, que la charge d’exécuter les hautes œuvres était vacante. On eut besoin d’un dempster. Quand on réfléchit par qui cet emploi était ordinairement rempli, on ne doit pas s’étonner que personne ne le sollicitât. À la fin, un nommé Hume, qui avait été condamné à la déportation pour une tentative d’incendie sur sa propre maison, se décida à prononcer la sentence dans cette occasion. Mais quand il fut amené dans la cour, au lieu de répéter l’arrêt au criminel, Hume s’adressa aux juges eux-mêmes pour se plaindre amèrement de l’injustice de sa condamnation. En vain il fut interrompu ; en vain on chercha à lui rappeler dans quel but il avait été amené à l’audience : « Je sais bien ce que vous voulez de moi, dit cet homme ; vous auriez voulu que je vous servisse de dempster ; mais je ne suis point venu pour cela : je suis venu pour vous déclarer, à vous, lord T… et à vous, lord E… que vous aurez à répondre au tribunal d’un autre monde de l’injustice qui m’a été faite dans celui-ci. » Bref, Hume n’avait feint d’accepter la proposition que pour avoir l’occasion d’injurier les juges en plein tribunal. On se hâta de l’entraîner, au milieu des éclats de rire de l’auditoire ; mais la scène scandaleuse qui venait d’avoir lieu occasionna l’abolition de la charge de demspter.
    C’est le greffier de la cour qui lit maintenant la sentence, et la formalité de prononcer l’arrêt est entièrement supprimée.
  2. Ce seigneur était fort aimé de ses compatriotes, qui étaient fiers avec justice de ses talents militaires et politiques, et reconnaissants du zèle avec lequel il avait toujours servi les intérêts de son pays natal. Il n’en déploya jamais davantage qu’à l’époque de l’insurrection Porteous, lorsque les ministres proposèrent un bill inspiré par la colère et la vengeance, déclarant que le lord-prévôt d’Édimbourg serait déclaré incapable de remplir à l’avenir aucune charge publique, pour le punir de n’avoir pas prévu un désordre que personne ne pouvait prévoir, et de n’avoir pas arrêté le cours d’une insurrection trop formidable pour souffrir aucune opposition. Le même bill proposait aussi d’abattre les portes et d’abolir les gardes de la ville. C’était un expédient à l’irlandaise pour les forcer à l’avenir de se tenir tranquilles dans l’intérieur.
    Le duc d’Argyle s’opposa à ce bill, et combattit ces mesures comme cruelles, injustes et fanatiques, et empiétant d’ailleurs sur les privilèges que le traité d’Union assurait aux villes royales d’Écosse. « Dans toutes les transactions de ce temps, dit Sa Grâce, les Écossais ont traité avec l’Angleterre en nation libre et indépendante ; et comme ce traité, milords, n’avait d’autre garantie de son exécution que la bonne foi et l’honneur d’un parlement anglais, il serait injuste et peu généreux à la Chambre de consentir à des mesures qui pourraient y porter atteinte. » Lord Hardwick, en réponse au duc d’Argyle, voulut faire entendre que Sa Grâce envisageait cette affaire avec partialité. Le seigneur écossais répliqua dans les termes courageux qui sont rapportés dans le texte. Lord Hardwick s’excusa. Le bill fut extrêmement modifié, et on en retrancha entièrement les clauses relatives à la démolition des portes de la ville et au licenciement de la garde. Une amende de 2,000 livres sterling fut imposée à la ville, au bénéfice de la veuve de Porteous. Elle se contenta des trois quarts de cette somme, dont le paiement termina toute cette affaire. Il est digne de remarque que de nos jours les magistrats d’Édimbourg aient eu recours à ces deux mesures, objet de l’indignation de leurs prédécesseurs, comme nécessaires aux intérêts de la ville.
    On fera observer ici, pour expliquer une autre circonstance rapportée dans le texte, qu’il y a une tradition en Écosse qui rapporte que George II, dont le caractère irascible l’entraîna quelquefois, dit-on, à exprimer son mécontentement par des voies de fait, fit au duc d’Argyle, dans une audience orageuse, quelque menace de ce genre, sur quoi le duc fort irrité sortit immédiatement et sans cérémonie. Sir Robert Walpole ayant rencontré le duc qui se retirait, et apprenant la cause de son ressentiment et de son trouble, essaya de le calmer sur ce qui s’était passé, en lui disant « que c’était l’humeur de Sa Majesté, et qu’il prenait souvent de ces libertés avec lui-même sans y attacher d’importance. » Ceci ne raccommoda pas les choses aux yeux de Mac-Callum More, qui lui répondit avec beaucoup de dédain : « Vous voudrez bien vous rappeler, sir Robert, la distance infinie qu’il y a entre vous et moi. » On trouve aussi dans une vieille chanson jacobite une allusion à la manière dont ce monarque exprimait fréquemment sa colère :
    Une perruque, un chapeau rond,
    Dans les flammes jetés seront,
    Chaque fois qu’on osera dire
    Un mot sur ce sujet provoquant la satire.
  3. Jean-le-Rouge-le-Guerrier, nom et surnom qu’on donnait dans les montagnes à la personne de Jean, duc d’Argyle et de Greenwick, comme Mac-Cummin était celui de sa race et de sa dignité. a. m.