La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 26

La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 284-295).


CHAPITRE XXVI.

PROPOSITIONS DE MARIAGE.


C’est la voix du paresseux ; je l’ai entendu se plaindre qu’on l’avait réveillé trop tôt, qu’il avait encore envie de dormir ; et pendant que sa porte qu’on referme tourne sur ses gonds, il se retourne sur le côté, et repose sur l’oreiller sa tête pesante.
Le docteur Watts.


Le château de Dumbiedikes, où nous allons maintenant conduire nos lecteurs, était à trois ou quatre milles (il n’est pas ici très-nécessaire d’être d’une grande exactitude topographique) au sud de Saint-Léonard. Il avait eu jadis une espèce de célébrité, car le vieux laird, dont la réputation était bien établie dans tous les cabarets à un mille à la ronde, portait l’épée, avait un beau cheval de selle et une couple de chiens de chasse, jurait, faisait le tapageur, pariait à toutes les courses de chevaux et à tous les combats de coqs, suivait les faucons de Somerville et la même de lord Ross, et passait en tous points pour un gentilhomme accompli ; mais la maison avait perdu une partie de sa splendeur depuis le propriétaire actuel, qui ne se souciait d’aucun de ces plaisirs de la campagne, et qui était aussi économe, aussi timide, aussi retiré dans ses habitudes, que son père avait été rapace et prodigue à la fois, impudent et libertin.

Le château de Dumbiedikes était ce qu’on appelle en Écosse une maison simple, c’est-à-dire qu’il n’avait qu’une seule chambre à chaque étage, laquelle était éclairée par six ou huit croisées dont les lourds châssis et les étroits vitraux ne donnaient pas autant de jour qu’une croisée moderne bien construite. Cet édifice grossier, et tel absolument qu’un enfant en construirait avec des cartes, avait un toit élevé, couvert de pierres grises plates, au lieu d’ardoises, une tour demi circulaire, dont le haut était garni de créneaux, ou, pour me servir du mot propre, de barbacanes, et qui renfermait un étroit escalier tournant, par lequel on montait d’étage en étage. Au bas de la tour était une porte garnie de larges clous, auprès de laquelle commençait l’escalier, car il n’y avait pas de vestibule ; et de même à chaque étage à peine y avait-il un carré devant la porte de chaque appartement. Un corps de bâtiment presqu’en ruine joignait la maison et le mur de la basse-cour, qui était en aussi mauvais état. La cour avait été jadis pavée, mais les pavés en avaient été en partie déplacés, et en partie renouvelés ; les chardons et les orties croissaient en abondance dans les interstices. Le petit jardin dans lequel on entrait par une poterne percée dans le mur, ne semblait pas être en beaucoup meilleur ordre. Au-dessus de la porte basse et voûtée qui conduisait à la cour, était une pierre où l’on voyait quelques traces des armoiries de la famille, et au-dessus de l’entrée intérieure, une espèce d’écusson renversé[1] qui annonçait que Laurence Dumbie de Dumbiedikes avait été réuni à ses pères dans le cimetière de Kirkbattle. On arrivait à ce château de plaisance par une route formée de fragments de pierres qu’on y avait jetées comme on les avait ramassées dans les champs, et il était entouré d’une grande pièce de terre labourée mais non enclose. Sur un coin de prairie inculte qu’on avait réservé au milieu des champs de blé, était attaché par la tête le fidèle palefroi du laird, qui paissait l’herbe qu’on y laissait croître. Tout était là en désordre et à l’abandon, et cet état de délabrement n’était pourtant pas le résultat de la misère, c’était la conséquence de l’insouciance et de la paresse.

Ce fut de très-bonne heure, par une belle matinée de printemps, que Jeanie Deans, non sans quelque embarras, était entrée dans la cour intérieure dont nous avons parlé. Jeanie n’était pas une héroïne de roman, aussi regardait-elle avec une curiosité mêlée d’intérêt le château et les domaines qui en dépendaient, et peut-être pensait-elle en ce moment que le moindre de ces encouragements que les femmes de tous les rangs savent, comme par instinct donner à propos, aurait pu la rendre maîtresse de toutes ces propriétés. D’ailleurs ses connaissances et son goût étaient en rapport avec son état, le pays et le temps où elle vivait, et elle trouvait que le château de Dumbiedikes, quoique inférieur à Holy-Rood ou au château de Dalkeith, était un bel édifice dans son genre, et entouré de terres qui deviendraient bonnes si elles étaient mieux soignées. Mais Jeanie Deans, fille simple, loyale et pure, tout en admirant la splendeur de l’habitation de son ancien adorateur, et reconnaissant la valeur de ses domaines, était incapable de concevoir la pensée de faire au laird, à Butler et à elle-même le tort que beaucoup de femmes d’un plus haut rang n’auraient pas hésité à faire à tous trois avec de plus faibles motifs de tentation.

Ayant affaire au laird lui-même, elle regarda tout autour de la cour si elle ne trouverait pas un domestique qui pût aller le prévenir qu’elle désirait lui parler. Le plus profond silence régnait partout. Elle se hasarda à ouvrir une porte ; c’était l’ancien chenil où l’on attachait les chiens du vieux laird, et qui était maintenant abandonné, excepté quand on y faisait la lessive, comme l’indiquaient deux ou trois baquets qu’elle y aperçut. Elle en trouva une autre ; c’était un endroit sans toiture, où l’on gardait les faucons autrefois, comme l’attestaient quelques bâtons complètement pourris qui leur avaient servi à se percher, et d’autres objets à leur usage appendus au mur, où ils tombaient de vétusté. Une troisième porte la conduisit à l’endroit où l’on tenait le charbon, dont il y avait une bonne provision, un bon feu étant presque la seule chose dans le ménage que le laird de Dumdiedikes se plût à entretenir activement : sur tous les autres points, il était complètement insouciant et à la merci de sa femme de charge, cette même commère de bonne mine que son père lui avait léguée depuis longtemps, et qui, si la renommée ne la calomniait pas, avait trouvé moyen de se faire un bon nid à ses dépens.

Jeanie alla de porte en porte, comme le second Calender borgne dans le château des cent demoiselles obligeantes, jusqu’à ce que, de même que ledit prince errant, elle fût parvenue à une écurie. Le pégase écossais, qui en était le seul habitant de son espèce, était son ancienne connaissance Rory Bean, qu’elle avait vu paître dans la prairie, comme il ne lui fut pas difficile de le reconnaître à ses anciens harnais et à sa selle, qui étaient pendus à la muraille, mais de manière à traîner sur le fumier. L’autre partie de l’écurie était habitée par une vache, qui tourna la tête et mugit quand Jeanie entra ; appel que ses occupations habituelles lui firent parfaitement comprendre, et auquel elle ne put s’empêcher de répondre en donnant un peu de fourrage à l’animal, qui avait été négligé, comme tout le reste, dans ce château de la paresse.

Tandis qu’elle donnait à la mère laitière la pitance qu’elle aurait dû recevoir deux heures plus tôt, une fille de basse-cour assez mal vêtue vint mettre le nez à la porte de l’écurie, et voyant qu’une étrangère s’occupait des devoirs pour l’accomplissement desquels elle s’était arrachée au sommeil avec tant de répugnance, elle s’écria, tout effarée : « Eh ! mon Dieu ! mon Dieu ! le brownie ! le brownie[2] ! » et s’enfuit en criant comme si elle avait vu le diable.

Pour expliquer sa terreur, il est bon d’observer ici que la vieille habitation de Dumbiedikes, suivant les bruits du pays, était regardée comme hantée par un brownie, ou un de ces esprits familiers qu’on supposait, dans les anciens temps, fréquenter une maison pour y réparer les oublis ou les négligences des domestiques ;

Pour y promener l’époussette
Ou même y lever le fléau,
En y réparant en cachette
L’oubli d’un serviteur paresseux ou nouveau.

Certes, ce secours surnaturel ne fût venu nulle part plus à propos que dans une maison où les domestiques étaient si peu disposés à l’activité. Cependant cette servante, loin de se réjouir de voir son substitut aérien remplir les fonctions dont elle aurait dû s’être acquittée depuis long-temps, se mit à pousser des cris de terreur, comme si le brownie l’eût écorchée vive, et ses cris réveillèrent toute la maison. Jeanie, qui avait sur-le-champ abandonné son occupation momentanée et qui suivait dans la cour la damoiselle effrayée, afin de la détromper, y rencontra mistress Janet Balchristie, la sultane favorite du feu laird, suivant la chronique scandaleuse, et la femme de charge du propriétaire actuel. Cette dernière, que nous avons décrite en rapportant la mort du vieux laird, comme une femme entre quarante et cinquante ans, fraîche encore et de bonne mine, était maintenant une vieille et corpulente duègne d’environ soixante-dix ans, à figure bourgeonnée, tenant à sa place et jalouse de son autorité. Sentant que son pouvoir ne reposait pas sur des bases aussi solides que du temps du vieux propriétaire, cette femme prudente avait introduit dans la maison la servante aux cris perçants dont on a déjà parlé, et qui à la force de ses poumons joignait des traits réguliers et des yeux assez brillants. Cependant elle ne fit pas la conquête du laird, qui semblait vivre dans le monde comme s’il n’y existait pas d’autre femme que Jeanie Deans, et qui même ne paraissait pas lui porter une affection assez ardente pour que son repos en fût troublé. Cela n’empêchait pas que ses visites journalières à Saint-Léonard ne donnassent beaucoup de soucis à mistress Janet Balchristie, qui, toutes les fois que le laird la regardait d’un air pensif et s’arrêtait, suivant sa coutume, avant de parler, tremblait d’inquiétude qu’il ne lui dît : « Janet, je vais changer d’état ; » mais il la rassurait bientôt en lui disant : « Janet, je vais changer de souliers. »

Cependant mistress Balchristie regardait Jeanie avec une malveillance très-prononcée, sentiment ordinaire aux personnes de sa sorte à l’égard de celles qu’elles craignent. De plus, elle avait une aversion particulière pour toute fille encore jeune et de figure passable qui paraissait vouloir s’approcher du château ou de son propriétaire ; et comme elle s’était arrachée au sommeil deux heures plus tôt qu’à l’ordinaire pour accourir auprès de sa criarde nièce, elle était de si mauvaise humeur contre tout le monde indistinctement, que Saddletree aurait déclaré qu’elle nourrissait inimicitiam contra omnes mortales.

« Qui diable êtes-vous ? » dit la grosse femme à Jeanie, qu’elle ne reconnut pas tout de suite ; « qui diable êtes-vous pour venir faire tout ce vacarme dans une maison honnête à une telle heure ? — C’est quelqu’un qui voudrait parler au laird, » dit Jeanie, qui sentait reconnaître quelque chose de la terreur involontaire que lui avait inspirée autrefois cette virago, quand elle avait eu occasion de venir à Dumbiedikes de la part de son père.

« Quelqu’un ! et quelle espèce de quelqu’un êtes-vous ? est-ce que vous n’avez pas de nom ? Croyez-vous que Son Honneur n’ait autre chose à faire que de se déranger pour parler à la première vagabonde qui court les rues, et cela quand il est encore au lit, le brave homme ? — Ma chère mistress Balchristie, » lui dit Jeanie d’un ton soumis, « est-ce que vous ne me reconnaissez pas ? est-ce que vous ne reconnaissez pas Jeanie Deans ? — Jeanie Deans ! » dit la méchante vieille en affectant le plus grand étonnement ; puis, se rapprochant d’elle et l’examinant avec un regard plein de malignité et de mépris : « Jeanie Deans, vraiment ! c’est plutôt Jeanie Diable qu’on devrait vous appeler ! Vous avez fait une belle besogne avec votre sœur, d’aller assassiner un pauvre enfant ! aussi elle sera pendue, la misérable, et c’est ce qu’elle mérite. Eh ! comment une fille de votre espèce ose-t-elle se présenter dans la maison d’un homme respectable et d’un honnête célibataire, et demander à entrer dans sa chambre à l’heure qu’il est, et quand il est encore au lit ? Allons ! partez, partez ! »

Jeanie fut consternée, et resta muette de honte de la grossière méchanceté de cette accusation ; elle ne put trouver un mot pour se justifier des intentions honteuses attribuées à sa visite. Mistress Balchristie, voyant qu’elle avait l’avantage, continua sur le même ton : « Allons, allons, délogez au plus vite. Je ne serais pas étonnée que vous vinssiez chercher un père pour un autre enfant. Ma foi, si ce n’était que le vieux Davie Deans votre père a été le tenancier du laird, j’appellerais les domestiques et je vous ferais faire un plongeon dans la mare pour votre insolence. »

Jeanie avait déjà tourné le dos et se dirigeait vers la porte de la cour ; mistress Balchristie, afin qu’elle entendît bien distinctement cette dernière menace, avait élevé de toute sa force sa voix de Stentor ; mais, comme plus d’un général, elle perdit la bataille pour avoir voulu poursuivre trop loin son avantage.

Le laird avait été troublé dans son sommeil du matin par la voix grondeuse de mistress Balchristie, bruit qui n’avait rien d’extraordinaire pour lui que de se faire entendre de si bonne heure. Il s’était retourné de l’autre côté, cependant, dans l’espoir que le calme renaîtrait ; mais, dans la seconde explosion de colère de mistress Balchristie, le nom de Deans vint frapper son oreille. Comme il n’ignorait pas la malveillance de sa femme de charge pour les habitants de Saint-Léonard, il pensa aussitôt que quelque message envoyé de la part de cette famille avait occasionné ce courroux matinal ; et, sortant de son lit, il passa aussi vite que possible une vieille robe de chambre de brocart et les autres vêtements nécessaires, mit sur sa tête le chapeau à galon d’or de son père (car, quoiqu’on le vît rarement sans ce couvre-chef, il est bon de démentir ici le bruit qu’on faisait courir qu’il couchait avec, comme Don Quichotte avec son casque), et, ouvrant la croisée de sa chambre, il vit, à son grand étonnement, la figure bien connue de Jeanie Deans elle-même prête à sortir, tandis que sa femme de charge, la taille droite, un poing sur la hanche, l’autre tourné vers elle d’un air menaçant, et la tête agitée par la rage, l’accablait d’injures. Sa colère avait été excitée en proportion de sa surprise, et peut-être de sa mauvaise humeur d’être troublée dans son sommeil. « Holà ! s’écria-t-il, vieux suppôt de Satan, qui diable vous a permis de traiter ainsi cette pauvre fille ? »

Mistress Balchristie était prise dans ses filets. Elle vit, par la chaleur peu ordinaire avec laquelle le laird s’exprimait, qu’il prenait la chose au sérieux, et elle savait que, malgré l’apathie de son caractère, il y avait des points sur lesquels il n’entendait point raillerie, et qu’il pouvait être dangereux de l’irriter. Elle chercha donc à réparer de son mieux le faux pas qu’elle venait de faire. « Elle n’avait parlé, disait-elle, que pour le bon ordre de la maison, et elle ne pouvait penser à réveiller Son Honneur si matin, quand il était si facile à la jeune fille d’attendre ou de revenir. Ensuite elle avait pu se tromper entre les deux sœurs : il y en avait une qui n’était pas une connaissance qui pût faire beaucoup d’honneur à personne. — Taisez-vous, vieille impudente, dit Dumbiedikes ; la femme la plus méprisable qui ait jamais porté des souliers peut vous appeler cousine, si ce que j’ai entendu dire est vrai… Jeanie, ma fille, entrez dans le parloir ; mais, attendez, il est encore fermé ; restez là un moment jusqu’à ce que je sois descendu vous l’ouvrir… Ne vous inquiétez pas de ce que Janet vous dit. — Non, non, » dit Janet en affectant un rire de bonne humeur, « ne vous inquiétez pas de mes paroles, mon enfant ; tout le monde sait que j’aboie plus que je ne mords. Vous auriez dû me dire que vous aviez un rendez-vous avec le laird : je sais ce que c’est que d’être honnête… Entrez, entrez, mon cœur. » En parlant ainsi, elle lui ouvrit la porte de la maison avec un passepartout.

« Mais je n’avais pas de rendez-vous avec le laird, » dit Jeanie en se reculant, « je ne veux que lui dire deux mots, et j’aimerais mieux le faire ici, mistress Balchristie. — En pleine cour ! non, non, cela ne convient pas, ma chère : je ne le souffrirai certainement pas… Et comment se porte votre honnête homme de père ? »

Jeanie échappa à l’embarras de répondre à cette question hypocrite par le retour du laird.

« Allez préparer le déjeuner, dit-il à sa femme de charge, et vous déjeunerez avec nous, entendez-vous ?… Vous savez préparer le thé et remettre de l’eau dans la théière ; et écoutez, faites attention surtout qu’il y ait un bon feu… Eh bien ! Jeanie, ma fille, entrez donc, entrez par là, et venez vous reposer. — Non, laird, » reprit Jeanie en essayant de parler avec calme, quoiqu’elle tremblât encore un peu ; « je ne puis pas m’arrêter… j’ai une longue journée de route à faire aujourd’hui… Il faut que je sois à vingt milles d’ici ce soir, si mes pieds ne refusent pas de m’y porter. — Que le bon Dieu vous protège ! à vingt milles d’ici, à vingt milles, à pieds ! » s’écria Dumbiedikes, dont les promenades étaient toujours très-circonscrites. « Vous n’y pensez pas ; allons, entrez. — Je ne le puis, laird : les deux mots que j’ai à vous dire, vous pouvez les entendre ici, quoique mistress Balchristie… — Le diable emporte mistress Balchristie ! dit Dumbiedikes, et il en aura sa charge… Je vous dis, Jeanie Deans, que je ne suis pas un grand parleur ; mais je suis maître chez moi, au dedans comme au dehors, et du diable s’il y a quelqu’un ici dont je ne sache me faire obéir quand je veux, excepté Rory Bean mon bidet ; mais je n’aime pas à m’en donner la peine, excepté quand mon sang est échauffé une fois. — Je voulais vous dire, laird, » dit Jeanie qui sentait la nécessité de lui expliquer son affaire, « que je vais entreprendre un long voyage à l’insu de mon père. — À son insu, Jeanie ?… Est-ce bien à vous ?… Pensez-y bien ; vous avez tort, » dit Dumbiedikes dont la figure exprimait un grand intérêt.

« Si j’étais une fois à Londres, dit Jeanie, je suis presque sûre que je trouverais moyen de parler à la reine, pour lui demander la grâce de ma sœur. — Londres ! la reine ! la vie de sa sœur ! » s’écria Dumbiedikes en sifflant d’étonnement : « la pauvre fille a perdu la tête. — Je n’ai pas perdu la tête, dit-elle ; et quoi qu’il arrive, je suis bien déterminée à aller à Londres, quand je devrais demander mon pain sur la route de porte en porte ; et c’est ce qu’il faudra que je fasse, à moins que vous ne vouliez me prêter une petite somme pour fournir à mes dépenses… Il me faudra peu de chose ; et vous savez que mon père est à son aise, et qu’il ne voudra pas que personne, et vous moins que tout autre, laird, perde quelque chose à cause de moi. »

Dumbiedikes en entendant cette demande pouvait à peine en croire ses oreilles. Il ne fit aucune réponse, et resta les yeux attachés sur la terre.

« Je vois que vous ne voulez pas m’aider, laird, dit Jeanie ; ainsi donc, adieu… Allez je vous prie, voir mon pauvre père aussi souvent que possible : il sera assez isolé quand je serai partie. — Où va donc la petite folle ? » dit Dumbiedikes ; et, la prenant par la main, il la fit entrer dans la maison, « Ce n’est pas que je n’y eusse déjà pensé, dit-il, mais les paroles me restaient attachées au gosier. »

Tout en se parlant ainsi à lui-même, il la conduisit dans un parloir meublé à l’antique. En fermant la porte derrière lui, il y mit le verrou. Tandis que Jeanie, étonnée, restait aussi près que possible de la porte, le laird laissa aller sa main et pressa un ressort caché dans la boiserie, qui fit ouvrir immédiatement le panneau. Un coffre-fort de fer était renfermé dans cette armoire pratiquée dans le mur ; il l’ouvrit aussitôt, et, tirant deux ou trois tiroirs, lui montra qu’ils étaient remplis de sacs de cuir pleins d’or et d’argent.

« Voilà ma banque, Jeanie, ma fille, » dit-il en portant alternativement sur elle et sur le trésor un regard de satisfaction. « Je ne veux pas de vos billets de banquier, moi : cela amène la ruine des gens. »

Puis tout à coup, changeant de ton, il dit avec plus de courage et de résolution qu’on ne l’en aurait cru capable : « Jeanie, je vous ferai lady Dumbiedikes avant le coucher du soleil, et vous pourrez aller à Londres après si vous voulez, dans votre propre voiture. — Non laird, dit Jeanie, cela n’est pas possible… La douleur de mon père, la situation de ma sœur… la honte qu’il y aurait pour vous. — C’est mon affaire, dit Dumbiedikes ; et vous n’en diriez pas un mot, si vous n’étiez pas une folle… Et cependant je ne vous en aime que mieux… Il suffit que l’un des deux soit sage dans un ménage… Mais si votre cœur est trop plein, prenez tout l’argent que vous voudrez, et remettons l’affaire à votre retour… Autant vaut plus tard qu’à présent. — Mais, laird, » dit Jeanie qui sentait la nécessité de s’expliquer clairement avec un amant si extraordinaire, « il y a un homme que j’aime mieux que vous, et c’est ce qui fait que je ne puis vous épouser. — Un homme que vous aimez mieux que moi, Jeanie ! dit Dumbiedikes. Comment cela se fait-il ? Cela n’est pas possible, ma fille ?… Il y a si long-temps que vous me connaissez. — C’est vrai, laird, » dit Jeanie avec la même simplicité ; « mais il y a encore plus longtemps que je le connais que vous. — Plus long-temps ? cela n’est pas possible, s’écria le pauvre laird ; cela ne se peut pas : vous êtes née sur mes terres. Ô Jeanie, ma fille ! vous n’avez pas regardé, vous n’avez pas vu la moitié de mes richesses. » Il tira un autre tiroir. « Tout cela est de l’or, Jeanie ; et voilà des obligations pour de l’argent prêté… Et le livre des rentes, Jeanie ? voyez : un revenu net de 300 livres sterling, sans charge, sans substitution… Vous n’avez pas considéré tout cela, ma fille ; et puis il y a encore la garde-robe de ma mère et même de ma grand’mère… des robes de soie qui se tiennent tout debout ; des dentelles aussi fines que des toiles d’araignées ; des bagues, et des boucles d’oreilles… Tout cela est là-haut ; ô Jeanie ! venez les voir. »

Mais Jeanie résista à la séduction, quoique assiégée des tentations auxquelles le laird de Dumbiedikes supposait, peut-être non sans raison, que son sexe était le plus enclin à succomber.

« Cela ne se peut pas, laird, je vous l’ai déjà dit ; et je ne puis pas manquer à la parole que je lui ai engagée, quand vous me donneriez la baronnie de Dalkeith, et celle de Lugton par-dessus le marché. — La parole que vous lui avez donnée ! » dit le laird avec un peu d’humeur. « Eh ! qui est-il, Jeanie, qui est-il ? Vous ne m’avez pas encore dit son nom. Allons, voyons, Jeanie, vous voulez vous amuser ; j’espère que tout cela était pour rire ; c’est seulement pour faire des façons : voyons, qui est-il ? qui est-il ? — Reuben Butler, le maître d’école de Libberton, dit Jeanie. — Reuben Butler ! Reuben Butler !» répéta le laird de Dumbiedikes en parcourant la chambre avec un air de dédain. « Reuben Butler ! le maître d’école de Libberton, le sous-maître d’école encore, le fils d’un de mes paysans ! C’est très-bien, Jeanie, il faut laisser faire les entêtées. Reuben Butler qui n’a pas dans sa poche la valeur de son vieil habit noir ! Mais c’est égal, comme vous voudrez, Jeanie ! » et en parlant ainsi, il referma successivement avec violence tous les tiroirs de son coffre-fort. « Eh bien, Jeanie ! quoique vous ayez refusé une belle offre, il n’y a pas là de quoi s’en vouloir ; un homme peut mener un cheval à l’abreuvoir, mais vingt ne l’y feront pas boire ; et quant à dépenser mon bien pour les amoureuses des autres… »

Ces dernières paroles blessèrent l’honnête fierté du cœur de Jeanie. « Je ne demandais pas de présent à Votre Honneur, dit-elle, et moins encore de la manière dont vous l’entendez. Adieu, monsieur ; vous avez toujours eu des bontés pour mon père ; je ne saurais les oublier et cesser de vous en savoir gré. »

En parlant ainsi, elle quitta la chambre sans écouter le laird qui lui criait faiblement : « Jeanie, Jeanie, ma fille, arrêtez ! » et traversant la cour d’un pas ferme, elle sortit du château le cœur brûlant de cette honte mêlée d’indignation qu’éprouve naturellement une personne délicate qui vient de s’exposer à un refus auquel elle n’avait pas droit de s’attendre. Lorsqu’elle fut hors des terres du laird et qu’elle se retrouva sur la grande route, son pas se ralentit, sa colère se calma, et des réflexions inquiètes sur la conséquence du mécompte qu’elle venait d’éprouver lui inspirèrent d’autres sentiments. Se résignerait-elle réellement à mendier sur sa route jusqu’à Londres ? car elle n’avait pas d’autre alternative, à moins de retourner demander de l’argent à son père et par là de perdre un temps précieux, outre le risque qu’elle courait de s’attirer sa défense positive d’entreprendre ce voyage. Elle ne voyait pourtant aucun terme moyen entre ces deux partis, et elle marchait lentement, réfléchissant si elle ne ferait pas mieux de retourner sur ses pas.

Tandis qu’elle était ainsi plongée dans l’incertitude, elle entendit le pas d’un cheval et une voix bien connue qui l’appelait par son nom. Elle regarda en arrière et vit s’avancer vers elle un cavalier qui n’était autre que Dumbiedikes lui-même. Il était monté à poil sur son poney, dont la nudité et le simple licou s’accordaient parfaitement avec la robe de chambre et le chapeau galonné de son maître. Dans la promptitude de sa poursuite, le laird était venu à bout de vaincre l’obstination montagnarde de Rory Bean, et de forcer cet opiniâtre palefroi à aller du côté qui convenait à son cavalier ; Rory n’obéissait cependant qu’avec la plus grande répugnance, retournant la tête et accompagnant chaque bond qu’il faisait en avant d’un mouvement de côté, qui indiquait son extrême désir de revenir au logis, ce que l’exercice constant des talons et du bâton du laird pouvait seul l’empêcher d’exécuter.

Quand le laird eut rejoint Jeanie, les premiers mots qu’il prononça furent : « Jeanie, on dit qu’on ne doit jamais prendre une femme à son premier mot. — Cela n’empêche pas que vous ne deviez me prendre au mien, laird, » dit Jeanie les yeux fixés sur la terre et continuant de marcher. « Je n’ai jamais qu’un mot pour tout le monde, et c’est un mot sur lequel on peut toujours compter. — Du moins, dit Dumbiedikes, vous ne devriez pas toujours prendre un homme à son premier mot. Je ne vous laisserai pas aller de cette manière sans argent, quoi qu’il en arrive. » Il lui mit une bourse dans la main. « Je vous aurais bien donné Rory aussi, mais il n’est pas moins obstiné que vous, et il est si accoutumé à une route que lui et moi nous avons trop souvent peut-être faite ensemble, qu’il n’y aurait pas moyen de lui faire prendre un autre chemin. — Mais, laird, dit Jeanie, quoique je sache que mon père vous rendra cet argent jusqu’au dernier sou, quelque somme qu’il y ait, cependant je n’aimerais pas à l’emprunter de quelqu’un qui pourrait penser à autre chose peut-être qu’au remboursement. — Il y a vingt-cinq guinées tout juste, » dit Dumbiedikes avec un léger soupir ; « mais soit que votre père me les rende ou non, vous pouvez en disposer sans aucune condition. Allez où vous voulez, faites ce qu’il vous plaira, épousez tous les Butler du pays si cela vous convient. Adieu, Jeanie. — Adieu, laird et que Dieu vous bénisse mille fois ! » dit Jeanie dont le cœur était plus touché de la générosité inattendue de ce bizarre caractère que Butler peut-être ne l’aurait trouvé bon s’il eût connu les sentiments qui l’animaient en ce moment. « Que la paix du Seigneur et tous les biens de la terre soient avec vous dans le cas où nous ne nous verrions plus ! »

Dumbiedikes se retourna en agitant la main, mais son poney, beaucoup plus empressé de s’en retourner qu’il ne l’avait été de partir, l’entraîna si vite vers la maison, que n’ayant pas une bride ordinaire non plus qu’une selle ou des étriers, il était trop occupé de se tenir ferme pour regarder derrière lui, même pour jeter sur sa belle le dernier regard d’adieu d’un amant repoussé. Je suis fâché de dire que la vue de son adorateur avec sa robe de chambre, ses pantoufles et son chapeau galonné, emporté par son petit cheval des montagnes, avait quelque chose d’assez risible pour arrêter l’élan d’une juste reconnaissance et d’une tendre estime. La figure de Dumbiedikes était trop ridicule pour ne pas confirmer Jeanie dans les premiers sentiments qu’elle avait conçus pour lui.

« C’est une brave et obligeante créature, dit-elle ; c’est dommage qu’il ait un poney si obstiné. » Et elle tourna immédiatement ses pensées vers le voyage qu’elle allait commencer, réfléchissant avec plaisir que, accoutumée à la frugalité et à supporter la fatigue, elle était maintenant en état de fournir amplement et au-delà aux frais de son voyage à Londres, à ceux de son retour, et de subvenir à toutes ses autres dépenses.



  1. En Angleterre, lorsqu’un noble meurt, on place son écusson en noir sous la façade de sa maison. a. m.
  2. On voit par ce qui suit quelle sorte d’être surnaturel était désigné en Écosse par ce mot. a. m.