La Prairie (Cooper)/Chapitre X

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 7p. 119-132).


CHAPITRE X.


Tiens-toi à quelque distance, Adam, et tu entendras comme il va me secouer.
Shakspeare. Comme il vous plaira



C’est un fait bien connu que, même longtemps avant que les immenses régions de la Louisiane eussent changé de maîtres pour la seconde, et, comme on doit l’espérer, pour la dernière fois, ce pays, ouvert de toutes parts, n’était nullement à l’abri des incursions des aventuriers à peau blanche. Les chasseurs à demi barbares du Canada, la même classe de la population des États-Unis, seulement un peu plus éclairée ; les métis, avaient la prétention d’être rangés au nombre des blancs, étaient dispersés parmi les différentes tribus indiennes, ou glanaient de quoi vivre misérablement au milieu des solitudes fréquentées par le castor et le bison, ou, pour adopter la nomenclature vulgaire du pays, le buffle[1].

Il n’était donc pas extraordinaire que des étrangers se rencontrassent dans les vastes déserts de l’ouest. Des signes auxquels un œil peu exercé n’aurait fait aucune attention, faisaient connaître à ces aventuriers quand un de leurs semblables était dans son voisinage, et ils l’évitaient ou s’en approchaient, suivant que leurs sentiments ou leurs intérêts les y portaient. En général, ces entrevues étaient pacifiques ; car les blancs avaient à craindre un ennemi commun, les anciens et peut-être les plus légitimes possesseurs de cette contrée ; mais il arrivait aussi quelquefois que la jalousie et la cupidité les faisaient se terminer par des scènes de violence, de cruauté et de trahison. La rencontre de deux chasseurs dans le désert américain, comme nous trouvons quelquefois à propos d’appeler cette contrée, avait donc lieu à peu près avec la prudence et la circonspection de deux navires qui s’approchent dans une mer qu’ils savent être infestée par des pirates. Ni l’un ni l’autre ne veut trahir sa faiblesse en montrant de la méfiance, mais ils sont encore moins disposés à se compromettre par quelque acte de confiance qui leur permettrait peut-être difficilement de reculer.

Tel fut jusqu’à un certain point le caractère de l’entrevue dont nous avons maintenant à parler. L’étranger s’avança avec circonspection, les yeux constamment fixés sur ceux dont il s’approchait, pour observer tous leurs mouvements, tandis qu’il se créait à dessein de petits obstacles pour rendre sa marche plus lente ; de l’autre part, Paul passait la main négligemment sur le chien de son fusil, trop fier pour donner à penser qu’un individu isolé pût causer quelque appréhension à trois hommes, et cependant trop prudent pour se dispenser entièrement des précautions d’usage. La principale raison de la différence marquée dans la manière dont les deux propriétaires légitimes du banquet accueillirent l’inconnu, devait s’expliquer par la différence totale qui se trouvait dans leur apparence respective.

Tandis que l’extérieur du naturaliste était décidément pacifique, pour ne pas dire abstrait, celui du nouveau-venu se distinguait par un air de vigueur, un port et une démarche qu’il aurait été difficile de ne pas reconnaître sur-le-champ comme ayant quelque chose de militaire.

Il portait un bonnet de fourrageur[2] en beau drap bleu, du haut duquel tombait un gland d’or, qui était presque enseveli dans une forêt de cheveux noirs comme le jais, et bouclés naturellement ; son col de soie noire était mis négligemment. Son corps était couvert d’un frac de chasse d’un vert foncé, décoré des franges et des ornements jaunes qu’on voyait quelquefois parmi les troupes des frontières des États confédérés ; et l’on apercevait par-dessous, le collet et les revers d’un gilet de même étoffe et de même couleur que son bonnet ; il portait des guêtres de peau de daim, et avait pour chaussure le mocassin des Indiens ; un poignard à lame droite, richement orné et excessivement dangereux, était passé dans une écharpe de filet de soie rouge ; une autre ceinture, ou plutôt un ceinturon de cuir écru soutenait une paire de très-petits pistolets, placés dans des fourreaux où ils s’adaptaient à merveille ; sur ses épaules était suspendu un fusil de calibre, court et pesant ; sa poire à poudre et sa giberne occupaient leurs places ordinaires sous son bras ; enfin il portait sur le dos un havresac marqué des initiales bien connues, qui ont depuis valu au gouvernement des États-Unis le sobriquet plaisant et fantasque d’oncle Sam[3].

— Je me présente comme ami, dit l’étranger, trop accoutumé à la vue des armes pour être ému par l’attitude grossièrement belligérante que venait de prendre le docteur Battius ; vous ne voyez en moi qu’un ami, un homme dont les désirs et les projets ne croiseront nullement les vôtres.

— Étranger, dit Paul Hover d’un ton à demi brusque, sauriez-vous suivre une abeille depuis cette clairière jusqu’à un bois situé peut-être à une douzaine de milles ?

— L’abeille est un oiseau que je n’ai jamais été obligé de chasser, répondit l’inconnu en souriant, quoique j’avoue que dans mon temps j’ai été aussi chasseur à la plume.

— C’est ce que je pensais, s’écria Paul en lui tendant la main avec cette franchise libre et cordiale qui caractérise l’habitant des provinces frontières des États-Unis ; donnons-nous la main, vous et moi, nous ne nous disputerons jamais les gâteaux, puisque vous faites si peu de cas du miel ; et maintenant s’il y a un coin vide dans votre estomac, et si vous savez apprécier une véritable goutte de rosée du ciel quand elle vous tombe dans la bouche, voici ce qu’il convient d’y verser. Goûtez cela, et après l’avoir goûté, si vous ne le trouvez pas aussi bon que quoi que ce soit que vous ayez bu depuis que… Combien y a-t-il de temps que vous avez quitté les habitations ?

— Plusieurs semaines, et je crains qu’il ne s’en passe encore autant avant que je puisse y retourner. Cependant j’accepterai volontiers votre invitation, car je n’ai rien pris depuis le lever du soleil hier matin, et je connais trop bien le mérite d’une bosse de bison pour refuser une pareille bonne fortune.

— Ah ! vous connaissez déjà ce plat ! eh bien ! en ce cas, vous êtes plus avancé que je ne l’étais tout à l’heure, quoique je pense pouvoir dire qu’à présent nous nous trouvons but à but. Je serais le plus heureux coquin qu’on pût trouver entre le Kentucky et les Montagnes Rocheuses, si j’avais une jolie cabane près de quelque vieux bois rempli d’arbres creux, un pareil plat tous les jours pour mon dîner, une charretée de paille fraîche pour des ruches, et une petite Hél…

— Une petite quoi ? demanda l’étranger qu’amusait évidemment le caractère franc et communicatif du chasseur d’abeilles.

— Quelque chose que j’aurai un jour, et qui ne concerne que moi, répondit Paul en arrangeant la pierre de son fusil, et en commençant très-cavalièrement à siffler un air bien connu sur les eaux du Mississipi.

Pendant cet entretien préliminaire, l’étranger s’était assis en face de la bosse de bison, et en attaquait déjà les restes très-sérieusement. Le docteur Battius suivait de l’œil tous ses mouvements avec une jalousie encore plus frappante que la franchise avec laquelle Paul venait d’accueillir cet inconnu.

Mais les doutes ou plutôt les appréhensions du naturaliste n’avaient rien de commun avec les motifs qui donnaient de la confiance au chasseur d’abeilles. Il avait été frappé d’entendre l’étranger donner à l’animal dont il faisait son repas son nom légitime, au lieu de celui qu’on lui donnait vulgairement dans le pays ; ayant été lui-même un des premiers à profiter de la levée des obstacles que la politique de l’Espagne opposait à quiconque voulait reconnaître ses domaines situés au-delà des mers, soit dans des vues commerciales, soit, comme lui-même, avec des projets scientifiques plus louables, il possédait une dose suffisante de cette philosophie qui est à la portée de tout le monde pour sentir que les mêmes motifs qui avaient eu sur lui une influence assez puissante pour le déterminer à son entreprise, pouvaient avoir produit le même résultat sur l’esprit d’un autre individu brûlant d’une même ardeur pour l’étude de la nature. Il voyait donc la perspective d’une rivalité alarmante qui menaçait, de le dépouiller au moins d’une moitié des justes récompenses de ses travaux, de ses privations et de ses dangers. En envisageant son caractère sous ce point de vue, il n’est nullement étonnant que la douceur ordinaire du naturaliste se trouvât en ce moment mêlée d’un peu d’aigreur, et qu’il épiât tous les mouvements de l’inconnu avec la vigilance qu’il jugeait nécessaire pour découvrir ses projets sinistres.

— Ce repas est vraiment délicieux, dit le jeune et bel étranger (car il avait un droit incontestable à ces deux épithètes), sans faire attention aux regards du docteur. — Il faut que l’appétit donne une saveur particulière à cette viande, ou, de toute la famille du bœuf, le bison doit passer pour avoir la chair la plus délicate.

— Dans le langage familier, Monsieur, les naturalistes font l’honneur à la vache de décerner son nom à l’espèce, dit le docteur Battius, tout plein de ses inquiétudes secrètes, après avoir assuré sa voix en toussant préalablement, à peu près comme un duelliste examine la pointe de l’épée qu’il va enfoncer dans le corps de son antagoniste. — La figure est plus parfaite, car le bœuf, proprement dit, est incapable de propager son espèce, et le bos dans un sens plus étendu, ou la vacca, est certainement le plus noble des deux animaux.

Le docteur, en prononçant cette opinion, prit un air dont le but était d’annoncer qu’il était prêt à entrer en discussion à l’instant même sur chacun des nombreux points de contestation qu’il croyait devoir exister entre lui et l’étranger, et il attendait la riposte de son antagoniste afin d’y répliquer par un coup encore plus vigoureux. Mais le jeune militaire paraissait beaucoup plus disposé à profiter de la bonne chère que la Providence lui avait procurée, qu’à ramasser le gant pour argumenter sur quelques uns de ces points de controverse qui fournissent si souvent aux amis des sciences des armes pour une joute intellectuelle.

— Je crois que vous avez raison, Monsieur, répondit l’inconnu avec une indifférence qui piqua d’autant plus le docteur qu’elle annonçait le peu d’importance que son adversaire attachait à cette question ; — oui, je pense que cessa aurait été le mot propre.

— Pardon, Monsieur, reprit le docteur, mais vous interprétez fort mal ce que je viens de dire, si vous supposez que je fasse entrer le bubulus americanus dans la famille vacca, sans un grand nombre de modifications particulières ; car, comme vous le savez fort bien, Monsieur, — je présume que je devrais plutôt dire docteur, — vous en avez sans doute le diplôme ?

— Vous me faites plus d’honneur que je ne mérite.

— Vous n’avez qu’un grade inférieur ! — Mais peut-être vous avez pris vos degrés dans quelque autre branche des sciences libérales ?

— Je vous assure que vous vous trompez encore.

— Bien certainement, jeune homme, vous n’avez pas entrepris cette tâche importante, — de première importance, j’ose le dire, — sans quelque preuve que vous êtes propre à la remplir. — Vous avez quelque commission qui autorise vos démarches, et qui vous donne droit à avoir des communications et à réclamer une sorte de parenté avec vos collaborateurs dans la même œuvre d’utilité publique, j’oserais même dire de charité.

— Je ne sais, Monsieur, ni par quels moyens, ni dans quelles vues vous avez pénétré mes projets, s’écria le jeune homme en rougissant ; et il se leva avec une vivacité qui prouvait combien il lui était facile d’oublier les besoins grossiers du corps, quand il s’agissait de quelque sujet auquel son cœur prenait intérêt. — Cependant, Monsieur, ajouta-t-il, votre langage est incompréhensible. L’affaire qui m’occupe pourrait justement être appelée, à l’égard d’un autre, une œuvre de charité ; mais pour moi, c’est un devoir aussi cher que sacré, et j’avoue que je ne conçois pas pourquoi une commission me serait nécessaire, ou me serait demandée pour m’en acquitter.

— Il est d’usage d’en avoir une, répondit gravement le docteur, et d’en justifier en toute occasion convenable, afin que les esprits disposés à l’affection et à la sympathie puissent bannir tout d’un coup d’étranges soupçons, et, franchissant ce qu’on peut appeler les éléments du discours, en venir sur-le-champ aux points qui sont un desideratum[4] pour les deux parties.

— C’est une étrange demande ! murmura le jeune homme entre ses dents, en fronçant le sourcil, et en tournant tour à tour ses yeux noirs sur chacun de ses compagnons, comme s’il eût voulu juger de leur caractère, et apprécier leurs forces physiques. Mettant alors la main dans son sein, il en tira une petite boîte, et la présentant au docteur avec un air de dignité, il ajouta ; — Examinez cela, Monsieur, vous y verrez que j’ai quelque droit à voyager dans un pays qui appartient maintenant aux États-Unis.

— Qu’avons-nous ici ? s’écria le naturaliste en dépliant un grand parchemin. Comment ? la signature du philosophe Jefferson ! — le sceau de l’État ! — le contre-seing du ministre de la guerre ! — C’est véritablement une commission de capitaine d’artillerie, accordée à Duncan Uncas Middleton.

— À qui ? à qui ? s’écria le Trappeur, qui était resté assis pendant toute cette conversation, et qui regardait l’étranger avec des yeux qui semblaient vouloir saisir tous ses traits ; quel est son nom ? Ne l’avez-vous pas appelé Uncas ? — Uncas ! est-ce bien Uncas ?

— Tel est mon nom, répondit le jeune homme ; c’est celui d’un chef d’une tribu des naturels du pays ; et mon oncle et moi nous sommes fiers de le porter, parce que c’est en mémoire d’un service important rendu à notre famille par un guerrier dans les anciennes guerres des provinces.

— Uncas ! vous l’avez appelé Uncas ! répéta le vieillard en se levant ; et, s’approchant du jeune étranger, il sépara les boucles de cheveux noirs qui lui tombaient sur le front, sans que celui-ci, quoique fort surpris, y opposât aucune résistance.

— Mes yeux sont vieux, continua le Trappeur ; ils ne sont plus aussi perçants que lorsque j’étais moi-même un guerrier, mais je puis reconnaître les traits du père dans ceux du fils. Je les ai reconnus dès qu’il s’est approché ; mais depuis ce temps, il s’est passé tant de choses devant mes yeux affaiblis, que je ne pouvais me dire ou j’avais vu sa ressemblance. — Dites-moi, jeune homme, quel est le nom de votre père ?

— Le même que le mien. Il était officier au service des États-Unis pendant la guerre de la révolution. Le frère de ma mère se nommait Duncan Uneas Heyward.

— Encore Uncas ! encore Uncas ! s’écria le vieillard en tremblant d’émotion ; et son père ?

— Portait les mêmes noms, à exception de celui du chef d’une des peuplades du pays. Ce fut à lui et à mon aïeule que fut rendu le service dont je viens de parler[5].

— Je le savais ! je le savais ! s’écria le Trappeur d’une voix tremblante ; et sur ses traits raidis par l’âge on distinguait une vive émotion, comme si ces noms qu’il venait d’entendre eussent éveillé en lui des idées endormies depuis longtemps, et se rattachant aux événements d’un siècle passé ; je le savais ! fils ou petit-fils, c’est la même chose, — c’est le même sang, — ce sont les mêmes traits. — Dites-moi maintenant, celui qu’on nommait Duncan, et qui ne portait pas le nom d’Uncas, — vit-il encore ?

Le jeune homme secoua tristement la tête, et répondit : — Non ! il est mort plein de jours et d’honneur ; heureux, chéri, et répandant le bonheur sur tout ce qui l’entourait.

— Plein de jours ! répéta le Trappeur en jetant un coup d’œil sur ses mains maigres et desséchées, mais encore nerveuses. Ah ! il vivait dans les habitations, et il n’était sage qu’à leur manière. — Mais vous l’avez vu souvent ? vous l’avez entendu parler d’Uncas, et des bois solitaires de l’Amérique ?

— Bien souvent. Il était d’abord officier au service du roi ; mais quand la guerre éclata entre la couronne d’Angleterre et les colonies, mon aïeul n’oublia pas quelle était sa patrie, et secouant une fidélité qui ne consistait qu’en de vains mots, il fut fidèle à son pays, et combattit pour assurer sa liberté.

— Il y avait de la raison à cela, et, ce qui vaut encore mieux, il y avait de la nature. — Allons, asseyez-vous, jeune homme, asseyez-vous près de moi, et dites-moi de quoi votre grand-père vous parlait, quand il vous entretenait des merveilles de nos déserts.

Le jeune homme sourit de la curiosité du vieillard, et fut surpris de l’intérêt évident qu’il montrait ; mais, ne voyant dans ceux avec qui il se trouvait rien qui annonçât la moindre intention d’employer la violence contre lui, il s’assit sans hésiter.

— Oui, oui, racontez tout cela au Trappeur depuis le commencement jusqu’à la fin, dit Paul en s’asseyant avec beaucoup de sang-froid à côté du jeune militaire ; c’est l’usage de la vieillesse d’aimer ces anciennes relations ; et quant à cela, je puis dire que moi-même je ne suis pas fâché de les écouter.

Middleton sourit encore, et peut-être y avait-il quelque teinte de dérision dans son sourire ; mais, se tournant vers le vieillard avec un air de bonne humeur, il commença ainsi qu’il suit :

— C’est une longue histoire, aussi pénible à entendre qu’à raconter. Il s’y mêle à chaque instant des scènes de sang, et l’on y retrouve toutes les horreurs et les cruautés des guerres des Indiens.

— N’importe, contez-nous tout cela, dit Paul, nous y sommes accoutumés dans le Kentucky ; et je dois vous dire qu’une histoire ne m’en paraît pas plus mauvaise parce qu’il s’y trouve quelques chevelures scalpées.

— Mais il vous a parlé d’Uncas, est-il bien vrai ? demanda le vieillard sans s’inquiéter des interruptions du chasseur d’abeilles, qui n’étaient pour lui que des intermèdes ; et qu’en disait-il ? qu’en pensait-il, dans son salon, jouissant de toutes ses aises, et entouré de tout le luxe des habitations ?

— Je ne doute pas que ses discours ne fussent les mêmes que ceux qu’il aurait tenus dans les bois, s’il se fût trouvé face à face avec son ami.

— Appelait-il le sauvage son ami ? — Ce pauvre Indien, ce guerrier dont le corps nu était peint, n’était-il pas trop fier pour l’appeler son ami ?

— Il se faisait honneur de cette liaison ; et, comme je vous l’ai déjà dit, il donna son nom à son fils aîné, nom qui se perpétuera probablement chez tous ses descendants, comme un héritage de famille.

— Il a bien fait ! il a agi en homme ; oui, et en chrétien ! — Il avait coutume de dire que le Delaware avait le pied léger. — Se souvenait-il de cette circonstance ?

— Léger comme l’antilope. Il le nommait souvent le Cerf-Agile, nom que lui avait obtenu sa légèreté à la course.

— Et il n’avait ni moins de hardiesse ni moins de courage, continua le Trappeur les yeux fixés sur ceux du jeune militaire avec une ardeur qui annonçait de quel plaisir il jouissait en entendant faire l’éloge d’un être auquel il était évident qu’il avait été vivement attaché.

— Mon aïeul disait qu’il était brave comme un lion et qu’il ne connaissait pas la crainte. Il citait toujours Uncas et son père, que sa prudence avait fait surnommer le Grand-Serpent, comme modèles d’héroïsme et de constance.

— Il leur rendait justice ; oui, justice. Dans aucune tribu, dans aucune nation, on n’aurait pu trouver deux hommes plus braves et plus fidèles, quelle que fût la couleur de leur peau. Je vois que votre grand-père était juste, et il a fait son devoir en donnant le nom d’Uncas à son fils. Il a passé des moments dangereux sur les montagnes, et il y a noblement joué son rôle. — Et dites-moi, jeune homme, — ou capitaine, devrais-je dire, puisque vous êtes capitaine, — est-ce là tout ce qu’il vous a dit ?

— Non certainement. Je vous ai dit que c’est une longue histoire pleine d’incidents intéressants, et le souvenir qu’en avaient conservé mon aïeul et son épouse…

— Ah ! elle s’appelait Alice ! s’écria le vieillard en agitant une main en l’air, sa physionomie s’animant par les idées que ce nom faisait revivre en lui ; Alice ou Elsie, car c’est la même chose. C’était une jeune fille vive et enjouée quand elle était heureuse ; mélancolique et touchante dans le malheur. Elle avait de beaux cheveux blonds, comme le poil du jeune faon, et sa peau était plus blanche que l’eau la plus pure qui fût jamais tombée du haut d’un rocher. — Je me la rappelle bien ; oui, oui, je me la rappelle fort bien.

Le jeune homme ne put retenir un léger sourire, et il regarda le vieillard avec une expression qu’on aurait pu regarder comme une déclaration que ce portrait ne s’accordait guère avec le souvenir qu’il avait conservé de sa vénérable aïeule. Cependant il parut penser qu’il était inutile de faire une protestation à ce sujet.

— Tous deux, dit-il, conservaient une trop vive impression des dangers qu’ils avaient courus, pour oublier aucun de ceux qui les avaient partagés.

Le Trappeur détourna les yeux, et parut lutter contre quelque sentiment intérieur qui l’agitait vivement. Il les reporta ensuite sur le jeune officier ; mais ses regards n’avaient plus la même assurance, et n’annonçaient plus si évidemment l’intérêt qu’il prenait à la question qu’il allait lui faire.

— Vous a-t-il parlé de tous ? lui demanda-t-il ; étaient-ils tous des peaux rouges, à l’exception de lui-même et des deux filles de Munro ?

— Non ; il se trouvait un blanc avec les Delawares, un batteur d’estrade de l’armée anglaise, mais né en Amérique.

— Quelque ivrogne, — quelque misérable vagabond comme ceux qui vivent avec les sauvages, j’en réponds !

— Vieillard, vos cheveux gris devraient vous apprendre à mettre plus de retenue dans vos discours. L’homme dont je vous parle joignait un mérite réel à une grande simplicité d’esprit. Bien différent de la plupart de ceux qui vivent sur les frontières, il en réunissait les meilleures qualités sans aucun mélange des mauvaises. C’était un homme donc du don le plus précieux, et peut-être le plus rare de la nature, celui de savoir distinguer le bien et le mal. Il devait ses vertus à sa simplicité, parce qu’elles étaient le fruit de ses habitudes, et l’on pouvait même en dire autant de ses préjugés. En courage, il était égal à ses compagnons à peau rouge ; en science militaire, il leur était supérieur, parce qu’il avait été mieux instruit. En un mot, c’était un noble rejeton sorti du tronc de la nature humaine, et qui n’avait pu atteindre l’élévation et l’importance qu’il aurait dû acquérir, uniquement parce qu’il croissait dans la forêt. C’était en ces termes, vieillard, que mon aïeul parlait d’un homme que vous traitez avec un mépris si déplacé !

Pendant que Middlelon parlait ainsi avec ce ton de chaleur généreuse si naturel à la jeunesse, le vieillard avait les yeux fixés sur la terre ; ses doigts jouaient tantôt avec les oreilles de son chien, tantôt avec les bords de ses vêtements ; il ouvrait et formait le bassinet de son fusil d’une main qui tremblait de manière à faire croire qu’elle n’était plus en état de le manier.

— Votre grand-père n’avait donc pas tout à fait oublié l’homme blanc ? demanda le Trappeur quand le jeune homme eut cessé de parler.

— Il l’avait si peu oublié, qu’il y a dans notre famille trois personnes qui en portent le nom.

— Qui en portent le nom, dites-vous ? s’écria le vieillard en tressaillant. Quoi ! des hommes riches, élevés, honorés, et, ce qui vaut mieux encore, des hommes justes portent son nom, — son véritable nom ?

— C’est celui de mon frère et de deux de mes cousins, quel que soit leur titre aux épithètes dont vous venez de vous servir.

— Son nom véritable ? écrit avec les mêmes lettres ? — commençant par un N et finissant par un L[6].

— Exactement, répondit le jeune officier en souriant ; non, non, nous n’avons rien oublié de ce qui le concerne. J’ai en ce moment, à peu de distance d’ici, un chien qui poursuit un daim, et qui descend d’un chien que ce batteur d’estrade a envoyé à mon aïeul. Il l’avait dressé lui-même, et dans toute l’étendue des États-Unis on n’en trouverait pas un de meilleure race pour suivre le gibier à la piste ou le forcer à la course.

— Hector, dit le vieillard à son chien, d’un ton à peu près semblable à celui qu’il aurait pris pour parler à un enfant, et s’efforçant de vaincre une émotion qui lui permettait à peine de respirer ; — entends-tu cela, Hector ? tu as un de tes parents dans la Prairie ! — ce nom ! — cela est merveilleux, très-merveilleux !

La nature ne put combattre plus longtemps. Accablé par une foule de sensations extraordinaires, stimulé par des souvenirs endormis depuis bien longtemps, et réveillés tout à coup d’une manière si étrange, le vieillard n’eut que la force d’ajouter d’une voix creuse dans laquelle les efforts qu’il faisait pour parler permettaient à peine d’en reconnaître le son ordinaire :

— Jeune homme, je suis ce batteur d’estrade, jadis guerrier, maintenant misérable Trappeur ! — Et deux fontaines qui semblaient taries depuis longtemps lui fournirent de nouvelles larmes qui coulèrent en abondance le long de ses joues ridées. Appuyant la tête sur ses genoux, il la couvrit d’un pan de son habit de peau de daim, et on l’entendit sangloter.

Ce spectacle produisit une sensation à peu près semblable sur tous ses compagnons. Pendant la courte conversation qui venait d’avoir lieu, les yeux de Paul Hover n’avaient cessé de rouler d’un interlocuteur à l’autre, et son émotion s’était accrue proportionnellement à l’intérêt que lui inspirait cette scène. Peu accoutumé à éprouver une pareille agitation, il tournait la tête de côté et d’autre, comme pour éviter de voir il n’aurait pas su dire quoi ; mais quand il vit couler les larmes du vieillard, et qu’il entendit ses sanglots, il se leva brusquement, et, saisissant » l’étranger à la gorge, il lui demanda de quel droit il faisait pleurer son vieux compagnon. Le souvenir de ce qui venait de se passer se représentant au même instant à sa mémoire, il laissa aller Middleton, et, étendant le bras dans un mouvement de satisfaction occasionné par cette reconnaissance inattendue, il saisit le docteur par la chevelure, qui trahit sa formation artificielle en lui restant dans la main ; et en laissant le crâne blanc et luisant du naturaliste sans autre couverture que sa peau.

— Eh bien ! monsieur le savant, s’écria-t-il, que pensez-vous de tout cela ? N’est-ce pas une abeille bien étrange à suivre dans son tronc creux ?

— Cela est remarquable, merveilleux édifiant, répondit l’ami de la nature, les yeux humides et la voix altérée, rajustant sa perruque sans montrer aucun mécontentement de son dérangement momentané : cela est rare et louable, mais je ne doute pas que ce ne soit en raison exacte des causes et des effets.

Cette espèce de commotion électrique ne dura qu’un instant, et tous trois restèrent rangés autour du Trappeur dans une sorte de stupeur silencieuse produite par la vue d’un vieillard fondant en larmes :

— Il n’a dit que la vérité, reprit enfin Middleton ; car, comment pourrait-il être si bien instruit des détails d’une histoire qui n’est guère connue que de ma famille ? Et, en parlant ainsi, il s’essuya les yeux, sans rougir de laisser voir combien il était affecté lui-même.

— Oui, c’est la vérité ! s’écria Paul ; et, s’il vous en faut une preuve, je suis prêt à l’attester par serment ; je sais moi-même que tout ce qu’il a dit est vrai comme l’Évangile.

— Et cependant nous le croyions mort depuis longtemps, continua le jeune militaire. Mon aïeul a vécu jusqu’à un âge avancé, et il se croyait plus jeune que lui.

— Il n’arrive pas souvent que la jeunesse ait l’occasion d’avoir ainsi sous les yeux la faiblesse d’un grand âge, dit le Trappeur en relevant la tête, et en regardant autour de lui avec un air de calme et de dignité ; si je suis encore sur cette terre, jeune homme, c’est que tel est le bon plaisir du Seigneur, qui m’a laissé vivre quatre-vingts longues et laborieuses années pour ses secrets desseins. Vous ne devez pas douter que je ne sois celui dont nous parlons ; pourquoi voudrais-je descendre au tombeau avec un mensonge si inutile sur mes lèvres ?

— Je n’hésite pas à vous croire ; je suis seulement émerveillé que cela soit ; — Mais pourquoi, digne et vénérable ami de mes ancêtres, pourquoi vous trouvé-je dans ce désert, si loin de l’aisance et de la sûreté qu’on trouve dans la contrée habitée ?

— Je suis venu dans ces plaines pour ne plus entendre le bruit de la hache, car j’espère que les défricheurs ne m’y suivront pas — Mais je puis vous faire la même question : êtes-vous du nombre de ceux que les États ont envoyés dans leur nouveau territoire, pour voir s’ils ont fait un bon ou un mauvais marché ?

— Je n’en suis pas. Lewis s’avance dans le pays en remontant la rivière à quelques centaines de milles d’ici. C’est un motif d’intérêt particulier qui m’a conduit en ces lieux.

— Il n’est pas étonnant qu’un chasseur qui sent ses yeux et ses forces l’abandonner, se trouve près des habitations des castors et leur tende des trappes, au lieu de manier le fusil ; mais il est bien étrange qu’un jeune homme à qui tout prospère, et qui est porteur d’une commission de capitaine, se trouve dans la Prairie, sans avoir même à sa suite un homme de couleur pour le servir.

— Vous jugeriez mes raisons suffisantes, si vous les connaissiez, et vous les connaîtrez, si vous êtes disposé à entendre mon histoire ; car je vous regarde tous comme des hommes d’honneur, comme des gens qui, bien loin de vouloir trahir celui qui n’a que des projets légitimes, chercheraient au contraire à l’aider de tout leur pouvoir.

— Eh bien ! racontez-nous cela à loisir, dit le vieillard en s’asseyant, et en faisant signe au jeune homme d’en faire autant. Middleton se plaça à son côté, et Paul ainsi que le docteur s’étant arrangés comme bon leur sembla, le nouveau venu leur fit le récit des motifs étranges qui l’avaient conduit si loin dans le désert.


  1. Outre les distinctions scientifiques qui marquent ces deux espèces, on peut ajouter, avec tout le respect possible pour le docteur Battius, un fait particulier beaucoup plus important, qui est que la chair du premier de ces animaux offre une nourriture délicieuse et salutaire, tandis que celle de l’autre est à peine mangeable.
  2. A forage cap : nous dirions en français un bonnet de police.
  3. Les troupes des États-Unis portent sur leurs havresacs les initiales U. S. (United-states). On dit qu’un plaisant du pays, voyant passer un soldat dont le havresac portait les lettres U. S. L. D (c’est-à-dire United States, Light Dragons ; États-Unis, Dragons Légers) s’est écrié : Uncle Sam’s Lazy dogs ! Chiens fainéants d’Oncle Sam ! Peut-être n’en a-t-il pas fallu davantage pour que le sobriquet en soit resté au gouvernement. Les Indiens les plus près des villes, ceux qui voient le plus de soldats en uniforme, appellent souvent le président des États-Unis (U. S.) Oncle Samuel (Uncle Sam).
  4. Un regret.
  5. Il n’est pas inutile de rappeler encore ici au lecteur la liaison qui existe entre le Dernier des Mohicans et la Prairie : l’intervalle est rempli par les événements des Pionniers.
  6. Nathaniel, et par contraction Natty, nom du chasseur dans le Dernier des Mohicans.