La Prairie (Cooper)/Chapitre IX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 7p. 107-119).


CHAPITRE IX.


Le nom est un peu défiguré ! il servira.
Shakspeare



Maintenant que nous avons appris au lecteur les dispositions prises par Ismaël dans des circonstances où beaucoup d’autres, à sa place, auraient pu se trouver très-embarrassés, nous transporterons de nouveau la scène à quelques milles du lieu que nous venons de décrire, en conservant néanmoins l’ordre naturel des temps.

Au moment où le squatter et ses fils partaient, comme nous l’avons dit à la fin du chapitre précédent, deux hommes assis dans un bas-fond sous quelques arbres, au bord d’un petit ruisseau, à une portée de canon du rocher, semblaient profondément occupés à discuter le mérite d’une excellente bosse de bison, qui avait été préparée avec toute l’attention que demande un mets de ce genre. Le morceau le plus délicat avait été séparé des parties plus grossières de l’animal, et, après avoir été enveloppé dans sa peau, il avait été soumis le temps convenable à l’action du feu dans un four creusé sous terre. C’était devant ce glorieux échantillon des talents culinaires de la Prairie, que deux gourmets avaient pris place. Offrant tout à la fois une chair tendre et délicate, et une nourriture substantielle, cette viande pouvait réclamer à juste titre une supériorité marquée sur les ragoûts les plus laborieusement composés du plus célèbre restaurateur, quoique l’art ne fût entré pour rien dans la manière dont elle avait été apprêtée. Au reste, les deux heureux mortels à qui était destiné un repas aussi friand, qu’un excellent appétit devait faire paraître encore meilleur, ne semblaient nullement insensibles à leur bonne fortune.

L’un, et c’était celui qui s’était chargé des apprêts du banquet, montrait le moins d’empressement à faire honneur à sa cuisine. Il mangeait sans doute, et même de très-bon appétit, mais cependant avec la modération qui est naturelle à la vieillesse. Il n’en était pas de même de son compagnon. Dans la force de l’âge, rayonnant de santé, l’hommage qu’il rendait aux talents de son hôte était exclusif et l’occupait tout entier. Les morceaux les plus succulents se succédaient sans interruption dans sa bouche, et les regards de satisfaction qu’il jetait sur le vieillard, lui exprimaient la reconnaissance qu’il n’avait pas le temps de lui manifester autrement.

— Coupons plus près du milieu de la bosse, mon garçon, dit le Trappeur, car c’était le vénérable habitant de la Prairie qui avait servi au chasseur d’abeilles ce repas délicieux ; coupez au milieu, mon ami ; c’est là que vous trouverez les véritables trésors de la nature ; il n’y a pas besoin d’épices ici, ni de votre moutarde piquante pour lui donner un goût étranger.

— Si j’avais seulement un verre d’hydromel, dit Paul s’arrêtant malgré lui pour respirer, je jurerais que jamais homme n’a fait un plus fort repas !

— Oui, oui, vous pouvez l’appeler fort, reprit le vieillard charmé de voir le contentement infini de son compagnon : c’est une viande forte et qui fortifie celui qui en mange. Ici ! Hector, dit-il en en jetant un morceau à son chien fidèle qui regardait son maître comme pour se recommander à lui ; tu as besoin de prendre des forces à ton âge, mon vieux, ainsi que ton maître. C’est un chien, voyez-vous, qui mange avec plus de discernement et de raison, oui, et de meilleurs morceaux aussi que tous vos hommes de là-bas. Et pourquoi ? parce qu’il a fait usage des dons de son Créateur, mais qu’il n’en a point abusé. Il avait été créé chien ; il s’est contenté de la nourriture destinée aux chiens ; mais eux, ils ont été créés hommes, et ils mangent comme des loups affamés. C’est un brave et bon chien qu’Hector, qui m’a toujours été fidèle et que son nez n’a jamais trompé. Maintenant, savez-vous la différence qu’il y a entre la cuisine du désert et celle des établissements ? Non, je vois clairement, à votre appétit, que vous ne le savez pas. Eh bien ! je vais vous le dire. L’une suit l’homme, l’autre, la nature ; l’une croit pouvoir ajouter aux dons du Créateur, tandis que l’autre se contente d’en jouir humblement ; voilà tout le secret.

— Écoutez, Trappeur, dit Paul qui était fort peu sensible aux propos de morale dont il plaisait à son compagnon d’assaisonner leur repas, faisons un arrangement : tous les jours, tant que nous serons dans cette plaine, et il est probable qu’il s’en passera plus d’un, je tuerai un buffle, et vous, vous nous ferez cuire sa bosse.

— Je ne puis promettre cela, je ne saurais le promettre. La chair de buffle est bonne, prenez-en telle partie que vous voudrez, et c’est à la nourriture de l’homme qu’elle est destinée ; mais je ne puis promettre de donner les mains à ce qu’il en soit tué un chaque jour. C’est une prodigalité que je ne saurais autoriser.

— Prodigalité ! ne craignez rien, vieillard, il n’y aura rien de perdu. S’ils sont tous aussi bons que celui-ci, je m’engage à bien nettoyer les os… Mais qui vient de ce côté ? C’est du moins quelqu’un qui a le nez bon, à ce que je puis croire, et qui ne s’est pas fourvoyé, s’il suit la piste d’un dîner.

L’individu qui avait interrompu la conversation, et qui avait donné lieu à cette remarque, marchait d’un pas grave en suivant le bord du ruisseau, et il venait droit aux deux gastronomes. Comme il n’y avait rien d’hostile ni de formidable dans son extérieur, le classeur d’abeilles, au lieu de suspendre ses opérations, redoubla au contraire d’activité, comme s’il craignait que la bosse délicieuse ne pût suffire à l’appétit de tous les convives, si un tiers venait mal à propos en augmenter le nombre. Le Trappeur tint une conduite toute différente ; sa faim, plus modérée, était déjà satisfaite, et il regarda le nouvel arrivant avec un air de cordialité qui montrait que pour lui il était le bien-venu.

— Avancez, ami, dit-il en voyant que l’étranger s’arrêtait un instant et semblait hésiter ; avancez, vous dis-je : si la faim est votre guide, elle ne pouvait mieux vous conduire. Voilà de la viande, et ce jeune homme va vous donner du maïs que la cuisson a rendu plus blanc que la neige des montagnes. Approchez sans crainte. Nous ne sommes pas des animaux carnassiers, qui nous mangeons les uns les autres ; nous sommes des chrétiens qui recevons avec reconnaissance ce qu’il a plu au Seigneur de nous donner.

— Vénérable chasseur, répondit le docteur, car c’était le naturaliste en personne, qui, dans une de ses excursions journalières, s’était chargé de ce côté, je me réjouis infiniment de cette heureuse rencontre ; nous avons la même ardeur pour la science et nous devons être amis.

— Parbleu ! s’écria le vieillard en riant à la barbe même du philosophe, sans beaucoup d’égard pour les règles du décorum ; c’est l’homme qui voulait me faire croire me faire croire qu’un nom peut changer la nature d’un animal ! Allons, ami, vous êtes le bien-venu quoique vos idées soient un peu brouillées, parce que vous avez lu trop de livres. Asseyez-vous, et lorsque vous aurez goûté de ce morceau, vous me direz, si vous le pouvez, le nom de la bête qui nous a fourni sa chair pour faire ce repas délicieux.

Les yeux du docteur Battius, car nous croyons dans les convenances de donner à ce digne homme le nom qui le flattait le plus ; les yeux du docteur Battius témoignèrent assez la satisfaction que cette proposition lui faisait éprouver. L’air vif et piquant, l’exercice qu’il avait fait, avaient été d’excellents stimulants, et C’est tout au plus si Paul lui-même avait été en meilleures dispositions pour faire honneur à la cuisine du Trappeur, que ne l’était l’amant de la nature, lorsque l’agréable invitation vint frapper son oreille. Le plaisir qu’il éprouva se manifesta par un léger sourire que sa gravité ordinaire ne put réprimer, et, sans plus de cérémonie, il prit place à côté du vieillard, et se mit en devoir de commencer son repas.

— Ce serait une honte pour mon art, dit-il en savourant un morceau de la bosse, tandis qu’il s’efforçait en même temps de distinguer à quelque marque particulière la peau de l’animal, défigurée par la cuisson ; ce serait une véritable honte pour mon art, s’il y avait sur le continent d’Amérique un animal ou un oiseau que je ne pusse reconnaître à quelqu’un de ces signes caractéristiques que la science a si admirablement définis. Celui-ci… voyons un peu. La chair est nutritive et savoureuse ; une bouchée de votre maïs, mon jeune ami, s’il vous plaît.

Paul, qui continuait à manger avec un redoublement d’appétit, lui jeta sa besace, sans penser qu’il fût nécessaire de suspendre ses opérations pour lui répondre.

— Eh bien ! dit le Trappeur attentif, vous prétendez tout à l’heure que vous aviez mille moyens pour reconnaître l’animal ?

— Mille ! oui, sans doute, et tous infaillibles. D’abord… Écoutez-moi bien : les animaux carnivores se distinguent à leurs incisives…

— À leurs… quoi ? demanda le Trappeur.

— Aux dents que la nature leur a données pour se défendre et pour couper leurs aliments. Ensuite…

— Eh bien ! examinez ces dents, s’écria le Trappeur en l’interrompant ; car il avait à cœur de convaincre d’ignorance grossière un homme qui avait osé se mesurer avec lui sur un sujet qui lui était si familier. Retournez-le dans tous les sens, et cherchez vos preuves décisives[1].

Le docteur se rendit à cette invitation ; mais, comme on le présume bien, ses recherches furent inutiles. Il profita néanmoins de l’occasion pour examiner la peau de plus près.

— Eh bien ! trouvez-vous ce que vous vouliez voir avant de décider si c’est un canard ou un saumon ?

— Je soupçonne que l’animal n’est pas ici dans son entier.

— Vraiment ! s’écria Paul dont le repas était enfin terminé. Ma foi ! vous pouvez l’assurer sans vous compromettre, et je parierais bien pour vous quelques livres de la bête, posées dans les meilleures balances des États. Allons, allons, il reste encore de quoi empêcher l’âme de quitter le corps, dit-il en regardant d’un air de regret le morceau où vingt hommes auraient encore trouvé abondamment de quoi dîner ; coupez près du cœur, comme dit le vieillard, et vous trouverez la tranche la plus succulente.

— Le cœur[2] ! s’écria le docteur charmé intérieurement d’apprendre qu’il y avait une partie distincte qu’il pouvait soumettre à l’analyse. — Attendez, que je voie un peu… cela va me mettre à même de prononcer de suite… Mais ce n’est point le cor… si fait pourtant, c’est bien lui, et je déclare que l’animal doit être une bellua, à cause de l’obésité…

— Une belle quoi[3] ? dit le vieillard, charmé de l’embarras évident de son rival ; parbleu ! il me semble que vous êtes encore plus éloigné de la vérité que vous ne l’êtes des habitations, malgré toute votre érudition de livres et tous vos mots bien durs, qui, je vous le répète, ne peuvent être compris d’aucune peuplade habitant à l’est des Montagnes Rocheuses. Obésité ou non, vous avez vu mille fois cet animal dans la Prairie, et le morceau que vous tenez à la main est une tranche de bosse de buffle aussi succulente que tout ce que vous avez jamais pu manger de meilleur.

À ces mots le Trappeur ne put retenir un éclat de rire qui se prolongea longtemps, et qui déconcerta le naturaliste à un tel point que le fil de ses idées parut être coupé, et qu’il fut même quelque temps avant de retrouver la parole.

— Mon vieil ami, dit-il enfin en s’efforçant d’étouffer un mouvement d’humeur qu’il jugeait être incompatible avec la gravité de son caractère, votre système est erroné depuis les prémisses jusqu’à la conclusion ; et votre classification est si fautive, qu’elle confond entièrement toutes les distinctions scientifiques. Le buffle n’a jamais eu de bosse. Sa chair n’est ni saine ni savoureuse, deux qualités qui, je dois l’avouer, se trouvent au plus haut degré dans le sujet que j’analyse ; et dès lors…

— Pour le coup, je me range avec le Trappeur contre vous, s’écria Paul Hover en l’interrompant ; l’homme qui prétend que la chair de buffle n’est pas bonne ne devrait pas en manger[4]. Le docteur, qui jusqu’alors n’avait pas fait grande attention au chasseur d’abeilles, fixa les yeux sur lui ; et, à la manière dont il l’examinait, on eût dit qu’il cherchait à le reconnaître.

— Les principaux traits de votre figure me sont familiers, jeune homme, lui dit-il ; certes je vous ai déjà vu quelque part, vous ou quelque individu de votre classe.

— C’est moi que vous rencontrâtes dans les bois à l’est de la grande rivière, et à qui vous voulûtes persuader de suivre un frelon jusqu’à, son nid, comme si mon œil n’était pas trop exercé pour prendre en plein jour tout autre insecte pour une mouche à miel ; nous passâmes une semaine ensemble, si vous vous en souvenez, cherchant, vous, vos crapauds et vos lézards, et moi, mes creux d’arbres. Nous fûmes bien récompensés de nos peines l’un et l’autre. Je recueillis le meilleur miel que j’aie jamais envoyé aux habitations, et votre sac avait peine à contenir votre ménagerie rampante. Je n’ai jamais osé vous le demander en face, étranger, mais je suppose que vous montez un cabinet de curiosités[5].

— Ah ! c’est encore une de leurs infamies ! s’écria le Trappeur. Ils tuent le daim, le chevreuil, le chat sauvage, tous les animaux qui habitent les forêts, et ensuite ils les bourrent de chiffons, et, leur mettant des yeux de verre dans la tête, ils disent : Regardez, voilà les créatures du Seigneur ! comme si, avec tous leurs pitoyables artifices, ils pouvaient jamais égaler l’ouvrage de sa main !

— Je vous reconnais, dit le docteur sur lequel les plaintes du vieillard ne parurent faire aucune impression ; je vous reconnais parfaitement, répéta-t-il en serrant cordialement la main de Paul ; ce fut une semaine bien heureusement employée, ainsi que mon herbier et mes cartons l’attesteront un jour à l’univers. Oui, je me rappelle parfaitement vos traits, jeune homme. Vous êtes de la classe mamwalie ; ordre, primates ; genre, homo ; espèce, Kentucky.

Il s’arrêta une instant pour sourire d’une plaisanterie dans laquelle il semblait se complaire ; puis il ajouta :

— Depuis notre séparation j’ai fait de longs voyages, ayant conclu un arrangement ou traité avec un certain Ismaël…

— Bush ! ajouta Paul avec son impatience ordinaire, de par le ciel ! Trappeur, c’est la lettre de sang dont Hélène m’a parlé.

— Pour le coup, cette chère Nelly ne m’a pas rendu justice, dit le docteur préoccupé ; je ne suis nullement de l’école phlébsotomisante, préférant infiniment la méthode de purifier le sang, au lieu de le tirer.

— Vous avez mal compris, elle rend une entière justice à votre adresse.

— Elle a beaucoup trop d’indulgence pour moi, reprit le docteur Battius en baissant la tête d’un air d’humlilité : c’est une bonne et tendre fille que cette Hélène, une fille qui a du caractère en même temps. Je n’ai jamais vu de plus charmante enfant !

— En vérité ! s’écria Paul en laissant retomber l’os qu’il s’amusait à sucer pour retarder le moment où il lui faudrait se séparer de la bosse favorite, et en jetant un regard menaçant sur l’innocent docteur ; auriez-vous, par hasard, le dessein de comprendre Hélène dans la collection des curiosités que vous voulez emporter ?

— Me préserve le ciel de vouloir faire le moindre mal à cette chère enfant ! Pour toutes les richesses du monde, animal et végétal réunis, je ne lui couperais pas un cheveu de la tête ! J’ai pour Hélène ce qu’on pourrait appeler amor naturalis, ou plutôt paternus, l’affection d’un père.

— En effet, cela convient mieux à votre âge, reprit Paul d’un air railleur ; que ferait un vieux bourdon auprès de si gentille abeille ?

— Il y a de la raison dans ce qu’il dit, observa le Trappeur, parce que ce qu’il dit est dans la nature. — Mais vous disiez donc que vous demeuriez dans le camp d’un nommé Ismaël Bush ?

— Il est vrai, c’est en vertu d’un compact…

— Qu’il y ait compact ou non, je vous dirai, moi, que j’ai été témoin de la manière dont les Sioux se sont glissés dans votre camp, et ont enlevé au pauvre homme que vous appelez Ismaël tous ses troupeaux…

Asinus excepté, murmura le docteur qui mangeait alors très-tranquillement sa part de bosse, sans s’inquiéter davantage de ses attributs domestiques ; — asinus domesticus americanus excepté.

— Je suis bien aise d’apprendre qu’il y en ait autant de sauvés, quoique je ne connaisse pas les animaux que vous nommez, ce qui n’est pas étonnant, depuis si longtemps que je vis loin des habitations. Mais pourriez-vous me dire ce que le voyageur garde de si précieux sous la toile blanche, dont il défend l’entrée en montrant des dents aussi menaçantes que le loup qui dispute la carcasse que le chasseur a laissée dans la forêt ?

— Vous en avez entendu parler ? s’écria le naturaliste en laissant tomber, dans l’excès de sa surprise, le morceau qu’il portait à sa bouche.

— Moi, je n’ai rien entendu ; mais j’ai vu la toile, et j’ai failli être mordu pour avoir voulu savoir ce qu’elle contenait.

— Mordu ! alors il faut, après tout, que l’animal soit carnivore. Il est trop tranquille pour l’ursus horridus ; si c’était le canis latrans, ses aboiements le trahiraient. Et d’ailleurs, Nelly Wade ne serait pas si familière avec un individu quelconque du genre ferœ. Vénérable chasseur, l’animal solitaire qui est renfermé dans le chariot pendant le jour, et sous la tente pendant la nuit, m’a causé plus d’inquiétudes et de perplexités que toute la nomenclature des quadrupèdes ensemble. Et en voici la raison toute simple au c’est que je ne sais comment le classer.

— Vous pensez que c’est une bête sauvage ?

— Je sais que c’est un quadrupède ; le danger que vous avez couru vous-même prouve qu’il est carnivore.

Pendant cette explication faite à bâtons rompus, Paul Hover avait gardé le silence. Il paraissait pensif, et regardait ses deux compagnons l’un après l’autre avec une profonde attention. Mais à peine le docteur avait-il en le temps de proférer cette assertion, que le jeune homme, comme s’il eût été frappé de l’air d’assurance qu’il montrait, lui demanda brusquement :

— Et, dites moi, je vous prie, qu’entendez-vous par un quadrupède ?

— Un jeu, un caprice de la nature, dans lequel elle a montré moins de sagesse infinie que dans ses autres ouvrages. Si des leviers à mouvement circulaire étaient substitués à deux jambes, d’après les améliorations introduites dans mon nouvel ordre de phalangacrura, il y aurait alors harmonie parfaite dans tout le système ; mais l’animal, tel qu’il est constitué à présent, je ne l’appelle qu’un jeu, rien qu’un jeu de la nature.

— Écoutez, étranger ; dans le Kentucky nous ne faisons pas grand usage de dictionnaires. Jeu est un mot qui, pour moi, est aussi peu clair que quadrupède.

— Un quadrupède est une bête à quatre pattes, qui…

— Une bête y pensez-vous donc qu’Ismaël Bush voyage avec une bête enfermée dans ce petit chariot ?

— J’en suis sûr, répondit le naturaliste ; je le sais, ajouta-t-il en voyant que Paul ne pouvait retenir un mouvement de surprise, non pas littéralement, mais figurément, et par conséquent d’une manière bien plus certaine, comme vous allez voir. Je vous ai déjà dit que c’est en vertu d’un compact que je voyage avec le susdit Ismaël Bush ; mais quoique je me sois engagé à remplir certains devoirs pendant le voyage, il n’y a aucun article du traité qui dise que ce voyage doive être sempiternum, ou éternel. Or, quoique cette région ait été à peine explorée, et que la science n’y ait peut-être jamais pénétré jusqu’ici, comme elle est grandement dépourvue des trésors du règne végétal, je me serais déjà dirigé quelques centaines de milles plus vers l’est, sans le désir intérieur que j’éprouve de voir un jour la bête en question, afin de la décrire et de la classer convenablement. Ce désir, ajouta-t-il en baissant la voix comme quelqu’un qui fait part d’un secret important, ce désir sera bientôt satisfait, et je ne suis pas sans espoir d’obtenir d’Ismaël la permission de la disséquer.

— Vous l’avez donc vue ?

— Non pas avec les yeux, mais avec les lumières bien plus certaines du raisonnement. Je sais observer, jeune homme, et par suite d’une foule de circonstances, légères en apparence, qui auraient échappé à un observateur vulgaire, je puis prononcer sans crainte que c’est un animal monstrueux, d’un appétit vorace, sans activité, et qui, de plus, d’après le témoignage irrécusable de ce digne chasseur, est carnivore.

— Tout ce que je voudrais savoir, étranger, dit Paul sur lequel la description du docteur n’avait pas laissé que de faire impression, c’est si vous êtes sûr que ce soit une bête.

— Quant à cela, s’il me fallait d’autres preuves d’un fait que j’ai établi d’une manière irréfragable, je pourrais citer le témoignage d’Ismaël lui même ; car je ne tire pas la plus légère induction que je ne puisse démontrer. Je ne suis point dominé par un vain sentiment de curiosité, jeune homme ; si je désire augmenter le cercle de mes connaissances, c’est d’abord, je dois l’avouer, pour l’avancement de la science, et, en second lieu, pour l’intérêt de mes semblables. Je brûlais intérieurement de savoir ce que contenait la tente que le squatter gardait avec tant de soin, et dont il m’avait fait jurer, jurare per Deos, que je n’approcherais pas d’un certain nombre de coudées, pendant un temps convenu. Un jusjurandum, ou serment, est une chose sérieuse, et avec laquelle il ne faut point badiner. Cependant, comme c’était la condition sine qua non du traité, je m’y soumis, me réservant toutefois la faculté d’observer de loin. Il y a dix jours environ qu’Ismaël, prenant pitié de l’état où il me voyait, m’apprit que le chariot contenait une bête qu’il portait dans la Prairie comme un leurre à la faveur duquel il espérait en prendre d’autres du même genus, on peut-être species. Depuis lors, mon rôle s’est réduit à observer simplement les habitudes de l’animal, et à noter les résultats. Lorsque nous serons arrivés à une certaine distance où l’on dit que ces sortes de bêtes abondent, il me sera permis d’examiner tout à mon aise l’animal en question.

Paul continua à écouter dans le silence le plus profond jusqu’à ce que le docteur eût terminé son récit ; alors seulement il secoua la tête d’un air d’incrédulité.

— Étranger, dit-il, le vieil Ismaël vous a plongé la tête dans le fond d’un arbre creux, où vos yeux ne vous servent pas plus que son dard ne sert au frelon. Moi aussi, je sais quelque chose de ce chariot, et je suis certain que le vieux drôle n’est qu’un impudent menteur. Écoutez un peu ; croyez-vous qu’une fille comme Hélène Wade ferait sa société d’une bête sauvage ?

— Pourquoi pas ? pourquoi pas ? répéta le naturaliste ; Nelly a du goût pour la science, et elle écoute souvent avec plaisir les leçons que je lui donne. Pourquoi n’étudierait-elle pas les habitudes d’un animal, fût-ce même un rhinocéros ?

— Doucement, doucement, reprit d’un ton tout aussi positif le chasseur d’abeilles, qui, quoique moins savant que le docteur, semblait du moins beaucoup mieux instruit sur ce sujet ; Hélène est une fille de cœur, je le sais ; elle a du caractère, personne n’en est plus convaincu que moi ; mais, malgré tout son courage, elle est femme après tout. Combien de fois ne lui ai-je pas vu verser des larmes…

— Ah ! vous connaissez donc Nelly ?

— Un peu, si vous le trouvez bon ; mais je sais qu’une femme est une femme, et tous les livres du Kentucky ne sauraient faire qu’Hélène Wade restât seule dans la même tente avec une bête féroce.

— Il me semble, dit le Trappeur avec calme, qu’il y a quelque chose d’obscur et de mystérieux dans cette affaire. Je suis témoin que le voyageur n’aime pas qu’on aille fourrer le nez dans sa tente, et j’ai une preuve beaucoup plus sûre que toutes celles que vous pourriez alléguer l’un et l’autre, qu’aucune bête n’est renfermée dans le chariot. Vous voyez Hector : jamais chien n’a eu l’odorat plus fin ni plus subtil, et s’il y en avait eu quelqu’une près de nous, ce fidèle serviteur n’aurait pas manqué de le dire à son maître.

— Prétendez-vous opposer un chien à un homme, une brute à un savant, l’instinct à la raison ? s’écria le docteur avec quelque chaleur. Comment un chien pourrait-il distinguer, je vous prie, les habitudes, l’espèce, ou même le genre d’un animal, comme l’homme aidé du raisonnement et de la science ?

— Comment ? répéta froidement l’habitant de la Prairie ; écoutez, et si vous croyez qu’un maître d’école puisse donner une intelligence plus prompte que le Seigneur, vous verrez à quel point vous êtes dans l’erreur. N’entendez-vous pas quelque bruit dans ces broussailles ? voilà cinq minutes qu’il dure. À présent, dites-moi quelle est la créature qui le produit.

— J’espère qu’elle n’a rien de féroce ! s’écria le docteur en tressaillant ; car sa rencontre avec le vespertilio horribilis lui trottait encore dans la tête. Vous avez des fusils, mes amis : ne serait-il pas prudent de les charger ? car il ne faut pas trop compter sur mes pistolets.

— Il y a peut-être de la raison dans ce qu’il dit, repartit le Trappeur en souriant et en relevant en effet sa carabine qu’il avait posée auprès de lui pendant le repas ; maintenant dites-moi le nom de la créature.

— Cela excède les limites des connaissances humaines. Buffon lui-même ne pourrait dire si l’animal est un quadrupède ou un serpent, un mouton ou un tigre !

— Alors votre Buffon ne savait rien auprès de mon Hector. Ici, mon chien ! Qu’y a-t-il là, mon vieux ? Parlez à votre maître. Faut-il courir sus, ou le laisserons-nous passer ?

Le chien, qui avait déjà fait entendre à son maître, par le tremblement de ses oreilles, qu’il flairait quelque chose dans les environs, leva alors sa tête d’entre ses pattes de devant, et entr’ouvrit légèrement ses lèvres, comme s’il se disposait à montrer les restes de ses dents. Mais tout à coup, abandonnant ses projets hostiles, il huma l’air un moment, se secoua, puis reprit tranquillement sa place aux pieds de son maître.

— Maintenant, docteur, dit le Trappeur d’un air triomphant, je suis convaincu qu’il n’y a derrière ces arbres aucun animal que nous ayons à redouter ; et c’est une certitude qui n’est pas sans agrément pour un homme qui est trop vieux pour ne pas ménager ses forces, et qui cependant ne se soucierait pas de faire le dîner d’une panthère.

Le chien interrompit son maître par un long aboiement, mais il continua à rester la tête couchée contre terre.

— C’est un homme, s’écria le Trappeur en se levant ; c’est un homme, je n’en puis douter. Nous ne nous en disons pas long, Hector et moi ; mais il est rare que nous ne nous entendions point.

En un instant Paul Hover était debout, et, ajustant son fusil, il s’écria d’une voix menaçante :

— Qui que vous soyez, ami ou ennemi, sortez, ou vous êtes mort.

— C’est un ami, un blanc comme vous, et un chrétien, répondit une voix ; et au même instant les broussailles s’entrouvrirent, et la personne qui avait parlé se montra.


  1. Il y a dans l’original un jeu de mots que la traduction n’a pu indiquer.
  2. The heart : le cœur d’une bosse est tous simplement le centre du morceau. Le docteur attache ici une signification au mot heart.
  3. Nouveau jeu de mots. Ce genre de plaisanterie se reproduit assez souvent, et perd tout son sel dans la traduction.
  4. Il est inutile d’apprendre au lecteur que l’animal auquel on fait si souvent allusion dans cet ouvrage, et qui est vulgairement appelé buffle, n’est autre chose que le bison ; de là tant de contradictions entre les habitants des Prairies et les savants.
  5. La chasse aux abeilles n’est pas rare dans cette contrée, quoiqu’elle soit un peu embellie ici. Lorsqu’on voit plusieurs abeilles sucer les fleurs, on essaie d’en prendre une ou deux ; ou choisit alors un lieu convenable, et on en laisse échapper une, elle prend aussitôt son vol vers la ruche, changeant de terrain en s’éloignant ou se rapprochant. Suivant les circonstances, le chasseur d’abeilles permet à l’autre de s’échapper. Ayant surveillé la course des abeilles, qui est appelée habituellement doublure, il lui est possible de calculer l’angle des deux lignes qu’elles décrivent : c’est là qu’est la ruche.