La Prairie (Cooper)/Chapitre VIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 7p. 94-107).


CHAPITRE VIII.


Maintenant qu’ils sont à se chamailler je m’en vais regarder : ce perfide et abominable varlet, ce Diomède a pris avec lui ce jeune coquin, cet étourdi sans cervelle.
Shakspeare. Troïlus et Cressida. 



Pour éviter de donner à notre récit une étendue qui pourrait fatiguer le lecteur, nous le prions de se figurer qu’il s’est écoulé une semaine entre la scène qui termine le dernier chapitre et les événements pour la relation desquels nous nous proposons de reprendre dans celui-ci le fil de notre histoire. La saison était au moment de changer ; la verdure de l’été faisait place de plus en plus à la sombre livrée de l’automne[1]. Les cieux ; étaient chargés de nuages qui, amoncelés les uns au-dessus des autres, roulaient avec une effrayante rapidité, s’entr’ouvrant quelquefois pour laisser entrevoir la voûte azurée dont l’éclat étincelant frappait d’autant plus que l’horizon était plus sombre et plus couvert. En dessous les vents se déchaînaient sur la Prairie désolée, avec une violence dont on n’a d’idée dans presque aucune autre partie du continent. On aurait pu croire, dans le temps fabuleux, que le dieu des vents avait permis à ses bruyants sujets de s’échapper de leur antre, et qu’ils prenaient alors librement leurs ébats dans des solitudes où ils ne trouvaient ni arbres, ni montagnes, ni constructions humaines, ni obstacle qui s’opposât à leurs jeux terribles.

Quoique la nudité fût, comme partout ailleurs, le caractère dominant du lieu où nous sommes obligés de transporter maintenant la scène de notre histoire, on y retrouvait cependant quelques vestiges de la vie humaine. Au milieu des ondulations monotones de la Prairie s’élevait un roc escarpé, sur le bord d’une petite rivière, qui, après de longs détours à travers les plaines, allait se jeter dans le sein de l’un des nombreux tributaires du père des fleuves. Près de la base du roc, dans une espèce de bas-fond, régnait une rangée d’aulnes et de sumachs, qui semblaient n’avoir été épargnés que pour indiquer l’emplacement d’un petit bois ; le reste des arbres avait été abattu pour différents usages. C’était là que se trouvaient les indices qui annonçaient la présence de l’homme.

D’en bas on ne distinguait qu’une sorte de parapet formé avec des pierres et des troncs d’arbres, grossièrement entremêlés, de manière à éviter tout travail inutile ; plus loin on voyait quelques toits très-bas, faits d’écorces et de branchages, de distance en distance, une barrière placée sur les points qui semblaient offrir un accès plus facile ; et enfin, au haut d’une petite pyramide qui faisait saillie sur un des angles du roc, une tente de toile dont la blancheur brillait au loin comme un bloc de neige, ou, pour me servir d’une comparaison plus convenable au sujet, comme un étendard sans tache et soigneusement gardé, que ceux qui occupaient la citadelle située plus bas étaient décidés à défendre au prix du plus pur de leur sang. Il est à peine nécessaire d’ajouter que cette forteresse, grossièrement construite, était l’endroit où Ismaël Bush s’était réfugié après le vol de ses troupeaux.

Le jour où nous nous trouvons maintenant transportés, le squatter, debout au pied du roc et appuyé sur son fusil, jetait sur le sol stérile qui le portait un regard où se peignaient tout à la fois le mépris et le désappointement.

— Il est temps que nous changions de nature, dit-il au frère de sa femme, qui était presque toujours à ses côtés, et que nous imitions les animaux ruminants, faute de pouvoir nous procurer la nourriture qui convient à des hommes et à des chrétiens. Vous ne seriez pas plus à plaindre, Abiram ; vous êtes un homme actif, et vous sauriez devancer le plus agile brouteur d’herbe.

— Il n’y a rien à faire de ce pays, reprit l’autre qui ne goûtait guère les plaisanteries forcées d’Ismaël, et il est bon de se rappeler que la route est longue pour qui s’amuse en chemin.

— Voudriez-vous que je traînasse un chariot après moi à travers ce désert, pendant des semaines, ou peut-être des mois entiers ? repartit Ismaël, qui, comme tous ceux de sa classe, savait déployer une énergie extraordinaire dans les moments d’urgence, mais dont l’apathie naturelle, trop rarement excitée, ne pouvait goûter une proposition qui demandait tant de travail. C’est bon pour ceux de votre espèce, qui vivent dans les habitations, de se hâter de regagner leurs demeures. Mais, grâce au ciel, ma ferme est trop vaste pour que son maître manque jamais d’un lieu de repos.

— Eh bien donc ! puisque vous aimez cette plantation, il ne s’agit plus que de faire la récolte.

— C’est plus aisé à dire qu’à faire dans cette partie du pays ; mais, Abiram, il faut que nous avancions encore, et cela pour plus d’une raison. Vous me connaissez ; vous savez que si je fais rarement un marché, du moins je remplis toujours mes engagements mieux que tous vos faiseurs d’actes et de contrats griffonnés sur des chiffons de papier. Il y a encore cent milles à faire, ou il n’y en a pas un, pour compléter la distance à laquelle je me suis engagé de vous conduire.

En disant ces mots, Ismaël leva les yeux vers la tente qui couronnait la cime de sa forteresse escarpée. Ce coup d’œil fut compris par son compagnon, qui répondit par un regard non moins expressif ; et, par quelque influence secrète qui agissait sur leurs sentiments ou sur leurs intérêts, il suffit pour rétablir l’harmonie qui commençait à se troubler.

— Je le sais, et je le sens jusque dans la moelle des os ; mais je me rappelle trop bien la raison qui m’a fait entreprendre ce maudit voyage pour oublier la distance qui me sépare du terme ; ni vous ni moi, nous ne nous trouverons bons marchands de ce que nous avons fait, si nous n’achevons jusqu’au bout ce que nous avons si bien commencé. — Oui, et c’est la doctrine de tout le monde, à ce que je crois. J’ai entendu, il y a du temps — c’était sur les bords de l’Ohio, — j’ai entendu un prédicateur ambulant qui disait que, quand même un homme vivrait dans la foi pendant cent ans, s’il venait ensuite à faillir un seul jour, son compte serait réglé d’après la manière dont il aurait achevé sa tâche, et que tout le mal serait mis dans la balance, et tout le bien laissé de côté.

— Et vous avez cru ce que le famélique hypocrite vous débitait ?

— Qui dit que je l’ai cru ? repartit Abiram en affectant un air de dédain qui cachait mal les craintes que lui avaient inspirées ses réflexions sur ce sujet ; l’ai-je cru, parce que je répète ce qu’un drôle… ? Et cependant, après tout, Ismaël, cet homme pouvait avoir quelque raison. Il nous dit que le monde n’était, à proprement parler, qu’un désert, et qu’il n’y avait qu’une main qui pût diriger l’homme le plus savant au milieu des routes qui, se croisant sans cesse, conduisaient les unes au bien, les autres au mal. Si cela est vrai du monde entier, à plus forte raison devons-nous le croire d’une partie…

— Allons, Abiram, soyez homme, et laissez là vos doléances, s’écria l’émigrant avec un rire moqueur. Allez-vous vous mettre à prier ? mais que servira-t-il, d’après vos principes même, de servir Dieu cinq minutes, et le diable une heure ? Écoutez-moi, mon ami, je ne suis pas grand laboureur, mais voici ce que je sais à mes dépens : c’est que pour une riche moisson, même sur le terrain le plus fertile, il faut travailler fort et ferme ; et tous vos nasillards, dont vous retenez si bien les belles paroles, comparent souvent la terre à un champ de blé, et les hommes qui l’habitent à ce que le champ produit. Eh bien ! Abiram, c’est moi qui vous le dis : vous ne valez guère mieux que le chardon ou l’ivraie. Oui, vous êtes d’un bois dont les pores sont trop ouverts pour être bon, même à brûler.

Un dépit amer se peignit un instant sur la sombre figure d’Abiram ; sa fureur était visible, mais la contenance ferme et immobile d’Ismaël suffit pour le faire rentrer en lui-même, tant celui-ci semblait avoir pris d’empire par son courage sur l’esprit pusillanime de son beau-frère.

Satisfait de son ascendant, qu’il avait lui-même exercé trop de fois dans des occasions semblables, pour pouvoir douter qu’il fût toujours le même, Ismaël reprit froidement la conversation, et parla plus directement de ses plans pour l’avenir.

— Quoi qu’il en soit, dit-il, vous reconnaîtrez la justice de rendre à chacun la monnaie de sa pièce : on m’a volé mes troupeaux, et je cherche à redevenir ce que j’étais auparavant, en reprenant bête pour bête ; et lorsqu’un homme se donne la peine de faire marché pour les deux parties, il serait bien dupe s’il ne s’adjugeait pas quelque chose pour ses peines en forme de commission.

Au moment où le vieil émigrant faisait cette déclaration d’un ton ferme et décidé, qu’il élevait de plus en plus à mesure qu’il s’échauffait lui-même, quatre de ses fils, qui étaient appuyés centre le pied du rocher, s’avancèrent vers lui de ce pas traînant qui était commun à toute la famille.

— Voilà une heure que j’appelle Hélène Wade qui est sur le roc à faire sentinelle, pour savoir si elle ne voit rien, dit l’aîné, et elle se contente de secouer la tête pour toute réponse. Hélène est avare de ses paroles, pour une femme ; et elle pourrait être un peu plus honnête, sans être moins jolie pour cela.

Ismaël leva les yeux en l’air, du côté où la jeune fille qui, sans le savoir, avait donné lieu à cette boutade, faisait le guet avec tant d’attention. Elle était assise sur le bord du roc le plus élevé, à côté de la petite tente, et au moins à cent pieds au-dessus du niveau de la plaine. Tout ce qu’on pouvait distinguer à cette distance, c’étaient les contours de sa personne, sa blonde chevelure qui flottait au gré du vent sur ses épaules, et son regard fixe et en apparence immobile qui semblait attaché sur quelque point éloigné de la Prairie.

— Qu’y a-t-il, Nelly[2] ? s’écria Ismaël en élevant sa voix puissante au-dessus du bruit de l’élément furieux ; apercevez-vous quelque chose de plus que quelque chèvre ou quelque buffle errant dans la plaine ?

Les lèvres de l’attentive Hélène s’entr’ouvrirent ; elle se leva de toute la hauteur que sa petite taille comportait, semblant toujours regarder l’objet inconnu ; mais si elle prononçait quelques paroles, sa voix était trop faible pour se faire entendre au milieu du murmure des vents.

— Il est certain que cette enfant voit quelque chose d’extraordinaire, s’écria Ismaël. — Eh bien, Nelly ! — êtes-vous sourde ? — Nelly, entendez-vous ? — Je voudrais que ce fût une armée de peaux rouges qu’elle eût devant les yeux ; car j’aimerais fort à trouver l’occasion de leur rendre ce que je leur dois à la faveur de ces rocs et de ces barricades.

Ismaël avait accompagné ces paroles de gestes énergiques qui avaient ramené sur lui l’attention que ses fils avaient jusque-là concentrée sur Hélène ; mais lorsqu’il eut fini de parler, et qu’ils se retournèrent en même temps pour examiner de nouveau les mouvements de la jeune sentinelle, la place qu’elle occupait l’instant d’auparavant était vide.

— Comme je suis un pécheur, s’écria Asa avec une chaleur d’autant plus remarquable qu’il était ordinairement le plus flegmatique des enfants d’Ismaël, la pauvre fille a été emportée par le vent !

Au mouvement soudain qui se fit parmi ses frères, il était évident que, malgré leur lenteur et leur apathie naturelle, ils n’avaient pas été insensibles à l’influence des yeux bleus, des blonds cheveux et des joues riantes d’Hélène ; et l’expression d’un étonnement stupide, mêlée à celle de quelque intérêt particulier, passa de l’un à l’autre, tandis qu’ils regardaient successivement le roc abandonné.

— Cela pourrait bien être, ajouta un autre ; elle était assise trop près du bord, et voilà une heure que je pense à lui dire le danger qu’elle court.

— N’est-ce point un de ses rubans que je vois flotter là-bas ? s’écria Ismaël. — Ah ! qui est entré dans la tente ? ne vous ai-je pas dit à tous… ?

— Hélène ! c’est Hélène ! s’écrièrent à la fois tous les garcons en l’interrompant ; et dans ce moment elle reparut pour mettre fin à leurs diverses conjectures, et pour calmer des inquiétudes dont ces lourdes machines n’auraient pas paru susceptibles. En sortant de dessous la tente, Hélène s’avança légèrement d’un pas délibéré, et reprenant la position dangereuse qu’elle venait de quitter, la main étendue du côté de la Prairie, elle semblait parler vivement à quelque être qu’on ne pouvait voir.

— Nelly est folle, dit Asa d’un ton de mépris que modifiait cependant une nuance assez marquée d’intérêt ; elle rêve les yeux ouverts, et s’imagine voir quelqu’une de ces bêtes féroces aux noms durs, dont le docteur lui rebat sans cesse les oreilles.

— Il est possible que l’enfant ait aperçu un parti de Sioux, dit Ismaël en dirigeant ses regards vers la plaine ; mais quelques mots qu’Abiram lui dit à l’oreille les lui firent tourner juste à temps pour voir que les rideaux de la tente étaient agités d’une manière qu’il était impossible de confondre avec le mouvement occasionné par le vent. — Qu’elle le fasse, si elle l’ose, murmura le squatter entre ses dents. Abiram, elle connaît trop bien mon caractère pour se jouer à moi !

— Regardez vous-même. Si le rideau n’est pas levé, je ne vois pas mieux qu’une chouette en plein jour.

Ismaël frappa violemment la terre de la crosse de son fusil, et poussa un cri qui eût été facilement entendu d’Hélène, si son attention n’avait pas toujours été absorbée par l’objet qui attirait ses regards dans l’éloignement d’une manière si inexplicable.

— Nelly ! reprit Ismaël, retirez-vous, folle que vous êtes ! voulez-vous attirer le châtiment sur votre tête ? Nelly, vous dis-je !

— Ah ! elle a oublié sa langue naturelle ; voyons un peu si elle entendra un autre langage. Le squatter leva son fusil à la hauteur de son épaule, et au même instant l’arme fut dirigée vers la cime du roc. Avant qu’on eût le temps de lui adresser un seul mot de remontrance, le coup était parti, annoncé par un rayon soudain de flamme. Hélène tressaillit comme le chamois effrayé, et, poussant un cri perçant, elle s’élança dans la tente avec une légèreté qui laissait douteux si la crainte ou bien une blessure avait été la punition de sa légère offense.

L’action d’Ismaël avait été trop soudaine et trop inattendue pour pouvoir être prévenue, mais à peine eut-elle été commise que ses fils manifestèrent d’une manière non équivoque l’impression que cet acte de violence avait faite sur eux ; le mécontentement et la colère se peignirent dans leurs regards, et un murmure de désapprobation circula de bouche en bouche.

— Qu’a fait Hélène, mon père, dit Asa avec une vivacité qui ne lui était pas habituelle, pour qu’on tire sur elle comme sur un daim aux abois ou un loup affamé ?

— Elle a été contre mes ordres, répondit Ismaël avec un regard de froid mépris qui montrait combien peu il était affecté de l’humeur mal déguisée de ses enfants ; — contre mes ordres, entendez-vous ? Prenez garde, vous, que le mal ne se propage pas.

— Il faudrait traiter un homme autrement que cette pauvre fille qui pleure !

— Asa, vous êtes un homme, comme vous le répétez souvent : mais rappelez-vous que je suis votre père et votre maître.

— Je le sais, et quel père !

— Écoute, jeune insensé. Je suis plus d’à moitié sûr que c’est à ton exacte vigilance que nous devons la visite des Sioux. Soyez donc réservé dans vos propos, mon fils, qui savez si bien tenir vos yeux ouverts, ou vous pourriez avoir à répondre des malheurs que votre imprudence a attirés sur nous.

— Je ne resterai pas plus longtemps pour être sermonné comme une jeune fille. Vous parlez de la loi comme si vous n’en reconnaissiez aucune, et cependant vous me tenez à l’attache, comme si je n’avais pas aussi des besoins à satisfaire et une vie à soutenir. Je ne resterai pas plus longtemps pour être traité comme le dernier de vos bestiaux.

— Le monde est grand, mon brave garçon, et il y a plus d’une belle plantation sur sa surface qui est sans habitants. Allez, vous avez vos titres à la main. Il est peu de pères qui dotent mieux leurs enfants qu’Ismaël Bush ; c’est une justice que vous pourrez du moins me rendre, lorsque vous serez à la fin de votre voyage.

— Regardez, mon père ! regardez ! s’écrièrent plusieurs voix à la fois, comme si elles saisissaient avidement l’occasion d’interrompre un entretien qui menaçait de devenir encore plus animé.

— Regardez ! répéta Abiram d’une voix creuse et avec un accent expressif ; voyez si vous avez du temps à perdre en vaines querelles, Ismaël !

Le vieillard détourna lentement les yeux de dessus le fils qui l’avait offensé, et les leva encore chargés de ressentiment dans la direction que lui indiquait Abiram ; mais du moment qu’il eut aperçu l’objet qui attirait alors l’attention de tous ceux qui l’entouraient, ils n’eurent plus qu’une expression, celle de l’étonnement et de la stupeur.

Une femme était debout à la place même qu’Hélène venait de quitter avec tant de frayeur. Elle était de la plus petite taille qui semble compatible avec la beauté, et que les poëtes et les artistes semblent choisir de préférence lorsqu’ils veulent peindre une jolie femme. Une robe de soie noire flottait autour d’elle, et de longues tresses de cheveux, encore plus noirs que la robe, tantôt l’enveloppaient presque tout entière en retombent sur ses épaules, et tantôt se jouaient dans l’air au gré du vent. La hauteur et la distance empêchaient d’examiner en détail des traits qui, autant qu’on en pouvait juger, étaient gracieux et expressifs, et qui, dans le moment de son apparition inattendue, semblaient porter l’empreinte d’une vive émotion. On ne pouvait douter que cet être délicat et faible ne fût d’une extrême jeunesse, si même elle était entièrement sortie de l’enfance. Une petite main délicate et bien était pressée contre son cœur, tandis que, de l’autre, elle faisait un geste expressif qui semblait inviter Ismaël, s’il méditait encore quelque acte de violence, à le diriger contre son sein.

Le muet étonnement avec lequel les émigrants regardaient un spectacle si extraordinaire, ne fut interrompu qu’au moment où Hélène sortit de la tente avec une timidité marquée, comme si, partagée également entre les craintes qu’elle éprouvait pour elle-même et celles qu’elle ressentait pour sa compagne, elle ne savait si elle devait rester cachée ou avancer. Elle parla, mais ses paroles n’arrivèrent pas jusqu’à ceux qui étaient en bas, et celle à qui elles semblèrent adressées ne parut y faire aucune attention. Cependant comme si elle croyait en avoir fait assez en appelant sur elle le ressentiment d’Ismaël, et en s’offrant comme victime, l’inconnue se retira alors avec calme, laissant les spectateurs stupéfaits douter presque si ce qu’ils venaient de voir n’était pas quelque apparition surnaturelle.

Il continua à régner un profond silence, et les fils du squatter avaient toujours les yeux fixés avec un étonnement stupide sur la cime du roc. Se regardant ensuite les uns les autres comme pour s’interroger, ils reconnurent, à leur surprise mutuelle, que pour eux du moins, l’apparition de celle qui semblait habiter le pavillon était aussi inattendue qu’elle était inexplicable. À la fin, Asa, en sa qualité d’aîné, et cédant aussi peut-être à un reste d’humeur, suite de la querelle qu’il venait d’avoir, se chargea des fonctions d’interrogateur. Mais au lieu de braver le ressentiment de son père, dont il connaissait trop bien le caractère inflexible pour espérer d’en tirer quelque éclaircissement, il se tourna vers Abiram, qu’il était plus facile d’intimider, et prenant un air de sarcasme :

— Voilà donc, lui dit-il, la bête que vous ameniez dans les Prairies comme un leurre pour en attirer d’autres ! Je savais bien que vous étiez un homme qui ne s’inquiétait guère de la vérité, lorsqu’elle pouvait contrarier ses desseins ; mais j’avoue que pour cette fois vous vous êtes surpassé vous-même. Les journaux du Kentucky vous appelaient un marchand de chair noire ; ils l’ont répété plus de cent fois, mais ils étaient loin de penser que vous étendiez le trafic aux familles blanches.

— Qui fait un trafic d’esclaves ? demanda Abiram d’un ton d’impudence et en élevant la voix avec force. Ai-je à reprendre de tous les mensonges qu’il plaît d’imprimer dans toute l’étendue des États ? Pensez à votre famille, enfant ; pensez à vous-même : il n’y a pas un arbre dans le Kentucky et le Tenessee qui n’élève la voix contre vous ! Oui, mon jeune discoureur, qui avez la langue si bien pendue, j’ai vu un père et une mère, et trois enfants, — et vous étiez du nombre — affichés sur tous les poteaux et tous les troncs d’arbres des habitations, avec promesse d’un nombre suffisant de dollars pour faire la fortune d’un honnête homme, à qui…

Un coup fortement appliqué d’un revers de main qu’il reçut sur la bouche lui coupa la parole, le fit chanceler, et le sang qui jaillit à l’instant rendit témoignage qu’il avait été donné de main de maître.

— Asa, dit Ismaël en s’avançant avec une partie de cette dignité dont la Providence semble avoir imprimé le caractère à tous les pères, — vous avez levé la main sur le frère de votre mère !

— J’ai levé la main sur l’être vil qui calomnie toute ma famille, répondit le jeune homme en fureur ; et s’il ne sait point faire un meilleur usage de sa langue, ou s’il ne peut la maîtriser, qu’il s’arrache ce membre indocile. Je ne manie pas fort bien le couteau, mais, au besoin, je parviendrais peut-être à couper la gorge au vil diffamateur…

— Enfant, vous vous êtes oublié deux fois aujourd’hui ; que cela n’arrive pas une troisième. Quand la loi du pays est faible, il est nécessaire que la loi de la nature soit forte. Vous m’entendez, Asa, et vous me connaissez. Quant à vous, Abiram, on vous a fait un outrage, et c’est à moi de veiller à ce qu’il soit réparé. Soyez tranquille, justice vous sera rendue ; mais vous avez tenu des propos bien durs contre ma famille et contre moi. Si les limiers de la loi ont placardé leurs affiches sur les arbres des clairières, ce ne fut point par suite d’aucune action répréhensible de ma part, vous le savez bien, mais parce que je soutenais le principe que la terre est la propriété de tous. Non, Abiram, si je pouvais me laver les mains de ce que j’ai fait à votre instigation, aussi aisément que je le puis de ce que j’ai fait à l’instigation du diable, mon sommeil serait plus paisible la nuit, et aucun de ceux qui portent mon nom n’aurait jamais à rougir en l’entendant prononcer. Silence, Asa, et vous aussi, Abiram ; on en a dit assez. Songeons tous, avant qu’on ajoute un seul mot, que ce seul mot peut rendre encore pire ce qui n’est déjà que trop mal.

Ismaël, à ces mots, fit un geste expressif, et il s’éloigna d’un air grave, comme s’il avait la certitude que ceux auxquels il venait de parler n’auraient pas la témérité d’enfreindre ses ordres. Asa, dans le premier moment, eut besoin de faire un effort sur lui-même pour se contraindre ; mais bientôt il retomba naturellement dans son apathie ordinaire, et il redevint ce qu’il était en effet, un être qui ne pouvait être dangereux que par accès, et dont les passions participaient trop de la pesanteur du reste de la machine pour rester longtemps dans un état d’effervescence.

Il n’en fut pas de même d’Abiram. Tant qu’il y avait eu l’apparence de conflit personnel entre son neveu et lui, sa physionomie avait exprimé la terreur portée au plus haut degré ; mais aussitôt que le père eut interposé son autorité, et qu’il se vit soutenu par un athlète aussi vigoureux, la pâleur de son visage fit place à une teinte livide qui annonçait que l’outrage qu’il avait reçu était comme un levain qui fermentait sourdement dans son cœur. Comme Asa, cependant, il se soumit à la décision d’Ismaël, et l’harmonie se rétablit, du moins en apparence, parmi des êtres qui n’étaient contenus que par le lien bien fragile de l’autorité qu’Ismaël était parvenu à imposer jusqu’alors à ses enfants.

Un des effets de cette querelle avait été de donner un autre cours aux pensées des jeunes émigrants, et de leur faire entièrement oublier la belle étrangère. Quelques conférences secrètes et animées se tinrent, il est vrai, à l’écart ; et les regards des différents interlocuteurs annonçaient assez le sujet qui les occupait, mais ces symptômes menaçants disparurent bientôt, et tout rentra dans l’ordre et le silence accoutumés.

— Je vais monter sur le roc et épier les sauvages, dit Ismaël bientôt après en s’avançant vers ses enfants et en donnant à sa voix un accent plus paternel que de coutume, quoiqu’elle conservât en même temps cette fermeté qui n’admet point de contradiction. — S’il n’y a rien à craindre, nous descendrons dans la plaine ; le jour est trop précieux pour le perdre en paroles comme les femmes des villes qui babillent autour de leur théière.

Sans attendre de réponse, Ismaël s’avança vers la base du rocher, qui formait une sorte de muraille perpendiculaire de près de vingt pieds de hauteur tout autour de la citadelle. Arrivé au pied du roc, il tourna jusqu’à un endroit où il était possible de monter à travers une ouverture étroite, qu’il avait pris la précaution de fortifier en élevant un parapet avec des troncs de cotonniers, parapet qu’il avait défendu à son tour par des chevaux de frise construits avec des branches du même arbre. Comme c’était la clé de la citadelle, un homme armé y était ordinairement placé, et le jeune guerrier qui s’y trouvait alors était indolemment appuyé contre un quartier de roc, prêt à en défendre l’entrée, s’il était nécessaire, pour donner à toute la troupe le temps de se répartir sur les différents points de défense. De ce côté même le roc était encore difficile à gravir. Aux obstacles créés par la nature se joignaient ceux que l’art avait cherché à susciter en outre, et ce ne fut pas sans peine qu’Ismaël atteignit à une sorte de terrasse sur laquelle il avait construit les cabanes où résidait toute la famille. Ces habitations, semblables à celles qu’on voit si souvent sur les frontières des provinces, et qui appartiennent à l’enfance de l’art, étaient construites en bois. Des troncs d’arbres, des écorces, des perches, en formaient tous les matériaux. L’emplacement qu’elles occupaient pouvait avoir une centaine de pieds carrés, et il était assez élevé au-dessus de la plaine, sinon pour se mettre entièrement à l’abri des armes des Indiens, du moins pour diminuer beaucoup le danger. C’est là qu’Ismaël crut qu’il pouvait laisser sans crainte ses enfants sous la garde de leur courageuse mère, et c’est là qu’il trouva dans ce moment Esther se livrant à ses occupations domestiques, entourée de ses filles, élevant de temps en temps la voix pour gronder celle de ces petites filles qui venait à encourir sa colère, et trop occupée de ces soins divers pour avoir fait attention à l’orage qui avait grondé soudainement à ses pieds.

— C’est un bel endroit, en vérité, que vous avez choisi là pour votre camp, Ismaël, dit-elle en accordant un instant de répit à une petite fille de dix ans qui sanglotait à ses côtés, pour transporter l’attaque sur son mari. — On y est en bon air ; que je meure si je ne suis pas sans cesse à compter ces enfants pour voir si le vent ne m’en a pas emporté quelqu’un ! Pourquoi restez-vous tous en cercle autour de ce roc, comme autant de serpents engourdis, tandis que le ciel commence à se couvrir d’oiseaux ? Pensez-vous que les bouches puissent se remplir et la faim se passer toute seule, si vous restez toute la journée à dormir et à ne rien faire ?

— Vous avez votre franc-parler, Isther, dit son mari en prononçant son nom avec l’accent particulier des provinces d’Amérique, et jetant sur son bruyant cortège un regard plutôt de tolérance que d’affection. — Des oiseaux ! en bien ! vous en aurez, pourvu que votre langue ne les effraie pas et ne leur fasse pas rendre une trop haute volée. Oui, femme, ajouta-t-il, — et il était alors à la place même d’où il avait renvoyé Hélène avec si peu de cérémonie, — et du buffle aussi, si mon œil sait encore distinguer l’animal à la distance d’une lieue d’Espagne.

— Descendez, descendez, et agissez au lieu de parler. Un homme qui parle ne vaut pas mieux qu’un chien qui aboie. Si quelque peau rouge vient à se montrer, Nelly déploiera la toile à temps pour vous en avertir. Mais, Ismaël, sur qui avez-vous donc tiré ? car c’était bien votre fusil que j’ai entendu il y a quelques minutes, ou je ne sais plus distinguer les sons.

— C’était pour effrayer le faucon que vous voyez planer au-dessus du roc.

— Le faucon ! c’est bien le moment vraiment de tirer après des faucons et des buses, lorsque vous avez dix-huit bouches ouvertes à nourrir ! Regardez l’abeille, regardez aussi le castor, mon mari, et apprenez d’eux la prévoyance. — Ismaël ! — Je crois en honneur, ajouta-t-elle en laissant tomber l’étoupe qu’elle mettait sur une quenouille, je crois qu’il est entré de nouveau dans la tente. Il passe plus de la moitié de son temps auprès de l’inutile…

Le retour soudain de son mari lui ferma la bouche, et elle se contenta de grommeler entre ses dents, sans manifester autrement sa mauvaise humeur.

La conversation qui eut lieu alors entre les deux époux fut courte, mais expressive. La femme ne répondit d’abord que par des monosyllabes ; mais sa sollicitude pour ses enfants lui fit bientôt oublier tout son ressentiment. Du reste, comme cet entretien n’avait pour but que de régler les apprêts de la chasse qu’Ismaël devait faire pendant le reste du jour pour se procurer les aliments indispensables, nous nous abstiendrons de le rapporter.

Dans cette résolution, le vieillard descendit dans la plaine et divisa ses forces en deux corps, dont l’un devait rester pour garder la forteresse, et l’autre devait l’accompagner dans son excursion. Il eut soin se comprendre dans cette dernière troupe Asa et Abiram, sachant bien qu’il n’y avait point d’autorité, autre que la sienne, capable de réprimer le caractère bouillant de son fils, s’il venait à être provoqué. Lorsque tous ces arrangements furent terminés, les chasseurs partirent, et à peu de distance du roc ils se séparèrent pour former un cercle de manière à cerner le troupeaux de buffles qu’on apercevait dans l’éloignement.


  1. Fall. Les Américains appellent l’automne la chute, à cause de la chute des feuilles.
  2. Abréviation d’Hélène.