La Prairie (Cooper)/Chapitre XI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 7p. 132-143).


CHAPITRE XI.


Un firmament si noir ne s’éclaircit pas sans quelque orage.
ShakspeareLe roi Jean.



Cependant les heures fugitives poursuivraient leur course régulière. Le soleil, qui avait lutté pendant toute la journée contre d’énormes masses de vapeurs, était descendu lentement dans un espace du firmament dégagé de nuages, et s’était couché au fond de vastes déserts aussi glorieusement que si c’eût été dans le sein de l’océan. Les nombreux troupeaux qui avaient cherché leur pâture dans les Prairies disparaissaient graduellement ; et les troupes immenses d’oiseaux aquatiques faisant, suivant leur usage, leur voyage ordinaire des lacs vierges du nord vers le golfe du Mexique, cessaient d’agiter de leurs ailes un air qui s’était chargé de vapeurs et de rosée. Enfin les ombres de la nuit tombèrent sur le rocher, et ajoutèrent le manteau de l’obscurité aux autres et sombres accompagnements de ce lieu désert.

Lorsque le jour commença à disparaître, Esther rassembla autour d’elle ses plus jeunes enfants, et se plaçant sur une pointe de rocher de sa forteresse isolée, elle s’y assit pour attendre patiemment le retour des chasseurs. Hélène Wade était à quelque distance, semblant se tenir un peu à l’écart de ce cercle inquiet, comme si elle eût voulu marquer la différence qui existait entre leurs caractères et le sien.

— Votre oncle est un mauvais calculateur, et il le sera toujours, Nelly, dit enfin la mère, après une longue pause à la fin d’une conversation qui avait roulé sur les travaux de la journée ; — oui, Ismaël Bush n’entend rien aux calculs, et ne sait ce que c’est que la prévoyance. Il est resté assis comme un fainéant au pied de ce rocher depuis le point du jour jusqu’à midi, ne faisant rien que projeter… projeter… projeter, ayant autour de lui sept garçons aussi beaux que jamais femme ait donnés à un homme ; et qu’en résulte-t-il ? voilà la nuit arrivée, et sa besogne n’est pas encore finie.

— Cela n’est pas prudent, certainement, ma tante, répondit Hélène d’un air distrait qui prouvait qu’elle songeait peu à ce qu’elle disait ; et c’est donner un fort mauvais exemple à ses enfants.

— En vérité, jeune fille ? et qui vous a donné le droit de vous ériger ainsi en juge de ceux qui ont plus de deux fois votre âge et qui sont au-dessus de vous ? Je voudrais bien savoir quel est l’homme, sur toute la lisière du pays, qui donne à ses enfants un exemple plus honorable qu’Ismaël Bush ? Vous qui savez si bien découvrir les défauts des autres, et qui ne songez pas à vous corriger des vôtres, montrez-moi, si vous le pouvez, une famille de garçons qui sauraient mieux que les miens, quand l’occasion le demande, abattre un arbre et l’équarrir, quoique ce ne soit pas à moi à les vanter ? où est le faucheur plus capable de se mettre à la tête d’une troupe de moissonneurs, dans un champ de blé, et qui laissera derrière lui un chaume plus égal que mon brave homme de mari ? — Et comme père, il est généreux comme un seigneur ; ses enfants n’ont qu’à lui indiquer l’endroit où ils veulent s’établir, et il leur en fait donation, sans jamais exiger qu’ils en paient les frais.

En finissant ces mots, elle fit un éclat de rire qui fut répété par une partie de sa couvée, qu’elle accoutumait à un genre de vie qui, tout précaire qu’il fût, n’était pas sans avoir quelques charmes secrets.

— Ho hé ! la vieille Esther ! s’écria la voix bien connue de son mari, du bas du rocher, ne songez-vous qu’à vous amuser, tandis que nous vous procurons de la venaison et de la chair de buffle ?

— Allons, allons, vieille poule, descendez avec tous vos poussins, et venez nous aider à transporter le gibier, — Eh bien ! à quoi songez-vous donc ? arrivez ! voilà nos garçons qui viennent, et nous avons de la besogne pour deux fois le nombre de vos mains.

Ismaël aurait pu épargner à ses poumons la moitié des efforts qu’il en exigea pour se faire entendre, car à peine avait-il prononcé le nom de sa femme que toute sa progéniture se leva avec précipitation, et se mit à courir sur la pente dangereuse du rocher avec une impatience que rien ne pouvait arrêter. Esther suivait ses enfants d’un pas plus mesuré, et Hélène ne jugea ni sage ni prudent de rester en arrière. Toute la famille fut donc bientôt réunie dans la plaine au pied de la citadelle.

On y trouva le squatter, chancelant sous le poids d’un beau daim, accompagné de deux des plus jeunes de ses fils. Abiram ne tarda pas à paraître, et quelques minutes s’étaient à peine écoulés quand la plupart des chasseurs arrivèrent, les uns seuls, les autres deux à deux, chacun chargé des fruits de sa chasse.

— Pour ce soir du moins il n’y a point de peaux rouges dans la plaine, dit Ismaël quand le premier tumulte occasionné par son arrivée se fut un peu calmé. J’ai fait bien des milles dans la Prairie, et j’ose dire que je sais reconnaître les marques d’un moccassin indien. Ainsi ma vieille, préparez-nous quelques tranches de venaison avant que nous n’allions nous reposer des travaux de la journée.

— Je ne voudrais pas jurer qu’il n’y ait pas de sauvages dans les environs, dit Abiram ; je crois savoir aussi reconnaître les traces des peaux rouges, et à moins que mes yeux ne soient plus aussi bons qu’autrefois, je jurerais hardiment qu’il y a des Indiens à peu de distance. Mais attendez qu’Asa soit arrivé ; il a passé à l’endroit où j’ai trouvé les marques, et je vous réponds qu’il s’y connaît aussi bien qu’un autre.

— Il ne connaît que trop bien les choses, répondit Ismaël, d’un air sombre ; il vaudrait mieux pour lui qu’il crût en savoir moins. Mais qu’importe, Hetty[1] ? quand même toutes les tribus des Sioux qui sont à l’ouest de la grande rivière seraient à un mille de nous, nous leur ferions voir qu’il n’est pas facile d’escalader ce rocher défendu par dix hommes résolus.

— Dites par douze, Ismaël, dites par douze ! s’écria sa virago, car si vous comptez pour un homme votre imbécile d’ami qui ne songe qu’à cueillir des mousses et à attraper des insectes, je demande à être comptée pour deux. Je ne le craindrais ni au fusil, ni au mousquet ; et quant au courage, après le veau d’un an que ces coquins de Tetons nous ont volé, et qui était le plus grand poltron parmi nous, je placerai votre docteur. Ah ! Ismaël, il est bien rare que vous fassiez un commerce régulier sans y perdre, et je croise qu’avoir pris cet homme avec vous est le plus mauvais marché que vous ayez fait de votre vie ! Croiriez-vous qu’il m’a ordonné un vésicatoire autour de la bouche, parce que je me plaignais d’avoir mal au pied ?

— C’est grand dommage que vous n’ayez pas suivi son conseil, Esther, lui dit son mari avec un grand sang-froid ; je crois que ce remède vous aurait fait beaucoup de bien. Mais allons, enfants, s’il arrivait, comme Abiram le pense, que les Indiens soient près d’ici, nous pourrions être obligés de remonter bien vite sur ce rocher, et d’abandonner notre souper. Mettons donc notre gibier en sûreté et nous parlerons des ordonnances du docteur quand nous n’aurons rien de mieux à faire.

On se hâta de lui obéir, et, au bout de quelques minutes, la famille était établie sur le haut du rocher. Là, Esther, tout en grondant, s’occupa des apprêts du souper, l’une de ces occupations ne nuisant pas à l’autre ; et quand le repas fut prêt, elle appela son mari d’une voix aussi sonore que celle de l’iman qui appelle les croyants à un devoir plus important.

Lorsque chacun eut pris sa place ordinaire autour du mets tout fumant, Ismaël donna l’exemple en s’emparant d’une tranche délicieuse de venaison, préparée de la même manière que la bosse de bison, avec un talent qui, bien loin d’en dénaturer la saveur naturelle, semblait encore y ajouter. Un peintre aurait volontiers saisi cet instant pour reproduire sur la toile cette scène pittoresque et caractéristique.

Le lecteur se rappellera que la citadelle d’Ismaël était isolée, haute, escarpée, et presque inaccessible. Un feu clair allumé au centre du plateau qui en formait le sommet, et autour duquel ce groupe affairé était réuni, le faisait ressembler à quelque grand phare placé au centre des déserts pour éclairer les aventuriers qui erraient dans leurs vastes solitudes. La flamme brillante faisait ressortir des traits brûlés par le soleil, et offrant toutes les variétés d’expression, depuis la simplicité des enfants mêlée de je ne sais quoi de sauvage qu’ils devaient à leur genre de vie à demi barbare, jusqu’à l’apathie lourde et impassible qu’on remarquait sur la physionomie du père, toutes les fois qu’aucune passion ne l’agitait. De temps en temps un coup de vent, donnant une nouvelle activité à la flamme, lui prêtait un nouvel éclat en la faisant jaillir plus haut, et l’on apercevait la petite tente solitaire qui semblait comme suspendue en l’air au milieu des ténèbres. Au-delà, tout était enseveli, comme c’est l’usage à pareille heure, dans une obscurité impénétrable.

— Il est inconcevable qu’Asa ne soit pas encore rentré à l’heure qu’il est, dit Esther avec humeur. Quand nous aurons fini notre souper, et que tout sera rangé, nous le verrons arriver en grommelant pour avoir le sien, affamé comme un ours qui a dormi tout l’hiver. Son estomac est la meilleure pendule qui soit dans tout le Kentucky ; et il n’a pas besoin d’être remonté pour dire quelle heure il est. C’est un terrible mangeur qu’Asa, quand un peu d’ouvrage lui a aiguisé l’appétit.

Ismaël jeta un regard sévère à la ronde sur chacun de ses enfants, comme pour voir si quelqu’un d’entre eux oserait ouvrir la bouche en faveur du délinquant absent. Mais ils gardèrent le silence. Nulle cause extérieure n’agissant sur leur caractère engourdi, il semblait que ce fût pour eux un trop grand effort que de prendre la défense de leur frère inculpé. Cependant Abiram, qui, depuis leur raccommodement, prenait ou affectait de prendre un intérêt plus généreux à son ci-devant adversaire, jugea à propos de montrer une inquiétude que les autres ne paraissaient point éprouver.

— Il sera fort heureux s’il échappe aux Tetons, murmura-t-il à demi-voix. Je serais bien fâché qu’Asa, qui est un de nos plus utiles compagnons, tant pour le courage que pour l’adresse, tombât entre les mains de ces diables rouges.

— Songez à vous-même, Abiram, dit Ismaël, et ne donnez pas tant d’exercice à votre langue si vous ne savez vous en servir que pour effrayer une femme et ses filles. Vous avez déjà chassé toutes les couleurs du visage d’Hélène Wade, qui est aussi pâle que si elle avait devant elle en ce moment les Indiens dont vous parlez, ou que quand j’ai été obligé de lui parler par un coup de fusil parce que ma voix ne pouvait arriver à ses oreilles. Comment cela s’est-il fait, Nelly ? Vous ne m’avez jamais dit d’où vous était venue cette surdité subite.

Les joues d’Hélène changèrent de couleur aussi subitement que le coup de fusil d’Ismaël était parti lors de l’occasion dont il parlait. Un rouge éclatant lui couvrit tout le visage, et cette belle teinte de santé se répandit même jusque sur son cou. Elle baissa la tête d’un air confus, mais ne parut pas croire nécessaire de répondre à cette question.

Trop indolent pour la répéter, ou se contentant de la remarque caustique qu’il venait de faire, Ismaël quitta la place qu’il occupait, et, étendant ses gros membres comme un bœuf bien repu, il annonça son intention de dormir. Au milieu d’une race qui ne vivait en quelque sorte que pour satisfaire les besoins de la nature, un pareil exemple ne pouvait manquer de trouver des imitateurs. Tous disparurent les uns après les autres, chacun allant chercher le repos sur sa couche grossière, et, au bout de quelques minutes, Esther ayant endormi toute sa marmaille en grondant, se trouva la seule personne éveillée sur le rocher, à l’exception de la sentinelle placée au bas suivant l’usage.

Quoique l’habitude d’une vie errante et le manque total d’éducation n’eussent pu produire en elle des fruits bien précieux, le grand principe place par la nature dans tout cœur féminin était trop profondément enraciné dans celui de cette femme pour pouvoir jamais en être entièrement extirpé. Douce d’un caractère impétueux, elle avait des passions violentes et difficiles à maîtriser. Mais quoiqu’elle pût abuser et qu’elle abusât des prérogatives accidentelles de sa situation, son amour pour ses enfants, bien qu’il sommeillât souvent, ne pouvait jamais s’éteindre. Elle était inquiète de l’absence prolongée d’Asa. Trop intrépide elle-même pour hésiter un instant à traverser s’il le fallait le noir abîme dans l’obscurité duquel ses yeux cherchaient en vain à pénétrer, son imagination active, obéissant au sentiment qui la dominait, commença à se figurer tous les accidents qui pouvaient être arrivés à son fils. Il pouvait se faire, comme Abiram en avait montré la crainte, qu’il fût devenu captif de quel qu’une des tribus sauvages qui chassaient le buffle dans les environs, ou même que quelque malheur encore plus terrible lui fût arrivé. Ainsi pensait une mère, et le silence et les ténèbres donnaient une teinte encore plus sombre à des idées secrètement inspirées par la nature.

Agitée par ces réflexions, qui chassaient loin d’elle le sommeil, Esther resta à son poste, écoutant, avec cette sorte d’attention qu’on appelle instinct dans les animaux au-dessus desquels elle n’était élevée que de quelques degrés sur l’échelle de l’intelligence, si quelque bruit lui annoncerait l’approche de quelqu’un. Ses souhaits parurent se réaliser ; ses oreilles furent frappées des sons qu’elle désirait entendre depuis si longtemps, et enfin elle distingua dans l’obscurité un homme au pied du rocher.

— Vous mériteriez bien, Asa, de n’avoir cette nuit d’autre lit que la terre, et j’ai dans l’idée qu’elle sera dure à passer, murmura-t-elle alors, ses sentiments éprouvant une révolution soudaine, qui n’étonnera pas ceux qui ont fait une étude des contradictions étranges qui se trouvent dans le cœur humain. — Abner ! Abner ! Abner ! êtes-vous endormi ? que je vous voie laisser passer quelqu’un avant que je sois descendue ! je veux savoir qui vient troubler une famille tranquille, une famille honnête, à une pareille heure de la nuit.

— Femme ! s’écria une voix qui voulait prendre un ton impérieux, mais qui laissait apercevoir quelques craintes des conséquences que pouvait avoir son arrivée pendant les ténèbres ; femme ! je vous défends, de par la loi, de faire rouler contre moi aucune de vos maudites pierres ! — Je suis citoyen, propriétaire, gradué dans deux universités, et je suis ici en vertu de mes droits. Gardez-vous de commettre un homicide, soit de propos délibéré, soit par accident ! c’est moi, votre amicus, votre compagnon, le docteur Battius.

— Qui ? demanda Esther d’une voix dont le son affaibli put à peine arriver aux oreilles de celui à qui elle parlait ; est-ce que ce n’est point Asa ?

— Non, répondit le docteur ; je ne suis ni Asa, ni Absalon ; ni aucun des princes hébreux. Je suis Obed, la racine et la souche de tous ces monarques. Ne vous ai-je pas dit, femme, que vous faites attendre ici un homme qui a le droit d’entrer librement et d’être reçu honorablement ? Me prenez-vous pour un animal de la classe des amphibies ? croyez-vous que je puisse faire jouer mes poumons comme le soufflet d’un forgeron ?

Les poumons du naturaliste n’en auraient pourtant pas été quittes à si bon marché, et il aurait été forcé de faire de nouveaux efforts avant d’arriver à un résultat désirable, s’il n’avait eu quelque autre auditeur qu’Esther, qui, trompée dans son attente, et plus alarmée que jamais, s’était déjà jetée sur sa couche avec une sorte d’indifférence produite par le désespoir, et cherchait à s’endormir. Mais Abner, placé en sentinelle au bas du rocher, avait été tiré d’une situation fort équivoque par la voix du docteur, et ayant repris l’usage de ses sens suffisamment pour le reconnaître, il ouvrit la barrière, et sans perdre un seul instant, le docteur Battius passa par l’étroite entrée ; il commençait déjà à monter la rampe escarpée, avec un air d’impatience singulière, quand, jetant un coup d’œil sur la sentinelle, il s’arrêta tout à coup pour lui donner un avis d’un ton qu’il chercha à rendre imposant.

— Abner, je remarque en vous de dangereux symptômes de somnolence ; ils ne se montrent que trop dans l’extension involontaire des muscles de votre mâchoire. Prenez-y garde ! cela peut être dangereux, non seulement pour vous-même, mais pour toute la famille de votre père.

— Vous n’avez jamais fait de plus grande méprise, docteur, répondit le jeune homme en bâillant, je n’ai pas sur tout mon corps un seul symptôme, comme vous le dites ; et quant à mon père et aux enfants, la petite-vérole et la rougeole ont déjà fait tout ce qu’elles pouvaient faire.

Satisfait de sa courte remontrance, le naturaliste était déjà à mi-chemin sur le rocher quand Abner, finissait sa justification. Obed s’attendait à trouver Esther sur le sommet ; et il avait fait trop souvent la fatale épreuve du pouvoir de sa langue pour désirer un renouvellement de certaines attaques qui lui inspiraient une crainte respectueuse. Le lecteur peut prévoir qu’il fut agréablement trompé dans son attente. Marchant sur la pointe des pieds, et jetant un regard timide par-dessus son épaule, comme s’il eût appréhendé quelque chose de plus formidable encore qu’un déluge de paroles, le docteur arriva enfin à la cabane qui lui avait été assignée dans la distribution générale des chambres à coucher. Au lieu de songer à dormir, le digne naturaliste y resta assis, occupé à réfléchir sur tout ce qu’il avait vu et entendu pendant cette journée. Bientôt pourtant le bruit et les sons qu’il entendit dans la cabane voisine, qui était celle d’Esther, l’avertirent que celle qui l’occupait était encore éveillée. Sentant la nécessité de désarmer ce cerbère femelle, avant de pouvoir exécuter le projet qu’il avait formé, le docteur, malgré la répugnance qu’il avait à s’exposer de nouveau à sa langue, se trouva forcé d’ouvrir une communication verbale.

— Vous paraissez ne pas dormir, ma bonne et digne mistress Bush, lui dit-il, voulant d’abord appliquer un spécifique dont il avait reconnu l’efficacité ; votre repos semble troublé ; vous préparerai-je quelque chose pour calmer vos souffrances ?

— Et que me préparerez-vous ? demanda Esther avec humeur ; un vésicatoire pour me faire dormir ?

— Dites plutôt un cataplasme, répondit le docteur ; mais si vous souffrez quelques douleurs, j’ai ici des gouttes cordiales, qui, mêlées dans un verre de ma bonne eau-de-vie de Cognac, les apaiseront infailliblement si j’ai quelques connaissances in materiâ medicâ.

Le naturaliste, comme il le savait fort bien, avait attaqué Esther par son côté faible, et comme il ne doutait pas que l’ordonnance ne lui fût agréable, il ne perdit pas un instant pour en préparer les ingrédiens.

Quand il alla ensuite présenter la potion à sa voisine, elle la prit d’un air brusque et morose, mais elle la but avec une docilité qui prouvait que la médecine ne lui déplaisait pas. Elle murmura même ensuite quelques remerciements, et son Esculape s’assit près d’elle en silence pour juger de l’effet du remède. En moins d’une demi-heure, la respiration d’Esther devint si forte, et comme le docteur lui-même aurait pu le dire, si intense, que, s’il n’eût pas su combien il était aisé d’attribuer ce nouveau symptôme de somnolence à la dose d’opium qu’il avait mêlée à l’eau-de-vie, il aurait eu quelque raison de se méfier de sa prescription. Cette femme bruyante une fois endormie, le silence devint profond et général sur tout le rocher.

Ce fut alors que le docteur Battius jugea à propos de se lever, ce qu’il fit sans bruit et avec précaution. Il sortit de la cabane, ou plutôt du chenil, car elle ne méritait guère d’autre nom, comme un voleur nocturne, et se dirigea d’abord vers les autres chambres. Là il prit le temps nécessaire pour s’assurer que tous ceux qui les habitaient étaient ensevelis dans un profond sommeil. Une fois certain de ce fait important, il n’hésita plus, et se mit à gravir la rampe escarpée qui conduisait à la pointe la plus élevée du rocher ; sa marche, quoique guidée par la prudence, ne s’opérait pas sans quelque bruit ; et tandis qu’il se félicitait d’avoir si heureusement exécuté son dessein, à l’instant même où il allait mettre le pied sur le haut du rocher, une main tira doucement le pan de son habit, ce qui l’arrêta aussi efficacement que si la force gigantesque d’Ismaël Bush lui-même l’eût terrassé.

— La maladie habite-t-elle cette tente, lui demanda à l’oreille une voix douce, que le docteur Battius y va faire une visite à pareille heure de la nuit ?

Dès que le cœur du naturaliste, de retour de l’expédition précipitée qu’il avait faite, fut revenu dans son gosier[2], ainsi qu’un homme moins versé que le docteur Battius dans la construction anatomique de la machine humaine pourrait être tenté d’expliquer la sensation que lui fit éprouver cette interruption imprévue, il trouva assez de résolution pour répondre, en prenant, autant par crainte que par prudence, la même précaution de ne pas élever la voix :

— Ma digne Nelly, je suis bien charmé de voir que ce ne soit pas quelque autre que vous. Silence, mon enfant, silence ! Si Ismaël venait à connaître nos projets, il n’hésiterait pas à nous précipiter tous deux du haut de ce rocher dans la plaine. Chut ! Nelly, chut !

Tout en parlant ainsi, il continuait à marcher ; et quand il eut fini, sa compagne et lui se trouvèrent sur le bord du rocher.

— Et maintenant, docteur Battius, lui demanda Hélène d’un ton grave, puis-je savoir pour quelle raison vous avez couru le danger de prendre votre vol sans ailes du haut de ce rocher, au risque certain de vous casser le cou en tombant ?

— Je ne vous cacherai rien, ma digne et bonne Nelly. — Mais êtes vous bien sûre qu’Ismaël ne s’éveillera point ?

— Il n’y a nulle crainte à cet égard ; il dormira jusqu’à ce que le soleil brûle ses paupières. Le seul danger est du côté de ma tante.

— Esther dort, dit le docteur d’un ton sentencieux. Mais vous, Hélène, vous veillez donc cette nuit sur ce rocher ?

— J’en ai reçu l’ordre.

— Et vous avez vu, comme de coutume, le bison, l’antilope, le loup, le daim, animaux des ordres pecora, belluœ et ferœ ?

— J’ai vu les animaux que vous venez de nommer en anglais, mais je ne connais pas les langues indiennes.

— Il y a encore un ordre dont je n’ai point parlé, et que vous avez vu aussi, l’ordre primates, — n’est-il pas vrai ?

— Je ne puis vous répondre ; je ne connais aucun animal qui porte ce nom.

— Allons, Hélène, vous parlez à un ami, — je parle du genre homo, mon enfant.

— Quelque chose que je puisse avoir vue, je n’ai pas aperçu le vespertilio horribilis.

— Plus bas, Nelly ! — votre vivacité nous trahira. — Dites-moi n’avez-vous pas vu certains bipèdes appelés hommes errer dans la Prairie ?

— Certainement. Mon oncle et ses-enfants ont chassé le buffle depuis midi.

— Je vois qu’il faut que je parle en langue vulgaire pour me faire comprendre. — Hélène ; je vous parle de l’espèce Kentucky.

Hélène rougit comme une rose ; mais heureusement sa rougeur fut cachée par l’obscurité. Elle hésita un instant, et s’arma enfin d’assez de courage pour répondre d’un ton décidé :

— Si vous voulez parler en énigmes, docteur Battius, il faut que vous cherchiez d’autre auditeurs. Faites-moi vos questions en bon anglais, et j’y répondrai franchement dans la même langue.

— Comme vous le savez, Nelly, je fais un voyage dans ce désert pour y chercher des animaux qui sont restés jusqu’à ce jour inconnus à l’œil de la science. Parmi plusieurs autres, j’ai découvert un primates ; genus, homo ; species, Kentucky, et je le nomme Paul…

— Chut, pour l’amour du ciel, s’écria Hélène ; parlez plus bas, docteur ; on pourrait nous entendre.

— Paul Hover, continua le docteur, chasseur d’abeilles par profession. — Je parle la langue vulgaire à présent ; me comprenez-vous bien ?

— Parfaitement, parfaitement, répondit la jeune fille surprise, agitée, et respirant à peine. — Mais pourquoi me parlez-vous de lui ? Est-ce lui qu’il vous a dit de monter sur ce rocher ? Il ne sait rien. Le serment que mon oncle m’a fait prêter m’a fermé la bouche.

— Oui, mais il y a quelqu’un qui n’a prêté aucun serment, et qui m’a tout appris. Je voudrais pouvoir soulever aussi aisément le voile qui couvre les mystères et les trésors de la nature. Hélène ! Hélène ! l’homme avec qui j’ai fait imprudemment un compactum ou traité a étrangement oublié les lois de l’honnêteté. — Je parle de votre oncle, mon enfant.

— Vous parlez d’Ismaël Bush, — du mari de la veuve du frère de mon père, répliqua la jeune fille offensée, d’un ton un peu piqué. — En vérité, il est cruel de me reprocher des liens que le hasard a formés, et que je serais si charmée de voir rompus pour toujours !

Hélène humiliée ne put en dire davantage, et s’appuyant sur une pointe du rocher, elle commença à sangloter d’une manière qui rendait leur situation doublement critique. Le docteur murmura quelques mots par forme d’explication apologétique ; mais avant qu’il eût eu le temps de terminer sa justification élaborée, Hélène releva la tête et lui dit avec fermeté :

— Je ne suis pas venue ici pour verser follement des larmes, et vous n’y êtes pas pour les essuyer. — Quel motif vous a amené ici ?

— Il faut que je voie l’être qui se trouve dans cette tente.

— Vous savez donc qui elle renferme ?

— Je crois le savoir, et je suis porteur d’une lettre que je dois lui remettre moi-même. Si c’est un quadrupède qui se trouve sous cette tente, je n’ai rien à reprocher à Ismaël. — Si c’est un bipède, qu’il soit à plume ou sans plumes, il m’a trompé, et notre pacte devient nul.

Hélène fit un signe au docteur de rester où il était, et de garder le silence. Elle se glissa dans la tente, où elle resta quelques minutes qui parurent bien longues et bien pénibles au naturaliste qui l’attendait. Enfin elle revint, le prit par le bras, et ils entrèrent ensemble sous les replis de la toile qui formait cette tente mystérieuse.


  1. Hetty, diminutif d’Esther.
  2. On dit vulgairement en anglais que le cœur remonte dans la gorge, pour exprimer un malaise ou une sensation désagréable. C’est sur cette locution qu’est fondée l’explication de l’auteur.