Les éditions du Bien public ; Les Trois-Rivières (p. 26-29).

III — Nos Anciens


Revenons en arrière, sortons des grandeurs pour entrer chez les humbles.

En concédant la forêt, les gouverneurs, au nom du Roi, obligeaient à la faire défricher, à la faire habiter. C’est normal, puisque la terre est créée pour l’homme. Les Seigneurs devaient imiter Robert Giffard, de la côte de Beauport, et notre Pierre Boucher, qui étaient allés se chercher ces valeureux colons du Perche, les modèles des colons et les créateurs des régions de Québec et de Boucherville.

La terre était immense, partout appelante et fertile : les hommes manquaient. Le régiment de Carignan, une fois les Iroquois amortis, s’attaque aux arbres et s’établit dans le pays ; des centaines de jeunes filles, normandes et parisiennes, viennent s’offrir en mariage : le roi fournit une dot de 50 livres, ainsi qu’une habitation et des vivres pour huit mois, afin qu’on puisse défricher sans trop d’inquiétude. Ces recrues ne viennent pas jusque chez nous. En 1681, pas un colon jusqu’à la Rivière-du-Loup.

En 1688, l’on ne compte de la Banlieue à Lanoraie, que 23 maisons, 24 ménages, 85 bêtes à cornes et 41 cochons. En 1709, seize habitants à Machiche ; aucune indication pour la Pointe-du-Lac, ce qui est mauvais signe : ici, pas de nouvelles, mauvaises nouvelles. Et pourtant il y a des colons.

Au procès-verbal « sur la commodité et l’incommodité de venir à l’église », rédigé sur place en février 1721 par Maître Collet, pour M. de Vaudreuil, chargé de régler les districts de 82 paroisses actuelles ou futures, il appert qu’en dehors du bourg des Trois-Rivières, il n’y a que huit colons qui tiennent feu et lieu sur leur terre : à la Banlieue, Pierre Lemaîstre, l’anonyme fermier du Sieur Laframboise, Antoine Le Pelé Desmarets, Ignace Lefebvre-Belisle et Joseph Fortier ; à la Pointe-du-Lac : Jean LeClerc et Jean Amont ; au fief Gatineau, mais plutôt dans Yamachiche, Lafontaine et Crestien ; sur la rive sud, Joseph Baudry-Lamarche, Pierre Pommier dit Sans-Quartier et Sébastien Provancher à Nicolet. Les autres concessionnaires résident encore aux Trois-Rivières… « Ils nous ont dit qu’ils n’ont point présentement de paroisse plus commode et plus proche »…

S’il ne reste plus alors qu’Amont et Leclerc, à la Pointe-du-Lac, il faut croire que leurs prédécesseurs se sont découragés, car, en 1714, Monseigneur de Saint-Vallier arrête chez les Ursulines, en route vers Montréal et, surpris quelques heures après par un orage interminable, demande gîte et couvert à « une pauvre chaumière isolée située à la Pointe-du-Lac. Là habitait une pauvre veuve indigente et cinq enfants en bas âge, réduits à la dernière extrémité, n’ayant ni pain ni feu. Le cœur si tendre de Monseigneur ne put tenir à un tel spectacle, et il eut bien vite épuisé les provisions que nous lui avions préparées pour son voyage… » Caresses aux petits enfants, large aumône à la mère, et le prélat couche à terre sur une botte de paille. Il racontera souvent que cette cabane l’avait charmé pour sa ressemblance avec l’étable de Bethléem.

Mais voici qu’en 1721, le chemin du Roi s’ouvre jusqu’à Montréal. La paix favorise la culture ; les colons ne sont plus alertés pour la guerre, s’ils vont encore en expédition à Michillimakinac et à la baie des Puants chercher des fourrures pour ces messieurs de Paris. Les Rapports de l’Archiviste de la Province de Québec ne cessent d’inscrire chaque année, des centaines et des centaines de noms d’engagés où l’on déniche des gens de par chez nous. L’on sait aussi qu’un groupe de colons des environs des Trois-Rivières alla fonder le Détroit.

En 1723, Louis Gatineau, sieur Duplessis, marié à Jeanne Lemoyne, seigneuresse de Sainte-Marie, à La Pérade, est forcé d’avouer qu’après onze ans de possession du fief Gatineau, il n’y a placé aucun colon : trois lots sont déjà concédés à son cousin Claude Crevier, à la veuve et au fils de Pierre Lemaître. Il promet de faire mieux, ce qui sent le repentir d’élève pris en faute, et la crainte d’être dépossédé de son fief inexploité. Cette partie Ouest souffrira de son voisinage avec la Grande-Rivière, plus fertile et plus accessible en canot.

En 1733, le Chevalier de la Pause, qui monta à pieds de Québec à Montréal avec le régiment de Guienne, écrit : « Nous sommes presque toujours dans les bois depuis cette paroisse jusques à Machiche ».

Les splendides terres de la Rivière-aux-Glaises s’appelaient alors la Grenouillère…

Ce sont les réfugiés acadiens qui ouvriront le fief Gatineau et qui y créeront le rang l’Acadie, plus la petite Cadie et la grand’ Cadie à Yamachiche.

Dans Tonnancour, on commence enfin à dégeler. Ça n’ira vraiment pas mal, puisqu’on y bénit une chapelle en 1739 et qu’un desservant, M. Chefdeville, y est assigné en 1744 ; il faut donc qu’il s’y trouve du monde. Les plus anciens noms : le capitaine de milice François Delpé dit Montour ; J.-B. Le-Noblet-Duplessis, fils de Louis Gatineau, sieur Duplessis, de Ste-Anne, et petit-fils de Nicolas, l’ancêtre, notaire à Québec. Les registres paroissiaux de la Visitation, paraphés de Hertel de Rouville en 1749, s’ouvrent en 1742 pour le baptême de Joseph Déry ; ils contiennent les noms de Gladu, Laperle, Bertrand, Guilbert, Lefebvre-Denoncourt, Camirand, Chevalier, Girardeau, Leclair, Oberil (Aubry).

La colonisation remonte par taches le long du fleuve : nos gens viennent de la ville et de La Pérade. Le moulin seigneurial s’est bâti sur la Rivière St-Charles, peut-être en même temps que le premier manoir, aujourd’hui presbytère, qui date de 1737, et où M. de Tonnancour alternait sa résidence.

Pour que la colonie n’ait plus à importer de France les poêles, marmites, boulets de canon et autres articles de fer, le roi Louis XV ouvre enfin, en 1737, les forges St-Maurice déjà poussées par Jean Talon, et y installe une vingtaine de familles d’ouvriers spécialisés, recrutés aux environs de Dijon, en Bourgogne. Comme le minerai de fer se trouvait et se trouve encore en « trois minnes très abondantes » de la Pointe-du-Lac, visitées en 1740 par le grand-voyer Lanouiller de Boiscler, et qu’il existe deux routes par St-Étienne et par la Baie-des-Mines, l’on n’est pas surpris de trouver sur nos registres les noms de presque tous ces Bourguignons : Aubry, Champagne, Delorme dit Deslauriers, Girardeau, Petit, Marchand, Trotochaud, — Tortochaux, d’après M. Émile Demaizière, de l’Académie de Mâcon, (France,) qui se réjouit de ce que leurs descendants « se pressent le long du Saint-Laurent, notamment à la Pointe-du-Lac et à la Rivière-du-Loup. Nous devons certainement éprouver quelque fierté à voir que nos anciens de la petite patrie ont tant soit peu pris part à la formation de ce groupe français d’outremer que l’économiste Le Play dénommait la nation modèle de notre temps, nation qui comptera peut-être, à la fin du présent XXe siècle, presque autant de Français qu’en France, et de Bourguignons qu’en Bourgogne. »