La Nouvelle Revue Française/Tome 18
LA NOUVELLE
REVUE FRANÇAISE
��Toute la saison dernière, Einstein a été, chez nous, furieusement à la mode. Philaminte et Bélise s'en sont donné à cœur joie. Elles ne vous tendaient point l'assiette de petits fours sans vous mettre en demeure de choisir entre la relativité généralisée et la relativité restreinte. Et des gens qui auraient eu beaucoup de peine à définir le carré d'un nombre vous disaient, d'un air désabusé : a Mainte- nant qu'Einstein a démontré que tout est relatif... »
Cet hiver-ci sera, je le crains, la saison Freud. Les « tendances refoulées » commencent à faire, dans les salons, quelque bruit. Les dames content leur dernier rêve, en caressant l'espoir qu'un interprète audacieux y va découvrir toutes sortes d'abominations. Un auteur dramatique dont je tairai le nom, a déjà — voyant poindre la vogue — trouvé le temps d'écrire et de faire refuser par plusieurs directeurs une ou deux pièces nettement freudiennes. Je lui conseille de les corser un peu et de les oifrir d'urgence au Grand-Guignol. Enfin les revues spéciales, après avoir, pendant vingt-cinq ans, omis de constater l'existence de Freud, se donnent le ridicule de le découvrir, de discuter hâtivement ses thèses, ou, ce qui est plus touchant, de les admettre comme la chose la plus naturelle du monde.
La niaiserie de tels engouements ne mériterait pas d'être signalée une fois de plus, s'il n'y avait là qu'un travers de la bonne société. Ces petits accès se renouvellent périodi- quement chez nous depuis trois siècles, à la manière des épidémies de grippe ; et cela tient moins, sans doute, au
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tempérament français en particulier qu'aux habitudes de la pensée mondaine de tout temps et de tout pays. Mais les gens du monde ne sont pas seuls en cause. Nos spécialistes, nos savants, nos informateurs qualifiés sont aujourd'hui comme hier beaucoup trop lents à s'apercevoir de ce qui se passe hors de chez nous '. Les uns pèchent par paresse, d'autres par suffisance, d'autres par mauvaise foi. S'ils avaient la fermeté de « tenir le coup » jusqu'à la fin, leur attitude ne manquerait pas d'une certaine élégance. Le mépris constant des « barbares » et de leurs inventions n'est pas ce qui séduit le moins dans la Grèce ou la Chine d'autrefois. Mais non. Un beau jour, ils Lâchent pied. Ils cèdent à la vogue, comme à une panique. Ils ont ignoré et dédaigné tout le temps qu'il y avait mérite à connaître et à estimer au juste prix. Leur aveuglement cesse soudain sur une sommation de l'opinion commune. L'Institut s'ébranle trois mois après Je sais tout.
La Nouvelle Revue Française, qui ne se pique d'être ni l'un ni l'autre, n'en a pas les obligations. Si elle parle aujourd'hui des travaux de Freud, ce n'est point pour les signaler à. ses lecteurs, qu'elle suppose déjà avertis, ni pour faire chorus avec les voix de la mode. Mais il vient de paraître en français la première traduction de Freud qui soit importante ^ Les honnêtes gens qui l'ont lue trouve- ront légitime qu'on s'occupe ici d'un ouvrage de cette valeur et de cette portée. Ceux qui ne l'ont pas lue penseront avec nous qu'il y aurait de l'affectation à attendre que Freud soit passé de mode pour parler de lui.
��* *
��L'ensemble des travaux de Freud et de son école a été groupé par Freud lui-même autour de la notion et sous
1. Et chez nous aussi, pourrais-je ajouter ; mais je veux être aimable, et c'est affaiblir les reproches que de les accumuler.
2. Introduction à la Psychanalyse. Trad. S. Jaakélévitch (Payot).
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la rubrique de psychanalyse. Le mot « psychanalyse » veut dire : analyse du contenu psychique de l'être humain. Il peut sembler un équivalent prétentieux d' « analyse psycho- logique ». Mais ce dernier terme est devenu beaucoup trop fruste pour désigner quelque chose d'aussi neuf, en somme, et d'aussi complexe que la psychanalyse. Freud a donc eu pleinement raison de créer, ou d'adopté-', une expression neuve, qui est d'ailleurs le moins barbare possible.
En fait, le mot de psychanalyse se trouve aujourd'hui recouvrir quatre choses solidaires, mais distinctes : une méthode d'investigation propre à déceler le contenu de l'esprit ; une théorie étiologique des névroses ; une thé- rapeutique des névroses ; enfin une théorie psychologique générale.
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��La psychanalyse, méthode d'investigation, ne se laisse pas aisément mettre en formules. Freud lui-même y réussit mal. Elle ne prend son intérêt, son originalité que dans l'application. Ce n'est pas une mauvaise note. En psycho- logie au moins, ce ne sont pas les méthodes qui s'exposent le plus brillamment qui sont les plus fécondes. Il y a même des méthodes dont la raison principale est de s'exposer, de fournir la matière d'un cours. Elles n'ont jamais servi à faire une seule découverte. Tout se passe entre l'écrivain et son papier, entre le conférencier et son auditoire. C'est de l'aviation d'appartement.
Je n'ai pas vu travailler les maîtres de la psychanalyse. Mais les rapports qu'ils nous donnent, les allusions même qu'ils font à leurs procédés laissent une impression favo- rable. Les gens qui ignorent tout de l'expérimentation psychologique — par exemple nombre de professionnels français de la psychologie et de la psychiatrie — ne peuvent manquer d'être mis en défiance. Tout cela leur semble bien fuyant, bien suspect. Les autres reconnaissent à plus d'un trait que Freud leur parle d'un pays où il est
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réellement allé. Nous aurons le temps de faire des réserves, de nous demander à quel point les « trouvailles » freu- diennes sont des « découvertes », de protester contre l'esprit aventureux de Freud. Mais ne lui disputons pas ce singu- lier mérite. La « matière psychique », il sait ce que c'est. Il l'a touchée, maniée ; il en a le sens. Il a, sur elle, moins des mots d'ingénieur que des mots d'ouvrier. Avant de le chicaner, que les ingénieurs aillent donc faire un an d'apprentissage.
L'expérimentation freudienne implique cette idée : l'obser- vation courante nous met en présence d'un aspect psycho- logique de l'être humain qui est composé ; composé au sens où l'on dit qu'un corps chimique est composé, mais aussi au sens que l'on dit qu'un visage est composé. Il s'agit donc d'une part de dégager des éléments, mais d'autre part de dissoudre une apparence mensongère et de vaincre les forces qui travaillent à la maintenir comme elles travaillèrent à la constituer. L'on voit bien que les deux tâches ne se confondent pas. Un composé chimique ne s'évertue pas à nous tromper sur sa composition. L'homme s'évertue à nous tromper et à se tromper sur lui-même, l'homme tel que Tout tait les conditions de la vie.
Or l'analyse traditionnelle a discerné cela beaucoup moins nettement que Freud. Trop souvent, elle accepte le moi tel qu'il se présente. Elle prétend bien dépasser la sur- face, atteindre les profondeurs cachées ; mais dans nombre de cas, elle se contente de fouiller le détail des apparences. Elle voit menu, ce qui n'est pas du tout la même chose que de voir profond. Il est clair qu'analyser jusqu'à l'inh- niment petit la couche superficielle d'un sol n'équivaut pas à un sondage géologique, fût-il grossier. Lors même qu'elle cherche les dessous, elle se laisse diriger par les indications voyantes de la surface. Elle ne soupçonne un gisement de fer que si les roches du dessus sont toutes rouillées, un de charbon, que si l'on piétine une poussière noire.
Si la surface d'un sol n'est trompeuse que par accident.
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celle d'une conscience l'est à la fois par accident et par arti- fice. D'où tant d'échecs et tant d'illusions de l'analyse tra- ditionnelle. La psychanalyse, avant de considérer le premier sens où le moi ' est composé (^coinme un corps chimique), con- sidère le second (composé comme un visage) et s'y attaque.
Deux voies d'accès à la vérité du moi, deux détours plu- tôt lui sont offerts.
D'une part, la sur\'eillance que le moi exerce sur lui- mêm.e, pour nous dérober ce qui se passe en lui, n'est pas toujours également stricte ni tendue. Il y a des moments et des formes de son activité où le moi laisse faiblir son système de défense, où, sans se livrer avec naïveté, il « se coupe », où ses mensonges — car il continue à mentir — paraissent « cousus de fil blanc ». Ainsi dans les actes man- ques et dans les rêves. Le type de l'acte manqué, c'est le lapsus. La psychologie traditionnelle, même quand elle se donne pour expérimentale, néglige l'étude du lapsus. Elle n'y voit qu'un « raté » de notre mécanisme, mental ou nerveux, qu'un accident, dépourvu de signification psycho- logique, dont une science vétilleuse pourrait s'amuser à rechercher les causes, mais qui ne tient pas plus à la vie profonde de l'esprit et ne nous renseigne pas mieux sur elle qu'une faute d'impression, explicable par la distraction ou la maladresse du typographe, ne tient à la pensée de l'auteur et ne nous aide à la pénétrer. La psychanalyse a eu le mérite de former cette hypothèse que le lapsus est <( un acte psychique complet ayant son but propre, une manifes- tation ayant son contenu et sa signification propres ». Plus généralement, l'acte manqué est un acte qui échappe au moi, c'est l'aveu d'une pensée, d'un sentiment, d'un désir secrets, aveu que le moi rattrape au plus vite et dont on est convenu de ne pas faire état dans l'ordinaire de la vie.
I. Le lecteur voudra bien admettre, pour la commodité du discours, que nous prenions ici les termes de moi, conscience, esprit... comme synonymes. Il s'agit, dans tous les cas, du contenu psychologique de letre humain, à tous les degrés de conscience et de personnalité.
�� � Muni de cette hypothèse, le psychanalyste s’attaque aux actes manques, que ses prédécesseurs lui ont abandonnés comme des scories négligeables, et nous devons reconnaître qu’il y fait quelques découvertes de prix. L’explication psychanalytique des actes manques est à la fois celle qui réussit le plus souvent et celle qui porte le plus loin. Donc, en bonne règle scientifique, c’est actuellement la meilleure. Voilà un premier résultat.
L’importance des rêves était plus aisée à apercevoir ; les études sur le rêve ont été nombreuses. Pourtant la psychologie ne s’est guère attachée au rêve qu’en lui prêtant les caractères d’une activité de résidu. Vous rêvez catastrophes parce que vous digérez mal, vo5’age au pôle, parce que votre couverture a glissé. Vous rêvez qu’on vous traîne en justice pour faillite frauduleuse, parce que vous vous êtes surmené la veille dans vos calculs de fin de mois. Explications intéressantes, mais courtes. Le rêve n’y apparaît que comme une suite un peu morbide de l’activité diurne, ou que comme une déformation fantastique d’événements corporels des plus médiocres. Rien à tirer de là quant à l’histoire et à l’avenir de notre moi profond. Souvent même, l’explication se fait à moindres frais encore. On admet que, pendant le sommeil, les courants nerveux circulent dans le cerveau non plus suivant les voies systématiques de l’action, mais suivant les liaisons fortuites que le repos laisse subsister — ou, pour parler un autre langage, que les images s’associent au petit bonheur. La psychanalyse forme l’hypothèse, que le rêve est une activité psychologique complète, ou si l’on veut suffisante, c’est-à-dire qui trouve sa raison d’être en elle-même et qui, comme toute fonction définie de l’être vivant, doit s’expliquer autant par le but qu’elle poursuit que par les causes qui la déterminent. Le rêve constituerait pour nos tendances et pour les forces qui s’y développent une sorte d’issue complémentaire. La vie réelle offre bien à nos tendances une issue, mais étroite, mais contrariée — parfois même barrée sévèAPERÇU DE LA PSYCHANALYSE II
rement. Le désir ne s'apaise que dans l'action et n'est inof- fensif qu'à ce prix. Le rêve, par les fantômes d'action qu'il suscite, joue l'accomplissement du désir et désarme le désir. Donc, pour ce qui est de la recherche analytique, le rêve complète, corrige ou dément l'image de nous-même que notre vie réelle s'évertue à dessiner. L'interprétation correcte des rêves n'importe pas moins au psychanalyste que n'importait au moraliste d'autrefois qui peignait un « caractère » l'interprétation des actes et des attitudes. Mais si le moi qui rêve se surveille moins que le moi qui parle ou qui agit, il se surveille encore. Il nous présente un visage qui est, à sa façon, composé, qui l'est plus maladroitement, - certes, ou pour mieux dire, qui l'est plutôt avec une subti- lité capricieuse de sauvage qu'avec une froide maîtrise de civilisé. En particulier, si le rêve « avoue » beaucoup plus souvent que l'action diurne, il ne le fait guère qu'en lan- gage symbolique ; et nous savons quelle ingéniosité l'ima- gination la plus primitive dépense à créer des symboles. D'où les difficultés et les périls de l'interprétation des rêves. L'hypothèse même du symbole ouvre le champ à toutes les fantaisies de la conjecture. Au xix^ siècle, quelles diva- gations n'a pas autorisées le symbolisme des mythes ?
Qu'il s'agisse de donner un sens aux actes manques ou aux rêves, la psychanalyse garde une attitude qui n'est qu'à demi active et qui la rapproche des sciences critiques. Le psychanalyste fait penser au philologue qui cherche le texte véritable derrière les leçons des manuscrits, ou à l'historien qui essaye de rétablir un événement grâce à la confron- tation d'un certain nombre de mensonges diplomatiques, d'inscriptions tendancieuses et de témoignages suspects. Le savant n'a pas l'initiative des faits ; il se contente d'en tirer le meilleur parti.
L'autre voie d'investigation psychanalytique se rapproche davantage des méthodes expérimentales. Elle consiste en somme à provoquer des états de détente du moi, à multi- plier, par l'intervention de l'art, les moments où le moi se
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surveille le moins, compose le moins son visage. Une telle intervention se laisse concevoir de bien des manières, et la psychanalyse est à cet égard beaucoup moins audacieuse qu'elle n'en a la renommée. En particulier il semble que Freud, après avoir recueilli de Técole de Charcot et dans cette école même la notion d'hypnose n'en ait fait ensuite que l'usage le plus banal. On a le sentiment qu'il s'est con- duit, sur ce point, en disciple timoré, qui recommence le travail du maître avec plus de respect que d'invention et finit par se dégoûter d'un instrument de recherche dont il n'a su ni maîtriser l'emploi ni perfectionner le principe. La théorie des régimes de la conscience, née en France, et la technique expérimentale qui s'y rapporte, paraissent en cela plus avancées que la psychanalyse.
Ce qu'on peut appeler l'expérimentation psychanaly- tique n'est guère que la mise au point de pratiques cou- rantes comme Vinlerrogatoire. L'interrogatoire, sans doute, reste, entre des mains inexpertes, un outil grossier et de fai- ble rendement. Mené par un gendarme, l'interrogatoire ne sera qu'une alternance mécanique de questions inertes, vides de curiosité, et de réponses platement défensives. Mené à loisir par un juge d'instruction habile, il se com- plique et déjà se transforme. Les questions ont alors moins pour objet de provoquer une réponse directe que d'obli- ger l'esprit du patient à prendre certaines postures qui le découvrent, qui le mettent soudain hors des gardes qu'il a préparées. L'idéal, dans bien des cas, est même de réussir à dédancher un monologue, le plus long possible. Si l'accusé parle une heure de suite et si le juge n'est pas distrait, c'est le juge qui gagne. La vérité est comme « ramenée du fond » par le torrent des paroles. Il se peut qu'elle passe fugitivement et morceau par morceau. Ayex l'agilité de tout saisir. Mais contre l'interrogatoire du juge, le moi se tend de toute sa force. Toutes les résistances de k vie viennent épauler la conscience qui ment. Remplacez le juge par le confesseur. Le moi n'a plus à sauver la carcasse. Il
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ment encore, par l'effet d'une contraction invétérée, mais il n'y a plus de raison capitale pour qu'il ne cesse pas de mentir. Au contraire l'aveu, l'aveu profond, s'il est sollicité sans brusquerie, procure une détente délicieuse.
Le pouvoir analytique de la confession est limité, d'or- dinaire, par les soucis mêmes du confesseur. Le confesseur se préoccupe plus encore du bien des âmes que de leur vérité. Dans l'aveu, il cherche le repentir. Son interroga- toire est orienté vers l'absolution. Enfin il lui arrive de manquer de temps ou d'aptitudes. Le psychanaliste est un confesseur qui se donne tout le loisir nécessaire et qui s'in- terdit, au moins provisoirement, tout autre souci que celui de connaître. De plus il est guidé par des hypothèses spécu- latives, aidé parles diverses notions et habiletés spéciales du psychologue, du physiologiste et du psychiatre.
Il ne serait donc pas entièrement injuste de prétendre qu'il manque à la méthode d'investigation psychanalytique ce quelque chose de premier, d'irréductible, qui caractérise chacune des grandes méthodes de la science, chacune des grandes techniques de laboratoire et qui, sans doute, en explique la fécondité. Car l'on conçoit très bien qu'avant l'emploi du microscope ou de la coloration chimique des tissus, qu'avant l'emploi du télescope ou celui de la spec- troscopie, certaines découvertes aient été impossibles ; et l'on conçoit non moins bien comment l'introduction de ces procédés a rendu les mêmes découvertes inévitables. Or quand il s'agit des résultats de la psychanalyse, on hésite à prononcer le mot de découvertes. A coup sûr, plusieurs d'entre eux sont fort brillants. On se récrie d'admiration. Voici l'analyse d'un cas de jalousie qui éblouit par la vir- tuosité de l'enquête et qui étonne par les profondeurs qu'elle atteint. L'on pense à Racine, à Stendhal, à Dos- toïevsky. L'on se demande si pour la première fois les savants à lunettes ne sont pas allés plus loin que les poètes- dans la connaissance du cœur de l'homme. Mais ce n'est pas là ce que la science entend par une découverte. Ordre-
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de faits nouveau et constant ; rapport de faits nouveau et constant ; on, si l'on veut : nouvelle famille de faits, nou- velle loi des faits ; tels sont les deux aspects de la découverte scientifique. La psychanalyse nous apporte autre chose, que je me garde de dédaigner, que je tâche seulement de déli- miter: peut-être un succédané de l'intuition poétique; plus sûrement encore une connaissance aiguë des faits particu- liers, une science de l'individuel. Je sais bien que la théorie des actes manques et celle de la fonction des rêves peuvent passer pour la formule de rapports généraux. Je n'oublie pas que la psychanalyse comme théorie psychologique générale nous reste à examiner. Mais la généralité à quoi l'on pré- tend ainsi est plutôt celle des « vues générales » que celle de la découverte scientifique.
Bref, pour nous en tenir au point que nous traitions, la psychanalyse, comme procédé de recherche, a plus d'ana- logie encore avec les habitudes de l'érudit ou celles du litté- rateur qu'avec celles du savant. Elle semble relever de Varty au sens large du mot, plus encore que de la science. Le savoir-faire y a plus de prix que la méthode même. Et ce n'est pas tant de la méthode que semblent naître les trouvailles, que d'une heureuse rencontre entre la richesse occasion- nelle de la matière et le talent personnel du chercheur.
��La psychanalyse, théorie étiologique des névroses, se ramène à l'hypothèse suivante : le symptôme névrotique est comme le rêve, comme l'acte manqué, une issue de secours aux tendances qui ne trouvent pas leur issue dans la vie réelle et normale. La vie de l'homme en société ne lui permet de réaliser qu'un certain nombre de ses désirs, de satisfaire qu'à une partie de ses tendances. La pensée de l'homme en société va plus loin : elle ne s'autorise même pas à prendre une conscience nette de celle de ses tendan- ces naturelles qui se heurtent le plus directement au veto social. D'où deux degrés de refoulement. Si je suis pauvre et
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si ma condition n'a aucune chance de s'améliorer, il n'est pas criminel mais il est absurde que ma pensée soit occu- pée d'automobiles et de châteaux ; je chasse tout cela de ma pensée active pour le refouler dans la région des rêve- ries et celle des. rêves nocturnes. Je me donne en rêve les automobiles et les châteaux que la vie s'obstine à me refuser. Mais si je désire le meurtre de mon frère, si je désire une union incestueuse, ce premier refoulement ne suffit pas. Je chasse mon désir plus loin, jusque dans la région de l'inconscient. Mêmes mes rêves nocturnes ne l'accueilleront que déguisé sous une forme symbolique.
Chez l'homme bien constitué, ce double refoulement fonctionne sans trop de peine. Les tendances refoulées se contentent de l'issue régulière que sont le rêve et la rêverie, •de l'issue étroite et fortuite qu'est l'acte manqué.
Mais il arrive que le travail incessant de refoulement -dépasse les forces du sujet. Le moi garde assez d'énergie pour empêcher la tendance de se satisfaire par l'acte, le meurtre ou l'inceste d'avoir lieu, mais non pour contenir la pression de la tendance avec le succès habituel. La tendance se donne une issue anormale, qui est le symptôme, sorte d'anévrisme psychique. Dans le symptôme, le moi névrosé joue, simule, sous des formes plus ou moins allégoriques, la satisfaction de son désir. La maladie devient un refuge où ie moi se dérobe à la tentation en feignant de lui céder.
Théorie d'une profondeur et d'une élégance admirables. Dans quelle mesure est-elle susceptible d'une démonstra- tion ? Par elle-même la matière s'y prête mal. Il faudrait iiéjà s'être mis d'accord sur la notion de névrose, sur les limites et sur le classement de cette famille d'affections. Les spécialistes n'ont pas l'air d'y réussir. Vues du dehors, leurs définitions et classifications n'inspirent aucune con- fiance. Celles que propose Freud n'ont guère meilleure mine.
Accordons aux spécialistes les moins suspects de par- tialité que la théorie freudienne rend compte d'un certain nombre de névroses, échoue à en expliquer beaucoup d'au-
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très et que dans tous les cas elle laisse subsister la princi- pale inconnue : pourquoi ce qui est rêve ou rêverie chez Pierre devient-il symptôme chez Paul ? Défaut con- génital ou acquis de résistance ? C'est un mot. L'explication
��reste à trouver
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��La thérapeutique freudienne des névroses découle de la théorie étiologique. C'est l'aspect de la psychanalyse le plus fameux, et qui assura la vogue de la doctrine. Nous n'en dirons qu'un mot.
Puisque la cause du symptôme lui est connue, le ps)xha- nalyste peut espérer agir sur elle et supprimer radicalement le symptôme, au lieu de le masquer ou de le dériver comme se contentent de le faire les psychiatres.
A l'origine de la névrose, il y a le refoulement. Suppri- mons le refoulement, nous supprimerons la névrose. Mais la chose n'est pas si simple. Voici un névrosé dont le mal vient de ce qu'il désire secrètement tuer son père et épou- ser sa mère (ce que les freudiens appellent galamment l'Œdipe- complexe). On conçoit bien une ordonnance héroïque : « Tuez Votre père, puis épousez votre mère » (ce que nous pourrions appeler V Œdipe-cure^. La névrose primitive guérirait du coup. Mais le remède coûte morale- ment trop cher, et de plus le patient risquerait d'être saisi par une névrose de remords, d'un pronostic encore plus sombre que la première.
La psychanalyse ne peut donc recourir à ce traitement direct que dans les cas où la libération de la tendance ne menace pas trop gravement la morale, ni la société ; par exemple lorsqu'une éducation puritaine a détourné le sujet des jouissances les plus légitimes. Néanmoins, certaines ordonnances psychanalvtiques ont fait scandale, dit-on. Circonstance qui ne prouve rien ni pour ni contre Freud.
Dans les autres cas, le traitement s'appuie sur la vertu curativc des idées « claires et distinctes ». Si l'on préfère.
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le traitement ne supprime que le refoulement du second degré (de la conscience à l'inconscient), pour laisser subsister le refoulement du premier degré (de l'acte à la tendance) dont le moi, fût-il aft'aibli, reste capable.
La psychanalyse, traitement, use de la psychanalyse, méthode de recherche. Le malade est appelé à prendre conscience progressivement de l'origine et de la signification de ses symptômes. Il assiste, il participe à l'enquête dont son moi est l'objet. Il est guéri, quand la tendance coupa- ble est venue tout entière se déployer sous la lumière de la conscience. Il est guéri quand il sait.
Ce qu'il y a là-dedans de socratique et aussi de stoïcien (vertu curative de la définition, traitement des fantômes inté- rieurs) n'est pas pour déplaire. La psychanalyse reprend de vieilles traditions de sagesse. L'expérience millénaire de la •confession chrétienne et de son pouvoir de purgation psychique y ajoute encore de l'autorité.
Que cette thérapeutique puisse obtenir des succès déci- sifs et durables, tout ce que nous savons de la vie de l'es- prit nous incline à l'admettre. Mais les échecs, les succès précaires ne sont-ils pas plus nombreux ? C'est une ques- tion de statistique, plus facile à poser qu'à résoudre. La constitution névropathique, quand elle est bien établie chez un individu, ne se rit-elle pas de ce traitement qui reste en somme local et circonstanciel ? Ne produit-elle pas, avec une déplorable fécondité, des pousses toujours nouvelles de symptômes ? Voilà ce que je n'ai aucune qualité pour trancher, mais que nos spécialistes feront bien de débattre avec honnêteté d'esprit, sous peine de rester de vingt ans en arrière sur leurs confrères d'Europe.
��La psychanalyse, théorie psychologique générale, a des ambitions trop vastes pour que nous songions même à les exposer dans les limites de. cet article. C'est d'ailleurs là <que commencent les aventures. C'est là aussi que les
�� � essayistes de tout poil, les informateurs et déformateurs de tout rang trouveront l’aliment le plus facile. Je m’en voudrais de rogner leur part.
Nous avons fait assez d’éloges à Freud pour nous permettre une remarque qu’il peut à la rigueur prendre encore pour un éloge. Quand on le lit, il arrive qu’on pense à Darwin ; il arrive aussi qu’on pense à Spencer et même à René Quinton. Je veux dire qu’entre deux idées desavant, il n’hésite pas à jeter une de ces « vues brillantes » qui témoignent, à coup sûr, d’une grande activité de pensée, qu’on a envie de déclarer « géniales », mais qu’on ne range pas ensuite dans le même coin de l’esprit que la bonne monnaie scientifique. Ce sont valeurs fiduciaires, liées au sort de la banque d’émission.
Je sais tout comme un autre apprécier ce qu’a de piquant, d’excitant, l’idée que l'angoisse, banale ou névrotique, a pour origine chez l’homme l’impression d’étouffementqu’éprouve le nouveau-né en sortant du ventre de sa mère. Loin de railler, je dis même que c’estune grande idée, une admirable intuition de poète. Je l’imagine très bien ramassée dans un verset de Tête d’Or. Mais je suis gêné qu’on fonde là-dessus toute une théorie, presque toute une clinique de la névrose d’angoisse, et cette confusion des genres, qui se répète vingt fois, finit par me choquer.
Elle m’inquiète aussi quant à la solidité de la théorie générale. La réduction de l’activité psychique à la libido, le pansexualisme, ont-ils été dictés à Freud par l’expérience ? Ne sont-ce pas plutôt des « vues brillantes », que l’expérience est par elle-même hors d’état de vérifier ? des « dadas » philosophiques qu’il serait plus loyal de présenter comme tels ?
La thèse est simple. Toute notre activité psychique, normale ou anormale, se ramène au jeu des tendances ; et toutes les tendances se ramènent, en fin d’analyse, à la tendance sexuelle, ou libido. La tendance sexuelle ne se confond pas avec l’impulsion génitale, car elle n’est pas liée APERÇU DE LA PSYCHANALYSE I9
comme celle-ci à la fonction des organes reproducteurs. Il faut entendre en somme par libido Tappétit général de l'être vivant pour la jouissance charnelle. Tous ses organes, au moins dans le principe, sont capables de la lui procurer. Mais pourquoi considérer comme sexuelle une tendance de cette généralité ? Pour deux raisons, l'une d'ordre logique, l'autre de chronologie. Si nous cherchons ce qu'il y a de commun et d'essentiel à toutes les formes du plaisir de la chair, c'est dans la jouissance spécialement sexuelle que nous le trouvons au plus haut point de concentration et de pureté. En d'autres termes un plaisir de la chair est plaisir par ce qu'il a de commun avec le plaisir dit sexuel. Le lan- gage en témoigne ; lorsqu'on parle des « jouissances de la chair », des « plaisirs du corps », sans spécifier, on reconnaît si bien le caractère éminent du plaisir sexuel qu'en fait on n'a voulu désigner que lui. La seconde raison est que, dans le développement de l'individu, la libido d'abord diffuse se ramasse peu à peu, se condense, au point de ne déborder qu'à peine, chez l'adulte normal, les limites de l'activité spécialement sexuelle et la fonction des organes génitaux.
La théorie freudienne des perversions sexuelles n'est pas la conclusion la moins ingénieuse qui se tire de ces prin- cipes. Toute perversion sexuelle provient d'un arrêt de développement de la libido ; car dans toute perversion de ce genre la libido déborde avec excès la fonction propre- ment génitale, ne réussit pas à s'y condenser ou même ne réussit pas à s'y rattacher. Tous les pervertis sont frappés d'infantilisme psychique. Ce sont de « grands enfants ». Leurs pratiques « monstrueuses », leurs états passionnels, si odieux à l'adulte normal, ne font que perpétuer ou que retrouver les émotions troubles et les jeux secrets de l'âge si mal appelé « innocent ». Ici Freud porte à la fameuse « pureté de l'enfance » un coup dont je crains fort qu'elle ne se relève jamais. Car il n'a pas pour lui que l'appareil de sa théorie. L'expérience est incontestablement de son côté. Vérité déplaisante ? peut-être ; dangereuse ? je ne le
�� � pense pas. Les grandes époques, les époques d’affirmation sereine, de civilisation bien construite, ont toutes cherché l’idéal de l’homme dans l’adulte normal. Ce sont les époques inquiètes et menteuses qui ont feint d’adorer chez l’enfant le meilleur de l’homme. « Ces anges ! » dit Tartufe.
Mais les fonctions supérieures de la vie humaine, qu’en fait-on ? Freud admet, après bien d’autres, une sublimation des tendances. Et s’il ne célèbre pas comme il convient le miracle de la société, il en aperçoit du moins les plus visibles effets. Chez l’homme social, la libido, traquée, se métamorphose. Elle nourrit, de son ardeur animale, les magnifiques travaux de l’esprit.
Et c’est ainsi que la doctrine freudienne, si occupée du moi, si favorable, dans son principe ou dans son apparence, à l’exaspération de la conscience individuelle et à un renouveau de l’individualisme, pourrait bien en fin de compte apporter sa pierre à la déification du groupe humain. De l’animal au dieu. Freud a travaillé sur l’animal. Il n’a pas travaillé pour lui.
Dans les pages qui précèdent, je me suis contenté d’ex- poser, et sommairement. Quand il m’est arrivé de faire une critique, je ne l’ai pas poussée à fond. Je n’ai pas cherché davantage à montrer tout ce que Freud doit à d’autres, tout ce que la psychanalyse donne volontiers pour des nouveautés prodigieuses, mais qui n’est que l’appropriation, la mise au point où la mise en système de connaissances depuis longtemps acquises. Le meilleur moyen d’apercevoir l’originalité d’une doctrine, c’est de commencer par l’admettre. La meilleure condition pour juger, c’est d’avoir compris. Nous autres Français, nous avons, en l’espèce, mille raisons de résister à l’engouement et de garder notre calme ; mais nous n’aurions aucune excuse de ne pas comprendre.
JULES ROMAINS FIL DE RÊVE
��Dans vos souvenirs Quels amants couchés ? Pour vos avenirs Quels songes clichés ?
��Un lointain décor Durci d'Apennins, Un nègre, des nains Qui sonnent du cor.
Un doigt qui ternit La moire dun lac. Deux œufs dans un nid Vos seins au hamac.
Vif printemps niçois. Carnaval moqueur. Bel été soi-soi. Passé cœur à cœur.
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La lune frangeant Une mer d'épis. Mois amers, dépits, La question d'argent.
Freins. Arrêt. Hôtel Tsigane et porto. Quel joli manteau La petite Untel !
A ces cadres, qui 1 La princesse Esther, Et Poniatoiuski Sautant dans l'Elster.
Le port et la nuit. Trois œillets aimés. Un verre qui luit. Un pas qui bruit. Et puis tout s'enfuit. Plus rien. Vous dorme^.
JEAN PELLERIN
�� � LE JEUDI DE BAGATELLE
��Divis la plaine de Bagatelle, où les écoliers du jeudi jouent au ballon. La fin d'octobre. Après la guerre.
Moi, arrivant. — C'est terrible, mon cher abbé ! C'est une provocation ! Toute cette plaine est aux mains des hommes noirs.
L'abbé. — Je ne sais quel hasard, ou quelle convention tacite, livre chaque jeudi en entier ce grand terrain de Bagatelle aux seules maisons d'éducation catholique. On me dit que le recrutement des équipes de ballon est aujourd'hui assez difficile dans les lycées ; les élèves iraient le jeudi au dancing. Voici peut-être une demi- explication.
Moi. — J'aime ce lieu, j'aime ce lieu. Souvent^ lors- qu'un long matin je suis resté courbé sur ma table, le brusque besoin de la vie me prend, vif comme la colère ou la soif. Alors, en trois minutes, le frais petit tramway nous transporte, mon chien et moi, de Neuilly jusqu'à ce plein air : cette proximité du Bois me donne sans cesse ce qu'il me faut de temps perdu pour ne pas perdre ma vie. Je n'ai pas aperçu vos soutanes qu'aux visages des garçons qui s'acheminent j'ai reconnu de petits catholiques, comme on peut le faire encore, les dimanches matin, à la pous- sière des bancs de catéchisme sur leurs genoux nus. Avouons toutefois que j'avais davantage de mérite lorsque, à seize ans, je distinguais à leur tournure, dans mon collège, les élèves qui « faisaient » de l'anglais et ceux qui
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faisaient de l'allemand. O jeudi, gentil jour ! Le dimanche est vraiment le jour de la bêtise triomphante, le jour le plus bête de la semaine. Mais jeudi est le jour de la jeu- nesse. Si Jésus revenait sur la terre, il choisirait certaine- ment un jeudi pour y apparaître. Tenez, je l'imagine descendant ici, parmi vos petits joueurs defoot. Ils s'arrêtent de jouer, viennent autour de lui, enlèvent leurs casquettes ; ils ne sont pas du tout étonnés. Nous deux (et le bon chien), nous restons un peu en arrière, attendant qu'il nous fasse signe, cependant que je songe : « C'était donc
��vrai ! »
��L'abbé. — En avez-vous douté ?
Moi. — Auprès d'eux ? Vous me faites souvenir du mot que m'a dit un grand athée : « Il n'y a jamais que devant un enfant que je regrette de ne pas croire ».
L'abbé. ^ Ils exhalent le christianisme comme une odeur, et nous, leurs maîtres, nous en sommes pénétrés. Voyez celui-là, si gentiment mal habillé, avec un certain chic naturel et en même temps ce débraillé, le chic des enfants riches mais dont les parents ne s'occupent pas. Eh bien, il y a cinq minutes, quand la marchande était là, il a acheté des gâteaux, puis a fait la grimace en disant : « Oh, je ne les aime pas. Si lu les veux... » et les a offerts à un de ses camarades, qui est boursier comme orphelin de guerre. Et ce camarade, vous entendez bien, n'était pas sou ami, et il n'est pas vrai qu'il n'aimait pas ces gâteaux, car il a menti, si vous aviez vu,, d'un mal ! Cependant voilà un enfant que vous ne voyez ici qu'en raison d'une faveur. II devrait être à l'heure actuelle en retenue, pour s'être découpé un masque de bandit dans son feutre mou. iMais suis-je bien sûr qu'il ne soit pas plus presque moi de Jésus- Christ ?
Moi. — Il reçoit davantage de grâce, je le crois. Ce n'est pas par un hasard que le plus jeune des disciples est celui qui fut préféré. Ce choix a un sens général très clair.
Charmide aussi avait seize ans, et Lysis. Rien d'éton-
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nant pour ceux qui croient à la mission divine du peuple grec.
L'abbé. — Je ne suis pas de ceux-là, je l'avoue.
Moi. — Admirez alors la rencontre des deux grandes sagesses qui sont restées la substance de notre vie morale. L'une, en propres termes, nous a proposé comme modèle les enfants ; l'autre a été versée dans des garçons qui, de nos jours, n'auraient pas encore passé leur bachot.
Il y a un signe sur la jeunesse.
L'abbé. — Retenez un peu les rênes, je vous prie. Je crains, voyez-vous, que vous ne travailliez à l'avènement d'un nouveau mal social — Vadohscentisme si vous voulez, ou \q juvémUsiue, concurrent du féminisme et dans le fond opposé à lui, — mal que provoquerait vite une conception du monde où la jeunesse est considérée comme tabou, le fait d'être mineur comme une preuve suffisante que l'on a raison, et l'âme d'un écolier de treize ans comme la plus riche et la plus importante dans la succession des âges : paradoxe qui trouve une complicité secrète dans l'anarchie intellectuelle de notre époque, mais que le bon sens rejette. D'autre part, je sais la formule que vous proposez froide- ment aux prêtres éducateurs : celle de créer de la crise chez les jeunes garçons « de treize à dix-sept ans » qui leur sont confiés ! — Tout cela me paraît réclamer quelque lumière. Mais entendons-nous, pas de fulgurations !
Moi. — Eh bien, soit. Je vous donnerai ce que je puis. Un dieu nous a préparé cette minute. De sentir à côté de nous ces êtres, il me semble que nous ne pourrons penser que justement, ou tout au moins proprement. Je suis sûr que Socrate n'aurait pas eu le désir de la vérité, s'il n'y avait eu autour de lui des âmes qu'il aimait, c'est- à-dire dont la seule existence engendrait en lui ce désir. Comme lui, nous voici au milieu des Jeux, à quelques stades de la cité, sans manquer même d'un nouvel Illissus que nous voyons scintiller derrière ces arbres. Et nous aurons sur lui cet avantage de n'être pas distraits par les
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jeux, car il fiiut que je vous fasse tout de suite, mon cher abbé, pour être plus libre, une remarque qui me fait gros sur le cœur : je veux dire que vos enfants sont bien gen- tils, mais jouent bien mal. Savez-vous qu'ils n'ont pas la première notion de ce qu'est le foot-ball ? Enfin, je leur pardonne, à cause de ces deux qui causaient tout à l'heure pendant la mi-temps, les souliers lourds, les genoux cou- vers de boue, mâchant du chewing-gum et tels en tout que de gracieux petits butors. J'ai prêté l'oreille et j'ai entendu : « Virgile... » — O Virgile, le tilleul de Saint-Dié, qui a fleuri neuf cents mois de mai, me touche moins fort que vous refleurissant à chaque automne sur les lèvres d'une nouvelle génération d'enfants.
L'importance de l'adolescent, elle, ne me semble pas tant relative à nous. Un des contacts est perdu entre lui et l'inconnaissable. A la raison enfantine succède une folie qu'on nommerait justement morhus sacer : mots qui disent et la maladie et sa nature, mais aussi le respect que nous lui devons. Et c'est alors pour la destinée même du jeune homme que ce qui va se passer est surtout grave.
Treize ans ! Balzac a écrit : « La femme de quarante ans »^ donnant à cet âge un visage sans égal. L'âge de treize ans chez les garçons me semble aussi à part, aussi nettement distinct des douze et des quatorze ans, et bien que je n'aie trouvé cette observation dans nul des plus subtils traités de psychologie et de physiologie que j'ai lus touchant la jeunesse, je persiste à croire à la très franche spécialité de cet âge. Brève année éclatante ! Séncque dit que la splendeur de l'enfance paraît surtout à sa fin, comme les pommes ne sont jamais meilleures que lorsqu'elles commencent à passer. A treize ans, l'enfance jette son feu avant de s'éteindre. Elle traverse de ses dernières intuitions les premières réflexions de l'adolescence. L'intelligence est sortie de la puérilité, sans que l'obscurcissent encore les vapeurs de la vie pathétique qui va se déchaîner dans quel-
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-qnes mois. Avant de s'en aller pour sept ans dans de ver- tigineuses oscillations, l'être se repose une minute en un merveilleux et émouvant équilibre. Jamais cet esprit n'aura plus de souplesse, plus de mémoire, plus de rapidité à concevoir et à comprendre, jamais ces dons ne se mon- treront plus dépouillés. Il n'est rien qu'on ne puisse deman- der à un garçon de treize ans. Dans tous les collèges, la classe •de troisième est une grande classe, de toutes la plus apte à de remarquables réalisations ; élèves de treize et de quatorze ans, ses éléments s'y complètent les uns les autres, les premiers ayant la supériorité intellectuelle sur les seconds, les seconds la supériorité affective. Et puis on rentre en Humanités. ■Quelque chose est mort. Quelque chose commence.
La tension douloureuse de cette époque qui commence, ■ce triste état pourtant pas nécessaire, si remédiable, si allé- geable, les méprises que multiplie l'endémique maladresse, le génie d'irriter avec cette intolérance sans force, de se faire mal juger avec cette gaucherie de parole, l'incapacité -d'être brefs, les efforts sans proportion, les achoppements sur des choses aplanies depuis des siècles, le faible orgueil (de quoi ? de quoi ?), l'âpreté et l'imprudence nées de la totale impuissance, le vain don de soi et la vaine candeur ■et la chevalerie pas reconnue, pas aidée, et tout ce qu'en- traîne de misères la poursuite non de la qualité mais du nombre, et tout ce que trois mille ans de pensée, effleurés «n dix mois, peuvent mettre de louvoiements perdus autour des faux visages de la vie... ah! je le sais bien, disons-le tout de suite, qu'il y a un virus qui infirme chaque pensée, chaque sentiment, chaque geste de cet âge. Et cependant, infirmes, ils n'en demeurent pas moins ks premiers, avec ce que comporte de puissance tyran- nique, dans la vie morale, le droit du premier occupant. « Illusion ! Mirage du souvenir ! Ne voyez-vous pas que •c'est un mauvais fanal sur la berge ? » Possible ! mais il allonge dans le fleuve une colonne éblouissante. Le reflet éclaire la nuit, pas le feu.
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L'Ancien a dit en d'autres termes : « Le vase conserve toujours l'odeur du premier vin qu'on y versa. » Inutile, je crois, d'insister. Ce terrain est solidement conquis.
L'abbé. — Permettez-moi une parenthèse. Vous avez dit : « Cet état pas nécessaire... » Mais enfin il est dans la nature. Votre chien aussi a eu la maladie quand il était jeune. Chacun de nous, cinq années de l'existence, doit revêtir cette tunique de Nessus qu'est pour lui la robe prétexte.
Moi. — Est-ce bien sûr ? Si peu que varient les condi- tions où grandit un adolescent, l'intensité de sa crise varie avec elles. Observez le garçon du peuple, l'apprenti, sans même aller plus loin que l'apparence, si révélatrice à cet âge. Il a encore la gravité de l'enfant, déjà le calme de l'homme qui a atteint sa force. Ni les disloquements, ni les gaucheries de nos collégiens ; souvent l'air, auprès d'eux, d'être d'une race supérieure ; il n'est pas (cette indi- cation physiologique a son prix) il n'est pas jusqu'à l'impureté de teint, si fréquente dans notre âge ingrat, qui à lui ne soit épargnée. La liberté de vie, le défaut de mau- vaise science, la simplicité de l'instruction sexuelle ont fait tout cela. Un échelon social plus haut, le fils du petit employé, qui fréquente l'école professionnelle, a déjà pris l'âcreté de notre adolescence bourgeoise. Croyez-moi. Il n'y a crise que par le malentendu entre l'être et ce monde ignoré que son désir et sa peur défigurent. Rapprochez-le doucement, ce monde, avec les divinations de la sympathie et de Tintelligence, votre crise passera comme une lettre à la poste. Je vous jure que mon fils à venir ne connaîtra de souffrance, ces jours-là, que la bonne souffrance : celle que je lui laisserai comme un instrument de sa vertu.
Or, nous voici arrivés tout naturellement dans une des raisons qui me justifient (je réponds toujours à votre pre- mière objection) : on ne dirigera jamais trop de lumière sur une àmc, lorsque, à cette heure où la plus dure tait secrètement le signal de détresse, son trouble génie parvient
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à provoquer un divorce auprès duquel celui des époux paraît dans l'ordre : le divorce entre le garçon et ses parents.
De ceci je parle avec une grande indépendance. Je n'ai eu qu'à me louer de mon père, et ma mère, très jeune d'âge, plus jeune ejicore de nature, me fit libre avec elle comme une sœur. Je n'ai pas là-dessus d'expérience per- sonnelle. Mais j'ai vu et j'ai entendu. J'ai reçu quelques confidences. Elles m'assurent dans la conviction qu'en cette matière ce que je devinais confusément est bien au-dessous de la réalité.
Des hommes me parlent. Ils ont vingt-cinq, trente-cinq, quarante ans. Ils en avaient quatorze le jour où la vie, en ricanant, a levé le masque. La Gorgone ! et ils la croyaient Ange ! Efi"royable apparition devant laquelle j'ai vu des gar- çons décomposés comme devant un spectre, du soir au len- demain le sang tourné, avec la fièvre et des vomissements. Mais je m'abuse ; vous êtes là-dessus plus savant que moi ; il me faudrait, pour vous instruire, vous raconter dans le détail les drames dont ces hommes m'ont fait le récit. Et voici que toujours, lorsqu'ils ont parlé : « Expliquez-moi maintenant, finissent-ils par me dire, comment mon père, ma mère, qui m'aimaient pourtant, n'ont rien vu, rien compris. Mes silences, mes rougeurs, mes larmes qu'à table je ne pouvais retenir, ma porte fermée à la clef, les sou- daines plongées au lit sans être malade, tout mon visage à l'âge où le visage change si l'on a seulement ^m/ât résolution d'être meilleur, ils n'ont rien aperçu, rien soupçonné dans le fils de leur sang, qui vivait sous leur toit, eux qui lisaient des romans ! qui allaient au théâtre ! Ah ! expliquez-moi cette monstruosité ». J'ai alors envie de leur répondre: « Vous dites qu'ils vous aimaient. Dites plutôt qu'ils ne vous aimaient pas assez. »
La puberté, on l'a dit, est une seconde naissance. L'avè- nement de l'âge d'homme en est une troisième. Chacune de ces naissances est aussi une mort : grande loi qui ne régit pas que les êtres. Si vous craignez un abus de mots à
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dire, avec moi, qu'à l'avènement de l'âge d'homme il y a mort de l'âme (on m'a fait cette plaisanterie : « Quoi ! Un catholique ! Parler de la mort de l'âme ! ») dites qu'il y a disparition de l'activité intérieure.
Si vous eussiez pris un instantané de la famille^ il y a un ou deux ans, quand le garçon était encore enfant, vous eus- siez vu la mère plongée dans le journal de modes ou les comptes de. cuisine, le père dans la cote de la Bourse ou un succédané de la Vie Parisienne ; en ce même instant, leur tils, qui les regarde^ a dans son cartable César et Tacite ; dans la vaste maisonnée, il est le seul à avoir notion qu'il y ait une civilisation de l'esprit. Aujourd'hui, adolescent, la situation est la même, mais au lieu d'un livre dans un car- table, c'est un feu qu'il a dans sa poitrine. Quand le fils se déchire et fait son feu, le père est tout abruti par le ralen- tissement, l'engourdissement et l'opacité de la vie. La pauvre mère, n'en parlons pas. Il est naturel qu'elle ne comprenne rien à ces histoires de garçons ; qu'elle veuille parler, gué- rir, nox nocti indicai scieniiam, c'est la nuit qui enseigne à la nuit '. La mère, qui aimait l'enfant câlineur, lui en veut de n'être plus assez faible, alors qu'il ne l'a jamais tant été. Le père, que martèle la lutte sociale^ lui en veut d'être trop faible devant un invisible qui ne menace jamais de se mettre en chiffres. Assez souvent une maladresse, une disgrâce phvsique se sont ajoutées à son empôtrement moral. Mille raisons refroidissent autour de lui une tendresse qui, chez des natures frustes, peut aller jusqu'à se tourner en aver- sion. Aimât-on dans le fond quelqu'un, s'il vous agace,, impuissant sera l'amour à survivre à des irritations de nerfs. Le fils rendra plus tard au père, en rudoiements parce que le vieillard tousse, les rebuts qu'il a reçus de lui à quinze ans, parce qu'il avait l'air niais.
Ce garçon repoussé développe son pouvoir de silence ;
��I. (La mère)... « Son intervention est souvent plus nuisible que ne l'eût été son abstention complète ». Herbert Spencer, De VEducation..
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le silence est une des conquêtes de la quatorzième année. Effrayant silence de cet âge, tellement universel, tel- lement régulier que lorsque vous verrez côte à côte un gar- çon et un homme dans la rue, s'ils ne s'adressent pas la parole, il suffit : vous savez que c'est le père et le fils. O mornes promenades du dimanche, jamais connues de moi, mais tant de fois rencontrées : le père et la mère et loin d'eux, se traînant, le plus loin possible, comme physique- ment répugné par leur vue, leur fils au visage éteint qu'ils- abandonnent et qui les a en horreur. Il fait sa vie et les en exclue. Lycéen, il la fait dans le monde extérieur, élève d'un collège religieux, il la fera le plus souvent à l'intérieur du collège même, parce que ce collège a l'âme envahis- sante. Désormais c'est le collège qui devra contenir, perfas et nef as, tout ce qui va naître de lui. C'est pourquoi, dans telle de ces maisons, j'ai vu bien des élèves sangloter à l'ar- rivée des grandes vacances. C'étaient les mêmes qui pleu- raient à la rentrée quand ils avaient dix ans.
Ah ! ne disons pas, comme vous le disiez tout à l'heure pour l'âge ingrat, que nous sommes dans une loi de la nature. Lâche refus d'agir, voilà ce que je vois dans ces sortes de « lois » là. Quoi que j'aie dans le cœur, le mot de bonté est un mot que je ne prononce jamais ; ce n'est pas pour aimer le voir sur les murs. Eh bien, cependant, quand je passe avenue de la Motte Picquet devant ce dis- pensaire qui affiche en grosses lettres : « Soyez bons pour la jeunesse », je songe qu'il suffirait de cette bonté, avec dedans ce qu'il faut d'intelligence pour que tout vaille, et caduque serait votre loi de la nature !
L'abbé. — Une bonté qui guérit en « créant de la crise » ! Car c'est cela que vous proposez aux prêtres éducateurs. Vous vous souvenez que c'est le second point sur lequel je voulais vous interroger. Et je ne l'accorde pas du tout avec ce que vous venez de dire d'une crise qui m'a l'air de pou- voir se passer fort bien de cette création .
Moi. — Quand vous étiez petit, mon cher abbé, s'il
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VOUS était arrivé de vous arracher une peau à la naissance de l'ongle, ce qui pique ferme, d'instinct vous vous pin- ciez vigoureusement à un centimètre de la petite blessure, jusqu'à ce que cette nouvelle sensation surpassât l'autre ; ainsi votre souffrance, ne dépendant plus que de votre volonté, devenait une sorte de jeu et cessait de vous affliger. Comparaison qui n'est pas raison, je m'em- presse de le dire. Nous en avons de plus sérieuses pour justifier le fait de créer délibérément, dans certaines natures, une crise surnuméraire à la crise de l'adolescence.
L'abbé. — Je suis curieux de ces raisons.
Moi. — Laissez-moi d'abord vous poser une question. Vous, prêtres éducateurs, quel est votre devoir ?
L'abbé. — Faire de l'éducation chrétienne.
Moi. — Mais qu'est-ce qu'une éducation chrétienne ? Je vais vous dire ma pensée. Je crois que c'est celle qui donne pour toujours, avec la fraîcheur d'émotion devant les formes sensibles du catholicisme, un tact spontané à reconnaître, dans l'extrême complexité du monde, l'acte ou le senti- ment qui est selon son génie. Génie tout caché, subtil sys- tème de prohibitions et de tolérances — règles absolues et sans appel, règles souffrant l'infraction, infractions à la let- tre, qui ne le sont pas à l'esprit — l'hérédité et l'amour même ne suffiraient pas à vous les découvrir. Il y faut tout un jeu inconscient de réactions et de déclics réflexes, que seule peut créer l'habitude personnelle: une seconde nature autonome, tellement profonde qu'elle se passerait des pra- tiques, et au besoin se passerait de la foi.
L'abbé. — Oh oh !
Moi. — Mon Dieu, oui, je ne crois pas que le don de la foi soit, en fait, un sine ijua non de l'éducation catholique. Sur dix hommes cultivés, qui ont des réactions catholiques et même sont pratiquants, combien, dans un sentiment pur de bravade, d'honneur, etc.. mettraient leur main au feu que la Trinité comporte trois personnes ? Ils agissent en tout comme si ce dogme et les autres étaient vrais ;
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dans le fond ils n'ont qu'une espérance et — X'^^^"' x-.vS'jvoç — un beau risque. Ces hommes sont le corps du christia- nisme, ils le soutiennent, ils le propagent, dans une grande mesure ils le vivent, — de bonne foi, sans la foi.
L'abbé. — Paradoxe !
Mol — Paradoxe, certes. Mais boutade ? Aussi bien laissons cela, qui n'est ici nullement nécessaire. Cette réserve faite, vous paraît-il que j'ai défini justement le but de l'éducation catholique ?
L'abbé. — Cela me paraît.
Mol — Voici donc, en face de vous, ce but. Sous vous, une matière vierge, malléable, où tout va marquer et parfois à jamais. Et vous enfin, prêtre, avec tout pouvoir.
L'abbé. — Si les parents vous entendaient !
Mol — Eh bien ? Ils auraient mis leur fils au lycée, s'il ne fallait que lui faire réciter des leçons. Ils le mettent chez vous pour qu'on exerce sur lui une influence, avec tout ce que cette chose comporte de risques. Dans le cas où ils le mettent là, comme autre part, simplement pour qu'on ne le voie plus, eux-mêmes conviennent tacitement qu'ils renoncent à tenir leur rôle.
L'abbé. — Tout en en gardant jalousement les préroga- tives. Mais continuez...
Mol — Quel est le meilleur moyen pour atteindre ce but, avec cette matière ?
Si vous versez de l'huile sur de l'eau, sans plus faire, elles ne se mêleront pas. Si vous voulez que l'eau s'im- prègne, il faut battre. Si vous voulez que Dieu imprègne les âmes, quand Dieu est là tout autour, dense et délié comme il ne le sera jamais plus, battez les âmes.
Il est bien entendu que je ne vous parle ici que de can- didats à la vie raisonnable, et qu'il ne s'agit que de l'édu- cation des garçons. Il y aurait imprudence à livrer des filles à une vie sensible qui plus tard ne doit pas avoir de con- trepoids.
L'abbé. — Battre les âmes ! Dites le donc carrément,.
î
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VOUS croyez que Dieu pêche mieux en eau trouble. Après tout : Ciim infirmer, tune pofens sum ; nous sommes dans la phrase de saint Paul.
Mol — Vous l'avez dit cent fois : au collège ils doivent vivre leur religion. Primum vivere, d'abord vivre ; vous n'êtes pas des boîtes à bachot. Mais n'embrassiez-vous pas complètement ce que contenait ce terrible verbe que vous avanciez là : vivre ? Il ne faut pas qu'ils sortent de vos mains sans que tous leurs mécanismes, sans exception, aient fonctionné catholiquement, de peur que celui que vous aurez laissé inerte, s'il entre en action après vous, ne brouille tout parce qu'il n'aura pas reçu votre inflexion.- Ne dites pas qu'un directeur dirige, c'est-à-dire agit unique- ment sur ce qui existe déjà ; si vous vouliez ne pas susci- ter, il faudrait vous faire ombre, ombre immobile, et sourde, et muette, et cette ombre susciterait encore. -L'abbé. — Faire fonctionner un mécanisme avant son heure, c'est exactement de la prématuration. Il n'est pas un éducateur qui ne s'élève contre !
Mol — Comment douter que soit un bienfait cette royale avance sur les autres que vous leur donnez en leur apprenant à souffrir ! L'émotion précoce, qui hâte l'éveil de l'intelligence, l'infuse et l'aiguise pour des années. Abréger l'évolution d'un jeune être, c'est raccourcir le res- sort qui lance sa vie.
L'abbé. — En matière de don sensible, il me semble que déjà la pompe du culte, nos Fête-Dieu... . Moi. — Ah, de grâce, ne croyez pas qu'il suffise d'un souvenir d'encens ou de Fête-Dieu ; ce n'est jamais de cela que je parle ; on ne se fait pas ouvrir la porte avec un : « Vivent les sensations catholiques ! » Il faut que la vie ait été égorgée sur vous, et avoir été couvert de son sang, comme le néophyte dans le taurobole, pour être initié dans le mystère catholique. Pourquoi l'émotion religieuse, comme le constate une statistique célèbre, atteint-elle son maximum de fréquence chez l'homme pendant la puberté ?
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Le psychologue Stanley Hall vous répond qu'à partir de douze ans le sentiment religieux croît dans la mesure où croît l'amour ; et il établit douze correspondances entre ces deux sentiments. Vous me comprenez ? Nous entendons amour au second sens de Yamor latin, à savoir passion en général. Le génie mâle qui apparaît vers la douzième année, .avec son trop et son défaut, le monde créé ne suffit pas pour sa faim. Il se dérive en fureur de connaître, il se dérive en goût du sacrifice, il se dérive en tendresses, en rêves de gloire, en fous dons de soi ; épuisé le réel, il veut encore et saute chez les ombres ; il va à Dieu de toute l'espèce.
O combien j'aime mon Christ dans l'instant qu'il se res- suscite, quand il s'élance comme le désir, quand de sa bouche éclate le chant qui éteint les plus rauques trom- pettes :
Toute puissance m'est donnée dans le ciel et sur la terre ! t
Il dit que toute puissance... Sur la terre ! Dans le ciel ! Rendons les armes ; il nous écrase ; on ne lutte pas avec son orgueil. Mais on peut s'inspirer de sa violence, on peut devenir violents de la violence évangélique. Entendez-vous les voix dans cette plaine, tandis que les passants ricanent : « Potaches... » ? Une voix dit :. « Je ne suis pas digne, oh non, je ne suis pas digne. » Une voix dit : « J'ai besoin d'avoir confiance en vous ». Une voix dit : « Je voudrais donner ma vie pour toi ». Ces paroles, je les ai entendues jadis. On les dira quand je ne serai plus. Les générations se les passent comme une flamme. Il est dans votre tradition, je dirais presque, si le mot n'était décrié, il est dans votre politique qu'elles soient dites. Dans toutes ces plaies ouver- tes, le dieu qui guette « comme un voleur » met unegoutte de son bonus odor. Que demain la chair se referme ! mais
I. Matth. XXVIII, 18.
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pour toujours ses derniers tissus macèrent dans la catholi- cité. Vous aussi, pour glisser votre vaccin, il vous faut donner des coups de lancette. N'est-ce rien que d'avoir eu un scrupule ? Créez en avec une prohibition, fût-elle la plus arbitraire. Créez les larmes de l'intelligence. Avec un appât créez la lutte et avec une frêle défaillance le remords. Créez une amitié pour que les prémices du cœur n'aillent pas à la dame du Boul'Mich, et quand cette amitié ne peut plus donner davantage, brisez-la afin qu'elle donne la souffrance, et qu'une fois dans sa vie ce garçon sache ce qu'est une souffrance qui est offerte. Créez de la vie pour le Seigneur- de-la-vie-plus-abondante, et pour eux-mêmes aussi, ces gar- çons, eux qui, les meilleurs surtout, sont guettés par la sécheresse, qui sans cesse devront lutter pour ne pas se déprendre et retourner avec les fils des bêtes. Dénouez tou- tes ces forces vierges ! Date pueris iras ! Donnez des pas- sions aux enfants pour qu'ils puissent vivre la passion de la religion.
L'abbé. — « La passion de la religion », l'expression choquante !
Mol — Elle est de Lacordaire : « La religion est une passion de l'humanité ». Et pour mon : « créer de la crise », laissez-moi l'abriter derrière le texte d'un grave professeur de philosophie au lycée, docteur es lettres, peu suspect de littérature lorsqu'il écrit dans une excellente mais fort pon- dérée étude ' : « Peut-être ne serait-il pas excessif d'affirmer que tout adolescent normal doit présenter dans sa mentalité un mélange de génie et de folie, et peut-être y a-t-il lieu de craindre pour la vitalité d'un grand garçon trop bien équi- libré. — La genèse d'une virilité morale maîtresse d'elle- même implique comme sa principale condition un appel constant aux virtualités émotives »...
Et enfin, pour finir, si vous restez dans votre première
��I. L'âme de Vadolescetit, par P. Mendousse, Bibliothèque de philoso- phie contemporaine, chez Alcan.
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objection, si vous pensez que ce qui est de cet âge est sans grande importance et s'arrangera toujours, si vous avez dit quelquefois à Tun de vos élèves : « Vous sourirez de tout cela à vingt ans », alors je vous dirai : raison de plus pour qu'ils fassent l'essai de ce qu'ils sont, — essai nécessaire à la formation de leur caractère — dans un temps où leur désor- dre éventuel troublera un collège au lieu de troubler toute une société ; c'est ainsi que vous donnez un vieux cuir à votre chiot, et pour qu'il se fasse les dents, et pour qu'il ne se les fasse pas sur vos carpettes.
L'abbé. — Mon cher ami, tout ceci peut être parfait dans certains cas exceptionnels, mais dans la pratique courante, combien dangereux ! Pour un prêtre qui aura la clair- voyance et la fermeté nécessaires, combien d'autres, excel- lents sans doute, mais épais ou maladroits, nous feront des cataclysmes ! Quelle nuancée, prudente audace il faudrait! Quelle sûreté de main et de cœur ! Souvenez-vous de Hello, disant à peu près : « Ne doit entreprendre une opé- ration que qui est sûr de ne pas s'évanouir ».
Moi. — Deux préfets de division seulement par collège, celui de la première et celui de la seconde divisions, auraient parfois cette tâche à remplir. Est-il impossible de trouver deux hommes de taille à chacun de vos principaux collèges ? En ce cas, ceux qui occuperont ces postes pour- ront bien ne pas intervenir ; votre collège aura peut-être un esprit, il n'aura pas d'âme. Et malheur aux collèges catho- liques sans âme ! J'aimerais mieux pour mon fils l'école des faunes.
Un des garçons s'approche. Le maillot bleu ardoise, aux poi- gnets et col capucine, frissonne sur lui comme l'oriflamme dans le haut vent prestigieux.
Regardez-le, ce garçon. Quelle merveille que cette su- prême fleur, française, catholique et romaine ! Essoufflé, avec ce beau regard, le sang rapide sous la peau brune, et déjà ses épaules droites, il est toute force et toute grâce ; c'est peu dire, il est toute intelligence et toute noblesse.
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C'est un exemplaire accompli. L'avenir qu'il porte en lui semble nié par ce point de perfection. Je vous admire de lui mettre la main sur l'épaule ! Pour moi je n'oserais pas le toucher. Je le respecte et il me fait peur. Assis dans le métro, lui debout, je me lèverais pour lui donner ma place. {Le garçon s'éloîgfie.) Il a souri ! Gloire au miracle ï Une âme est sortie de son sourire. Elle était ancienne comme les blés. Elle avait brûlé sur le parapet devant les gueules des mitrailleuses. Elle avait mis comme un bouquet de fleurs à chaque charrette de Thermidor. Elle avait filé les flèches des cathédrales, gonflé les joyeux sac- cageurs de villes, soupiré dans le vieux Charlemagne faisant sa petite plainte sur Roncevaux : « Dites-lui que je suis en mult grande peine... » Elle était bien plus ancienne encore. Elle n'était pas née au grondement des lions, derrière les grilles des ergastules ; pas même quand l'enfant nouveau-né posait sa main sur le front de Melchior. Elle erra sur la bouche de l'Hermès à l'heure où Cicéron, ayant fait un silence, écrivit que le pauvre est l'envoyé de Dieu. Criton, le matin de la ciguë, la vit se former comme une image sur les traits du Silène endormi. O mon cher abbé, cette âme est en désir dans chacun des garçons de notre race : elle n'aura l'être que si vous le lui donnez, et on donne l'être du fond d'un combat. Avec près de dix années de recul, je proclame que la mienne n'exista que du jour où un de vos collèges l'eut exercée par d'horribles tourments. Par delà l'âge d'airain des quatorze mois de ce collège, la tiédeur, qui a été maudite, comme mon dur Maître savait mau- dire ; en deçà, Rome sentie, Rome vécue, Rome luttée, Rome efficace et jusqu'au pourpre port. Celui-là ne se croyait pas si précis qui m'écrivait : « Vous avez fait de tout cela un buisson ardent ». Oui, un buisson ardent, c'est-à-dire l'apparition de Dieu. Mais Dieu au milieu des flammes.
Insensiblement, le jour donne lieu à la nuit. On voit briller des petites Jiaqucs d'eau, bleuâtres, comme des morceaux de ciel
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cassé. L'odeur de l'herbe humide et de la boue se fait plus drue. La lumière du couchant héroîse les êtres. Depuis la clarté de l'or jusqu'au sombre hâle brun de brique^ les visa- ges portent toutes les couleurs du feu.
Voici le soir, voici la grande nuit fraîche, la nuit au grand corps, ardente de fraîcheur. Vous rentrerez dans la nuit faite ; tous les réverbères seront allumés. Allons, rompez ces jeux. Dites que c'est l'heure. Donnez ce coup de sifflet qui perce encore mon passé comme un cri... ÇA soi-même, pendant que l'abbé fait cesser les ;Vmx.) Est-ce que j'ai parlé ? M'a-t-on entendu ? Calme était mon cœur quand je vins, sous les grands arbres, auprès de mon chien aux dents blanches. Depuis longtemps ma lèvre était serrée sur l'im- mobilité de ce cœur rigoureux, si fort qu'une petite plaie lui était venue qui jamais ne put se faire cicatrice. Et voici qu'au fond de moi-même un visage s'est rouvert auquel j'avais fermé les yeux. Il s'est rouvert, il m'a souri, il m'a fait lourd comme l'éponge pleine. Et j'ai eu froid, et ma lèvre a tremblé. O ma faim ! ô ma soif ! jusqu'au dernier jour, jusqu'au dernier jour. Et que vous me soyez douces encore, dans les ténèbres.
L'abbé, revenant. — Ils vont changer de vêtements dans la maison de la Pompe à feu...
On entend les roulements de tambours des jeunes soldats du Mont-Valérien, qui s'exercent sur les berges du fleuve.
Moi. — J'en vois un, tout là-bas, dans la poussière vio- lette, vers Suresnes. Tandis que tous les autres se rassem- blent, lui s'écarte toujours de plus en plus. Seul, ivre du soir, de l'angoisse du crépuscule, il court après le ballon de toutes ses forces, et quand il Ta rattrapé il l'envoie plus loin, et le poursuit encore, comme condamné à un supplice fabuleux qui l'empêche de plus jamais s'arrêter, comme pris d'une démence divine. Jusqu'où ira-t-il ? Est-ce qu'il est protégé ? Je prierais pour lui si j'étais son père.
L'abbé. — On ne le voit plus.
Moi. — J'en vois deux qui portent un poteau de but
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qu'ils ont enlevé, l'un à un bout et l'autre à l'autre bout. Je ne vois que leurs ombres. Ils marchent au même pas, pesamment. Ils ont l'air de brancardiers. L'abbé ne dit rien.
Moi. — J'en vois encore, là-bas. Quelles petites taches <ians cette étendue ! De si loin, on ne croirait pas qu'ils ont des âmes. J'en vois qui s'enfoncent sous bois, à la file indienne. Pourquoi sont-ils penchés comme cela en avant ? On croirait qu'ils ont le sac au dos.
Encore un silence. Les divisions d'un des collèges s'ébranlent.
L'abbé, à voix basse. — Vous aussi alors vous y aviez songé, qu'un jour, dans quelques années... Moi. — J'y songe sans cesse. L'abbé. — C'est affreux ! C'est affreux ! Moi. — Soyons tous forts.
Ils regardent eficore un petit temps.
L'abbé. — Allons, mon cher ami, au revoir. Moi. — Au revoir. Ne les laissez pas avoir froid.
Dans l'ombrCy à mesure qu'elles arrivent sur la route, les divisions en marche se mettent au pas cadencé.
Octobre ip2i.
HENRY DE MONTHERLANT
�� � ANDRE GIDE ET SES MORCEAUX CHOISIS
��Nous possédions des études sur les livres ou le style d'André Gide ; personne ne s'était encore aventuré à tra- cer de lui un portrait tant soit peu poussé. Il faut nous en féliciter, car si le travail eût été fait par un autre, Gide ne se serait sans doute pas avisé de réunir en une image d'ensemble les traits épars de sa pensée ; et comme per- sonne ne le connaît aussi lucidement qu'il le fait lui- même, nous aurions fort perdu au change. C'est en effet un portrait véritable que présente ce volume de Morceaux- Choisis ', non pas recueil des plus belles pages, mais des pages les plus significatives, de celles qui marquent le mieux la direction d'une œuvre et sa couleur. Mosaïque, si l'on veut, dont seulement quelques rares fragments avaient dès l'origine un caractère autobiographique ; tous les autres, empruntés à des œuvres d'imagination ou à des polémiques, y remplissaient leur rôle propre^ et ce n'est qu'indirectement, par raccroc, d'une manière désintéressée pourrait-on dire, qu'ils fournissent un renseignement sur l'auteur. Les témoignages qu'invoque André Gide n'ont pas été formulés pour la circonstance : c'est une garantie de bonne foi ; il en est qui sont vieux de trente ans : et c'est l'as- surance d'un recul suffisant pour distinguer les traits perma- nents de ce qui pourrait n'être que jeux de physionomie.
I. André Gide, Morceaux Choisis, éditions de la Nouvelle Revue Française.
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Un point frappe dès l'abord le lecteur même le plus familier avec l'œuvre de Gide : le puissant enrochement de cette œuvre dans le sol national et les multiples veines qui la relient à tous les grands gisements^ à tous les grands problèmes de notre époque. Parce qu'il s'est de bonne heure opposé à ce que la théorie barrésienne de l'enracine- ment provincial présente de vieillot, d'étouffé, de dépri- mant pour une jeunesse qui n'a pas répudié tout courage d'esprit et toute hardiesse de tempérament, parce qu'il a écrit : « Né à Paris, d'un père U:(élien et d'une mère Normande, où vouUâ^-vohs, Monsieur Barrés, que je m'enracine? J'ai donc pris Je parti de voyager... » on a trop vite oublié, ou feint d'oublier, qu'il ajoutait : « Entre h Normandie et le Midi je ne voudrais ni ne pourrais choisir, et me veux d'autant plus Français que je ne h suis pas d'un seul morceau de France. » Je sais bien que ces pages choisies me parviennent avec une carte de visite où je lis : André Gide, en voyage... C'est avec des matériaux de cette sorte qu'on bâtit les légendes ; et si on lui a ifait celle d'un homme détaché, fuyant, nomade, reconnaissons que Gide s'est parfois amusé à donner le change. Mais ce serait n'être guère de chez nous que de ne pas savoir reconnaître, dans les mouvements d'un esprit aventureux, ce qu'il peut y avoir de sourire, d'impatience ou de boutade. Gide écrivait à Barrés : « Votre affirmation trop constante nous fait désirer contredire », en quoi il ne se montrait peut-être ni Languedocien ni Normand, mais bien d'un peuple qui comprend des Bretons et des Alsaciens. Il écrivait encore : « A force de vouloir paraître Français, certains perdent toute grâce à l'être ; le plaisir d'être Français diminue à devenir contraint ; on l'est malgré tout, lorsqu'on l'est ». Et il ajoute : « Je consens que plus je serai Français plus je serai moi-même ; mais je sais aussi que plus je serai moi-même, plus je serai Français. »
On ne peut prendre position plus nette en son pays, en soi-même et hors de tous les partis. C'est là justement ce que les gens de parti jamais ne pardonnent. Quoi de plus
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cuisant que les critiques d'un liomme qu'on ne peut accu- ser de prévention puisqu'il se permet parfois la louange ? N'osant le traiter ni de sot, ni d'imposteur, on tâche de s'en tirer en le traitant de versatile. Et pourtant si quelque chose surprend dans les pages de ce livre consacrées aux. questions générales, c'est l'unité du point de vue, c'est la. fidélité de l'auteur à ses prémisses. Qu'il s'agisse de France,. d'Allemagne, d'hérédité, de morale, d'écoles, d'influences, partout on reconnaît l'empreinte de la même personnalité et le jeu de la même raison. Quels qu'eussent été les pro- blèmes abordés par Gide, on acquiert la certitude que cet ingénieux esprit ne les aurait pas attaqués par la surface, mais par le noyau, et que tout ce qu'il y a chez lui de souplesse et d'invention il l'aurait utilisé à mieux atteindre le point le plus résistant de l'obstacle. D'autres font plus de bruit, soulèvent plus d'étincelles et de poussière, mais ils n'ont pas cette prise vigoureuse que donne la sûre intel- ligence des endroits où se trouvent les centres vitaux. — L'esprit de Gide est fort éloigné de l'esprit politique, non point parce que la politique est la science du possible et que la pensée de Gide manquerait de réalisme (je voudrais démontrer, tout au contraire, qu'elle a horreur de l'abs- traction) ; mais parce que la politique est aussi la science du compromis et que c'est justement devant cette nécessité là que Gide se dérobe. Pourtant rien non plus chez lui qui rappelle cet « au-dessus de la mêlée » que l'extrémité du péril nous a rendu odieux. Il ne traite nulle question où nous ne le sentions engagé, où il ne pose comme en- jeu ce qui lui tient le plus à cœur. Peu d'hommes sont plus incapables que lui de se donner à moitié, de s'inté- resser tièdement. C'est le secret de sa force là où il inter- vient ; c'est aussi la raison pour laquelle il refuse d'inter- venir plus souvent. Et c'est tout à la fois l'explication de son ascendant sans rival sur certaines natures et de son effacement aux yeux du grand nombre.
Une pensée n'a sur le public d'action directe que dans la
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mesure où elle consent à revêtir une forme oratoire^ c'est-à- dire où elle renonce à convaincre et s'efforce de dominer. L'orateur prie, adjure, menace ; ce qu'il faut qu'il obtienne, par force ou par douceur, c'est une capitulation de ceux qui l'écoutent. Dans cette pression, dans cette violence, dans ce désir de troubler l'auditeur pour surprendre son acquiescement, il y a une indiscrétion, une déloyauté qui déjà froissait Montaigne. Dans combien de pages des Essais ne proteste-t-il pas contre cette outrecuidance qui prévient le jugement de l'auditeur et en compromet l'honnêteté ; combien il a horreur lui-même de peser sur autrui. « C'est par manière de devis que te parle de tout, et de rien par manière d'advis,... pour esclaircir vostre internent, non pour l'obliger. Dieu tient vos courages et vous fournira de chois. » Certes je vois tout ce qui sépare l'attitude d'un Gide, qui est d'abord artiste, de celle d'un Montaigne, qui est d'abord amateur de pensées. Le premier est nécessairement plus engagé dans sa sensibilité ; il n'aspire pas du tout à cette liberté pres- que inhumaine où l'autre met toute son application. Mais ce qui les rapproche, c'est ce goût de ne faire appel qu'au bon sens et au « courage ».
Les phrases de Gide sont toujours de plain-pied ; je veux dire qu'il ne les entasse pas, à la façon des orateurs, de telle sorte que la dernière, celle qui se trouve tout en haut de la période, tombe sur la tête de l'auditeur avec une force qu'elle ne doit pas à son propre poids mais à la hauteur d'où on l'a lancée. De même pour ses arguments : il ne souhaite pas faire céder mais faire réagir. Il ne parle pas à des inférieurs mais à des pairs, et ce qui pourrait passer pour manque d'égards à l'adresse d'esprits qui ont besoin de ménagements constitue la plus belle, la plus rare marque d'estime, celle qui doit flatter un honnête homme à l'en- droit le plus délicat de sa fierté. « Je suis las de feindre d'édu- quer quelqu'un, s'écrie-t-il à la fin des Nourritures. Quand ai-je dit que je te voulais pareil à moi? Nathanaël, jette mon livre; ne t'y satisfais point. Ne crois pas que ta vérité puisse être trouvée
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par quelque autre ; plus que de tout, aie honte de cela ». Non, Gide ne cherche pas à entraîner des disciples, mais à susciter des hommes ; et il sait qu'il ne faut pas trop tarder à laisser le jeune nageur se tirer d'affaire en pleine eau.
Il y a, chez le véritable aristocrate, une humiliation personnelle à voir domestiquer un de ses égaux. La marque du collier à une nuque qu'il croyait née pour l'indépen- dance le blesse dans le respect qu'il se doit à lui-même ; et, plutôt que d'asservir à son tour, il aime encore mieux ne pas faire valoir ses propres droits. Ses amis sont avant tout des compagnons de jeu ; il les veut de bon sang et de bonne culture, mais capables de lui tenir tête, de lui ren- voyer la balle la plus difficile, de le défier au saut des obsta- cles que, seul, il aurait tournés. Et si son attachement pour eux se pique d'une loyauté jalouse, il ne comporte pas cet appuiement de l'un sur l'autre auquel leur faiblesse contraint des êtres plus débiles. Si son humeur le pousse à la solitude, il peut y céder sans l'arrière-pensée qu'il jette ses familiers dans la misère et le désarroi ; il leur sait assez de ressource pour tirer profit de la séparation, comme ils en tiraient du commerce amical. « Nathanael, à présent, jette mon livre. Emancipe-t'en. Quitte-moi. Quitte-mot ; maintenant tu m'impor- tunes ; tu me retiens; T amour que je me suis surfait pour toi m'occupe trop... » Dures paroles, assurément, et qui tueraient tout ce qu'il peut y avoir d'alangui dans un attachement; mais paroles salubres, où un rien de bravoure ne messied pas et qui mettent une sorte de virile coquetterie à montrer moins d'émotion qu'elles n'en cachent peut-être en réalité.
Il n'est pas étonnant qu'une discrétion si hautaine décon- certe par un temps de vie chère où les luxes intellectuels prennent si vite un air de prodigalité. Dans la concurrence de ce lendemain de guerre, on n'a pas le moyen de faire les délicats. Un ton impératif passe pour une marque de force ; la prudence dans l'affirmation devient pusillanimité. Que cette prudence reste nécessaire dans les laboratoires.
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on le concède, mais comme l'infirmité de la science plutôt que sa vertu. La guerre a développé une promptitude de riposte, par suite de quoi la discussion, qui pouvait être moyen d'investigation, n'est plus qu'épisode de lutte. La réflexion même n'est plus qu'une phase de la tactique. Qu'en ces sortes d'escarmouches vous puissiez trouver avantage à être vaincu, pour peu que ce revers vous débarrasse d'une idée mal venue ou d'une prétention erro- née, voilà qui n'entre plus dans beaucoup de cerveaux. On rit à la pensée que telle découverte morale, telle exploration dans les replis des sentiments ne puissent se faire, tout comme les découvertes scientifiques, qu'avec des précau- tions particulières d'isolement et d'impartialité. Ne peser en rien sur le résultat de l'expérience, pas même par un désir qui risquerait d'en fausser l'interprétation, c'est la loi majeure des recherches exactes, celle qui ne pardonne aucun manquement. Or n'est-ce pas l'inconsciente applica- tion de cette règle d'or à un autre ordre d'investigations que définit Ménalque lorsqu'il dit : « Je me suis fait ductile, à Vamiahle, disponible par tous vies sens, attentif, écouteur jus- qu'à ne plus avoir une pensée personnelle, capteur de toute émotion en passage, et de réaction si minime que je ne tenais plus rien pour mal plutôt que de protester devant rien. »
Dans cette période de l'élaboration intellectuelle, il importe qu'aucune arrière-pensée, qu'aucune intention n'intervienne. On a reproché à Gide d'admirer ce mot de Renan : « Pour pouvoir penser librement, il faut être sûr que ce que l'on écrit ne tirera pas à conséquence. » Impertinence de dilettante ? Bien plutôt scrupule d'un homme qui sait quels lointains contre-coups tout geste provoque, au point que ses mouvements en sont gauchis. C'est une des préoc- cupations qui reviennent le plus souvent dans l'œuvre de Gide que ce souci de se ménager des zones de solitude et de silence, où sa pensée puisse se fortifier comme un jeune cheval auquel on se garde d'imposer trop vite des far- deaux. Quelle autre explication donner à ces longues
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époques de maturation, où se détournant du public et barricadant les abords de sa pensée, il semblait vouloir rendre ses livres inaccessibles à ceux qu'un désir véritable ne porterait pas à les rechercher? «/^« vins à comprendre, dit un de ses personnages, que la parfaite sincérité, celle qui fait selon moi F être le plus valeureux, le plus digne, la sincérité non point seulement de l'acte même, mais du motif, ne s'obtient qu'avec l'effort le plus constant, mais le moins âpre, qu'avec le regard le plus clair — f entends par là le moins suspect de complaisance, et qu'avec le plus d'ironie, »
Plus nous avons mis d'héroïsme, pendant quatre ans, à gâcher toutes richesses, à jeter pêle-mêle les matériaux dont il fallait faire mitraille, plus il importe que quelque part idées et sentiments soient décortiqués à nouveau, triés, distillés, ramenés par l'analyse à leur état de pureté. Ce n'est pas, dira-t-on, de telles alchimies qui reconstitueront la force d'un pays. Elles ne s'en targuent pas plus que l'affûteur du rabot ne prétend être l'artisan du meuble. Mais qui dira le prix du rayonnement que peut répandre dans un esprit le parfait cristal d'une seule idée claire, et quel tranchant donne à Tintelligence d'une nation la seule présence de quelques hommes habiles à distinguer rigoureu- sement ? Pour invoquer encore une fois l'exemple de Mon- taigne, on aime à se souvenir que, dans les difficultés d'une ère troublée, il sut être de bon conseil et de bon service, qu'il remplit à son honneur de délicates missions auprès des princes. N'est-ce pourtant pas lui qui éludait avec une si jolie désinvolture les a conséquences » de ses paroles : « fe ne .serais pas si hardy à parler, s'il ni appartenait d'en estre creu ».
Est-ce à dire que Gide se désintéresse de l'influence qu'il peut exercer ? Assurément non. Mais sur qui et de quelle manière, tout est là. Dans une excellente conférence sur le rôle de l'influence en littérature (on regrette de n'en trouver aucun fragment dans ces morceaux choisis), il a montré comment les natures fortes trouvent partout ali-
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ment et fécondation, et précisément dans ce qui leur est le plus étranger. Les forts ne sont reconnaissants qu'aux impul- sions qu'on leur donne ; ils en veulent à un livre qui les accompagne trop jalousement, qui veille sur leurs pas jusqu'au bout. Ils ne demandent rien de tout élaboré, mais de beaux prétextes au labeur. L'influence à laquelle Gide peut prétendre ressemble à ce qu'en électricité on nomme, si je ne me trompe, courants d'induction. S'il voulait figurer les forces auxquelles il fait appel, il les repré- senterait sans doute par des parallèles plus souvent que par des lignes convergentes. De là son extrême répugnance, dans ses œuvres proprement dites, à démontrer ou à prendre parti. Il sait bien que, si l'art qu'il préfère est fils de l'esprit critique plus que de l'imagination, c'est par les idées que cet art vieillira le plus vite, si elles n'ont pas su se muer en sentiments et en personnages. (Il analyse quelque part très finement le prestige par lequel Stendhal, pourtant si loin de lui, ne manque jamais de le captiver : « Je me refuse sans cesse à Stendhal; je ne ferais que de V ennui de ce dont, lui, fait son plaisir ; pivlongée, sa société me serait mortelle ; mais c'est toujours d'un visage nouveau que me sourient Mosca, Fabrice, et la duchesse... Le grand secret de cette diverse jeunesse, c'est que Stendhal ne veut proprement rien affirmer. »)
Gide sait aussi qu'il faut laisser la porte ouverte à l'ini- tiative des meilleurs lecteurs et que, si quelque chose décourage l'intérêt de la postérité, ce n'est pas les brèches qu'elle peut trouver dans une œuvre, mais bien plutôt sa trop méfiante fermeture. Que d'auteurs ont cru se bâtir des citadelles, qui n'ont fait que s'emmurer, et si étroite- ment que même les pilleurs de tombes ne se sont pas souciés de leur rendre visite. Nulle œuvre moins fortifiée que celle de Gide^ moins close à tous les vents. Nul auteur qui se préoccupe moins de masquer ses points découveris. Sans cesse il offre prise, et si ouvertement que les politi- ciens se croient en présence d'une ruse de plus. Cepen-
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dant pas de meilleure preuve que Gide ne vient pas se mesurer sur leur terrain.
Cette négligence à se garer est une prudence esthétique ou mieux une supérieure justesse de l'instinct. Mais quand bien Gide ne serait pas artiste, la seule logique imposerait à ce qu'il écrit un ordre par juxtaposition plutôt qu'un ordre déductif. A cela deux raisons : le relativisme de sa pensée, c'est-à-dire sa conception de la vie sous forme d'un éternel changement, et ses antinomies, c'est-à-dire la substitution du dialogue ou du drame au monologue intérieur.
De bonne heure le spectacle de la vie agricole a fait de la notion d'assolement une de ses idées-mères, et les études d'histoire naturelle ont fourni justification et for- mules à plusieurs de ses plus justes intuitions. Usure du terrain où croit longtemps une même espèce déplantes.; indolence des jeunes racines qui ne sont jamais émondées ; d'où bénéfice de la transplantation pour le jeune arbre ; et, pour le jeune homme dont on prétend faire un sujet de choix, profit au dépaysement, au voyage. Etoufiement des espèces rares par les plus communes ; traduisez : préca- lité des formes exquises de la culture. Apparition de variétés nouvelles chez les sujets les plus malingres d'un semis, plus souvent que chez les robustes; traduisez encore : uti- lisation de l'accident heureux, bon usage des maladies, apport de l'être d'exception dans l'harmonie générale. On pourrait multiplier les exemples, mais à la clef de toutes ces considérations on trouverait un sens profond du rythme vital, croissance et vieillissement, flux et reflux. Comme chez tous ceux pour qui les individus ont plus d'existence que les sociétés, répulsion à détruire quoi que ce soit, eftort pour intégrer dans le chœur les voix discordantes, sympa- thie pour toutes les forces, nous fussent-elles hostiles, qui balaieront la matière morte. De même qu'il proteste contre ceux qui voudraient réduire la France à un seul de ses éléments constitutifs, à l'élément latin par exemple, de
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même il lui paraît folie de rejeter quoi que ce soit du concert européen. S'il y a un mysticisme chez Gide, c'est Yamor fati par lequel il se persuade que toute expérience, toute traverse^ toute épreuve sont faveurs du destin à qui sait bien les recevoir. « J'aime, dit-il, tout ce qui met Thoiume en demeure de périr ou d'être grand . » Optimisme qui n'est pas un mol oreiller, mais accessible à ceux-là seulement qui n'ont pas peur, qui ne subissent pas les événements avec passivité et chez qui la curiosité est une forme de courage. Comme il parle bien de cette audace, de cette avidité de l'esprit et des sens, qui malgré tant de déboires arrache obstinément Sindbad le Marin à un bien-être trop facile, « désir de risque qui devient d'autant plus aigu que le confort où l'on vit est plus grand. »
On comprend qu'un tel point de départ rende tout dog- matisme impossible. Il y a constance dans les lois de l'esprit, il ne peut y en avoir dans leur application. Ce qui était opportun ne peut le rester indéfiniment. Tout mouvement retombe, toute théorie s'épuise, toute affirmation au bout d'un temps réclame son contraire. On a traité Gide d'héré- siarque, mais il aurait tout aussi bien inventé l'Eglise si les hérésies avaient manqué de contre-poids. En politique évi- demment, mais en art niême, on ne peut donner une posi- tion fixe au gouvernail. Parlant de l'extrême civilisation latine, Ménalque dit : « Je peignis la culture artistique montant à Jleur de peuple, à la manière d'une sécrétion, qui d'abord indi- que pléthore, surabondance de santé, puis aussitôt se fige, se dur- cit, s'oppose à tout parfait contact de l'esprit avec la nature, cache sous l'apparence persistante de la vie la diminution de la vie, forme gaine où l'esprit gêné languit et bientôt s'étiole, puis meurt. Enfin poussant à bout ma pensée, je montrai la Culture, née de la vie, tuant la vie. » Or puisque toute civilisation dégage des toxines qui peu à peu l'empoisonnent, et qu'aucune ne peut prétendre à se prolonger indéfiniment, une angoissante question effleure en certains jours quiconque n'est pas aveu- glé d'infatuation nationale — et Gide ose la poser : dans le
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monde neuf qui s’édifie autour de nous, notre propre civili- sation sera-t-elle encore longtemps prolongeable ? Il répond avec une confiance que certains peuvent trouver sacrilège, mais qui est un hommage à notre vitalité : « Tout ce qui repré- sente la tradition est appelé à être bousculé et ce n’est que longtempt après que l’on pourra reconnaître^ à travers les bouleversements i la continuité malgré tout de notre tempérament, de notre histoire. C’est à ce qui na pas eu de voix jusqu’alors de parler. C’est une lâche erreur de croire que nous ne pouvons lutter contre F Allemagne qu’en nous retranchant derrière notre passé. Si la France n^est plus capable de nouveauté, pour qui serait-ce quelle lutte ? »
Cette notion de continuité dans l’alternance, de rythme dans le temps, est familière à tous les esprits que la vie intéresse plus que les doctrines. Mais elle se comphquechez André Gide d’un rythrne intérieur qui lui est particulier.
Quand, après un roman et des traités d’une tonalité religieuse, méditative et un peu abstraite, parurent les Nourritures Terrestres, on trouva naturel que le jeune homme trop sage s’avisât de jeter sa gourme. Quand il donna y Immoraliste, on le considéra comme endurci et l’on s’en consola. Par la Porte Etroite il parut rentrer au bercail, ce qui était encore dans l’ordre. Mais le Retour de l’Enfant Prodigue fit les gens s’entre-regarder. Que signifiait cette nostalgie et cette approbation du vagabondage chez celui que le baiser de la Mère faisait pleurer de tendresse et qui avait si chèrement acheté la réconciliation ? Survinrent les Caves^ et l’on ne douta plus qu’on ne fût en présence d’un relapse. Mais voici la Symphonie Pastorale, et l’on désespéra de com- prendre. Croyants et libres penseurs, également déçus, criaient à l’infidélité, à l’inconstance, à la perversité. Un homme qui n’a pas fait honneur, ce jour-là, à son intelligence souvent si haute, disait de Gide : « Son esprit, son talent^ son tour d’imaginalian sont d’une coquette achevée ; ils perdent donc à être connus de toutes parts. Ils ne peuvent être soufferPi qu’à la faveur d’une pénombre officieuse et d’un propice clair 52 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
obscur. » On se fût épargné bien des sottises en relisant le Journal d'Alissa, en relisant les pages les plus ivres des Nour- ritures et en comprenant que des accents d'une telle intensité ne sont concevables ni chez un amateur, même prodigieu- sement doué, ni chez un être exceptionnellement réceptif mais falot et la proie du vent.
Gide a raconté comment son enfance s'est nourrie de deux livres, la Bible et les Mille et Une Nuits. Dès le début, son imagination travaillait autour de deux pôles et sa cons- cience prenait l'habitude de deux mouvements complémen- taires : l'un de repliement, l'autre d'expansion. Il est vrai- semblable que, dans la joie première de la découverte, il dut se laisser aller à cette double attirance, à. cette obligation double, sans s'apercevoir qu'elles étaient la négation l'une de l'autre et que ses dieux se haïssaient. Peut-être certains jours, désespérant de les réconcilier, a-t-il souhaité qu'une des deux forces l'emportât sur son antagoniste. Ceux pour qui la vérité ne saurait être qu'une auraient célébré la vic- toire d'un vigoureux esprit sur les contradictions qui le déchiraient ; mais en réalité nous aurions perdu tout ce qui est irremplaçable chez Gide, tout ce qu'il est seul à dire aujourd'hui et qui fait proprement sa grandeur.
La pensée moderne sous toutes ses formes n'est guère que la combinaison, à des dosages infiniment variés, d'élé- ments chrétiens et païens. Rares sont les hommes chez qui l'on trouve un des deux facteurs à l'état pur. Ceux qui croient ne relever que d'une des deux disciplines se dupent le plus souvent, jouent sur les mots et les vident de leur contenu. Et c'est fort bien ainsi, car, sans cette neutralité de fait, le monde ne serait pas habitable. On quitte peu les régions médianes où l'Eglise semi-pélagiennc côtoie un rationalisme spiritualiste ; il y fait bon vivre, mais on y perd de vue les extrêmes. Or c'était une tendance de Gide, au service de laquelle il a mis sa clairvoyance et sa volonté, que de priser en toute créature ou en toute idée ce qu'elle a de plus accusé, ce par quoi elle diffère et se refuse plus encore que
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ce qu'elle a de général et de conciliant. Il n'était pas moins dans son caractère de ne rien consentir à répudier qui puisse mener l'homme à un haut degré d'excellence. Ne voulant rien affaiblir et rien abandonner, il se condamnait à vivre au point où les deux tendances se heurtent, à deve- nir lui-même un des lieux où le drame se joue entre elles.
On rencontre chez Walter Pater quelque chose qui rap- pelle cette attitude d'esprit. Dans la manière dont il parle des hommes de la Renaissance, d'un Pic de la Mirandole par exemple, on retrouve cet effort pour conserver, dans tout l'é- clat du renouveau païen, le plus exquis du christianisme. Mais l'analyse de Pater garde un caractère cérébral ; chez Gide le conflit s'enfonce dans des régions autrement pathétiques.
Si le dialogue n'est pas la forme la plus naturelle de son écriture, il est le mode le plus spontané de sa pensée — j'entends un dialogue qui n'est pas un artifice d'exposition, comme chez les deux bonshommes qu'aimait à faire conver- ser Rémy de Gourmont et qui, parfaitement d'accord dès le début, ne s'appliquaient qu'à mettre en valeur la pensée tout unilinéaire de leur patron ; non, un dialogue entre deux antagonistes qui, dans l'amour ou dans la haine, s'efforcent chacun de dominer l'autre et pour aucun des- quels l'auteur n'a parié. Et comme certaines causes sont trop vastes pour pouvoir s'exprimer en répliques alternées ou pour cohabiter dans un même récit, ce sont des livres entiers qui se répondent en un dramatique débat.
Tantôt la parole appartient au christianisme, à celui qui trouve sa grandeur dans l'humiliation de l'orgueil humain, christianisme sans volupté ni complaisance, qui n'est jamais las de dépouiller le corps au profit de l'âme et le monde au profit de Dieu. Tantôt au contraire c'est l'orgueil qui s'exalte, qui rompt les barrières et se dicte ses propres lois, poussant l'audace jusqu'aux confins du crime, les dépassant même. Saint Augustin ou Pascal ne refuseraient pas d'accueillir Alissa comme leur fille spirituelle et Nietzsche sourirait avec tendresse à Lafcadio. Certes Les
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démons qui tourmentent Saûl ou ceux qui rôdent sous les noms de Ménalque, de Protos, d'Edouard mettent en œu- vre de terribles séductions ; ils savent prendre l'éloquence et la beauté de Lucifer ; leur courage ne le cède qu'aux plus braves. Mais c'est manquer de respect à Dieu que de lui opposer des diables ridicules dont les petits enfants même n'ont pas peur. En vrai manichéen^ Gide n'a garde de déprécier le rôle de Satan ; mais il lui impose de telles exigences^ il ne lui reconnaît sa part de royauté qu'à des conditions si ardues que pour un peu il lui enseignerait la vertu, (f Ce gue j'attends de vous, dit un des tentateurs à Laf- cadiO;, c'est le cynisme, ce n'est pas l'insensibilité. L'émotion gêne ; et néanmoins tout est perdu dès qu'on l'élude, ou que seu- lement elle diminue. » Le même personnage dit ailleurs : « L'habitude et le besoin d'une discipline me laissaient entrevoir, échappé de la règle commune, tout autre chose qu'un simple abandon et qui -me permettait de hausser les épaules lorsque je m'entendais accuser de n'écouter plus désormais que l'incitation du plaisir. Et cette règle nouvelle que je m'imposais : agir selon la plus grande sincérité, impliquait une résolution, une perspicacité, un effort où toute ma volonté se bandait, de sorte ^ue jamais je ne ni apparus plus moral qu'en ce temps où j'avais décidé de ne plus l'être, je veux dire : de ne l'être plus qu'à ma façon. » Un écrivain n'est corrupteur que s'il fleurit fallacieu- sement le chemin défendu, s'il en dissimule les fondrières et l'aboutissement. C'est ce qu'on ne peut reprocher à Gide. Est-ce à dire pour cela que son immoralisme soit de tout repos ? Il n'y prétend pas. Mais la contrepartie ne l'était pas non plus, cette âpre et mortelle recherche de Dieu, où tant de protestants comme de catholiques refusèrent de reconnaître la porte même la moins large de leur religion.
Et cependant, malgré tant d'antagonismes intimes, l'œuvre de Gide n'est pas celle d'un esprit tourmenté. C'est même celle d'un homme qui conserve, parfois à la stupeur des gens sérieux, des disponibilités de fantaisie et le goût
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du jeu. Mais tant de liberté ne lui est pennise que parce que son art lui fournit un centre de gravité, une certitude, une conscience sereine. Ce n'est pas le lieu de parler de de cet art ; les Morceaux Choisis n'essaient pas d'en donner une idée complète, bien qu'ils en montrent les directives. C'est dramatiser à l'excès l'image de Gide que de ne pas balancer tout ce qui a été dit dans les pages qui précèdent, par une étude de son classicisme. L'un ne va pas sans l'autre, n'est pas intelligible et harmonieux sans l'autre. C'est la certitude esthétique qui a rendu possibles tant de perplexités morales, et celles-ci à leur tour empêchent la sclérose de l'art, lui assurent un perpétuel rajeunissement, font que nous ne cesserons jamais de regarder avec attente vers les nouveaux livres que Gide pourra nous donner. Une langue si mesurée, si claire, si aisée n'implique pas nécessairement une pensée sans trouble, mais elle suppose un calme, une maîtrise de soi, un plaisir au travail qui sont déjà une forme du bonheur. Chez ceux qui ont la passion de leur métier, c'est dans le métier même qu'il faut chercher en dernier ressort le plus certain de leur morale et de leur paix intérieure. A vouloir considérer, en dehors des œuvres qui les enveloppent, les tendances de Gide, on leur prête sans le vouloir quelque chose de tendu, de heurté, qu'elles n'ont point. Je me reprocherais cette trahison si je ne pouvais supposer, chez tous les lecteurs de cette revue, la familiarité avec des paysages pour lesquels cette analyse ne cherche qu'à dresser un plan schématique. Quelques hachures représentent une chaîne de montagnes; elles n'en disent ni la couleur, ni la lumière, ni le climat. Gide veut que l'œuvre d'art soit le dernier refuge du plaisir, et ceux qui détestent le plus sa pensée ne peuvent se défendre de goûter dans ses livres ce qu'il considère comme la lin dernière de l'art :
ordre et beauté, Luxe, cahiie et volupté.
JEAN SCHLUMBERGER
�� � LA NUIT DES SIX JOURS
��Depuis trois soirs on la voyait. Elle était seule, sauf pour les danses, qu'elle ne manquait pas mais avec le professeur ou des copines. Quand on l'invitait, elle refusait ; moi comme les autres, bien que je fusse venu pour elle, et elle le savait. Ce n'était pas son dos lacté, sa robe de jais, trem- blante pluie noire, un excès de bijoux d'onyx, dont des yeux étirés et noués aux guignes de l'oreille ; c'était plutôt son nez aplati, le bondissement de sa poitrine, son beau teint juif de vigne sulfatée, cet isolement un peu louche. Et aussi, plu- sieurs fois par soirée, de curieuses manœuvres vers le lavabo et le téléphone.
Elle payait ses consommations et non le maître d'hôtel. Elle allait des boissons courtes aux boissons longues. Ce furent, ce troisième soir, entre minuit et deux heures, deux champagnes, six anisettes et un carafon de fine 67, sans compter les cure-dents et les amandes vertes.
Elle monta au téléphone ; moi derrière elle.
« C'est Léa. Avez-vous du bon lait ? Ça roule ?... Pas de point de côté ? Il a mangé ? Ah... ? Au biberon ? »
Nous nous connûmes davantage dans le cadre du lavabo sans eau, souillé de pétales, de chalumeaux, de poupées rompues, de cocaïne, de rendez-vous et de poudre Rachel. Elle se considérait sans pitié sous la lampe jusqu'à se baiser sur les lèvres dans la glace. Sur la buée de cette haleine j'inscrivis mon cœur. Elle haussa une épaule.
Elle avait un corsage noir sur lequel des fonctionnaires chinois d'argent se consultaient au seuil d'une pagode.
�� � LA NUIT DES SIX JOURS 57
« Rien à louer ? demandai-je^ en posant mon doigt à la porte de la pagode, chaque fois que le motif s'en répétait sur sa poitrine. Elle se redressa comme une majuscule :
— Ça vous prend souvent ?
La dame du lavabo, qui s'essuyait les mains à un pardes- sus, fit volte-face et pour moi intercéda.
— Oui, vous avez l'air d'un gentleman, dit Léa. Mais quand je suis schlass, je me trompe toujours.
Du balcon, à mi-corps hors des archets dressés, on voyait les nègres en costume de plage mastiquer à vide, trembler d'un paludisme sacré. Des iris de cuivre tordu, boutures du métro, éclairaient des paysages de Seine, non plus malme- nés par les usines, mais inondés de poésie et où des nus frileux se rinçaient. Pressés corps à corps dans la cuve des valses les danseurs talonnaient. La salle sentait le bouillon- minute, l'œuf couvi, l'aisselle et « Un jour viendra ».
— Où habitez-vous ? lui dis-je. Je vous aime. Elle ouvrit les yeux comme des œufs sur le plat.
— Tu charries ou t'as 1' béguin ?
— Les deux, comme toujours, à la fois. Elle, inévitablement :
— Il me semble vous avoir vu déjà quelque part ?
— Vous êtes ma sœur, dis-je en baisant sa robe, et indis- pensable.
Je dus lui apparaître hardi, méprisable et dénué de libre arbitre. Elle se dégagea :
— Vous avez l'air bien pressé.
— Non, mais tout ce que je fais, je le fais vite et mal, de peur de cesser trop tôt d'avoir envie.
— Il va être deux heures, il faut que je me débine.
— Pas avant que vous m'ayez dit pourquoi vous dispa- raissez à chaque instant ? Vous en vendez ?
— Pas souvent, répondit-elle.Je ne tiens pas à tirer cinq ans.
— Alors ?
— C'est pour avoir des nouvelles de mon ami, qui tra- vaille.
�� � 58 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— Qu'est-ce qu'il fait, votre ami ?
— Il est stayer... Un six dayman.
?
— Il court les Six Jours, quoi. Vous n'avez jamais entendu parler de Petitmathieu. D'où sortez-vous ?
D'un geste elle s'enveloppa de quatre-vingt dix-huit lapins blancs.
— Je ne fais pas veiller mon cocher. Arrêtez-moi un taxi. Direction Grenelle.
Le long d'une Seine recourbée, le compteur kilométrique battit comme un cœur fou. Des perles roses égrenées le long du Cours-la-Reine, des égouts phosphoreux, sa toux sèche, ébauches d'effusions, serments à moi-même de faire cesser les équivoques à partir du Champ-de-Mars, voitures de choux bleus.
— C'est drôle qu'on fasse surveiller la nuit par la police à cause de ses mœurs.
Grenelle. L'eau plie sous le joug du pont. Des feux rouges pour le parapet des amoureux, des feux verts pour celui des hommes d'affaires. 14 francs 25.
Moi inquiet :
— Vous habitez Paris ?
— Outil, dit-elle. Qui vous cause de chez moi ? Je vais au Vel' d'hiv pour les primes de deux heures.
- *
Un passage souterrain conduit au pesage. Tapis de « La Place Clichy » levés par les courants d'air. A mi-chemin, ce fut un tonnerre sur nos têtes. Les lattes gémirent. Puis, apparurent le cirque de bois et son couvercle de verre unis par un brouillard divisé en lumineuses sections coniques. Sous des ombrelles émaillées les lampes voltaïques suivaient la piste ; Léa se dressa sur la pointe des pieds, frigide et impériale.
— Vous voyez : jaune et noir... Les Guêpes... l'équipe
�� � LA NUIT DES SIX JOURS 59
des as. Cest Van den Hoven qui est en course. On va réveiller Petitmathieu pour les primes de deux heures.
Des sifflets efBlés coupèrent le ciel. Puis il y eut quatre ■mille clameurs, de ces clameurs parisiennes, du fond de la «orge.
L'Australien tentait un lâchage. Les sprints commençaient. Plus haut que les placards de publicité, je vis les traits tirés, les yeux ardents des populaires. Un orchestre éclata. Latriche chantait. On reprit en chœur « Hardi coco ! » ce qui anima le train. Les seize coureurs repassaient^ sans un écart, toutes les vingt secondes, se surveillaient, en peloton compact.
Le pesage occupait le fond du vélodrome. A chaque extrémité les virages debout comme des murs, que les coureurs dans leur élan escaladaient jusqu'aux mots « la plus homogène des essences ». Le tableau de pointage is'anima. Des chiffres descendirent. D'autres montèrent.
— 4^ nuit. 85^ heure. 2.300 kil. 650.
— Tenez, le voilà, voilà mon chéri qui monte en selle, dit Léa.
Petitmathieu roulait tout seul encore, se dandinant, comme son maillot, jaune et noir, tout frisé, le cou sale, yeux faux de chat,
— C qu'il est bath, pour une quatrième nuit, mon gosse. Le porte- voix nickelé annonça deux primes de cent francs,
que calibra le claquement des pistolets.
— Avançons-nous, le train devient plus dur. Tenez, il nous a vus.
Il m'avait vu. Je tenais la main de Léa. Nous échan- geâmes en un éclair un regard haineux d'homme à homme.
Allongé encore en un fuseau, le bruit se faisait à chaque tour plus bref. A la cloche, ce fut comme une bille lancée et les seize hommes passèrent, projetés sur les lignes droites par les virages tordus.
— Léa, murmurai-je, si nous nous couchions en délices, comme dit ce vieux calviniste d'Agrippa d'Aubigné ? -Qu'est-ce que vous prenez le matin ?
�� � éo LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Les hurlements de la foule furent inhumains.
— Vous êtes louf, répondit-elle. Nous les rouler quand ce chéri est là à tourner sur bois : il me semble que je serais une maladie, un fond d'évier, de la boue, si je pen- sais à autre chose qu'à lui pendant ces six jours et ces six nuits.
A l'emballage, ils s'abattirent sur la prime comme des carpes sur un quignon, l'Italien laineux, le géant suisse, les Corses à tête de rempiles et tous les nègres parmi des Fla- mands roux.
— C'est fini : c'est pour l'Australien. La poisse ! Petit- mathieu s'est laissé enfermer, dit Léa. Il va descendre de selle, allons le voir, cet amour.
Le quartier des coureurs avait poussé au bout de la piste, au petit virage. Chaque homme disposait d'une niche en planches avec un lit de camp fermé de rideaux. On lisait en lettres au pochoir: STAND VELOX. EQUIPE PETIT- MATHIEU-VAN DEN HOVEN. Un projecteur éclairait jus- qu'au fond des cabines, permettant à la foule de ne perdre aucun des gestes de ses favoris, même au repos. Les soigneurs allaient et venaient en blouse blanche d'hôpital, parmi des bruits d'assiette, des taches de pétrole et de graisse, compo- sant des embrocations sur des chaises de jardin, avec des œufs et du camphre. Roulements démontés, cadres,- ron- delles de caoutchouc, ouates noires no)'ées dans des cuvet- tes. Petitmathieu était étendu sur le dos, les bras derrière la nuque, livrant au masseur des cuisses poilues à veines for- tes. Celui-ci les tapotait, les rendant molles comme une étoffe.
— Bibendum, permettez qu'on l'embrasse, dit Léa au manager.
Petitmathieu ouvrit l'œil.
— Ça va bien, fit-il de mauvaise humeur, et en l'écar- tant. Laisse lui faire son boulot.
— Tu n'es pas rasé, mon vilain.
�� � LA NUIT DES SIX JOURS 6l
— Fous-moi la paix.
Il y eut un silence. Le peloton passait à la corde, nous frôlant et les ombres s'inscrivaient sur les tentes. Les jambes nues tournaient comme des mécaniques. Van den Hoven en passant nous cria :
— Vivement demain soir !
Je fis la connaissance de Petitmathieu, mais il n'eut pas Tair de me considérer comme présent. Il ronchonnait. Plus souvent qu'on lui apprendrait à se relever pour une putain de prime. Et de cent balles encore. Public de fau- chés ! Des râleux qui viennent avec leurs poules, bien heu- reux encore quand ce n'est pas pour cueillir les femmes des autres.
Ses cuisses étaient maintenant un ivoire mouillé.
— Petitmathieu, debout là dedans ! crièrent au-de«3sus des lions Peugeot, inexorables, les populaires. Mais il fit signe de la main qu'il en avait marre.
Les mécaniciens souillés, avec une barbe de cinq jours, en chemise khaki, bandaient les guidons au fil poissé, met- taient en fliisceaux les roues à vérifier, serraient un écrou.
Petitmathieu ne trouvait pas le bien-être.
— Le ventre, quand vas-tu te décider à me travailler le ventre ?
Le masseur écarta l'élastique de la culotte ; on lut au-dessous du nombril : « ^"^ régiment de. ^ouaves, V^ compa- gnie » et la devise « Tant que ça peut » ; il passa à plat la paume de sa main sur les intestins.
— Sucre-moi les fesses avec du talc.
Ceux que leur équipier venait de relayer, descendaient d-e machine pour dormir deux heures. Les managers les arrêtaient au guidon et à la selle, dénouaient leurs lanières aux pédales, transportaient avec de tendres soins ces pou- lains vers le lit.
Puis tout s'aménagea pour la nuit. Malgré le bruit, des concurrents ronflaient. D'autres le corps hors des couver- tures rigolaient de lit à lit, comme à la chambrée. On
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entendit le souffle des pompes à pneus suivi de l'échappe- ment de l'air comprimé hors des valves.
Comme un gisant, Petitmathieu se tenait toujours sur le dos les doigts ornés d'ongles carrés et noirs et de grosses bagues d'or rouge, croisés sur la poitrine. Léa s'assit à ses pieds et se mit du rose aux joues. Je m'éloignai.
Derrière la baraque, j'entendais Petitmathieu :
— J' t'avais pourtant défendu de foutre les pieds chez Maxim's pendant la course. Léa expliqua qu'elle était trop nerveuse, qu'elle ne pouvait rester chez elle. Elle ne parve- nait pas à s'endormir. Elle ne pensait qu'à lui, qu'à ses belles cuisses qui en mettaient, qu'à sa figure chérie, avec ses petits cheveux noirs frisés, sa moustache à la Chariot, sa mâchoire, ses yeux fixés au pneu d'arrière de l'en- traîneur, qu'à son chandail grenat attaché au cou par des boutons de nacre. En était-il à sa première épreuve ? N'avait-elle pas vécu au télégraphe tout le temps qu'il avait tourné à Madison Square, l'année précédente ?
Ecrasés par ces 105 heures de travail et 2.872 km. 580,- les coureurs tournaient en file indienne, au bruit argentin des billes. Un nègre était au commandement. Certains avaient mis des lunettes. Parfois l'un d'eux cre- vait ou une chaîne sautait. En hâte on réveillait son cama- rade assoupi, on l'asseyait de force sur la selle ; tout en dormant il collait au peloton. La ronde devenait monotone comme en toutes les fins de nuit, où, sauf à l'occasion d'une défaillance, personne ne songeait à « se sauver».
Léa me rejoignit au pesage.
— Cassez-vous. Sans cela il ne pourra pas s'endormir. Tout le temps il nous surveille. Cela le rend fou de savoir que je suis avec quelqu'un et qu'il ne peut pas quitter sa taule. Tant plus que la fatigue augmentera et tant plus qu'il deviendra nerveux.
Ce n'est pas qu'il vous en veuille, il vous trouve même assez gentil, bien qu'un peu demi-siphon, continus-t-elle ; mais c'est après moi qu'il en a. Il ne veut pas que j'aille
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chez Maxim 's, ni que je danse. C'est un homme à la redresse.
J'appris aussi que Petitmathieu ne lui permettait que l'Excelsior, la brasserie des coureurs, pour la correspondance et les visites. Là, il était sûr au moins de savoir, à cause des copains et des garçons de café.
J'eus beau lui promettre une surprise, un cadeau, l'hon- neur sauf, je ne pus décider Léa à venir chez moi. J'obtins seulement d'aller lui faire une visite-apéritif, le lendemain. J'avais besoin d'elle. Elle décrivait de jolies courbes grasses, et sa voix rauque, un enchantement, me ravissait. Tant de peau douce, apaisée de baumes, lavée d'onguents, tant de bijoux, de mets précieux, de teintures, de drogues, de ten- dresses, au service de ces cuisses velues, fortes, comme des bielles qui reposaient maintenant enroulées précieusement dans des couvertures. C'était tout un jeu illogique et pour- tant naturel où j'entrais en tiers, qui m'étonnait^ m'irritait, en tous cas me donnait seul la force de supporter ce moment atroce où les amateurs de nuit se voient obligés de s'avouer vaincus.
�� ��Coucher de soleil. Grenadine. L'heure était facile comme l'asphalte. Un apaisement tombait, malgré la brû- lure des amers. J'attendais Léa à la brasserie de la Porte Maillot. Elle descendit de Montmartre, en coupé de louage, vêtue d'un manteau de loutre, vers les apéritifs à l'eau.
— Cela me rappelle ma jeunesse, quand j'ai connu Petitmathieu. J'avais une chambre au mois rue des Acacias.
Mon premier mot fut pour lui demander des nouvelles de la course.
— Un peu fatigué, dit-elle. Maux de reins. Et des coli- ques. Mais l'autre équipe de tête aussi. L'Australien est amoché. Epanchement de synovie. Il laisse ça là. On a fait du sur-place toute la matinée ; du tourisme, quoi !
— Et Van den Hoven ?
— Tourne, comme un sauvage, toujours. Mais pour la
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tète, tu sais, pour la combine, il n'y est pas. C'est Biben- dum et Petitmathieu qui sont là pour un coup.
Je m'aperçus que mon plaisir de retrouver Léa n'était plus sans mélange. J'aimais ses mains plébéiennes, ses pau- pières de crêpe gris, ce cœur aride que la force magique- ment ouvrait, mais sans pouvoir oublier la lutte ronde qui continuait là-bas.
Rangées au bord du trottoir, les autos des consomma- teurs épuisaient les formes étranges. Elles étaient des canons, des yachts, des baignoires, des dirigeables. D'autres ne présentaient qu'un châssis hâtivement couvert d'une caisse à Champagne. Leurs maîtres, ces jeunes gens laqués, si beaux, qui attendent les heures derrière une glace, avenue des Champs-Elysées, dans une pièce carrelée où il n'y a qu'un palmier, un tapis de prière et un châssis nickelé. Cela rappelle les dames des bas quartiers d'Amsterdam, derrière leurs vitrines.
Entre les tables, les sommeliers volaient, tenant entre chaque doigt un apéritif noir. Des mécanos en salopette, des cyclistes avec des pneus roulés autour du corps, des pugilistes qui sortaient de chez Cuny.
Chaque homme abordait l'autre avec le geste de sa spé- cialité. Cordialement les bantams se délivraient des cro- cliets dans les côtes, les trois-quarts se plaquaient aux jambes.
Léa était toujours belle, et rebelle. Seule une cravate jaune et noir, aux couleurs de l'équipe, que j'avais achetée spécialement, l'émut. Elle avait un grand chapeau de feutre blanc piqué d'une plume de faisan et des pendants d'oreilles en filigrane qui rappelaient le Far West et les dames qui tirent derrière leur dos dans une glace. Je le lui dis. Je lui dis aussi sans ménagements que je n'étais pas un homme comme Petitmathieu avec pour devise « Tant que ça peut », que je n'avais jamais rien su vouloir six jours et six nuits de suite, que le médecin m'interdisait les bains froids, que mon cœur était une pièce détachée, que les femmes très
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maigres avec des cheveux bouclés avaient leur charme.
Elle parut, par contre, capturée quand elle sut que je connaissais les lacs italiens, l'auteur de Tipperary et que j'avais des autographes du Maréchal JofFre. Je me vantai même de posséder dans mon atelier la reproduction exacte d'une tente de chef arabe et de pouvoir lui jouer au violon les Trilles du Diable, de Tartini. Elle me regarda.
— On peut dire que vous n'êtes pas comme tout le
��monde.
��— Merci, Léa. Seules, les femmes vous disent de ces choses ; et pourtant c'est avec elles surtout qu'on est comme tout le monde. ,
On entendait au loin une chasse passer sous les fortifica- tions, et ce cor si mélancolique résonner sous le scenic de Luna Park qui est comme la cale d'un grand paquebot immobilisé dans un chantier en faillite.
��*
- *
��Je dus m'avouer avec humeur en arrivant le soir même au vélodrome que je ne venais pas moins pour la course que pour Léa ; à l'affichage rien n'était changé. Mais tout de suite il y eut branle-bas. Les six coureurs tournaient en un ruban où se mêlaient le vert, le jaune, le blanc, le grenat,, l'orangé. D'une pédale souple ils usaient les planches polies par le travail, au coup de cloche surveillant les démarras;es.
Petitmathieu était en selle ; il me vit et me fit un sou- rire d'amitié de la paupière gauche ; il y eut une tentative d'échappade vers le km. 3421, à la 131^ heure.
Les balustrades gémirent sous la poussée des populaires surprises pendant le dîner, la bouche pleine.
Le nègre, le nez au guidon, partit en flèche, prit un demi-tour, maintint son avance.
Ce fut la bagarre. Ceux qui soufî"raient d'une chute, ceux qui se tenaient les reins, ceux qui avaient une roue voilée,
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tour à tour furent lâchés, bientôt doublés. Mené par Petit- mathieu, le peloton s'élançait dans le sillage du noir qui commençait à défaillir, tournait la tête ; son coéquipier dormait et ne venait pas ; la foule l'appelait à laide.
— Coco, gueule d'empeigne, à cheval !
Un garçon laissa choir un bock du premier étage. Le hall trembla sous les hurlements, les crécelles, les coups de sifflets, jusqu'à ce que le nègre se redressât, remontât les mains au haut du guidon, « vivant sur sa lancée », témoi- gnant qu'il n'en voulait plus.
Alors, j'allai au quartier des coureurs.
Petitmathieu commençait à dîner de belle façon. Débar- bouillé, rasé, beau gosse dans un peignoir de cachemire, il tenait à la main une côtelette dans laquelle il mordait. Assise sur le bord du lit, Léa le regardait mastiquer, le regard humide et soumis. Il m'offrit une tasse de Champagne et, dans une boite de dissolution, des œuf§ à la neige.
J'étais fier de connaître ce coureur, « un ténor de pédale » disait le programme. Je me prenais à avoir l'orgueil de ses jambes souples, de son endurance, de ses genoux sans bles- sure. Je lui marquai ma sympathie et l'encourageai.
— J'ai ramené la meute, expliqua-t-il simplement. Le nègre à ce train-là n'a pas tardé à être écœuré. Le tout, c'est que la chasse s'organise.
Petitmathieu m'étonnait surtout par son calme, dînant paisiblement, en bourgeois, quelques minutes après cette poursuite, entouré de ses soigneurs diligents, de sa femme aimante, calé dans des coussins, avec, au dos, un paravent à glycines qui lui taillait dans le vide une manière d'inté- rieur.
Léa lui tenait un doigt tendrement et ne disait rien. Je les aimais tous deux également. Je le leur dis.
Nous trinquâmes. Léa récita ce compliment :
A notre santé qui nous est chère à tous
et qu'on a tant besoin
parce qu'avec la santé on peut avoir de l'argent
��
�avec de l’argent on peut acheter du sucre
avec du sucre on attrape des mouches.
Petitmathieu m’expliquait son bonheur :
— Ce qu’elle est marrante ! Avec ça, bonne fille. Et quand il faut, les petits plats, les compresses, tout le reste. Et un cocher au mois qui sonne de la trompe et qui connaît les champignons. Pleine d’instruction et de conversation, faisant rire en société. Pour le particulier, une peau avec des veines comme les fleuves sur les cartes de géographie, une tignasse jusqu’aux talons (pas ces trois tifs qu’ont les femmes au jour d’aujourd’hui, et qui ne fatiguent pas le peigne fin), une poitrine urf, du vrai frigorifié ; et puis se mettant au plumard avec application et n’y allant pas que d’une fesse ; se lavant les dents après les repas, prenant les asperges avec une pince exprès pour, et pas de corset :
— Vous verrez, dit-il, quand vous la connaîtrez mieux.
L’orchestre jouait un boston qui était des montagnes russes. De cimes exquises, on était précipité dans les vallées langoureuses des refrains. Des comédiens à mâchoire poudrée arrivèrent, après le théâtre. Ils voulurent danser, mais le peuple les traita de feignants, de crâneurs, de mangeurs de saucisson.
Je laissai Petitmathieu en pleine verve, amusant son public, faisant semblant d’être couché avec Léa dans sa cabine.
Je dus promettre de revenir le lendemain pour le grand coup et de passer la nuit.
Sixième nuit, 158 heure, 3962 k. 570. Même spectacle monotone. Harassés, les écureuils dormaient en tournant ; l’un accrochait une roue et tombait, entraînant les cama- rades. On entendait des cris anglais, des jurons turcs, une clameur parfois, qu’expliquait un abandon ; puis la ronde recommençait. 68 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il était très tard. Les sprints de la nuit étaient finis. Les coureurs tournaient, les mains à l'envers, pour se reposer les poignets, enveloppés dans des passe-montagnes, contre le froid nocturne.
Petitmathieu reposait dans sa cage. Van den Hoven faisait son obscure besogne de nuit, laissant à son équipier le brillant travail des dernières heures qui allait commen- cer. J'offris mes services à Bibendum, la figure déformée par la fatigue comme dans une cuiller. En bras de chemise nous mîmes un boyau au fond d'un seau pour découvrir la crevaison. Léa me surprit dans cet exercice. J'étais si occupé que je lui parlai à peine. Elle s'en plaignit. Je haussai les épaules.
Beaucoup de spectateurs passaient la nuit. Couchés sur la tache rose ou livide des journaux sportifs, des enfants dormaient. Des plantons de l'Ecole Militaire, des chauf- feurs de grande maison, des ouvriers des Moulineaux, avant l'usine, des expéditionnaires avant le bureau, des couples provinciaux en deuil, bâillaient, se tenaient éveil- lés à coups de manilles, faisaient sauter des canettes.
��* *
��Nous enroulant dans des couvertures, la tête sur des sacs, côte à côte, nous attendîmes le jour. Léa me prit la main.
— Quels petits os ! Je sens que je vais être « chipée pour vous », disait-elle, comme dans les fausses romances popu- laires. Vous êtes le contraire d'un recordman. Vous avez plutôt l'air d'un prêtre ou d'un chanteur comique. Vous ne causez guère, mais vous avez de la vivacité. Et puis j'ai toujours rêvé de m'intéresser à quelqu'un qui n'aurait pas beaucoup de santé. Un jeune artiste, par exemple, avec un col ouvert, des veines trop bleues et une fine barbe en pointe... Je suis à toi.
— Rien ne pouvait me faire plus de plaisir, hier encore,
�� � LA NUIT DES SIX JOURS 69
répondis-je, en la caressant. Et peut-être demain. Mais aujourd'hui tout mon cœur est ici : je suis la proie d'une seule pensée qui est la victoire de Petitmathieu. Je ne m'ap- partiens pas ; vous non plus. Nous sommes devenus une partie du vélodrome, un instant de la course, l'attente de la victoire. Quelques heures encore, et pensez au déclic des appareils, à la foule, aux éditions spéciales, au banquet, avec des drapeaux et des députés. Nous aurons un peu contribué à gagner tout cela à notre vainqueur.
— Mon chéri, dit Léa vexée, tu as une belle âme. C'est bath ça. C'est délicat. Je t'aime plus encore.
La déception tordait ses lèvres.
Elle ne dit plus rien. Elle ferma les yeux. Puis je l'en- tendis, mais sans doute en rêve :
— Je ne sais pas comment Petitmathieu va prendre ça... A notre droite, par dessus la publicité du vernis Eternol,
par dessus le vitrage, un jour désolé apparut, salué par le piano mécanique. Je chantai :
Dans l'aube et ses draps douteux
les coqs ébréchés s'interpellent ;
reniements roses, fleurs aux poubelles.
Mon amour diminue singulièrement pendant que vous dormez.
PAUL MORAND
�� � REFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE
UN LIVRE DE GUERRE
On se plaint souvent que la grande guerre n'ait pas encore produit la littérature immédiate qu'on en attendait. Il semble même, au premier abord, que nos guerres civiles aient donné davantage. Le Panama nous a laissé Leurs Figures, l'aflaire Drey- fus survit en Monsieur Bergeret à Paris. Déjà la guerre de Vendée avait été d'un meilleur rendement — pour le roman du moins — que les guerres de la Révolution et de l'Empire. Il est vrai que M. Anatole France nous promet sur la guerre un livre dans le genre de Vile des Pingouins. Mais cette Ile n'était pas du meil- leur France. La littérature de guerre a été, comme dirait M. Ferrero, une littérature de quantité plutôt qu'une littérature de qualité. On espérait mieux. Peut-être cet espoir lui-même faisait-il à son objet une mauvaise atmosphère. Il fut entendu dès le troisième jour de la mobilisation que cela allait donner de la littérature, et de la fameuse. Tel homme de lettres, mort aujourd'hui, à qui on refusait une autorisation et une automo- bile militaires pour suivre les opérations, s'écriait dans les cou- loirs du ministère : « Je vous mets sur la conscience la littéra- ture que vous étoutî'ez ! » Sur quelle conscience doit peser, et combien plus lourdement ! celle qui n'a pas été étouffée — celle de l'arrière, j'entends. Arrière ou avant, la guerre produisit une littérature hâtive à laquelle manquèrent les forces souter- raines et lentes, et qui parut née avant terme, sans le laps de temps qui lui eût fourni l'ombre, le mystère, le silence. Il est impossible à un médium de travailler utilement devant un sceptique, à plus forte raison devant un illusionniste professionnel. L'esprit, l'in-
�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 7I
connu qui parle à travers les œuvres littéraires, a des délicatesses pareilles, il vient comme un voleur à l'instant où il n'est pas attendu. S'il admet d'être attendu, il ne souffre pas d'être guetté. On le guettait trop.
En le guettant on lui dictait ses formes. On n'avait pour exprimer une sensibilité nouvelle que des formes littéraires anciennes. On peut dire sans exagération que presque toute la littérature de guerre dérive de deux types : celui de Servitude et grandeur militaires et celui du roman naturaliste ; le livre de méditation morale individuelle, et la tranche de vie. Notez d'ail- leurs que ces deux types appartiennent l'un et l'autre profondé- ment à ce qu'on pourrait appeler la littérature militaire de paix. Le capitaine Renaud est un anti-Lasalle, un anti-Marbot, il exprime une destinée manquéc de soldat, comme Chatterton exprime une destinée manquée de poète, comme Alfred de Vigny exprime personnellement les deux. Le livre de Vigny est le produit naturel d'un temps où l'on ne se bat plus. Et il en est de même, à un autre point de vue, du roman naturaliste, dont le type est fourni moins par l'artificielle et consciencieuse Débâcle que par l'innombrable roman de l'intellectuel à la caserne, genre Sous-Offset Miserey. Non seulement du temps où on ne se bat pas, mais de l'homme qui ne se croit pas fait pour se bat- tre, et qui, contre le métier militaire auquel il est contraint, réa- git en décomposant les ridicules et l'automatisme que comporte ce métier comme tous les métiers, à commencer (ou à finir) par celui de romancier naturaliste. Ce roman est produit naturelle- ment par une société où tout bourgeois doit passer par la caserne ; il l'a été plus naturellement encore après la loi de 1889, et la guerre lui a donné une ampleur, une carrière, une résonance illimitées. Si M. Barbusse n'avait pas écrit le Feu, la place du Feu eût été tenue par un des nombreux romans analogues. Aucun n'était plus attendu, son lit était tout fait. Le Feu a joué dans la littérature le rôle du Peut-on dire ? dans le journalisme : l'image qui représentait la lutte héroïque de notre Gustave et de la vieille dame aux ciseaux tenait dans la vie militaire laméme place que la vignette du P^7'^Dwc/;^e dans la vie révolutionnaire. Le roman naturaliste, comme le Peut-on dire ? attestait que le soldat savait en mettre un coup, mais qu'il n'était pas là pour son plaisir, ah mais non ! et qu'il prenait figure de réclamation
�� � 72 ' LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
vivante et de protestation éternelle. Les soldats de Napoléon •étaient aussi des grognards, mais comme la presse libre n'avait •existé ni sous le roi, ni sous la République, ni sous l'Empereur, aucune littérature ne leur avait appris à grogner en musique, et •c'est pourquoi leur grognement n'a eu aucune expression litté- raire. En 1914 le roman naturaliste n'était nullement mort, il .avait même une académie presque à lui seul, celle de M. de Concourt ; il se montra tout de suite un peu là.
Ces deux littératures prévues ont fourni des œuvres d'un haut intérêt. On pourrait mettre sur le rayon de Servitude et grandeur militaires l'admirable Capitaine de M. Antoine Rcdicr. Peu après la guerre l'officier qui signait Jean des Vigiies-Roucrcs a publié un ^ow un chef! qui devrait se trouver dans toutes les bibliothèques de quartier des lycées. Et, une fois abattu le déchet de l'artificiel et du truqué, on recueillerait bien des colonnes de telle anthologie morale. Quant aux centaines de récits de la vie militaire, c'est par leur masse qu'ils valent, plutôt qu'indivi- duellement. Ils forment un tas, un bataillon. Je connais quel- ■qu'un qui, les ayant religieusement collectionnés, en a garni un réduit en forme de cagna, avec des rondins et les petites femmes d'Hérouard. Ils sont reliés en bleu horizon, et portent Jes galons rouges, argent ou or, qui indiquent le grade de leur auteur. Cela ne ferait pas mal dans la maison de M. Pierre Loti, entre le salon turc et la chambre japonaise. Heureux qui comme Ulysse...
Et pourtant il eût pu et dû sortir autre chose que ces deux types prévus. Quoi ? Il me semble que je le vois à peu près •après avoir lu V Agonie du Mont-Renaud de M. Ceorges Gaudv. S'il me fallait faire un classement des livres de guerre, donner des rangs, je crois bien que c'est celui-là que je mettrais le pre- mier. Mais il est probable que dans un jury j'appartiendrais à la minorité. Je vais donc donner mes raisons.
��*
��Ce n'est pas qu'on y trouve de grandes qualités littéraires. Le style est d'une correction terne, et rien ne séduit moins : peut- être M. Gaudy est-il instituteur, ou exerce-t-il une profession analogue. Ajoutons que le livre est peu vivant. L'auteur réussit
�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 73
mal à mettre en pied les camarades dont il parle. Il ne sait même pas les faire parler. Les propos qu'ils tiennent sont insignifiants, précisément parce qu'ils sont vrais. Il n'y a qu'un homme de lettres qui puisse transposer la vie pour la faire paraître de la vie, et trouver l'angle de convention qui donne, dans l'optique du livre, devrais poilus. Nous avons tous fait en version latine cette vieille histoire. Un bouffon de foire imite admirablement le cri du cochon. Un paysan trouve que ce n'est pas extraordi- naire et qu'il en ferait bien autant. L'assistance murmure, fina- lement défi et rendez-vous pour le jour suivant. Le lendemain le paysan est là, le bouff'on commence, applaudi comme la veille ; son concurrent lui succède, mais la foule le couvre de huées et donne la palme au bouffon. Le paysan montre alors un porcelet qu'iltenait sous son manteau et qu'il faisait crier en lui tirant l'oreille : « Voyez quels juges vous êtes : c'est le cochon que vous sifflez. » La foule avait probablement raison. La vérité de l'art n'est pas celle de la nature. Le bouffon devait donner mieux que le cochon l'illusion d'un cochon. Il en est du livçe comme du théâtre, où la vie militaire ne pourra jamais être ren- due par un soldat, mais par un habile acteur maquillé en soldat. Il est dès lors naturel que la littérature de guerre ait été une littérature fort « civile ». M. Barbusse figurait dans son escouade comme M. Madelin au G. Q.- G. Le romancier naturaliste et l'agrégé d'histoire ont fait leur métier civil. Dans leurs livres le « civilisme », comme disait le P. Didon, coule à pleins bords. Et moi qui n'ai jamais été qu'un civil mal mobilisé, je serais bien le dernier à le leur reprocher.
Si le livre de M. Gaudy vous paraît inférieur au Feu, soyez certain que c'est le poilu que vous sifflez. De la première ligne à la dernière, voilà le livre d'un soldat, qui n'est que cela, d'un homme au sens de la terminologie militaire. Ce qui remplit d'admiration c'est moins ce qu'il dit que ce qu'il ne dit pas. L'au- teur est un caporal du 57e régiment d'infanterie. Une fait pas la moindre allusion à sa vie civile. Est-il clubmen, banquier, pro- fesseur, garçon d'hôtel, terrassier ou camelot? Nous n'avons pas à le savoir. Il est le caporal Gaudy, de la 5^ escouade de la 6« com- pagnie (capitaine Taravan) du 57^ régiment d'infanterie (colonel Bussy). Il a fait toute la guerre, en partie comme simple soldat. Il a été nommé caporal après un stage d'instruction. Cela même
�� � 74 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
il ne le dit pas et c'est moi qui le devine en lisant entre les lignes- (a le capitaine Taravan qty fut mon chef au C. I. D. »). De sa vie militaire depuis le début de la guerre il ne nous entretient pas; à peine une allusion à sa présence à l'Yser et à Verdun. Aucun souci de se faire valoir. Aucun souci de portraicturer, avec cette ironie aimable qui est le péché mignon du Français intel- ligent, ses camarades et ses chefs. Rien de ce qui fait la raison d'être habituelle du livre de guerre. Jamais il ne serait venu à l'idée de ce caporal de mettre du noir sur du blanc si, en mars- avril 19 18, son régiment, sa compagnie, son escouade n'avaient pu se croire, sur un point, les maîtres de l'heure. A la Marne il y a eu la victoire parce que chaque homme a dit : Il faut que cela soit fait ! Le caporal, après la défense du Mont-Renaud, a écrit son livre à la suite d'un : Il faut que cela soit dit ! Et cela a été dit comme cela a été fait, la même âme circulant dans l'un et dans l'autre.
« J'ai lu, dit M. Bergson dans une des conférences de ï Energie Spirituelle, quelque part l'histoire d'un sous-lieutenant que les hasards de la bataille, la disparition de ses chefs tués ou blessés, avaient appelé à l'honneur de commander le régiment : toute sa vie il y pensa, toute sa vie il en parla, et du souvenir de ces quelques heures son existence entière resta imprégnée. » Je suis persuadé que si ce sous-lieutenant avait essayé de faire passer dans un livre ces quelques heures, il eût donné à ce sou- venir une expression aussi saisissante que le rapport, publié par Iz Nouvelle Revue Française, du commandant Jagueneaud sur le. naufrage de la Ville de Saiut-Naiaire. M. Gaudy a passé non pas quelques heures, mais plusieurs jours dans cette tension.. Le Mont-Renaud est un château sur une éminence qui, à la sortie de Noyon, se trouve en travers de la route de Compiègne à Paris. Dans la bataille décisive de mars-avril 191 8, où l'offen- sive de Ludendorf fut brisée, le Mont-Renaud servit de pivot à la ligne française. Le caporal Gaudy l'occupa, au début, avec un petit poste de cinq hommes. Le château fut détruit, et le 57« régiment aussi, pendant la bataille qui suivit, mais l'ennemi ne passa pas.
D'un bout à l'autre du livre, il n'y a pas une seule ligne qui décèle la moindre vanité. Mais on y trouve une grande, une étonnante fierté. On comprend à quel point la fierté est le
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ressort de la vraie vie militaire, la pierre d'angle qui permet dans^ une guerre comme celle-là le Civis munis erat. Etl'étymologie ne nous trompe pas, le bloc militaire doit se comprendre dans son ampleur, l'honneur militaire aussi, fierté est bien la forme fran- cisée, humanisée, de /«rocf/fl^. Fierté à' èXxo. un chti '. tnes hommes , je donne l'ordre.. . reviennent souvent, et cela, bien que d'un simple caporal, ne détone pas du tout, parce que c'est, dans les circonstances, le ressort militaire absolument nécessaire. Dans ces circonstances, la responsabilité d'un caporal, c'est-à-dire du commandement immédiatement en contact avec le soldat, de la règle de plomb qui épouse encore le contour de l'objet, n'est pas une plaisanterie. — Fierté de ses chefs, tous représentés avec un héroïsme tout intérieur, sans littérature et qui n'a rien à voir avec le geste de bronze sur une place publique ou dans les colonnes d'un journal. A Noyon, au moment où les Allemands entrent dans la ville, le caporal rencontre le général Dauvé, qui lui donne un ordre :
« li avait voulu demeurer le dernier et tous ses hommes étaient partis qu'il était resté encore, seul, près de l'ennemi. J'ai pensé à lui bien des fois et à la noblesse d'âme de tant de chefs merveilleux qui font notre gloire. Ce souvenir et beaucoup d'autres me reviennent quand j'entends mal parler de nos officiers par des individus qui ont toujours cherché les postes de tout repos. Le crapaud regarde voler l'aigle et bave dans sa fange. »
C'est la seule métaphore du livre. Du sublime au ridicule il n'y a qu'un pas. Mais du ridicule au sublime il y a exactement le même pas, et celui-ci notre caporal est en passe de le franchir. Cela pourrait être du Courteline. (Comme le Quil mourût ! pourrait être de Molière : Supposez Harpagon à qui on viendrait dire que son fils n'a pas pu défendre sa cassette contre trois voleurs). Laissons l'ironie baver dans sa fange, et louons même M. Gaudy de ne pas ravaler, en l'appliquant à ces individus, le nom d'embusqué, dignement porté à la Compagnie par les pionniers, les cuisiniers, le cycliste.
Enfin et surtout la fierté du numéro de son régiment. Un sentiment qui existait bien chez presque tous les soldats de la guerre, mais au fond de la conscience, et qui ne s'exprimait guère que de façon oflicielle et forcée. Ici elle apparaît, dans l'absence de littérature, avec une netteté de médaille. Ce caporal
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prend sa place, toute sa place, mais rien que sa place, une place dans le rang. Il a tenu parce que l'escouade a tenu, l'escouade a tenu parce que la compagnie a tenu. L'homme n'est rien, et il part, c'est là :
« Les assaillants de la ferme ont découvert, «dar.-, un appartement de cet immeuble, une inscription gravée en larges lettres sur le mur : « Nous n'avons plus de pain, mais nous aurons Paris. »
Si la route de la capitale emprunte la vallée de l'Oise, ce n'est pas cette semaine que les Allemands défileront sur les Champs- Elysées. Le Mont-Renaud est la porte qu'il faut enfoncer à tout prix. C'est un pivot sur lequel s'appuie la ligne française établie sur la ligne droite. Si ce point cède, il est évident que les unités qui occupent l'Arbroye et les hauteurs qui se succèdent jusqu'à Lassi- gny devront se replier, ou ne pourront tenir longtemps. Tous les efforts ennemis s'exerceront sur nous, par conséquent. Mais notre hon- neur est engagé sur ce morceau de champ. Les régiments du i^r Corps, en position sur la rive gauche, assistent à notre duel. Partout on voit flamboyer l'orage.
Partout Ton sait, et l'on dit : C'est le 57e qui tient là-bas ! »
Vous vous souvenez de cette page où Marbot raconte une mission périlleuse qu'il accomplit la lîuit, en Autriche je crois, et qu'il a reçue directement de Napoléon. La situation est com- promise, il va échouer, on lui tire des coups de fusil. La fenêtre centrale du château où se trouve l'empereur s'ouvre alors au loin toute rouge comme un point minuscule dans la nuit. C'est cette fusillade qu'on a entendue au château ; on sait que c'est sur Marbot qu'on tire et qu'il est en train de remplir, s'il le peut, sa mission. « L'Empereur et les maréchaux te regardent ! » Un courage nouveau, invincible, l'emplit, les obstacles tombent et il réussit. Voilà le haut lyrisme de la guerre, lafleur de flamme. Les exploits ne demeurent pas sans gloire au luilieu des ténèbres. . . La page du poilu du 57'-"et celle de jMarbot se répondent comme des feux dans la littérature des souvenirs militaires. Je voudrais citer l'arrivée de l'aumônier et la confession dans le château, la blessure de Biget et son retour avec sa fiche d'évacuation. Lisez-les.
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- *
��Ce livre sans littérature se trouve beau exactement par les mômes lois qui font la haute beauté littéraire. L'Agonie du
�� � REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 77
Mont-Renaud c'est le Cimetière (VEylau de la littérature de guerre. Le hasard de la vie militaire a offert toute faite à M. Gaudy la situation que le génie de Victor Hugo avait su repérer dans ses souvenirs de famille. Il n'y a dans toute notre poésie que deux récits de bataille immortels : celui de Corneille dans le Cid, et, ici, celui de Hugo. Le Cimetière l'emporte proba- blement. Ce n'est pas une bataille d'ensemble, c'est un coin du champ de bataille, l'engagement d'une compagnie. Une situation comme celle de la 6" compagnie du 57^.
Nous étions les gardiens du centre, et la poignée Dlionunes sur qui la bombe, ainsi qu'une cognée Va s'acharner, et j'eusse aimé mieux être ailleurs
Les poilus du 57= eussent aussi préféré être ailleurs. Je ne crois pas qu'aucun récit mette en une lumière plus claire que celui de M. Gaudy les dessous du courage, en fasse mieux sai- sir la charpente et l'ossature. Quand il a peur et qu'il voudrait bien se mettre à l'abri, il sait simplement que ce serait un aban- don de poste, et qu'un abandon de poste cela ne badine pas. Tout simplement. II n'y a pas plus de courage militaire sans la peur du code militaire qu'il n'y a de sensibilité sans corps ; l'armée ne va pas plus sans ses lois écrites que l'Etat. Comme les poisons- dans la composition des remèdes, cette peur-là devient l'anta- goniste de la peur. Comme le garde-fou d'un pont, qui ne vous sert qu'à vous enlever l'idée que vous pourriez tomber, cette peur militaire vous enlève la peur civile, la peur humaine. Et la ten- sion extraordinaire d'un tel moment peut fort bien faire d'un sol- dat un homme littéralement sans peur.
« Le bouillon arrive ensuite. Cette eau tiède, préparée à Pajet dans une cave, est dénommée bouillon par habitude. Ensuite on nous donne des haricots. Je les mange avec les doigts, n'ayant pas de cuiller. C'est fini. Nous ue devons avoir faim que dans vingt-quatre heures.
— Je roupillerais bien ! dit Lhoumeau.
Les autres aussi dormiraient. Mais peut-on se coucher dans la vase ?
Nous restons debout, adossés à la paroi molle de la tranchée, sous- la pluie qui ruisselle. L'eau charge ma capote comme une éponge ; je la sens descendre par filets glacés le long de mon dos.
On acquiert, à force de souffrir, une indiff"érence absolue pour toute souff'rance nouvelle. Une de plus ou de moins !...
Nous sommes habitués à vivre sans sommeil, à manger quand
�� � c’est la mode, à grelotter dans la boue. Cette vie, qui semblerait terrible à des gens de l’arrière, nous en avons épuisé l’amertume. A présent, on laisse faire, on se laisse aller.
Je ne suis pas davantage troublé par l’approche de cette attaque. Si ceux qui m’aiment, là-bas, pouvaient lire dans mon âme, en ce moment, ils seraient effrayés en voyant combien je suis loin d’eux. Je n’y pense même plus, à eux. Vivre ? Mourir ? Ces mots pour moi n’ont plus de sens. »
Ceux qui ont fait la guerre sentent comme tout cela est vrai, profond, nu. Voilà l’état de grâce du soldat, direct et sans littérature. Comparez-lui les trois exemples de littérature que vous avez lus cent fois, et que j’appellerai le pompier, le naturaliste et le moral.
A vrai dire le premier n’est pas de la littérature, c’est du journalisme de guerre ou de la chose officielle. Pour le pompier, le soldat, à cette heure, sent derrière lui, comme dans le Rêve de Détaille, tout le musée de l’armée, la patrie en le temps et en l’espace, Paris et sa banlieue, etc.. Quand Pétain eut défendu Verdun, on lui annonça qu’un représentant de nos plus grands quotidiens demandait à le voir. Le général ordonna en mau- gréant qu’on le fît entrer. « Qu’est-ce que vous voulez ? — Mon général, au nom de la France, permettez-moi de vous embrasser ! ■ — Si c’est pour des sonneries (la cédille s’égara en route) fichez-moi le camp. » Le caporal Gaudy, dans sa tranchée, paraît penser, comme son chef, que l’heure n’est pas à la sonnerie.
Le naturaliste allongera en trois pages ces mots, capitaux pour lui : « On laisse faire, on se laisse aller ». Ils sont tournés chez M. Gaudy du côté de la tension, de la valeur, de l’efficace militaire : il les retournera de l’autre côté, il mettra en lumière la misère et la brutalité de la situation. Il n’y aura plus là que de la chair à canon et de la boue qui se mêleront.
Le troisième, le moral, fera de cette tranchée le sujet d’une méditation, sur la vie, la mort, et autres grandes idées. Je ne dis pas que les diverses « méditations dans la tranchée » aient été toutes composées dans un bureau de l’arrière, mais je suis bien sûr qu’elles ont été écrites dans des secteurs calmes. Le caporal Gaudy ne médite pas. Vivre et mourir n’ont pour lui plus de sens. Et cette phrase même c’est une réflexion d’auteur qui habille la nudité morale absolue et parfaite du soldat à l’heure H. 151ÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 79
Comme toute la littérature de guerre appartient à ces trois types (je laisse de côté le goguenard, qui nous a donné les savoureux Mémoires d'un Rat), il n'est pas étonnant qu'elle fasse beaucoup de fatras. Ou plutôt ces trois types ont pu nous ren- dre bien des moments et des sentiments vrais, même le pre- mier, souvent très sincère, mais ils étaient incapables par défi- nition de faire voir le vainqueur dans l'acte et le moment de sa victoire. M. Gaudy me paraît l'avoir fait. Ni en 1914 ni en 1918 il n'y a eu de miracle de la Marne. Il y a eu la volonté et la raison, l'organisation militaire, qui est la poi- gnée de l'arme, aboutissant inflexiblement à la pointe, la pointe victorieuse qui tient, claire et dure, dans ce livre.
V Agonie du Ment-Renaud est un épisode de la bataille de Paris, faite de milliers d'épisodes semblables. Une bataille qui s'est terminée par la victoire comme la bataille de 187 1 s'est terminée par la défaite. Or M. Paul Gsell vient de recueillir parmi des Propos d'Anatole France, le récit d'une affaire de 1871 dans laquelle figura l'illustre Maître, alors garde national, et qui m'induit à bien des réflexions quand je la lis après V Agonie du Mont-Renaud.
« Le commandant de notre bataillon était un gros épicier de notre quartier. Il manquait d'autorité, il faut le dire, car il cherchait à ména- ger ses pratiques.
Un journous reçûmes l'ordre de participera une sortie. On nous envoya sur les bords de la Marne. Notre commandant était splendide sous son uniforme tout flambant qui n'avait jamais servi... Comme il faisait caracoler sa bête, elle se cabra de toute sa hauteur, tomba sur le dos et tua net notre commandant, en lui cassant les reins.
Nous regrettâmes peu notre chef. Nous primes le parti de nous arrêter, de rompre les rangs et de nous allonger sur l'herbe de la berge. Nous y restâmes couchés toute la matinée, puis tout l'après-midi. Au loin l'artillerie tonnait... Nous n'eûmes garde de marcher au canon.
Vers le soir, sur le chemin qui dominait la rive, nous vîmes des marins courir. Beaucoup étaient noirs de poudre. Des blessés portaient des bandages sanglants. Ces braves gens s'étaient bien battus, mais ils avaient dû céder à la mauvaise fortune.
Quelle idée nous vint ? Nous nous mîmes à crier : Vive la flotte !
Cette exclamation que les matelots jugèrent ironique, eut le don de les courroucer. Quelques-uns foncèrent sur nous baïonnette en avant. Ceci nous parut dangereux. Nous quittâmes précipitamment les ■talus gazonnés et nous gagnâmes du terrain. Comme nous étions bien
�� � 80 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
reposés et que les poursuivants étaient accablés de fatigue, nous pûmes leur échapper sans peine.
Nous rentrâines à Paris, mais notre longue inaction nous pesait et nous avions grand'faim. Aussi n'éprouvâmes-nous aucun scrupule à piller une boulangerie que nous rencontrâmes sur notre chemin...
Telle fut notre conduite. Je ne m'en vante pas, oh 1 non, je ne m'en vante pas. Mais la vérité m'est chère et je lui rends hommage. »
Couvrons la nudité de notre père dévoilé par M. Gsell. Les petits-fils des Parisiens qui se comportèrent si mollement, en I 870, sur la Marne, se trouvèrent sur la même rivière, qua- rante-quatre et quarante-huit ans après. Ils n'étaient ni plus ni moins braves que leurs grands-pères. Ce qu'ils eurent en plus ce n'est pas la vertu propre, c'est le dressage et l'encadre- ment militaires en lesquels M. France voit le mal, et dont est rempli le livre de M. Gaudy. Aucun soldat de 1914 à 1918, racontant la guerre, heureusement ne pourra dire : « Nous prî- mes le parti de nous arrêter, de rompre les rangs... Nous n'eû- mes earde de marcher au canon. » Si tout cela eût été confié à leur libre initiative, ils eussent fait souvent comme M. Bergeret et comme les francs-archers de Bagnolet parmi lesquels il ci porta le képi. Et alors les « matinées de la villa Saïd » eussent consisté en 1914 à voir si les officiers allemands, logés dans les chambres à vitraux que nous peint M. Gsell, avaient bien tout le nécessaire, et si leurs ordonnances respectaient les bouteilles de la cave encore épargnées par la Kommendalur. Mais les soldats n'avaient pas de parti à prendre, et ne votaient pas à mains levées pour savoir s'il fallait marcher au canon. Le militarisme sévissait dans toute son horreur. Quand un commandant avait les reins cassés, on n'était pas débarrassé pour cela de l'en- geance des galonnés, un capitaine prenait le commandement du bataillon, et si les quatre capitaines et tous les ofticiers étaient tués, cela pouvait finir par un sergent, peut-être aussi mal em- bouché que celui qui voyait l'honneur de la mère de M. Roux entaché par l'inhabileté de son fils sur le terrain de manœuvre, mais fort utile pour barrer avec une unité bien groupée le che- min que suivait un ennemi curieux de mettre dans sa soupe les légumes du jardin d'Epicure. Ce qui a failli nous vaincre en 1914, c'est une armée admirablement organisée. Ce qui a vaincu celte armée, ce n'est pas des soldats plus braves que les siens, c'est
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une armée encore mieux organisée, un commandement dont les échelons, du généralissime au caporal, étaient plus souplement solidaires. La valeur d'une armée, comme celle de tout ce qui existe, n'est pas faite de son énergie potentielle, mais de son énergie utilisable, et la discipline, le commandement, conver- tissent seuls son énergie potentielle en énergie utilisable. D'elle-même, toute énergie utilisable se dégrade en énergie potentielle, et les physiciens nous enseignent qu'en cela con- sistera la mort de l'univers. Si nous considérons une armée comme un système clos, le roman naturaliste, le Feu ou la Débâcle, éprouvent et nous font éprouver la pente de cette dégra- dation de l'énergie, mettent en lumière et en valeur ce qui rend possible la transformation d'une unité organisée en le troupeau couché que nous étale le France de M. Gsell. Et c'est la direction la plus naturelle du roman professionnel, qui trouve dans le natu- ralisme sa pente de facilité. N'ayant que la « vie » à la bouche, il ne peut peindre de la vie que ce qui anticipe la mort. La vie, M. Bergson l'a largement enseigné, remonte au contraire cette pente. L'organisation transforme l'énergie potentielle en éner- gie utilisable. Et aucune organisation n'y arrive de manière plus saisissante, plus efficace que l'organisation militaire. Un général ne doit considérer les hommes que comme des éléments d'unités, des signes dans des combinaisons. Il est en bien plus mauvaise posture qu'un caporal pour rendre dans un livre cette vivante énergie militaire, pour la faire voir sur le point même où elle agit, pour la faire sentir à son maximum de tension et de concentration, comme cette page attribuée M. France nous la fait connaître dans sa détente et sa dégradation absolues. Aussi rien dans l'abondante littérature d'Etat-Major ou de G. Q.. G. ne me paraît valoir ce récit d'un caporal. <( La plus sale situa- lion de l'armée », dit-on communément, et avec raison, puisque le caporal n'a que des responsabilités sans avantages matériels. Mais la plus belle situation pour vivre de toute la vie de l'armée, puisque le caporal n'est pas chef vivant en chef, mais chef vivant en soldat, c'est-à-dire connaissant les deux côtés de la médaille. Seul un caporal pouvait peut-être frapper cette médaille à deux faces.
ALBERT THIBAUDET
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��Théâtre Edouard MI : Jacqueline, comédie en 3 actes^ de M. Sacha Guitry, d'après une nouvelle de M. Henri Du- vernois.
Odéom : Louis XI, curieux homme, pièce en 6 tableaux, de M. Paul Fort.
Théâtre des Arts : Le Cousin de Valparaiso, comédie en 3 actes, de MM. J. F. Fonson et Jean Kolb.
Variétés : La Revue des Fariétés, de MM. Rip et Régis Gi- gnoux.
Allons ! décidons-nous. II le faut. Ecrivons une chronique dramatique. Une de plus après tant d'autres ! Le tout est de s'y mettre. Le reste, ensuite, viendra tout seul. On se demande^ sans doute, la raison de ce début, qui paraîtra singulier, peut- être ? C'est bien simple : je m'exhorte, je me pousse, je m'en- courage. Je ne sais pas si vous êtes comme moi. Cela se peut. Je ne me crois pas unique. Le contraire aussi se peut. Ce n'est peut-être qu'une bizarrerie de mon caractère. Cette bizarrerie c'est ceci : j'ai toujours plus envie de faire autre chose que la chose que j'ai à faire et ce qu'il faut que je néglige a pour moi plus d'attrait que ce dont je m'occupe. J'ai depuis quelque temps différents travaux à mener de pair : un long récit que je donne par fragments à une revue, une rubrique que je devrais tenir au moins une fois par mois dans une autre revue, enfin cette chronique dramatique que j'ai reprise ici, et si je l'ai reprise c'est bien tout de même que cela m'a plu. Eh ! bien, ces travaux mettent dans mon esprit une fantaisie dont je ne sais trop si elle est enviable. Il est une de ces trois occupations que je préfère absolument aux deux autres. Seulement, ne
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me demandez pas laquelle. Je ne le sais pas moi-même. Cela dépend des jours. Cela dépend surtout de celle dont je suis obligé de m'occuper. Mon long récit m'intéresse. J'y parle de moi, de ma famille : trois ou quatre personnes assez drôles, des gens que j'ai connus quand j'étais enfant. C'est un sujet qui m'amuse. Je me plains toujours de ne pouvoir y travailler comme je le voudrais. Le loisir m'en est-il donné ou faut-il enfin que je m'y décide parce que le jour est arrivé ? Aussitôt je pense au plaisir que j'aurais à écrire une chronique drama- tique, à célébrer les mérites de tel auteur et de sa pièce qui m'a fait passer une si remarquable soirée, pendant laquelle je maudissais le théâtre à le voir sous cet aspect. Naturellement, le jour arrive de l'écrire à son tour, cette chronique dramatique. Alors, l'ennui que j'ai subi au théâtre se répand à l'avance sur tout ce que je dois écrire. Au diable l'auteur et sa pièce et même les compliments que des gens du même talent en ont faits ! Je pense combien il me serait plus agréable d'écrire une Ga- zette, sur un sujet qui me plairait, à ma guise, libre de me laisser aller au gré de mon caprice, sans être limité dans mon sujet, sans avoir à rendre compte de quoi que ce soit, ni porter aucun jugement, libre en un mot d'écrire uniquement pour mon plaisir. Et quand enfin je m'y décide, à écrire une Gazette, vous croyez que je suis satisfait ? Hélas ! c'est mal me con- naître, c'est mal connaître le démon qui m'anime et cette humeur jamais la même qui est la mienne. A ce moment-là, c'est mon récit qui m'occupe l'esprit, c'est cela seul qui existe pour moi, c'est à cela que je voudrais travailler, et ma Gazette ne me dit plus rien, et, comme rien ne me force, je passe ma soirée à rêver au lieu d'écrire. Je suis là ce que j'ai toujours été, ce que je suis encore, et pour tout : mobile, instable, distrait, incertain, jamais content de rien. Je regrette ce que je n'ai plus, je désire ce que je n'ai pas, ce que j'ai m'est indiffé- rent. Beaumarchais avait raison : posséder n'est rien, c'est jouir -qui est tout. J'aurai beaucoup joui, par le désir plus que par la possession. De même, je n'aurai pas écrit bien des choses, pou;r avoir épuisé à y rêver le plaisir qu'elles me donnaient. Vous voyez que j'ai raison de m'exhorter, de me pousser, de m'encou- rager, puisque, devant écrire cette chronique dramatique, j'aurais bien plus envie d'écrire autre chose. Ecrivons-la, cependant.
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Les gens qui discutent le talent de M. Sacha Guitry^ comme auteur dramatique auront-ils changé d'avis après avoir vu Jac- ijueline ? Ils le traitent souvent d'amuseur superficiel. Sans doute, il a écrit quelques petites choses rapides et un peu lâchées qui souftVent difficilement qu'on les revoie. Mais comment peut-on nier le très grand talent de l'auteur dramatique qui ■nous a donné Jean de La Fontaine, Debiirau, Le Veilleur de nuit, et cette petite merveille d'émotion et de vérité : les deux cou- verts ? M. Sacha Guitry n'a pas seulement de l'esprit, ce qui serait déjà beaucoup. Et quand je parle d'esprit, je ne parle pas seulement de l'esprit de saillies ou de reparties. Je veux dire qu'il a encore l'esprit de ne pas prêcher ni moraliser et de ne pas tomber dans toutes les niaiseries de cette époque. Il a éga- lement à un très haut degré le don du naturel, de la simpli- cité, de la vérité, une grande finesse d'observation, tout cela nullement dénué d'une sensibilité qui se cache et ne se montre ■que pour rire d'elle-même. Quand tant d'autres auteurs, qui pourtant se croient bien supérieurs à lui, parce qu'ils sont graves et compliqués, ne savent que nous ennuyer avec leur phraséologie artificielle et leurs sujets inventés, lui toujours nous amuse, nous intéresse et nous touche souvent, avec des tableaux et un dialogue qui sont pris dans la vie même. Je ne le -connais pas. Je ne lui ai jamais parlé. Je me suis même dérobé ^devant l'invitation à faire sa connaissance. Je suis sauvage, timide. Les gens que je ne connais pas me glacent, m'ôtent tous mes moyens. Quand je me trouve devant eux, obligé de parler, je sens que j'ai l'air bête, et c'est un air que je préfère qu'on ne me voie pas. Je suis de même avec les gens que je connais et que je n'ai pas vus depuis longtemps : je préfère ne pas les voir. J'aurais trop de choses à dire et à entendre. Cela m'ennuierait. Quand il m'arrive de les rencontrer dans une rue, vivement, si je le peux, je prends une autre rue pour les éviter. Quel besoin d'ailleurs de connaître les gens ? On se fait très bien d'eux une idée sans cela. Je connais tous les dons de M. Sacha Guitry. Je devine un rapport parfait entre sa per- sonne et ses travaux. Cela me suffit, et à lui aussi, je pense. Si tout le monde était comme moi, que d'importuns en moins i Je continuerai à me contenter de le regarder avec un certain air quand il m'arrive de le rencontrer, sans qu'il se doute qu'il m'a
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devant lui. Une seule fois, j'ai failli lui parler, à la première de Pasteur. Il était à côté de moi dans une baignoire. J'avais envie de me montrer, de me présenter moi-même, et de lui dire, comme je le pensais : « Eh ! bien, vous avez fait, cette fois-ci, ime bien fichue chose. Je ne vous en fais vraiment pas com- pliment. » Il est probable que nous en aurions ri tous les deux. Comme on le voit, pour un écrivain, je suis original au moins dans mon caractère. Je laisse à d'autres, plu;:, favorisés, comme Madame Aurel, par exemple, de l'être dans ce qu'ils écrivent et d'être si quelconques dans leur personne.
Pour la première fois, je crois, M. Sacha Guitry, avec Jacqueline, nous a donné une pièce dont le sujet n'est pas proprement de lui. Il a porté au théâtre une nouvelle de M. Henri Duvernois : Morte la bête... parue dans le premier volume des Œuvres libres. On connaît M. Henri Duvernois. C'est un conteur de grand talent. Il n'est pas un conte, une nouvelle de lui qui n'ait son intérêt, qui ne donne du plaisir à lire, qui n'ait, bien mieux, ce mérite qui compte en littéra- ture : être de lui, être du Duvernois, et non pas quelque chose de ressemblant à la production courante. Je mettrai à côté de lui M. Frédéric Boutet, également écrivain de contes et de nouvelles, dans lesquels il y a toujours quelque chose, un détail d'analyse, d'observation, de vérité ou d'émotion^ qui retient^ amuse, émeut ou fait rêver. J'ajouterai, en ce qui concerne M. Henri Duvernois, que sa philosophie litté- raire, le domaine de ses idées, non seulement n'est pas médio- cre et froid comme chez beaucoup d'autres conteurs, mais au contraire a toujours de la générosité, de la bonté, de l'élé- vation, sensible et humaine, faite tout ensemble d'intelligence et d'indulgence. J'ai la faiblesse d'être intéressé par cela aussi. Dirai-je encore, avec ma manie de considérer les hommes autant que leurs œuvres, que l'homme, chez M. Henri Duver- nois, paraît valoir l'écrivain, discret et eiîacé comme il est, au contraire de tant de cabotins et cabotines littéraires qui se mani- festent à chaque instant et, jugeant qu'on n'imprime pas assez leur nom, l'écrivent eux-mêmes dans tous les endroits qu'ils peuvent trouver. Je m'attends bien à surprendre en écrivant tout ce qui précède. Je n'ai pas l'habitude de faire ainsi des compliments. Il paraît que je suis généralement méchant.
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moqueur, dénigreur, tournant tout en caricature, toujours porté aux critiques les plus vives. On assure même que cela tient chez moi aux motifs les plus flatteurs : je suis envieux, jaloux, aigri, sans respect pour rien, j'ai de petites vengeances à exercer, je me paie de mes déceptions, je n'écris ainsi que par dépit. Un jour, je suis allé entendre réciter des vers de quel- ques-unes de nos muses. Je n'ai pas trouvé ces vers très poé- tiques et je l'ai dit. Sait-on la raison qu'a inventée Madame Au- rel, que j'avais célébrée elle-même comme la muse de l'amphi- gouri ? Celle-ci : ne pouvant rien obtenir des femmes, je me vengeais en les attaquant. Elle n'oubliait qu'un petit détail. On donnait, en eiïet, le même jour, un petit drame de Madame Ra- childe qui ne m'avait pas déplu et dont j'avais dit du bien. Du moment que j'égratignais parce qu'on m'avait évincé, si je faisais des compliments.... On en a bien ri au Mercure. Madame Aurel prétend aussi que si je parle si souvent de sa personne, c'est par dépit de n'être jamais invité chez elle. Là, c'est ma vanité qui est en jeu. On a un salon, on ne m'in- vite pas, — moi qui ne vais nulle part ! — donc, je critique. De quoi se plaint-elle ? Je ne manque pas une occasion de le dire : elle est unique. Elle écrit comme personne n'a jamais écrit. Elle a recréé la syntaxe et donné un sens nouveau à tous les mots. Molière n'a pas peint une femme savante ni une précieuse ridicule plus réussie. Elle sait très bien que malgré ses livres, ses articles, ses réceptions, ses conférences et ses notes à tous les journaux, elle est très peu connue. Je travaille à sa réputation, en parlant d'elle ! Préférait-elle que je me moque d'elle, comme font certaines gens qui passent leur temps à lui donner des surnoms, dont le dernier : La Femme à bardes, pour sa ménagerie de poètes, est peut-être le meilleur? Enfin, dernier exemple, dans un portrait d'ailleurs merveilleusement iait sinon exact, le directeur d'une jeune revue a exprimé récemment cette opinion que pour persifler ainsi sans cesse je devais être diminué dans mon être physique. Bossu, proba- blement ? Il est vrai qu'au lieu d'une diminution, ce serait plutôt là une augmentation. Tous ces gens sont bien drôles. On ne peut écrire, à les entendre, sans arrière-pensée : ressen- timent ou intérêt. Je ne serais donc pas étonné, devant le bien que je dis aujourd'hui de M. Henri Duvernois, qu'oa
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me suppose un calcul intéressé au moins littérairement. Que M. Henri Duvernois, lui tout au moins, se rassure. Je n'ai rien à lui demander. Je ne songe pas du tout qu'il est un des directeurs des Œuvres libres et je ne le flatte pas en vue de lui porter un manuscrit. Je n'ai pas de manuscrit. J'ai dit que je suis changeant dans mon travail et qu'il suflit que j'aie à écrire une chose pour m'intéresser bien plus à une autre. J'ajoute à cela de manquer complètement de patience et d'assiduité. Un roman ! même une simple nouvelle ! J'admire les gens qui écrivent de ces choses. J'admire encore plus ceux qui peuvent passer un an ou deux à écrire un livre de deux ou trois cents pages. Comment font-ils ? Comment peuvent-ils s'intéresser pendant si longtemps au même sujet ? n'en être pas fatigués, lassés, distraits ? Certes, j'aime écrire. Je crois même que je n'aime que cela au monde, — avec le plaisir de ne rien faire, de rêver, seul, silencieux, assis dans un bon fauteuil. Mais quoi que j'écrive, et si fort que cela me plaise, quand j'ai atteint quinze pages de mon écriture, qui équivalent à peu près à quinze pages de cette revue, il ne faut pas m'en demander plus, que j'aie fini ou non. Mon entrain est à bout, j'ai déjà commencé à penser à autre chose, l'intérêt est épuisé pour moi, j'ai besoin de changer, et plutôt que de poursuivre si je n'ai pas fini, je tourne court, je termine au petit bonheur, laissant au lecteur, si j'en ai un, le soin de s'imaginer à sa guise ce qui aurait dû suivre. Je n'ai donc rien à proposer à M. Henri Duvernois. Pourquoi j'ai parlé de lui comme je l'ai fait plus haut ? Mon Dieu ! c'est bien simple. C'est pour la même raison que tout ce que j'écris. Je connais, pour avoir vu ses manuscrits et ses épreuves, la façon d'écrire qu'avait Paul Adam, et, je le disais de son vivant, je le tiens pour un sot littéraire, ampoulé, fumeux et illisible. Je lisais, ces jours-ci, sur son compte, des articles dithyrambiques qui me faisaient bien rire. Cet homme qui demandait, au début de la guerre, qu'on formât une légion de tous les civils décorés de la Légion d'honneur ! On mesure la niaiserie d'un homme, à une telle idée. Il m'arrive quelque- fois d'ouvrir les romans de M. Paul Bourget, petits, prétentieux, niais. On n'est pas plus comique par le sérieux guindé et l'air grand monde que ce penseur et ce moraliste. J'ai horreur de Flaubert, que je ne puis lire, qui me fait pitié pour son artisterie
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de style, sa rhétorique déclamatoire, et je le tiens sur ce point pour le contraire du véritable écrivain. C'est de lui, après Jean-Jacques et Chateaubriand, que nous vient toute la mau- vaise littérature d'aujourd'hui. Que sont-ils, eux et bien d'autres, à côté de l'écrivain admirable comme sensibilité, intelligence supérieure, spontanéité de l'expression, liberté morale la plus complète, que je ne nommerai pas et qui m'a donné de si vifs plaisirs que je voudrais être seul à le connaître ? Il m'arrive de dire et d'écrire ces choses, comme j'en dis et écris bien d'autres. Pourquoi ? Par plaisir, d'abord, c'est le premier point et le plus important pour moi. Ensuite, parce que je le pense. Et je me retiens d'ajouter: parce que c'est vrai. Je me moque bien, après cela, de ce qu'on peiit dire de moi, en bien ou en mal. Je profite de l'occasion pour l'apprendre à ces mes- sieurs et dames qui me prêtent de si jolis mobiles pour les petites choses que j'écris. Je n'ai qu'un nuage à mon ciel, c'est que je voudrais bien avoir du talent et que, souvent, je ne m'en trouve guère.
Mais je reviens à la Jacqueline de M. Sacha Guitry. Je vous ai parlé du grand talent de M. Henri Duvernois. L'idée maî- tresse de la pièce lui revient, puisqu'elle n'est que la mise à la scène de sa nouvelle. Pourtant lisez Morte la héte... étaliez voir Jacqueline. Vous verrez le merveilleux travail dramatique de M. Sacha Guitry et si les gens qui le jugent seulement sur ses côtés d'amuseur sont dans le vrai. Ce n'est pas trop dire qu'il a encore augmenté les mérites et l'intérêt de la nouvelle. Si rare est le fait, les œuvres littéraires portées à la scène s'en trouvant généralement diminuées, qu'il vaut d'être signalé, M. Sacha Guitry a resserré, condensé, écrit un dialogue extrê- inement plein et bref et atteint par là à une force d'impression étonnante. Par exemple, le personnage de Jacqueline ne paraît pas. C'est un personnage dont il est seulement question dans la pièce, dont parlent les autres personnages, rien de plus. Mais la manière dont ils en parlent est si vivante, si pénétrante, que pendant toute la partie du premier acte qu'il est question d'elle, jusqu'au moment qu'on apprend qu'elle est morte, on s'attend à la voir entrer en scène et prendre part à l'action comme les autres. Même les modifications, les changements qu'a apportés M. Sacha Guitry ont servi l'intérêt de la pièce. Un des person-
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nages, Vincelon, dans la nouvelle de M. Henri Duvernols, est employé de ministère. Dans Jacqueline, il est peintre. Etant peintre, il parle de son art. J'en appelle à ceux qui l'ont entendu. Il n'est pas de mots plus délicieux, plus sensibles, plus vrais, d'un artiste sur son art, avec ses scrupules, ses hésitations, ses doutes, ses illusions, et la distance qui sépare la réalisation de la conception. Ce changement a fourni en outre à M. Sacha Guitry un élément très dramatique, quand le mari de Jacque- line, devant son portrait, oeuvre de Vincelon, étrangle, pour la venger, la femme qui l'a tuée. Sans doute, cette fin de la pièce, — la même que dans la nouvelle, — peut sembler un peu mélodramatique. Sans doute aussi, le personnage princi- pal, après le changement qui s'est fait en lui depuis la mort de Jacqueline et sous l'effet des réflexions qu'il a faites sur ses torts de mari, peut sembler manquer à ses sentiments de pardon en tuant ainsi à son tour. Mais on peut répondre à cela que, brutal et violent foncièrement, le changement n'a pas pu modifier bien profondément son caractère, et que celui-ci réveillé pur le cha- grin et la provocation, il est revenu tout à coup à sa vraie nature. Ce sont d'ailleurs là des détails sans importance dans cette œuvre pleine des sentiments les plus vrais et les plus tou- chants, exprimés dans un style admirable de brièveté et de sim- plicité, et dont la force d'impression sur le spectateur est très grande, sans rien qui sorte de la vraisemblance. L'interpréta- tion est hors de pair, avec M. Lucien Guitry, M. Berthier et Madame Yvonne Printemps, à qui je finirai par trouver encore plus de talent dans les rôles difficiles que dans les petits rôles simplement amusants.
J'en suis désolé pour M. Paul Fort, mais j'ai rarement vu une pièce plus ennuyeuse que son Louis XI, pourtant « curieux homme ». On se demande en vain la signification de ces tableaux sans lien entre eux. On se demande même, car c'est, pour par- tie, de l'histoire de France, et si loin de nous qu'on l'a tout à fait oubliée, ce que sont, par rapport les uns aux autres, chacun de ces personnages qu'on entend discourir. C'est aussi de la poésie, paraît-il ? Je ne l'ai vue, pour ma part, cette poésie, à aucun endroit de la pièce. Tout cela m'a paru verbeux, terne^ déclamatoire inutilement, et incohérent. La vérité manque, et la fantaisie est médiocre. J'ai lu dans quelques journaux des
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•éloges attendrissants sur une certaine petite ballade délicieuse •du Petit Louis XI qu'un acteur dit au premier tableau. J'ai bien vu un acteur qui avait l'air de réciter quelque chose à des com- parses assemblés autour de lui, mais il se tortillait si bien en récitant, sans doute pour se mettre d'accord avec le maniérisme •de son texte, que je n'en ai pas entendu une syllabe. Il faut attendre toute une soirée, c'est long ! le sixième et dernier tableau de cette pièce pour voir et entendre quelque chose qui semble enfin avoir un peu de sens. Encore est-il joué le plus •déplorablement du monde, comme beaucoup d'autres parties de l'œuvre. Je ne me doutais pas que M. Duard, que je rencontre souvent et qui a l'air si simple, pouvait être à ce point uncomé- ■dien déclamatoire, emphatique et puéril, et d'un vieux jeu à rendre jaloux M. Raphaël Duflos lui-même. Je connais M. Dau- villier depuis longtemps et je ne me suis pas étonné de le voir ridicule une fois de plus. On ne peut d'ailleurs retenir de toute l'interprétation que M. Chambreuil, un comédien de grand talent et qui a été, comme à son habitude, remarquable dans un rôle, — mauvais, ■ — de duc de Bourgogne dont je ne sais guère, je l'avoue, et je ne chercherai pas à le savoir, ni l'importance et le rôle exact dans la pièce, ni ce qu'il est par rapport aux autres personnages. Louis XI curieux homme, sons le rapport des décors et des costumes, a été monté à l'Odéon fastueusement. Pour parler comme Shakespeare, qui n'a rien à voir dans cette affaire, -c'est là beaucoup de bruit pour rien.
M. François Fonson, l'auteur dramatique belge, dont on a joué plusieurs pièces avec grand succès, a donné au Théâtre des Arts, en collaboration avec M. Jean Kolb, une nouveaiité : Le Cousin de Valparaiso. Le premier acte est charmant de bonho- mie, de finesse, d'observation, avec le ton comique le plus juste. La suite est malheureusement insignifiante, dans son assemblage de lieux communs dramatiques.
Aux Variétés, La Revue des Variétés, de MM. Rip et Régis <jignoux, a des parties amusantes, comme toutes les revues. On y voit M. Signoret, qui est un fantaisiste de grand style. Une «cène nous montre La Fontaine, revenu au milieu de nous, et ayant refait ses fables selon la morale de notre époque. Auquel des deux auteurs appartient cela ? Je veux dire lequel des deux
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l'a trouvé et écrit ? Il y a là autant d'esprit que de finesse dans la satire légère.
Je ne suis pas très fort en fait de Cubistes et de Dadaïstes. Ce qu'ils font est fort loin de mes goûts, je ne saurais rien en •dire de précis etje ne sais même par trop si je ne les confonds pas les uns avec les autres. Je lis cependant quelquefois les feuilles que ces messieurs publient et )'y trouve souvent des choses qui ne me déplaisent pas, hardies, originales, quel- quefois même pleines de bon sens. Vous penserez comme moi, j'en suis sûr, en lisant ces quelques pensées ou apho- rismes, comme vous voudrez, que j'ai relevés au cours de mes lectures.
Ceci, de M. Erik Satie : « Toute ma jeunesse on me disait : Vous verrez, quand vous aurez cinquante ans. J'ai cinquante ans. Je n'ai rien vu. »
Ceci, de je ne sais qui : « Si vous voulez avoir des idées pro- pres, changez-en comme de chemises. »
Ceci encore, également de je ne sais qui : « Les hommes cou- verts de croix font penser à un cimetière. »
Bien des gens qui disent pis que pendre des Cubistes et des Dadaïstes n'ont rien écrit qui vaille une seule de ces petites -choses. J'ai tenu à vous les faire connaître pour mettre un peu d'esprit dans cette chronique.
MAURICE BOISSARD
�� � NOTES
��LITTÉRATURE GÉNÉRALE
LES PROPOS D'ANATOLE FRANCE, par Paul Gseîî (Grasset).
Il n'est personne, en France et à l'étranger, qui n'ait reconnu que le prix Nobel a été décerné cette année au plus grand écri- vain français d'aujourd'hui. M. Anatole France est entouré d'une vénération à laquelle les Propos que publie M. Gsell n'ajouteront pas grand'chose. Il y a moins à glaner dans ces entretiens que dans ceux que le même auteur nous rapportait de Rodin ; les matinées de la villa Saïd ne laissent pas beaucoup plus de matière aux Eckermann bénévoles qu'autrefois les diners Magny. A moins que M. Gsell ne soit un pince-sans- rire,.. Alphonse Allais écrivait parfois des A la manière de Sarcey, que nous rappellent curieusement tels propos de M. Bergeret :
Si les Bretons comprenaient notre langue je crois qu'ils accepte- raient facilement le collectivisme. Ils y sont préparés par la pratique des biens communaux, qui sont nombreux chez eux, comme dans tous les pays pauvres... Par malheur nous n'avons pas d'orateurs sachant leur patois.
L'alcoolisme aussi leur est funeste.
Ce qui est certain, c'est que durant mon dernier séjour à Quibe- ron, ils m'ont paru fort arriérés.
Ils n'appliquent aucune des nouvelles méthodes de pêche. C'est au petit bonheur qu'ils vont à la rencontre du poisson.
Ce qui m'a confirmé dans mon jugement défavorable sur leur intelligence, c'est une conversation que j'ai saisie entre deux Bre- tonnes.
J'arrête ma citation, car ici M. Bergeret retrouve un char- mant sourire, et cette conversation l'induit en des jugements
�� � de haute philosophie sur l'amour. Nous mettrons donc le livre de M. Gsell non à côté du Journal des Concourt, mais tout près des Mémorables de Xénophon et des Vies de Diogène Laërce. L'un et l'autre sont sévèrement jugés à cause de l'insigni- fiance (?) des propos qu'ils nous rapportent l'un de Socrate et l'autre de Diogène le Cynique. Excellente raison pour croire que ces propos sont vrais. Les entretiens de M, Bergeret, s'ils eussent été recueillis par M. Goubin, eussent comporté fort peu de substantifique moelle. Il fallait Platon à Socrate et M. France à
M. Bergeret. albert thibaudet
- *
LE PASSAGE DE L'AISNE, par Emile Ckrmont. (Les Cahiers Verts, Grasset).
Je me demande si M. Daniel Halévy en publiant ce cinquième Cahier Vert s'est rendu compte de l'arme qu'il pourrait devenir entre les mains d'antimilitaristes intelligents. Jamais encore acte d'accusation plus écrasant n'avait été dressé contre l'impéritie et la sottise du commandement français de 19 14 que ce récit, rédigé sur l'ordre de son colonel par le sergent (ou le sous-lieu- tenant) Emile Clermont, du passage de l'Aisne et des combats soutenus sur le plateau de Nouvron par le 238^ d'infanterie, entre le 13 et le 21 septembre 19 14.
Les « directives » données à Clermont par son chef de corps sont évidentes dès les premières pages : mettre en valeur la con- duite du régiment et de son commandant au cours de ces dures journées, et aussi rejeter sur le Général de Division toute la res- ponsabilité des lourdes pertes subies parle 238^.
Faire traverser l'Aisne en plein jour à tout un régiment, sous les vues et le canon de l'ennemi, sans nécessité pressante, au lieu d'attendre la nuit ; emprunter à un colonel une compagnie sans lui dire ce qu'on en veut faire ; enlever les trois-quarts de sa troupe à un capitaine qui part à la contre-attaque sans même l'en prévenir, voilà de quoi convaincre en effet ce général d'in- capacité notoire et d'affolement caractérisé.
Mais que dire de la façon de manœuvrer du chef de corps, des chefs de bataillon et de compagnie dont Clermont a mission de chanter les louanges ? Que dire de ce chef de corps qui, à proximité de l'ennemi, au lieu de largement articuler ses troupes,
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traîne après soi en un seul bloc tout son régiment, le rassemble en masse aux endroits les plus propres à attirer les obus (une ferme occupée par des batteries françaises en action, un parc de château, etc.). Et la manière dont les compagnies marchent au combat a de quoi scandaliser le plus jeunet des petits aspirants de 1918. Et l'entassement des effectifs dans les tranchées à rai- son d'un homme par cinquante centimètres courant ! Et le mépris de toutes les règles du service de sûreté en station qui prescrivait une ligne de surveillance nettement différenciée de la ligne de résistance !
Je ne crois pas qu'un seul vétéran de l'armée Maunouryetde l'armée Franchet d'Espérey, qui bordaient l'Aisne en sep- tembre 14, puisse lire les pages de Clermont sans revivre tous ses accablements et toutes ses colères d'alors devant les bouche- ries inutiles qui se succédaient.
Le Passage de l'Aisne a un autre intérêt, intérêt de premier ordre pour l'historien qui fut en son temps soldat. C'est, à ma connaissance, le seul récit organique, cohérent et complet d'un combat de 1914. I! est l'œuvre d'un universitaire rompu aux. disciplines de l'histoire, d'un romancier et d'un psychologue de- grande classe, et enfin d'un acteur. Ce récit est-il vraiment com- plet, est-il seulement exact ? Aucun combattant sincère ne l'ad- mettra. Cet échec d'un Clermont a une importance énorme, car il semble bien qu'on puisse en conclure l'impossibilité d'écrire des récits de batailles. On analyse, on étudie un combat, on ne le raconte pas.
Emile Clermont a, pour composer son récit, apparemment utilisé plusieurs sources très différentes : d'abord sa mémoire et son carnet de route ; en second lieu, le carnet d'ordres reçus et donnés par son chef de corps, le journal de marche du régiment, les situations-rapports, peut-être quelques comptes-rendus de chefs de bataillon, de compagnie ou de section, des motifs de citation ; en troisième et dernier lieu, les témoignages oraux et peut-être écrits de soldats et d'officiers ayant pris part aux combats. Il avait donc puisé à toutes les meilleures sources et aux seules directes. Et cependant son récit n'est pas véridique.
C'est que le combat est un agglomérat d'infiniment petits, qu'on reste impuissant à dénombrer. La mort d'un agent de liaison suffit à entraîner un désastre ou une victoire. Clermont
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le sait : au^jsi son récit abonde-t-il en traits relatifs aux agents- de liaison. Sans doute est-il complet sur ce chapitre, et c'est le seul oii il soit loisible de l'être, car les avatars des porteurs d'or- dre, qui circulent d'un échelon de commandement à un autre^ sont toujours connus et gardés aux archives.
Mais sur l'évolution et l'issue du combat combien d'autres- « infiniment petits » influent autant que les porteurs d'ordres l Et ce sont précisément ceux-là qui sont au cœur du combat, qui forment le tissu même du combat et qu'on ne peut atteindre. On ne peut les atteindre pour toutes sortes de raisons : parfois parce que les acteurs sont morts ; parfois parce que les comptes- rendus sont truqués, souvent parce que les acteurs eux-mêmes ont accompli sans s'en apercevoir un acte décisif.
Il faudrait des pages pour démontrer l'invraisemblance de- bien des détails du combat du 20 septembre tel que le rapporte Clermont. Constatons simplement qu'on y use de la baïonnette- d'une façon bien continue et qu'on y agit avec une continuité surprenante, alors que les hôpitaux ont soigné un nombre insi- gnifiant de blessures par arme blanche et qu'un combat se compose surtout pour la troupe d'interminables attentes.
La narration d'Emile Clermont n'en est pas moins de premier ordre. Pour chaque phase, il définit les quatre éléments essen- tiels : le terrain, l'état-major, les officiers de troupe, les soldats.. Et s'il ne parvient pas à conter le combat, il en fournit l'atmos- phère. Son Pfli,ya^f t/f /'^^w/t' est un document psychologique d'une vérité totale sur l'état d'âme des chefs et de la troupe après- la Marne.
Quant au style, il est parfait de simplicité, de netteté et d'ai- sance. Son grand air de ressemblance avec celui des Mémoires de Marbot surprend : il serait curieux de savoir si Clermont a pratiqué Marbot avant de rédiger son récit, ou bien s'il n'y a là que rencontre fortuite. benjamin crémieux
... MAIS L'ART EST DIFFICILE (IP série), ^^r Jacques Bouleiiger (Plon-Nourrit).
K Comme une fable est plus intéressante que sa morale, en critique les considérants sont plus intéressants que la sentence », déclare M. Jacques Boulenger dans sa préface, page xii. Décla-
�� � ration assez décourageante puisqu’il ne la formule qu’après avoir proclamé l’impuissance scientifique, dogmatique et historique de la critique. Empirisme et impressionnisme, voilà, selon lui, son seul lot, et le goût, son unique pierre de touche.
S’il fallait donner un sous-titre à l’ouvrage de M. Boulenger, on choisirait donc volontiers celui de « Considérations critiques » plutôt que celui de « Jugements critiques ». Ce n’est pas que M. Boulenger craigne de conclure ou d’afficher préférences et antipathies, mais c’est qu’il a avant tout le souci de mettre en équation chaque problème et d’en examiner toutes les solutions possibles, et non point seulement celle qui lui paraît la meilleure ou la plus élégante. (D’où parfois un manque de concision, mais peut-être inévitable.)
C’est, dans chacune de ses études, à une discussion loyale, nourrie, d’une entière bonne foi que M. Boulenger nous convie. Il fournit en faveur de l’écrivain qu’il n’aime pas et que nous chérissons des arguments auxquels nous n’avions pas songé, et inversement, il signale chez celui qu’il aime des faiblesses que nous, qui ne l’aimons point, n’avions pas aperçues. Jamais chez lui ne se rencontrent cette malveillance, ce mépris à peine déguisé ou cette rosserie qui nous gâtent certaines pages critiques de Lemaître et rnême de France. L’ironie en critique est une arme déloyale.
Le second mérite de M. Boulenger, dont la culture a de profondes racines dans le passé national, est de situer les œuvres qu’il étudie dans une tradition, d’en démêler les tenants et aboutissants. Façon polie de montrer le manque d’originalité de la plupart, sans doute, mais plus encore souci de montrer la continuité de toutes les belles traditions littéraires françaises et de combattre ceux qui prétendent ne conserver qu’une ou deux ou trois de ces traditions et condamner les autres sans appel.
Un troisième mérite de M. Boulenger, c’est le courage avec lequel il affronte les grandes discussions « de base », si l’on peut dire : problème du style, stendhalisme, dandysme, naturalisme, etc.. Il s’y montre excellent.
M. Boulenger a bien fait de préciser ses préférences littéraires et de dérouler tout au long ses théories sur l’art d’écrire. On souhaite à présent lui voir appliquer sa lucidité, sa finesse et NOTES 97
son art dialectique à des sujets moins « de tout repos », à l'étude d'œuvres et d'hommes nouveaux. Débrouiller le chaos actuel de la littérature, et, parmi les grands talents qui se font jour, discerner les stériles et les féconds, voilà une tâche digne de M. Boulenger. . benjamin crémieux
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VIES IMAGINAIRES, par Marcel Schwo^ (Grès).
J'aime que Marcel Schwob écrive : « L'Art ne désire que l'unique ». La vie d'un héros me touche davantage si j'en con- nais un détail singulier plutôt que les grands événements qui la composent. L'attitude de Jeanne d'Arc sur le bûcher, celle de Napoléon à Sainte-Hélène ne m'intéressent pas et je ne m'en souviens plus, mais je n'ai pas oublié que « Scaliger frémissait à l'aspect du cresson » quoique je ne sache plus aujourd'hui oii j'ai pu lire cette belle phrase. Je sais que l'assassin Burger ôta son chapeau devant les restes de sa victime enterrés au pied d'un arbre du bois de Clamart et je ne me rappelle p.<s sans intérêt qu'un oncle de mon père rechercha le mouvement per- pétuel.
L'œuvre de Marcel Schwob n'est pas une annexe du Musée Grévin. Empédocle, Crates, Paolo Uccello, le Capitaine Kicl. ces mannequins ne sont pas morts et nous les voyons aux pri- ses avec les difficultés de la vie. Une biographie de Marcel Schwob possède pour moi les mêmes qualités d'évocation qu'un haï-kaï d'un poète japonais ou d'un poète français, Jean Paul- han, Paul Eluard. Ce livre procure une volupté de l'esprit qui, pour être solitaire et un peu artificielle, n'en est pas moins
douce. GEORGES GABORY
LA POÉSIE
ADONIS, par Jean de La Fontaine, avec une introduction de Paul Valéry (Au Masque d'or).
Sous le titre général de « Florilège Français », M. J. L. Vau- doyer se propose de publier des oeuvres littéraires appartenant aux quatre derniers siècles, chacune d'elles étant accompagnée d'un essai dû à la plume d'un écrivain contemporain, Le pre- mier volume de cette collection est \' Adonis de La Fontaine, au
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sujet duquel M. Paul Valéry a écrit quelque trente pages d'une prose délicieuse, parfaitement digne des beaux vers qui vien- nent ensuite. Avant d'aborder le commentaire d'Adonis, l'au- teur du Cimetière marin déiinit la condition du véritable poète, laquelle ne saurait être l'état de rêve.
« Je n'y vois, écrit-il, que recherches volontaires, assouplissement des pensées, consentement de l'âme à des gênes exquises, et le triomphe perpétuel du sacrifice. Celui qui veut écrire son rêve doit être infini- ment éveillé Qui dit exactitude et style, invoque le contraire du
songe ; et qui les rencontre dans un ouvrage doit supposer dans son auteur toute la peine et tout le temps qu'il lui fallut pour s'opposer à la dissipation permanente des pensées. »
Cette juste remarque n'est pas seulement le résultat d'une spé- culation critique : elle est encore le fruit de l'expérience de M. Paul Valéry, dont l'œuvre tout entière est une longue méditation, poursuivie tantôt dans la sérénité, tantôt dans l'an- goisse, de ce qu'Edgar Poe appelait la genèse du poème. Sentir n'est rien, pour l'artiste, sans la mémoire ; et le don poétique est une spécialisation de la mémoire. « S'opposer à la dissipa- tion des pensées.... dit M. Valéry, ...changer ce qui passe en ce qui subsiste », et Montaigne : « Le travail est à l'accouchement et non à la création. » C'est une vue de simple bon sens, et Saint-Marc Girardin, qui se faisait gloire de cette humble vertu intellectuelle pour laquelle les romantiques affichèrent un dédain profond, a fort bien marqué « l'intervalle inconcevable », comme dit M. Valéry, qui sépare la conception de l'expression :
« Quand l'auteur est face à face avec son idée encore pure et vierge, c'est alors vraiment qu'il jouit du commerce des dieux ; il n'a eu encore ni les embarras ni les gênes de l'expression... L'idée n'est pour lui qu'une inspiration et qu'une émotion intime. Mais bientôt il veut mettre au dehors ce qu'il a au dedans de lui-même ; il veut faire sortir de son front cette minerve conçue dans son cerveau... Alors commence la lutte contre le style et contre les mots. Il veut exprimer son émotion telle qu'elle est ; il ne le peut. Ce qui était si pur et si beau comme inspiration encore indistincte et confuse, d'abord s'obscurcit comme pensée, puis enfin, comme phrase, s'évanouit. Il avait du génie au fond du cerveau ; sur le papier, il n'est plus qu'un sot...
... Ainsi, par cette disproportion entre la pensée et le terme, entre l'image qui brille, vraie et pure, dans le cerveau, et l'image terne et
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obscure qui pâlit sur le papier, le public n'a jamais que le quart ou la moitié de la poésie que nos poètes ont dans leur génie ; ils gardent toujours, quoique malgré eux, une bonne partie de leur secret. »
Qu'on veuille bien excuser cette longue citation en faveur de la clarté dans laquelle le problème qui nous occupe se trouve placé. Au fond, avec mille nuances délicates, avec les images les plus heureuses, et surtout l'accent émouvant de l'expérience personnelle, M. Paul Valéry, dans la première partie de son discours ne dit guère autre chose que cela.
Il s'agit maintenant de déterminer le mode d'expression. Malgré toutes les précautions oratoires et tout le soin qu'il prend de ne pas heurter ceux qui réduisent les règles prosodi- ques « à l'observance des lois naturelles de l'âme et de l'ouïe », M. Valéry décide en faveur des règles anciennes. Son choix, à ce qu'il paraît, ne s'est pas fixé par caprice : ce fut mariage de raison ; la passion n'est venue qu'après comme une grâce méri- tée. Nos pères estimaient fort, dit-on, de telles alliances, et fondaient volontiers des espoirs sur les fruits d'aussi sages amours. M. Valéry fait du reste la part belle à « lu liberté ». Elle est si séduisante, concède-t-il ; « elle l'est particulièrement pour les poètes. » Au vrai, la liberté prosodique flatte surtout leur vanité, chacun étant assez enclins à faire « de son oreille et de son coeur un diapason et une horloge universels », à ne suivre d'autres lois que celles qu'il déduit de ses propres erre- ments.
Observons toutefois que l'anarchie prosodique a peu d'adeptes déclarés. Tout poète se flatte d'obéir à des lois, des lois faites à son usage, sur mesure, mais enfin des lois. Nul ne se fait gloire d'être un fol ou un insouciant, tout de même que les peintres, après avoir oublié, négligé ou rejeté toutes les règles com.munes, s'évertuent à la recherche de nouvelles disciplines !
Mais M. Valéry, s'adressant aux partisans de cette prétendue liberté, ne songe qu'aux poètes. Avec une ironie secrète, qui a bien du charme, il vise au point sensible et feint de s'intéresser à leur gloire. Ne risquent-ils pas, en inventant une règle qui leur soit personnelle, « d'être mal entendus, mal lus, mal décla- més » ? Aussi tâche-t-il à leur montrer l'avantage de l'ancienne prosodie dont l'arbitraire, à son avis, n'est pas plus grand que
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celui du langage. Et M. Valéry de pousser son apologie du vers régulier ; j'oserai dire qu'il la pousse trop loin et dans une direction quelque peu hasardeuse. Cette loi « assez insen- sée, toujours dure, parfois atroce », est-il vrai qu'elle soit arbi- traire à ce point ? Ou plutôt la prosodie de Malherbe n'est-elle pas l'aboutissement logique d'une longue évolution conforme au génie de la langue ? Voit-on que cette évolution ait été marquée seulement par l'établissement de contraintes nou- velles ? Tout au contraire. Le langage poétique, au début du xvir siècle, est infiniment plus libre, moins gêné dans des tourments artificiels que deux siècles auparavant. A la vérité, les règles de la prosodie classique sont les vraies lois naturelles de notre langue poétique, non pas sorties du cerveau d'un législateur (Boileau lui-même n'a fait que rédiger le code du meilleur usage poétique en son temps), mais découvertes progressivement et adaptées aux changements de la langue vulgaire. Leur fixité n'est qu'apparente et leurs exigences mêmes n'ont rien d'inhumain. M. Paul Valéry n'est pas de cet avis : « Les exigences d'une stricte prosodie, écrit-il, sont l'artifice qui confère au langage naturel les qualités d'une matière résistante, étrangère à notre âme, et comme sourde à nos désirs. Si elles n'étaient pas à demi-insensées, et qu'elles n'excitassent pas notre révolte, elles seraient radicalement absur- des. »
Pourquoi donc ? Encore une fois, et M. Valér\' lui-même le note ailleurs, elles n'excitent que la révolte de l'orgueil, alors qu'au contraire la raison et la sensibilité d'un vrai poète s'en accommodent fort bien. Au xv^ siècle, les rhétoriqueurs imagi- nèrent des obligations factices qui dans leur infinie complication. constituaient en effet la plus conventionnelle des disciplines, celle-là même qui, beaucoup plus justement que la prosodie traditionnelle, mériterait d'être comparée par M. Valéry aux règles du jeu d'échecs. Encore faudrait-il démontrer que les dites règles ne sont pas le fruit d'améliorations successives- apportées à un jeu plus rudimentaire, comme on a vu de nos jours le bridge dériver du whist, puis le bridge primitif engen- drer le bridge aux enchères, puis le bridge « opposition », par le bridge u au plafond », en attendant quelque complication nouvelle toujours possible, puisqu'il s'agit bien, en l'espèce, de
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constructions arbitraires '. A la vérité, le génie d'une langue est une contrainte invisible plus générale, qui embrasse et limite toutes les autres ; quand l'imagination des législateurs ou la présomption des poètes rebelles s'aventure au-delà, elle se perd dans le néant des systèmes gratuits.
Mais sans doute M. Paul Valéry n'est-il pas, au fond, très éloigné de cette manière de voir. S'il s'est efforcé de justifier la prosodie traditionnelle par d'autres raisons que celles qu'on met -en avant d'habitude, c'est peut-être qu'il a craint, en prenant ces dernières à son compte, de piquer trop mollement l'attention des esprits prévenus en faveur de la nouveauté et qu'on ne con- vainct guère sans les déconcerter d'abord.
Ce qu'il avance touchant l'heureux effet d'une discipline acceptée nous remet en mémoire le vers de La Motte, que le poète des Odes et du Serpent aurait mauvaise grâce à renier :
Dans la contrainte ri^^oiireuse Où l'esprit semble resserre, Il acquiert cette force heureuse Qui l'élève au plus haut degré. Telle dans les canaux, pressée Avec plus de force élancée, L'onde s'élève dans les airs...
Certes, le poète qui suit la règle classique ne peut pas tout dire, mais tout n'a pas besoin d'être dit et la plus stricte con- trainte offre bien moins de dangers que la faculté de tout dire. 'Nul ne saurait se flatter de nous rendre la sensation dans sa fraîcheur originelle, de transporter la nature telle quelle dans une œuvre d'art, sans tomber dans un réalisme ou dans un impressionnisme qui n'ont bientôt plus rien d'humain. La poé- sie, comme la peinture, est art d'imitation, et de même que le plaisir de l'imitation est plus vif quand celle-ci est obtenue par les moyens les plus imprévus, ainsi le plaisir d'une expression achevée est le plus délicat et surtout le plus durable. L'art suprême est justement de ressusciter dans l'esprit du lecteur cette féerie intérieure de la conception qu'il faut bien renoncer à projeter telle quelle sur le papier.
I . Encore les habiles au bridge sont-ils fondés à penser que leur jeu favori a aussi son génie propre.
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Aussi bien, quand M. Paul Valéry nous entraîne à sa suite dans « l'arcane de la génération des poèmes », on ne saurait souhaiter guide plus subtil ; et pour quiconque se plaît à médi- ter sur « l'acte même des muses », c'est un enchantement que cette promenade au labyrinthe d'Apollon.
Ayant ainsi disposé le lecteur à mieux entendre le poème de La Fontaine, M. Paul Valéry en entreprend la lecture commen- tée. Ici aucune réserve n'est de mise ; il faut rendre les armes à tant de sagacité dans la dilection, à tant de clairvoyance dans l'amour. Voici une remarque qui avait déjà été faite, mais non pas avec la même netteté : « Dans les vers, tout ce qui est nécessaire à dire est presque impossible à bien dire. » D'où la nécessité d'écrire des vers plats. C'est à quoi se refusait Mal- larmé, c'est à quoi M. Valéry lui-même ne se résigne qu'à son corps défendant. Mais il y viendra. Il y viendra parce qu'il a quelque chose à dire, et qu'il nourrit des pensées complexes qui veulent être expliquées, élucidées, enchaînées. C'est là qu'in- tervient l'art des transitions, le plus délicat de tous, selon Boi- leau, qui reprochait à La Bruyère d'en avoir éludé la difficulté ; un art oii La Fontaine excella, et dont il a donné maint exemple étonnant dans ces Contes dont M. Paul Valéry fait trop bon mar- ché. Pour aimer Adonis, faut-il mépriser hCotiiiisane amoureuse et refuser d'admettre plusieui's genres de poésie, entre l'expres- sion lyrique toute pure et le discours didactique ? M. Paul Valéry trouve admirable « l'attaque » de la partie finale, la plainte funèbre de Vénus. Jamais l'art des vers ne fut poussé plus loin.
Préte^-moi des soupirs, ô vents, qui sur vos ailes Portâtes à Vénus de si irisles nouvelles...
De pareilles beautés décourageraient d'écrire si l'on ne les oubliait, ou si l'habitude n'en émoussait l'éclat. Mais cette tran- sition pleine d'énergie et de grâce est d'autant plus frappante que les précédentes étaient plus simples :
Enfin pour divertir l'ennui qui le possède...
ou encore celle-ci :
// est temps dépenser aux funestes moments On la triste Vénus doit quitter son aniani...
que M. Valéry semble trouver trop prosaïque, poussé peut-être
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en l'occurrence par quelque dépit secret de ce que La Fontaine ne soit pas suffisamment sensible à ces tortures nobles éternelles qui sont pour le poète de la Jeune Parque le prix de sa fidélité aux disciplines classiques.
Martyr docile, innocent condamné Dont la ferveur attise le supplice,
tel nous apparaît M. Paul Valéry. La Fontaine porte plus allègrement ses chaînes. Aussi ces deux captifs ressemblent-ils à ceux de Michel-Ange, que l'auteur d'Adonis a dépeint (dans une lettre à sa femme) :
L'un toutefois de son destin soupire. L'antre paraît un peu moins mutiné. Heureux captifs. . .
Oui, heureux captifs ! et l'on conçoit qu^e M. Paul Valéry ait, malgré tout, préféré son esclavage, quitte à en exagérer un peu les rigueurs, à cette liberté dont il a vu d'autres poètes, ses contemporains, tirer tant de vanité et si peu de bénéfice. Sans doute, dans sa dévotion à la muse régulière, il entre un grain de masochisme. Mais il sait bien et il laisse clairement entendre, avec cette décence noble qui donne tant de prix à sa pensée et à son verbe, qu'il a choisi la meilleure part.
ROGER ALLARD
LE ROMAN
BATOUALA, par René Maran (Albin Michel).
Le Prix Concourt vient d'être attribué à cet ouvrage. Les membres de l'Académie ont eu quelque mal à se départager et seule la voix du Président que les statuts déclarent prépondé- rante, a pu faire pencher la balance en sa faveur. La Cavalière Eisa de notre collaborateur Pierre Mac Orlan et VEpithalanie de Jacques Chardonne lui firent en effet longtemps contrepoids et obtinrent tour à tour chacun cinq voix.
Batouala, nègre congolais, s'éveille dans sa case, s'étire, se lève, se gratte, sort dans le brouillard, rentre, fume sa pipe, déjeune servi par Yassiguindja, qui est l'une de ses neuf épouses, cherche les chiques entre ses doigts de pieds, puis, vers midi, monte sur la colline et invite à coups de tams-tams les popula-
�� � Î04 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAIS
îions environnantes à la prochaine fête de la circoncision. Pendant son absence, arrive chez lui Bissibingui, le Don Juan de la tribu. Il a déjà trompé Batouala avec huit de ses femmes. Quant à Yassiguindja, la neuvième, elle n'attend que « l'occa- sion favorable pour manifester à ce dernier la haine qu'elle a de lui ». Mais Batouala est jaloux, contrairement aux autres
��îîegres.
��Le possesseur habituel, nous apprend M. Maran, si on use de son bien, il suffit qu'on le dédomm;ige en poules, en cabris ou en pagnes du préjudice causé. Et tout est pour le mieux.
Malheureusement, il fallait prévoir qu'il n'en serait pas de même avec Batouala. Jaloux, vindicatif et violent, on pouvait être sûr que, malgré la coutunie, il n'hésiterait pas à supprimer ceux qui passeraient sur ses terres. Yassiguindja... était fixée sur ce point.
Pourquoi Batouala n'a-t-il pas sur ce point la même insrou- ciance que les autres Congolais ? M. Maran ne nous le dit pas.
Suit la description de la fête de la ganza ou circoncision. Fête obscène et volontiers sanglante. Le père de Batouala meurt d'y avoir bu trop de Pernod. On l'enterre selon les rites. Yassi- guindja accusée de l'avoir tué en lui jetant un sort propose à Bissibingui de fuir avec lui. Bissibingui temporise jusqu'après la saison des chasses. Il espère pendant une chasse tuer Batouala d'un coup de sagaie. Batouala nourrit le même projet. Le feu €st mis à la brousse : la chasse bat plein ; une sagaie frôle le corps de Bissibingui. C'est Batouala qui l'avait lancée. Une panthère jaillit de la brousse et ouvre d'un coup de patte le ■ventre de Batouala qui en meurt huit jours plus tard. Yassi- guindja et Bissibingui se marieront.
Pendant les fêtes de la ganza et les préparatifs de la chasse, les Noirs parlent entre eux des Blancs et se racontent des légendes. Le récit est encadré de descriptions du pays Con- golais.
Tel est, en cent cinquante petites pages, le « véritable roman nègre » promis à la page de garde, la « succession d'eaux-fortes » qu'annonce la préface et où M. René Maran « a poussé la cons- cience objective jusqu'à supprimer des réflexions que l'on aurait pu lui attribuer. »
Entre tous les sujets de « véritables romans nègres » qui s'offraient à lui : roman du clan primitif et de ses luttes intes-
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îines ; roman des rapports entre Noirs et Blancs ; roman du mulâtre ; roman du nègre instruit et civilisé ; roman du fonc- tionnaire indigène, etc., M. Maran a choisi d'écrire le roman psychologique du nègre encore sauvage, de noter le défilé des pensées, images, désirs, sentiments dans son âme fruste. Il a remarquablement réussi dans ses deux premiers chapitres, véri- tables monologues intérieurs de son héros. Mais il n'a pas eu le même bonheur dans la suite de son récit.
Ce roman de la jalousie qui ressemble, quant au lond, à n'importe quelle histoire d'apache ou de vendetta corse, pour- quoi l'avoir traité si la jalousie est un sentiment exceptionnel chez les nègres Congolais ?
Mais ce sujet d'exception une fois admis, les détails de l'aven- ture, la logique sentimentale et le jeu d'idées des héros vont-ils être typiquement nègres ? On attendait dans les palabres et les dialogues des personnages quelque chose d'un peu semblable à ce qu'on rencontrait par exemple dans les Hain-Teny nierinas traduits par Jean Paulhan : des associations d'idées surprenantes, cette navette continuelle entre le plan du fabuleux et celui du réel, des procédés cérébraux et verbaux vraiment africains.
Onomatopées mises à part (il est vrai qu'elles foisonnent), Batouala pense et discourt de la façon la plus européenne qui soit :
« Je ne me lasserai jamais de dire la méchanceté des blancs. Je leur reproche surtout leur duplicité... II y a une trentaine de lunes, notre caoutchouc, on l'achetait encore à raison de trois francs le kilo. Sans ombre d'explication, du jour au lendemain, la même quantité de banga ne nous a plus été payée que quinze sous. »
Et que dire de ce récit de la mort du chasseur Coquelin par Bissibingui :
Il fit un écart pour éviter l'énorme bête, l'évita, prit du champ, épaula de nouveau son fusil, appuya sur la gâchette... Tac ! un raté.
Et un peu plus loin :
Lorsqu'il reprit ses sens, mon Coquelin, toujours absolument seul, se semait faible, ah ! si faible...
Ce « tac ! un raté » et ce « faible, ah ! si faible » ne sentent-ils pas davantage la fréquentation de M. René Maizeroy que celle de la brousse équatoriale.
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Il y a pourtant un grand souci d'exotisme dans ce livre : mais il se limite presque uniquement à l'emploi de vocables nègres ^ Un lexique à la fin du volume ne serait pas inutile. Une phrase comme celle-ci : « les sons discordants des balafons et des koundés s'unissaient au tam-tam des li'nghas » peut évoquer une musique barbare. Mais un cliquetis de syllabes incompré- sibles, s'il peut suggérer quelques grossières images auditives, ne pourra en aucun cas suggérer d'images visuelles. « Ils avaient quitté leur kagas, leur brousse, leurs patas-patas boueux, n'en dit pas plus en vérité que « ils avaient quitté leur brousse. » Et qu'est-ce qu'un ciel « couleur de latérite » ?
Imagine-t-on un auteur français situant un roman en Alle- magne et écrivant : « Un Kalb se mit à meugler. Une Fliege bourdonnait. Un Hund aboyait, etc.. » ? M. Maran écrit : « léhé, les m'balas, il n'est plus temps de barrir ! Vous, les- voungbas, vous feriez bien de ne plus afïouiller vos bauges,. d'un groin vorace !.., Gogouas, enfuyez-vous en meuglant,, etc.. »
Veut-on maintenant une idée du français tel que l'écrit M. Maran ?
Et d'avance des Européens que je viserai, je les sais si lâches que je suis sûr que pas un n'osera me donner le plus léger démenti. — Si l'inintelligence caractérisait le nègre, il n'y aurait que fort peu d'Européens. — Et produisent les arbres un frisseus de mille feuilles mouillées. » — « Un brusque mépris haussa ses épaules. — Trop haut est le ciel dont semble l'azur incolore à force de lumière ! — Allez vers où des fumées noirâtres n'annoncent pas que le feu dévore la brousse. »
Par son style, Balouala est peut-être un « véritable roman
nègre ». ^
LES HOMMES ABANDONNÉS, par Georges Duhamel (Mercure de France).
Avec ce dernier recueil de nouvelles, Georges Duhamel prend décidément figure de Maupassantdel'unanimisme. Ce que Mau- passant fit pour l'esthétique de Croisset et de Médan, Duhamel est en train de le réaliser pour l'esthétique de l'Abbaye : il ia rend accessible au grand public ; sans en rien renoncer, il sert
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d'intermédiaire entre le lecteur moyen et ses camarades d'École. Après l'avoir lu, on peut aborder de plain-pied Puissances de Paris ou Un Etre en marche de Jules Romains, et on goûte mieux certaines œuvres « à côté » de l'unanimisme, celles de Pierre Hamp par- exemple ou de Jean-Richard Bloch.
C'est que les récits de Duhamel ont la belle humeur, la fran- che carrure, l'allure entraînante, bref l'abord facile qui captive et retient le public.
La sensibilité nuancée et volontiers généralisatrice, la bonho- mie à la fois railleuse et attendrie, toute la grande camaraderie humaine, tout l'optimisme quand même de Civilisation et de Vie des Martyrs se retrouvent dans les huit récits dont se com- posent Les hommes abandonnés, et l'on s'aperçoit une fois de plus que le sens de la camaraderie est le fond même de l'unanimisme de Duhamel, mais il y a, dans ce nouveau livre, un effort plus net pour représenter des groupes et analyser les rapports entre collectivités et individus.
En sous-titre, Duhamel aurait pu écrire : « Huit exercices sur des thèmes unanimistes. » Ces thèmes méritent qu'on les énu- mère et qu'on s'arrête un instant à les examiner. Premier thème (JLc Voiiurier) : étude de l'inflMence occulte de la pensée du groupe sur l'individu. Développement : un homme qui vit honnête et paisible est, sans qu'il s'en doute, tenu pour uo assassin dans un village qu'il a habité autrefois ; cette opinion collective est si forte 'qu'elle finit par faire de lui sans raison aucune un meurtrier ; c'est une sorte d'envoûtement social. Deuxième thème qui est la contre-partie exacte du précédent (Nouvelle Rencontre de Salavin) : étude de l'influence occulte delà pensée de l'individu sur le groupe. Développement : un homme souhaite si fort la mort d'un autre homme et l'amour d'une femme que l'un et l'autre surviennent brusquement et sans rai- son apparente. Ces deux premiers thèmes relèvent d'un mysti- cisme unanimiste sans restriction. Aussi Duhamel a-t-il soin de faire toutes ses réserves, dans le premier cas, sur le récit de son Voiturier et dans le deuxième, de nous avertir que son héros a simplement rêvé.
Troisième thème (On ne saurait tout dire) : vie d'un groupe d'amis dans une circonstance donnée. Quatrième thème (L'Epave') : vie d'un groupe social — un village — dans une
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-circonstance donnée. Cinquième thème (Origine et Prospérité ■des Singes) : naissance et développement d'une légende privée de tout fondement historique.
Sixième thème (^L'Expédition) : étude de la résistance d'un groupe aux contingences, de sa capacité à vivre la vie qu'il s'est prescrite sans que rien l'en détourne. Développement : un juge de paix, un docteur et des étudiants en goguette ne se laissent pas distraire de leur joie par un meurtre qui les oblige pourtant à une descente de justice et à une autopsie ; l'existence ■du groupe joyeux ne se laisse entamer ni par les détails maca- bres, ni par le sort d'un malheureux, accusé à tort et à moitié lynché par les paysans ; né pour boire et pour rire, le groupe achève sa soirée en buvant et riant.
Septième thème (La Chambre de l'Horloge) : confrontation d'un individu avec un groupe qui lui est totalement étranger, dans l'espèce d'un enfant avec un asile de vieillards. Huitième thème (Le Bengali) : confrontation encore de deux individus avec une ville inconnue et avec les divertissements de cette ville qui se changent pour eux en pitié et en tristesse, tant il est vrai qu'on ne peut se divertir qu'à l'intérieur et selon les modes de son propre groupe.
Que devient la réalité dans des récits systématisés de la sorte ? Sauf peut-être dans la Chambre de l'Horloge ou le Ben- gali, elle est sinon absente, du moins tellement déformée qu'on hésite à la reconnaître. Il n'y a pas la moindre vraisemblance dans tous ces récits, ce sont des constructions arbitraires, nées ■d'abstractions ce sont des recompositions du même ordre que celles des peintres cubistes. Ou plutôt, pour ne pas sortir du domaine de la littérature, disons que ce ne sont pas des his- toires, mais des légendes que nous conte Duhamel.
Le caractère légendaire, épique de la prose unanimiste n'a pas encore été suffisamment mis en relief. C'est là une des mille manières dont s'y prend le xx« siècle pour se libérer de la servi- tude historique que romantisme et naturalisme lui avaient im- posée. On ne saurait tout dire est une épopée héroï-comique de la même veine que le Lutrin de Boileau.
Qjue Duhamel, en traitant des sujets si spéciaux, ne heurte, ni n'étonne, c'est ce qu'on s'expliquerait mal, si on ne remar- quait qu'il a superposé des études de caractères à chacune de
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ses études unanimistes. Les premières font avaler la dure pilule des secondes. Celui que rebuterait le fond d'Origine et Prospé- rité des Singes ne résiste pas à la verve étourdissante et aux his- toires de l'extraordinaire docteur qui en fut un des héros. La Chambre de l'Horloge n'est, si l'on veut, qu'une émouvante his- toire d'enfance. Le village deVEpave lui-même n'est pas présenté en bloc comme Cromedeyrc-le-Vieil, mais habitant par -habitante A l'intérieur du collectif, Duhamel prend toujours soin d'intro- duire des individus capables à eux seuls de retenir l'intérêt.
Il faut encore tenir compte du ton employé par Duhamel pour achever de comprendre pourquoi il ne choque aucune routine. C'est le ton de l'observation clinique, l'énumération de symp- tômes, sans recherches étiologiques, ni diagnostic. Cette absence de dogmatisme, ce merveilleux dans lequel il se meut sans avoir l'air de s'en douter, tout cela empêche qu'on s'irrite contre lui.
Tous ces personnages individuels ou collectifs vivent-ils d'une vie complète et qui donne l'impression de la vie vérita- ble ? Evidemment non. L'emprise finit presque toujours avec le récit. C'est peut-être notre vision qui n'est pas encore au point» C'est peut-être que des héros de légende ne peuvent vivre l'existence minutieuse et ressemblante à crier, minute par minute, des personnages de Marcel Proust.
BKNJAMIN CRÉMIEUX
�� ��TERRE DE CHANAAN, par Louis Chadourne {k\hn\ Michel).
Louis Chadourne nous conte l'histoire d'un rêveur qui se laisse prendre aux paroles dorées d'un aventurier, son cama- rade d'enfance, et qui, désabusé, revient finir ses jours sous- T'heureuse médiocrité du toit paternel. Il s'agit, comme l'a dit un autre trompeur, qui frappait des douros de cuivre, et même de plomb, de « conquérir le fabuleux métal — Que Cinpango mûrit dans ses mines lointaines. »
Nous avions plus de sympathie que de solides raisons pour écouter la voix séductrice de Louis Chadourne et nous embar- quer à la suite de ses héros, car l'auteur du Maître du Navire. par sa tournure d'esprit, était déjà enclin à décevoir et à désen-
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chanter. Quant à celui de VInquièie Adolescence, il plaisait par des grâces ambiguës de Chérubin chez les Pères, qui faisaient plutôt présager un élégiaque au cœur meurtri qu'un homme d'action. Cependant, nous sommes sur le pont de la Mariqiiita, et l'on nous égrène d'abord des souvenirs de jeunesse pour tuer le temps et nous inspirer confiance. L'auteur excelle en ce genre délicat, sa poésie n'ayant pas encore drapé la robe virile. Ensuite, nous faisons connaissance d'une troupe de saltimban- ques, mais fort incomplètement d'une trapéziste, cette demoi- selle Letchy qui semble appelée à jouer un rôle prépondérant, qui parle du Nirvana comme M. Jules Bois, et qui doit mourir à la fin du roman sans en avoir dit beaucoup plus, ni sans que nous sachions si elle fut ou non la maîtresse de quelqu'un. Quelle étrange histoire !... Par cette queue de poisson, l'on voit du moins que Mi'= ou M'"^ Letchy est une sirène. Enfin, après une traversée où l'on s'étonne un peu trop des choses du ciel et de la mer pour un second voyage au long cours (voir le Maître du Navire), nons nous demandons, dans cette ville de Puerto-Léon, si l'auteur va bientôt se décider à corser l'intrigue et rassembler ses forces. Quand il en prend le parti, le roman est trop avancé, le héros regrette sa province, et moi les feuille- tons d'aventures écrits vers 1850, où, sans paraître davantage se soucier de la littérature descriptive, de la psychologie et de la métaphysique, des écrivains oubliés répandaient à pleines mains les dons véritables des conteurs, procédant par larges tableaux, substituant l'action au récit, et laissant poliment au lecteur le soin facile de déterminer le caractère des personna- ges d'après leurs actes. J'ajoute que ces écrivains avaient pour le moins autant d'imagination que Walter Scott ou Dumas père, et que c'est, hélas ! cette qualité maîtresse qui fait défaut dans la Terre de Chanaan. Ce n'est pas à dire qu'elle manque à Louis Chadourne.
Est-ce donc qu'en essayant de nous exposer les avatars d'un « aventurier malgré lui », jouet virevoltant du Hasard, Louis Chadourne se soit fondu dans son héros : que la timidité, l'es- prit critique, la sensibilité morbide et le désenchantement pré- maturé de celui-ci, l'aient empêché, lui l'auteur, de concevoir et d'amplifier ? Toujours contraint, ou prêt d'abréger pour retourner plus tôt en Périgord, on croit l'entendre soupirer
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avec Corbière : c< Vais m'en aller /... » Cette sorte de mimétisme produit d'excellents effets dans un roman purement psycholo- gique, où l'action tient peu de place, où le nombre des personnages est restreint, où l'on suppose une grande part d'autobiographie ; mais elle est une entrave au récit d'imagina- tion, où l'auteur doit se multiplier et paraître brûler ses vais- seaux.
En vérité, le romancier était libre de s'attacher à la fausse situation de son héros, de monter ce Jean Loubeyrac en épin- gle ; mais je songe au parti différent qu'en aurait tiré Pierre Mac Orlan, avec sa fantaisie et son comique amer. Si Jean Loubeyrac est Chadourne lui-même, je crains pour la sensible victime que les sympathies ne se détournent et ne rallient l'entraîneur Carvés, qui incarne vraiment la Poésie et la Virilité ; qui voit, dis-je, renaître ses illusions de leurs propres cendres, et qui goûte le mâle plaisir d'enchaîner à sa suite des hordes d'illu- minés. Dans un roman d'aventures, les faibles ont toujours tort.
Enfin, l'économie de l'ouvrage me paraît bousculée, dans cette troisième partie où l'auteur semble avoir pratiqué des coupures. Il y a, en général, trop de descriptions littéraires, où r « atmosphère » aurait suffi, et trop de considérations philoso- phiques, même pour un familier de Montaigne. L'épigraphe lapidaire en disait assez : Nous n'allons pas, on nous emporte... Je songe, à mon tour, au vers d'Horace :
Cœlum, non animum mutant, qui trans mare currunt.
Le Pot au Noir, que l'on attend avec une curiosité qui honore Louis Chadourne, me démentira peut-être, mais je crois que le romancier avait trouvé sa voie d'analyste dans V Inquiète Adoles- cence, et dans un curieux hors-d'oeuvre du Maître du Navire, où il est question du vice de l'Homme, c'est-à-dire du masochisme.
FERNAND FLEURET
QUAND LA TERRE TREMBLA, par Claude Amt ^Grasset).
Il y a d'abord la révolution russe ; puis la révolution dans le «cœur d'une belle jeune fille et d'un quadragénaire ardent. Ce
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sont deux fables mêlées. Pour la première, l'auteur s'est docu- menté sur place ; la seconde est plus humaine, plus conven- tionnelle, moins russe. On y cherche en vain cette précieuse folie que les Slaves répandent. Cette idylle sous la terreur, très soigneusement composée, se tient à distance égale de la com- plainte romanesque et de la synthèse historique. A vrai dire, Lénine (p. 51, un excellent instantané) et les dieux bolchevicks- n'apparaissent pas comme ayant très soif. Jusqu'au dénouement le héros et l'héroïne peuvent aimer sans être de corvée au balayage. Savinski n'est que tardivement arrêté, et pour atteinte évidente à la sûreté de l'Etat. Mais l'amour est anti-social, et, à ce titre, puni par l'âpre vertu de l'Institut Smolny. Une fois dis- parues « ces agitations qu'on appelle plaisirs », il ne reste plus que l'histoire de la Russie, et nous attendons encore qu'on nous conte véridiquement cette importante aventure.
PAUL MORAND
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��LES NOCTURNES, par Georges Imann (Grasset).
Le milieu des révolutionnaires russes — juifs pour la plu- part — réfugiés à Genève pendant la guerre, celui des diplo- mates et des espions, intercommunicants, sont évoqués avec une réelle puissance. Roman à clef peut-être, mais surtout roman d'aventures. La femme fatale et l'homme fatal dressés en pied par Imann ne s'oublient pas.
Il est dommage que le beau drame se change vers la page 200 en un mélo un peu vulgaire et qu'à la noble impartialité du romancier succède je ne sais quelle frénésie chauvine et réac- tionnaire. D'un coup ses héros d'une psychologie si nuancée jusque-là se transforment en pantins d'Ambigu : le Traître, la Repentie, le Jeune Premier, etc..
Ajoutons d'ailleurs que si, à partir de ce moment, le mérite du livre nous paraît décroître, l'intérêt n'en est pas diminué le moins du monde. On lira tout ce roman avec avidité.
Le gros détaut du livre, c'est sa forme. On peut être un bon romancier sans fignoler son style. Mais trop souvent M. Imann essaie de fignoler, il tombe alors dans la mauvaise littérature. Je ne crois pas qu'il devienne jamais un « styliste ». Il a assez de dons précieux pour se passer de celui-là. Qu'il n'essaie pas
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de forcer son talent dans ce sens, et ce sera parfait, car c'est un art aussi que de faire oublier au lecteur — et même au critique — qu'on s'exprime avec des mots. benjamin crémieux
LETTRES ÉTRANGÈRES
LE SIXIÈME CENTENAIRE DE DANTE : LE OPERE DI DANTE, testo critico (Bemporad, 1 lorence). — LA POESIA DI DANTE, par Benedetto Croce (Laterza, Barij. — ODE JUBILAIRE POUR LE SIX-CENTIÈME ANNI- VERSAIRE DE LA MORT DE DANTE, par Paul Claudel (Nouvelle Revue Française).
Le sixième centenaire de Dante ne se solderait que par un excédent de discours et d'articles aussi éphémères les uns que les autres si l'éditeur Bemporad de Florence n'avait en sep- tembre publié le texte critique de toute l'œuvre dantesque, complet en un volume et remarquablement imprimé. Faut-il le dire ? Les Italiens ne possèdent pas encore d'édition critique de leur Altissiuio Poeia. Ils vont en avoir une incessamment par les soins de la Società Dantesca, subventionnée par l'Etat italien, et c'est le texte de cette grande édition critique, tel qu'il a été établi par des maîtres de premier ordre, que nous offre Bemporad par anticipation. On ne pourra plus goûter Dante désormais dans un texte autre que celui-là. Cette édition est un beau titre de gloire pour la Faculté des Lettres de Flo- rence où enseignent presque tous les érudits qui y ont colla- boré. Pio Rajna, Ernesto-Giacomo Parodi, Ermenegildo Pis- telli, et le bon conservateur de la Laurentienne Rostagno, gardien jaloux du manuscrit taché par Paul-Louis Courier et ■des cahiers de Napoléon, ils ont tous mis la main"à la pâte et le résultat fait le plus grand honneur à la science italienne. C'est par de telles oeuvres collectives qu'un pays trop souvent méconnu s'impose au respect universel.
On ne peut passer sous silence le livre de Benedetto Croce sur la Poesia di Dante, bien que ce soit un de]souvrages les moins réussis de l'illustre philosophe et critique napolitain et qu'il sente un peu la hâte.
La thèse que soutient M. Croce est d'ailleurs sans intérêt
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pratique, puisque d'instinct la plupart des étrangers qui lisent Dante se la sont appropriée. Ne voir dans la. Divine Comcdie qu'un certain nombre d'épisodes lyriques, reliés par de fasti- dieux récitatifs, négliger de parti-pris la construction du poème, l'enchaînement des parties, la superposition des allé- gories, le contenu théologique et philosophique, c'est ne rien ajouter à la compréhension de Dante et c'est peut-être lui retrancher quelque chose. On pouvait attendre davantage de M. Croce ; mais il s'est borné à appliquer strictement sa méthode critique, sa conception de l'art purement lyrique, qui ne sort pas renforcée de cette confrontation avec Dante.
Que la poésie catholique de Dante puisse encore être puis- samment ressentie et que le grand poème chrétien soit encore un édifice solide et non pas un ensemble de belles ruines éparses, comme le voudrait M. Croce, il suffit pour s'en convaincre de lire l'Ode Jubilaire que vient de publier Paul Claudel.
Les futurs exégètes de Claudel, après avoir fait dans son génie poétique la part des tragiques grecs et de l'Extrême- Orient, auront à étudier l'influence de Dante sur lui. Influence de première importance parce qu'elle n'est pas adjonction, triais concordance, on serait par moment tenté de dire : réin- carnation. Claudel reconnaît en Dante ce qu'il y a de meilleur en lui-même : la massivité de la pensée qui ne consent pas à s'émietter dans l'analyse, la gaieté et l'ironie géantes, le didactisme lyrique.
Dans VOdc Jubilaire qui est du pur Claudel, il y a, malgré tout, comme un pastiche dantesque. Quiconque connaît assez bien la Divine' Comédie a par instant l'impression d'un simple centon. Impression fausse, i! n')' a presque jamais réminiscence^ mais seulement parfaite similitude ou désir de rivaliser. Et la grande strophe sur l'Italie (pp. 35-6-7) ne rivalise-t-elle pas vraiment avec tel passage du Purgatoire ou du Paradis ?
Regarde-la, eette colonne Italienne, comme un corps, cette terre longue et resserrée dans le soleil...
Pas un mot de verbiage, l'explication la plus chargée de sens du génie et du tourment dantesques, suspendus entre terre et ciel, et, pour la première fois chez Claudel, l'idée de
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la grande collaboration entre l'homme et Dieu, qui était le fond du catholicisme de Péguy. Mais, chez Claudel, cette col- laboration n'est qu'un don gratuit de Dieu à l'homme, une association où l'un apporte tout et l'autre rien que sa bonne volonté :
Quand il fit l' Homme à Son image, c'était à Son image de créateur.
Il a mis en chacun de nous un peu de son pouvoir animateur.
Pour terminer, il convient enfin de citer le discours de Maurice Barrés à la cérémonie de la Sorbonne, publié par la Revue Hebdomadaire, où Dante homme de lettres était ingénieuse- ment analvsé. benjamin crémieux
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LA SPHÈRE ET LA CROIX, par G. K. Chesterton, traduction Charles Grolleau (G. Crès et C").
Je n'ai pas à présenter G. K. Chesterton au lecteur. Néan- moins les divers ouvrages traduits qui ont fait connaître son nom en France ont plutôt déconcerté qu'éclairé ceux-là même qui s'y sont plu. Chesterton nous livre la clef de son humour philosophique dans un volume d'essais que nous promet M. Charles Grolleau : Orthodoxy. Tant que nous ne la tiendrons pas, nous aurons quelque mal à nous y reconnaître, à moins pourtant de recourir aux précieuses études de Jean Florence, d'André Chevrillon et de Joseph de Tonquédec. Le nommé Jeudi, le Napoléon de Nothing-Hill, la Clairvoyance du PèreBroiun, romans d'aventures et de fantaisie, ne projettent que des lueurs sur la doctrine chestertonienne et ils risquent par là de nous la faire prendre en bloc pour le paradoxe un peu gros d'un esprit )0\'ial et fantasque qui a plaisir à égarer ceux qui l'écoutent, en soulignant ses propres contradictions. Mais à défaut d'Ortho- doxie, il est cependant un roman qui nous la donne presque « en clair », presque liée, presque logique, c'est la Sphère et là Croix dont j'ai à parler aujourd'hui. Roman idéologique, roman apo- logétique. Les aventures dTvan Maclan et de M. Turnbull(qui cherchent en vain, durant trois cents pages, un propice terrain de rencontre pour y vider, le fer en main, une querelle d'ordre religieux) n'est pas autre chose que l'illustration cocasse d'une idée symbolique qui fait le centre même des préoccupations de Chesterton : l'opposition de la Sphère, représentant le monde
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selon la science athée et de la Croix, représentant le monde selon la foi. Le professeur Lucifer a enlevé, on ne sait d'où, dans son aéronef, l'ermite Michael ; comme ils discutent ferme dans les nuages, l'appareil s'accroche à la croix qui couronne le dôme de l'église Saint-Paul, à Londres et, à la faveur de cet acci- dent, l'un va plaider pour la sphère, l'autre pour la croix. Ecou- tez le premier :
Ce globe est raisonnable. Cette croix est déraisonnable. C'est un animal à quatre pattes dont l'une est plus longue que les autres. Le globe est logique. La croix est arbitraire. Avant tout le globe est consé- quent avec lui-même ; la croix est essentiellement et par-dessus tout ennemie d'elle-même. La croix est le conflit de deux lignes hostiles, de deux directions inconciliables. Cette chose muette qui se dresse ici est une collision, une rupture violente, une lutte dans la pierre... Sa forme même est une contradiction.
A quoi l'autre répond « avec sérénité » :
Ce que vous dites est parfaitement vrai. Mais nous aimons les contradictions, l'homme en est une ; c'est un animal dont la supério- rilé sur les autres animaux réside dans le fait qu'il est tombé. Cette croix est comme vous le dites une éternelle collision ; j'en suis une. C'est une lutte de pierre ; toute forme de vie est une lutte dans la chair. La forme de la croix est irrationnelle, tout comme la forme de l'animal humain est irrationnelle. Vous dites que la croix est un qua- drupède avec un membre plus long que le reste du corps. Je dis que l'homme est un quadrupède qui ne se sert que de deux pattes.
Et comme le professeur Lucifer objecte que « l'élément de lutte et de contradiction » tient sa place, en effet, « à un cer- tain degré de l'évolution, » que « la croix représente l'étape la plus inférieure du développement et la sphère la plus élevée », que la croix est « l'arbre amer de l'histoire de l'homme », la sphère « le fruit mûr et final » et que par conséquent la sphère doit couronner la croix comme le fruit couronne l'arbre et non la croix la sphère, comme sur l'église Saint-Paul, l'ermite Michael réplique par une boutade qu'il nous donne comme décisive : « Essayez donc de placer la sphère en haut de la croix et vous verrez se produire la conséquence logique de votre plan logique : elle tombera. »
Vo'ûk le thème posé par le prologue. Après quoi commencent les aventures rocambolcsques du chrétien Mac lan et de l'athée
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Turnbull, les deux derniers hommes sur terre, ou tout au moins dans le Royaume-Uni que le Seigneur — qui vomit les tièdes — ait à juste titre épargnés ; car seuls ils sont capables, de donner leur vie pour leurs convictions intimes, l'un pour son athéisme scientifique — et pour la Sphère, l'autre pour la Très Sainte Vierge que le premier a outragée — et pour la Croix. Comment le romancier réussit à nous attacher à leurs pas, en dosant les agréments dont son art multiple dispose, art de conteur, de paysagiste, d'ironiste, de poète et d'apologiste, je n'ai pas à le démontrer. Le fait est qu'on le suit et qu'on a plai- sir à le suivre.
Mais le tout ne fait pas un tout, je veux dire une œuvre d'art, au sens où on l'entend chez nous. Progression à peine mar- quée, digressions inattendues, épisodes arbitraires qui pourraient être plus nombreux — et moins aussi, sans grand dommage ici ou là. De quoi on sent que l'auteur ne se soucie guère, appliquant en somme sa théorie sur la liberté de l'artiste qui, contraire- ment au savant (voir Orthodoxy^ peut à son gré faire mourir ou revivre ses personnages, ressusciter Juliette, marier la nourrice avec Roméo, en dépit de toute logique, de toute attente, de toute préparation. Sans doute la composition n'est-elle pas pour un anglo-saxon ce qu'elle est pour un français ; je ne suis pas bien sûr que les Voyages de Gulliver soient beaucoup mieux composés que la Sphère et la Croix. (Mais, même chez nous, le Pantagruel?^ La vérité, c'est que nous sommes en présence d'une forme d'art qui échappe aux formes de l'art, qui a la prétention d'être tout ensemble un pamphlet, un roman, un poème, un discours. Dans son livre sur Chesterton, si riche en citations judicieusement choisies, le R. P. de Tonquédec traduit pour nous un passage significatif tiré d'Hereiics.
Personne n'est assez sage, lisons-nous, pour devenir un grand artiste, sans l'être assez pour désirer être philosophe. Personne n'est assez énergique pour réussir dans l'art, sans l'être assez pour désirer dépasser l'art. U)i grand artiste ne se contente de rien, si ce n'est du tout. On peut exprimer cela si l'on veut, en disant que pour trouver de la Doctrine, il faut s'adresser aux grands artistes. Mais la psychologie du sujet nous apprend que ce n'est pas ainsi qu'il faut poser la thèse. La thèse vraie, c'est que pour trouver un art tant soit peu vivant et hardi, nous devons nous adresser aux doctrinaires.
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Autrement dit, dans Chesterton, car il est évident que c'est pour lui qu'il plaide, la doctrine est le principal et il s'agira, par tous les moyens, de l'infuser en l'âme du lecteur et de la dif- fuser aussi loin que possible. Orlhodoxy n'est pas pour tout le monde ; ce sera le livre des gens sérieux. La Sphère et la Croix est pour tout le monde, véhicule-omnibus d'une vérité essen- tielle et urgente qui doit être abordable à tous.
Revenons donc à cette vérité centrale. Elle s'exprime claire- ment à la page 120 du livre : jndesfructibilité du christianisme — pratiquement parlant — par celui que le romancier appelle « le grand libre-penseur «pour le distinguer des petits... l'auteur des Propos d'Alain par exemple.
Ce qu'il déttuit (L grand libre-penseur)... ce n'est pas le christia- nisme... c'est le libre-penseur venu avant lui. La libre-pensée peut être suggestive, elle peut être excitante, posséder autant qu'il vous plaira ces mérites qui viennent de la vivacité et de la variété. Mais il est une qualité que la libre-pensée ne peut jamais revendiquer : la libre-pensée ne peut jamais être un élément de progrés. Elle ne le peut pas parce qu'elle n'accepte rien du passé ; elle recommence chaque fois au com- mencement et chaque fois s'en va dans une direction nouvelle. Tous les philosophes rationalistes sont partis sur des routes différentes, si bien qu'il est impossible de dire lequel a été le plus loin. Non, il n'y a que deux choses qui progressent réellement et toutes les deux accep- tent des accMmM/aYîOHi d'<iMfon/c... La première est la science stricte- ment physique. La seconde est l'Eglise catholique... Si vous voulez un exemple d'une chose avant progressé dans le monde moral parla même méthode que la science dans le monde matériel, pa:- des additions cons- tantes ne détruisant rien de ce qui a précédé, alors je dis qu'il n'en est qu'une. Et c'est Nous.
Je ne suivrai pas Chesterton dans sa brillante et parfois cap- tieuse discussion. Il dit Nous, sans avoir peut-être tout à fait le droit de le dire, n'ayant pas encore que je sache, fait sa soumission à Rome. Il a voué à la raison une haine affreuse qui n'est pas précisément orthodoxe. S'il n'engage pas l'Eglise dans ses conclusions extrêmes, il la sert du moins par ses arguments. C'est un apologiste du dehors. Il garde ainsi, peut-être, les coudées plus franches, mais risque, par ailleurs, de verser dans ce qu'il déteste le plus, l'hérésie. A force d'insis-' ter, après R. H. Benson, sur les « paradoxes » du catholicisme il s'expose à n'y voir plus rien que de paradoxal. — Il nous faut le
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prendre pour ce qu'il est,. J. de Tonquédec parle très justement de ces « poussées de fièvre dialectique par lesquelles l'écrivain semble prendre, à tâche de démontrer sur lui-même sa thèse des abus de l'argumentation. » C'est sa faiblesse, c'est sa force. C'est notre délectation. Avec ses « systèmes de verre filé » avec ses «reprises de fer» inlassables, je connais peu d'écrivains qui communiquent au lecteur une excitation intellectuelle plus vive. On a, en outre, le plaisir exceptionnel de trouver devant soi un homme entier dans ses convictions, qui nous invite à fortifier les nôtres.
Ge dont nous souffrons aujourd'hui, c'est d'un déplacement vicieux de l'humilité. A tous les coins de rue on est exposé à rencontrer un homme qui profère cette assertion frénétique et blasphématoire : « Je puis me tromper. » Chaque jour vous croisez quelqu'un qui vous dit : « Evidemment, mon point de vue peut n'être pas juste. » Evidemment au contraire, son point de vue doit être juste — ou ce n'est pas son point de vue.
HENRI GHÉON
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RADIEUSE AURORE, par Jack London (La Renais- sance du Livre).
C'est, au moins pour les deux premiers tiers, un des meilleurs romans qu'ait écrit le grand romancier si justement populaire en pays de langue anglaise et en Scandinavie et encore trop peu connu en France. Quel livre direct, taillé en plein roc ! Quelle présentation saisissante de l'action, de la volonté, de l'homme nu ! La traduction de Madame Alice Bosquet est excellente. Ceux qui aiment ce genre de comparaisons feront des réflexions utiles en se souvenant à ce propos à' Un Homme Heureux de Jean Schlumberger,
ALBERT THIBAUDET
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��LE KAISER. LA TRIPLE RÉVOLUTION, par Walthn Rathenau. Traduction française (Editions du Rhin).
A maintes reprises la Nouvelle Revue Française a signalé l'importance de la pensée de Rathenau. Outre qu'elle s'exerce de façon critique sur l'Allemagne du passé — cet examen de
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conscience n'est pas pour nous déplaire — elle s'attache aussi aux problèmes d'un avenir auquel la France autant que l'Alle- magne est intéressée. Et dans le domaine économique, poli- tique, autant que dans celui des idées, l'action de Rathenau grandit. Il est donc bon qu'après les études qui présentaient ses conceptions en raccourci nous puissions remonter aux sources et lire ses écrits dans une traduction française. C'est à ce besoin que répondent les Ediiioiis du Rhin en publiant aujourd'hui deux premiers volumes, Le Kaiser et La Triple Révolution, qui ne manqueront pas de trouver leurs lecteurs.
FÉLIX BERTAUX
��* *
��LE COURRIER DES MUSES.
Les faits-divers de la littérature sont moins beaux que ceux de la vie. Hélas ! je n'ai jamais coupé de jeune fille en morceaux, Landru brûlait ce qu'il avait adoré, moi je ne brûle que des manuscrits, et encore ! Depuis dix ans quel poète s'est en allé sans laisser d'adresse, sauf Jacques Vaché qui, gentiment, se dora la pilule d'opium et que ses amis surnommèrent Dada-la- Mort. Parfois, on fait un petit voyage à Cythère, à Gomorrhe, à Sodome. Simple échange de sensations. D'ailleurs, les mots sont aussi doux que des baisers. Henri Ghéona bien voulu écrire que j'avais formulé la maxime du temps présent :
Jours et nuits passes à boire La vie avec une paille.
Douceur de regarder le paysage du Tendre qu'on ne reverra jamais. Joie de sentir pressé contre son corps un corps qu'on ne connaîtra plus. Plaisir de déguster les sorbets du paradoxe, les idées fraîches comme des boissons glacées — et cela pour tenter vainement de tuer le vers.
« Tout le monde s'ennuie... Pépère s'ennuie... Mémère s'en- nuie », disait une Baronne mise au théâtre par Max Jacob et dont le modèle est bien connu à Montparnasse. Au printemps dernier, tout le monde s'ennuyait lorsqu'on apprit soudain une grande nouvelle. On en parla un peu partout, autour des tables de quelques cafés toujours pleins de gloire et de fumée, dans le bureau des revues, au milieu des épreuves d'imprimerie, aux.
�� � NOTES 1 2 r
Champs-Elysées, sous le manteau d'Arlequin. Il s'agissait de fonder une colonie artistique à Tahiti.
Les futurs voyageurs parlaient de l'expédition avec enthou- siasme. On en avait assez de Montparnasse, de Montmartre, des ballets russes, du cinéma. Désormais, tout allait se passer comme- dans les romans de Stevenson. On cultiverait la vanille, là-bas, aux environs de Papeete. On ferait de la grande peinture. Chaque acheteur d'un tableau recevrait en prime un paquet de vanille et réciproquement. Quelqu'un proposa de nommer la Colonie « Les pères cubistes de Tahiti ».
Faut-il ajouter que les plus chauds partisans du voyage n'y croyaient pas trop ? Je me souviens encore de l'accent avec lequel Paul Budry me dit un jour :
— Nous avons un petit schooner qui tient assez bien l'eau. Le Capitaine...
Le Capitaine était l'ami de la femme d'un peintre cubiste, il avait navigué dans les mers du Nord, son originalité était d'avoir tout récemment tetté une otarie — une soif curieuse l'altérait du. lait de tous les mammifères. La dame présenta l'équipage au Capitaine qui, deux heures durant, vanta l'île merveilleuse. Une voix dit :
— Naturellement, Capitaine, vous êtes allé déjà à Tahiti.
— Non, dit le Capitaine, mais j'ai lu de fort jolies descriptions de ce pays et cela m'a donné le désir de le connaître.
Le Capitaine partit de Paris au Havre pour acheter le petit, schooner. Il n'est jamais revenu. Les colons manques racontent leur mésaventure dans les bars du Quartier Latin. Pour se con- soler, un membre de l'équipage fait jouer à son gramophone les plus mélancoliques des airs hawaïens. La dame du vaisseau fantôme a peut-être entrepris quelque autre voyage, sentimental.
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Dernier événement de l'arrière-saison : La revue Action a organisé une exposition de peinture moderne à Rouen. Le pre- mier jour, matinée artistique. M""^ Jane Mortier a joué de la musique d'Erik Satie, de Georges Auric, qu'on appelle malicieu- sement « le Six », de Francis Poulenc, de Darius Milhaud et d'Albert Roussel. Florent Fels a parlé du cubisme et du post-
�� � 122 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
cubisme. J'ai prononcé quelques mots sur la jeune poésie et j'aurais pu écrire ces lignes dans la chambre d'un vieil hôtel, tout près de la Cathédrale.
Le mot « déconcertant » se lit plusieurs fois dans le compte- rendu des journaux locaux; toutefois, M. Destin, rédacteur en chef de la Dépêche de Rouen, a des opinions sur la peinture. Il estime que celle d'Irène Lagut est candide. Un autre journaliste, M. Dubosc, déclare que Modigliani « eut son heure de célébrité » •et nomme « Le jeune homme au camélia » un laurier-rose de Monte-Carlo peint par Léopold Survage. A tout péché miséri- corde. Je me rappelle avoir jadis confondu un compotier de Juan Gris avec le portrait de sa femme. J'en fais humblement
l'aveu.
- *
M. Clément Vautel chargé de représenter au Journal cet « esprit français » cher aux commis-voyageurs de table d'hôte, M. Clément Vautel y faisait l'autre jour de la haute esthétique :
« Les chefs-d'œuvre, c'est une question d'atmosphère, de milieu, d'époque », disait-il, sans savoir sans doute qu'il se recontrait avec Francis Picabia :
ce Les chefs-d'œuvre sont un anachronisme. »
M. Clément Vautel, qui doit être flatté d'une telle similitude d'opinions, déclare la guerre au Père Ubu. Selon lui, l'œuvre de Jarry « n'ajoute vraiment pas grand'chose à la littérature ». Ainsi, c'est la révolte des palotins, Monsieur Prud'homme contre Monsieur Ubu. Encore qu'une telle attitude ne soit que ridicule, quelques jeunes gens de ma génération peuvent avoir la faiblesse d'en être iiYités s'ils se souviennent du rôle joué par Alfred Jarry dans leur évolution littéraire. Mais faut-il s'étonner que M. Clément Vautel ne respecte pas les statues ? Il sait qu'il aura bientôt la sienne.
Deux statues du Salon d'Automne sont le prétexte d'une anecdote amusante.
Il paraît qu'aux Champs-Elysées, la veille du Vernissage, un peintre, cubiste et théoricien du cubisme, parlait, selon son habitude, de l'attrait qu'a cette forme d'art « pour le peuple ». Son interlocuteur n'étant point convaincu, le peintre appela un ouvrier qui passait dans le hall de la sculpture et le pria de
�� � UOTES 123
choisir entre deux marbres, l'un une femme déformée, l'autre un nu d'homme académique.
— Si l'on t'offrait une de ces statues, laquelle prendrais-tu ? L'ouvrier fit deux pas en arrière, ferma l'œil gauche, étendit
3a main droite et du doigt désigna l'œuvre cubiste.
— Vous voyez, s'écria le peintre. L'ouvrier dit en souriant :
— Oui, parce que l'autre, ça m'ennuierait à cause de mes • enfants...
Le peintre garda le silence.
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��Le peuple sans doute va murmurer en apprenant que M. Paul Gavault quittera bientôt le second Théâtre-Français dont il avait su faire le premier théâtre de quartier.
Dans le Manuscrit trouvé dans un chapeau, André Salmon évoque ce poète si pauvre que « 1 orsqu'on lui ofi"rit un fauteuil -à l'Académie, il demanda la permission de l'emporter chez lui ». C'était peut-être un pareil désir et l'espérance de le voir réalisé ■qui poussait un certain nombre d'invraisemblables candidats à solliciter la direction de l'Odéon. Le rêve d'une situation bril- lante a embelli durant quelques jours la vie de plusieurs litté- rateurs infortunés, mais ce n'était qu'un rêve et le Ministère s'est décidé. M. Gémier va entrer à l'Odéon par la grande porte et — plaisanterie facile — par le grand escalier. Dom Basile dit méchamment que M. Gémier a été nommé par erreur, par mégarde, par Mégard, mais doit-on faire le moindre crédit à ces bruits de coulisses ?
L'Odéon va-t-il reprendre sa vieille réputation de désert et d'asile de nuit ? Pourra-t-on dormir dans les loges ou bien y donner des rendez-vous galants ? Nous le saurons au prin- temps prochain, M. Gémier n'est peut-être pas un excellent administrateur, mais il fut parfois un grand acteur et un met- teur en scène ingénieux. Il eut quelques idées curieuses. Par exemple quand il monta Œdipe, Roi de Thèhes au Cirque- d'Hiver 011 il avait dépensé sans compter les capitaux de Monsieur S., il savait qu'avec la salle pleine chaque soir, il _perdait de l'argent mais il espérait refuser du monde et, jouet
�� � 1^4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
d'une comique illusion, il comptait comme un bénéfice le prix des places des spectateurs refusés. D'ailleurs, j'ignore si M. Gémier jouera de beaux spectacles et je n'ai pas besoin de le savoir pour écrire cette chronique légère dont le but, outre celui de renseigner les lecteurs de la N. R. F. sur les faits-divers artistiques, est de faire dire à Daniel D'Arthez : « Quel fatal emploi de l'esprit ! »
GEORGES GABORV
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��LES REVUES
M. BEAUNIER A-T-IL LU CLAUDEL ?
Cette troublante question est posée par M. Henri Rambaud, directeur de la gentille Revue Fédéraliste dans une lettre que publient les Essais Critiques de M. Azaïs (n° du i'- nov.) :
Vous avez certainement lu, dans la Reine des Deux-Mondes du i-^r juillet, les pages que M. André Beaunier y consacre aux Chapelles littéraires de M. Lasserre, ou plus exactement, à sa seule étude sur M. Claudel. Avez-vous remarqué que toutes les citations que M. Beau- nier y fait de M. Claudel (je dis : toutes ; j'ai vérifié, et tiens mes références à votre disposition) sont tirées du livre de M. Lasserre ? Voilà qui est déjà curieux et qui ne témoigne pas d'une familiarité extrême avec l'œuvre de M. Claudel. Il \- a plus curieux encore. Par deux fois, une faute d'impression altérait les citations de M. Lasserre. Une rare coïncidence veut qu'à son tour l'imprimeur de M. Beaunier commette les mêmes fautes. Oh ! les fautes heureuses ! Elles font rêver délicieusement.
Oui, rêver. Je me garderai bien de conclure. Comment croire que M. Beaunier ait négligé de lire M. Claudel, lui qui le condamne avec la même assurance qu'il reproche auxclaudéliens de mettre à le louer ? Que dis-je, la même assurance ? Il rendrait des points à ces pharisiens, comme il les appelle. M. Lasserre était sévère, mais encore s'appli- quait-il à faire le départ du beau et du laid dans cette œuvre mêlée. Rien ne tempère la sévérité de M. Beaunier. Il déclare tout net que M. Claudel est inintelligible. « Vous comprenez ? demande-t-il à ses admirateurs. Je le nie ! » Un érudit comme M. Beaunier n'afHrme pas ces choses-là sans de bonnes raisons.
�� � LES REVUES J2^
La probité m'oblige à dire qu'il ne se vante pas d'avoir beaucoup pra- tiqué son auteur ; sans doute dirait-il qu'il n'a pas de temps à perdre à le lire. Tel est bien notre avis. Après cet article, c'est un devoir pour ceux qui aiment ses livres (car il en a de charmants, savez-vous ?) que de le détourner de ce genre d'études.
Dire pourtant que c'est ainsi que se fait la critique ! Et le public n'y voit goutte : il souffre tout. Peut-être serait-il bon de l'avertir.
��OPINIONS LITTÉRAIRES DE VICTOR HUGO
Dans la Revue de Paris du i^"" novembre 1921, M. Gustave Simon donne de nouvelles Opinions littéraires de Victor Hugo, Quelques réflexions fines :
Voltaire dans ses poèmes évite soigneusement la poésie, comme on •évite un ami avec qui l'on veut se brouiller.
Mais en général c'est d'une sorte de Sinaï que partent, comme autant de pompeux éclairs, les jugements du poète :
Pascal fou est encore grand écrivain. La santé du génie peut sur- vivre à la santé de la raison....
Pascal écrase l'homme entre deux éternités.
Voltaire est le soleil couchant du vieux monde ; Rousseau est le soleil levant du monde nouveau.
Et l'on ne peut lire sans un peu d'amusement cette descrip- tion enfantine et magnifique que Hugo nous donne, sans doute d'après ses expériences personnelles, de l'opération du génie :
Le poète est un prophète. Spiritus fiât. Le souffle, ce prodigieux mystère, voilà son maître.
Ce que l'on nomme génie est une irrésistible résultante d'une foule ■de phénomènes intimes, à la fois obscurs et flamboyants, sublimation, mais quelquefois effarement, de celui qui les éprouve. Empêchez-le donc, ce prophète, ce visionnaire, de voir le mal, par exemple, et, selon l'angle où il le voit, d'être pris tantôt d'une formidable colère, tantôt d'une inépuisable pitié. Par la raison que dans la création il y a du gouffre, il y a du vertige dans le génie.
�� � 126 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
LE JOUEUR DE TAROTS
Ce charme ! il prit âme et corps Et dispersa tous efforts. Que comprendre à ma parole f Il faut qu'elle fuie et vole ! O saisons, ô châteaux !
On n'aurait pas cru que ces petits poèmes si ésotériques des
Illuminations pussent jamais avoir de postérité. Pourtant après
les tentatives de Paul Eluard, voici dans le Mercure de France
du i^"" novembre, sous le titre : Le joumr de tarots ; les cinquante—^
deux cartes et la règle, et sous la signature de M. Ker Frank
Houx, une série de petites images intérieures où se reconnaît
la tradition de Rimbaud, et qui impliquent un indéniable
talent :
seide fenêtre
une main claire
rose une lumière entre les doigts
adieu
point de visage
les éphémères
l'ondue pleine la nuit bleue.
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moulin qui tourne dévide la rivière nnon qui trotte déroule le chemin
chevalier de la marjolaine et toi qui fais des pieds des mains ta vie comme une pelote
ce matin suspendu
cette lune qui s'efface
couleur incertaine de ciel
pluie ou neige
quel jour sera-ce
heau notre soir secret toujours pareil.
��MEMENTQ Revues Françaises.
Action (Nov.) : Lettres, poèmes en prose et en vers, notes, souvenirs, réflexions et fait-divers de Céline Arnauld, Antonin Artaud, Paul
�� � MEMENTO ' 127
Budry, Georges Gabon', Max Jacob, André Salmon, Marcel Sauvage.
L'Amour de l'art (Nov.) : Jean Marchand, par Claude-Roger Marx ; Louis Chariot, par André Warnod ; Albert Guindet, par Charles Vildrac.
Ariste (no i) : Critiques et poèmes de Ker Frank Houx, Henri Pourrat, J. Vialatte.
Une nouvelle jeune revue Aventure, que Pierre Mac Orlan pré- sente en quelques pages fort curieuses, contient des poèmes et des proses de Louis Aragon, Henri Cliquennois, René Crevel, Georges Limbour, Roger Vitrac, Jacques Baron, etc.
Bulletin de la vie artistique (y^ Nov.) : Confidences d'Angel Zarraga.
Les Cahiers idéalistes (Oct.) : Poèmes en Prose de Max Jacob, Marcel Sauvage, Joseph Rivière, Louis de Gonzague-Frick, Alexandre Arnoux, Luc Durtain.
La CoNNArss.\NCE (Sept. -Oct.) : Littérature et catholicisme, par Emile Dermenghem.
Le Crapouillot (16 nov.) : « Le î^osse » (The Kid) de Charlie Chaplin, par Jean Galtiei'-Boissière.
Causeries typographiques (n» 3) : Les exemplaires de chapelle, dîme prélevée par les pressiers, par Marins Audin.
L'Esprit nouveau (no 10) : Les Jrcres Le Nain, par Vauvrecy.
Essais critiques (i^ Nov.) : Autour d'une réédition de M. Maurice Barrés, par Azaïs.
Le Feu (Oct.) : La nuit tourne sur la mer, par J. d'Arbaud.
Les Feuilles libres (Oct.) : Comme nu homme, par André Salmon.
Gazette du Bon Ton (uo 8) : planches de Ch. Martin et G. Lepape.
La Grande Revue (Oct.) : Panurge à la guerre, par A. Thibaudet.
Les Marges (15 Oct.) : Les derniers jours d'Alfred Jarry, par Jean Saltas ; Harry, par Pierre Guéguen.
Mercure DE FRANCE (15 Oct.) : Une philosophie de la relation, par Jules de Gauhier ; (15 nov.) : Poème?, par Daniel Thaly ; Industrie, par Philippe Girardet.
La Nervie (Sept. -Oct.) : Elégie, par Ph. Chabaneix.
L'Œuf dur (nov.) : Variations sur quelques Empereurs Romains, par Mathias Lûbeck.
Pour le plaisir (15 Oct.) : Vol plané, par Fagus-
La Renaissance d'Occident (Août) : Poèmes, par Joseph Deheil.
La Revue Critique (Oct.) : Le Classicisme fantôme, par Eugène Marsan.
La Revue de Genève (i^'-Nov.) : Le secret de Rembrandt, par François Fosca.
La Revue de Paris (15 Oct.) : Le Dilemne du docteur, par Bernard
�� � Shaw; Renan an séminaire, par Pierre Lasserrc ; (le^ Dec.) : La Mesure du Temps, par Emile Bord.
Revue Hebdomadaire (29 Oct.) : L’Epithalame de J. Chardonne, par Fr. le Grix. (3 Dec.) : Le Comte de Gobineau, par Jacques de Lacretelle; Le Mouchoir rouge, par le Comte de Gobineau.
La Revue de France (15 Nov.-ier Dec.) : L’OphéUa, par Marius- Ary Leblond.
La Revue Rhénane (Novembre) : Les lettres françaises et la guerre, par Jacques Rivière ; Daragnès, par André Warnod.
Signaux (le"" Nov.) : Une journée en Manche, par Jean-Richard Bloch ; Poèmes Domestiques, par Gustave Van Hecke. (le"" Dec): Corniaud, par Pierre Mac Orlan.
Revues Allemandes.
Die Neue Runschau : Aus den Wcstiichen Sagen, par Annette Kolb ; — Frankreich und Europa, par Alfred Weber ; — Oscar IVildes Pariser Tage, par Franlv Harris
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RÉCENTES PUBLICATIONS ANGLAISES.
The Craft of Fiction, par Percy Luhhock (Jonathan Cape).
BooKS ON THE Table, par Edmond Gosse (William Heineman).
More Essays on Books, par Clutlon Brock (Methuen).
Memories ans Notes, par Sir Sydney Colvin (Arnold).
Molière, par Arthur Tillcy (The Cambridge University Press),
A History of Pisa, Xl^h AND Xllt’i Centuries, par William Heyiuood (Cambridge University Press).
The Metaphysical Poets and Lyrics of the XVIIt’i Century, par Herbert Grierson (The Clarendon Press, Oxford).
The Cambridge History of American Literature, Vols. III et IV (The Cambridge University Press).
Coquette, roman, par Frank Swinnerton.
Adrienne Tower, roman, par Mme Basil de Selincourt (Anne Sedgwick) (Arnold).
M. Waddington of Wick, roman, par May Sinclair.
LE GÉRANT : GASTON GALLIMARD.
ABBEVILLE. — IMPRIMERIE F. PAILLART. IV'
��DOSTOÏEVSKI
��Cette courte allocution, lue au Vieux-Colombier pour la célébration du centenaire de Dostoïevski, peut être considérée comme une sorte d'introduction aux six leçons sur Dostoïevski que j'ai promises à l'école de Jacques Copeau ' :
Mesdames et Messieurs,
Les admirateurs de Dostoïevski étaient, il y a quelques années, assez peu nombreux ; mais comme il advient tou- jours lorsque les premiers admirateurs sont recrutés dans l'élite, leur nombre va toujours grandissant, et la salle du Vieux-Colombier est beaucoup trop petite pour les contenir tous aujourd'hui. Comment il se fait que certains esprits demeurent encore réfractaires à son œuvre admirable, c'est ce que je voudrais d'abord examiner. Car, pour triompher d'une incompréhension, le meilleur moyen t'est de la tenir pour sincère et de tâcher de la comprendre.
Ce qu'on a surtout reproché à Dostoïevski au nom de notre logique occidentale, c'est, je crois, le caractère irrai- sonné, irrésolu et souvent presque irresponsable de ses per- sonnages. C'est tout ce qui, dans leur figure, peut paraître grimaçant et forcené. Ce n'est pas, nous dit-on, de la vie réelle qu'il représente; ce sont des cauchemars. Je crois cela parfaitement faux ; mais accordons-le, provisoirement, et ne nous contentons pas de répondre, avec Freud, qu'il y a
I. Voir p. 256.
�� � 130 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
plus de sincérité dans nos rêves que dans les actions de notre vie. Ecoutons plutôt ce que Dostoïevski lui-même dit des rêves, et des « absurdités et impossibilités évidentes dont foisonnent nos songes et que vous admettez sur-le-champ, sans presque en éprouver de surprise, alors même que, d'autre part, votre intelligence déploie une puissance inac- coutumée. Pourquoi, continue-t-il, quand vous vous réveil- lez et rentrez dans le monde, sentez-vous presque toujours, et parfois avec une rare vivacité, que le songe en vous quittant emporte comme une énigme indevinée par vous ? L'extravagance de votre rêve vous fait sourire et en même temps vous sentez que ce tissu d'absurdités renferme une idée, mais une idée réelle, quelque chose qui appartient à votre vie véritable, quelque chose qui existe, et qui a tou- jours existé dans votre cœur ; vous croyez trouver dans votre songe une prophétie attendue par vous... » {V Idiot, t. II, p. 185).
Ce que Dostoïevski dit ici du rêve, nous l'appliquerons à ses propres livres, non que je consente un seul instant à assimiler ses récits à l'absurdité de certains rêves, mais bien parce que nous sentons également, au réveil de ses livres, — et lors même que notre raison se refuse à y donner un assentiment total, — nous sentons qu'il vient de tou- cher quelque point secret « qui appartient à notre vie véritable », Et je crois que nous trouverons ici l'expli- cation de ce refus de certaines intelligences devant le génie de Dostoïevski, au nom de la culture occidentale. Car je remarque aussitôt que dans toute notre littérature occidentale, et je ne parle pas de la française seulement, le roman, à part de très rares exceptions, ne s'occupe que des relations des hommes entre eux, rapports passionnels ou intellectuels, rapports de famille, de société, de classes sociales — mais jamais, presque jamais des rapports de l'individu avec lui-même ou avec Dieu — qui priment ici tous les autres. Je crois que rien ne fera mieux comprendre ce que je veux dire que ce mot d'un Russe que rapporte
�� � DOSTOÏEVSKI 131
M"^ Hoffmann dans sa biographie de Dostoïevski (la meil- leure et de beaucoup, que je connaisse — mais qui n'est pas traduite, malheureusement), mot par lequel elle pré- tend précisément nous faire sentir une des particularités de l'âme russe." Ce Russe donc, à qui l'on reprochait son inexactitude, ripostait très sérieusement : « Oui, la vie est difficile ! Il y a des instants qui demandent à être vécus correctement, et qui sont bien plus importants que le fait d'être exact à un rendez-vous. » La vie intime est ici plus importante que les .rapports des hommes entre eux. C'est bien là, ne croyez-vous pas, le secret de Dostoïevski, ce qui tout à la fois le rend si grand, si important pour quelques uns, si insupportable pour beaucoup d'autres.
Et je ne prétends pas un instant que l'Occidental, le Français, soit de part en part et uniquement un être de société, qui n'existe qu'avec un costume : les Pensées de Pascal sont là, les Fleurs du Mal, livres graves et solitaires, et néanmoins aussi français que n'importe quels autres livres de notre littérature. Mais il semble qu'un certain ordre de problèmes, d'angoisses, de passions, de rapports, soient réservés au moraliste, au théologien, au poète et que le roman n'ait que faire de s'en laisser encombrer. De tous les livres de Balzac, Lanis Lambert est sans doute le moins réussi ; en tout cas, ce n'était qu'un monologue. Le pro- dige réalisé par Dostoïevski, c'est que chacun de ses person- nages, et il en a créé tout un peuple, existe d'abord en fonc- tion de lui-même, et que chacun de ces êtres intimes, avec son secret particulier, se présente à nous dans toute sa complexité problématique ; le prodige^ c'est que ce sont précisément ces problèmes que vivent chacun de ses person- nages, et je devrais dire : qui vivent aux dépens de chacun de ses personnages — ces problèmes qui se heurtent, se combattent, et s'humanisent pour agoniser ou pour triom- pher devant nous.
Il n'y a pas de question si haute que le roman de Dos- toïevski ne l'aborde. Mais, immédiatement après avoir dit
�� � Ï32 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ceci, il me faut ajouter : il ne l'aborde jamais d'une manière abstraite, les idées n'existent jamais chez lui qu'en fonction de l'individu ; et c'est là ce qui fait leur perpétuelle relati- vité ; c'est là ce qui fait également leur puissance. Tel ne parviendra à cette idée sur Dieu, la providence et la vie éternelle que parce qu'il sait qu'il doit mourir dans peu de jours ou d'heures (c'est Hippolyte de VIdiot), tel autre dans les Possédés édi6e toute une métaphysique où déjà Nietzsche est en germe, en fonction de son suicide, et parce qu'il doit se tuer dans un quart d'heure — et l'on ne sait plus, en l'entendant parler, s'il pense ceci parce qu'il doit se tuer, ou s'il doit se tuer parce qu'il pense ceci. Tel autre enfin, le prince Muichkine, ses plus extraordi- naires,, ses plus divines intuitions, c'est à l'approche de la crise d'épilepsie qu'il les doit. Et de cette remarque je ne veux point tirer pour le moment d'autre conclusion que ceci : que les romans de Dostoïevski tout en étant les romans — et j'allais dire les livres — les plus chargés de pensée ne sont jamais abstraits, mais restent aussi les romans, les livres les plus pantelants de vie, que je connaisse.
Et c'est pourquoi, si représentatifs que soient les person- nages de Dostoïevski, jamais on ne les voit quitter l'huma- nité pour ainsi dire, et devenir symboliques. Ce ne sont non plus jamais des iypes comme dans notre comédie clas- sique ; ils restent des individus, aussi spéciaux que les plus particuliers personnages de Dickens, aussi puissamment dessinés et peints que n'importe quel portrait d'aucune lit- térature. Ecoutez ceci :
II y a des gens dont il est difficile d-e dire quelque chose qui les présente d'emblée sous leur aspect le plus caractéristique ; ce sont ceux qu'on appelle communément les hommes « ordi- naires », la « masse », et qui, en effet, constituent l'immense majorité de l'espèce humaine. A cette vaste catégorie appar- tiennent plusieurs des personnages de notre récit, et notamment Gabriel Ardalionovitch.
�� � DOSTOÏEVSKI 133
Voici donc des personnages qu'il va être particulièrement difficile de caractériser. Que va-t-il parvenir à en dire :
Presque depuis l'adolescence, Gabriel Ardalionovitch avait été tourmenté par le sentiment constant de sa médiocrité, en même temps que par l'envie irrésistible de se convaincre qu'il était un homme supérieur. Plein d'appétits violents, il avait, pour ainsi dire, les nerfs agacés de naissance, et il croyait à la force de ses désirs parce qu'ils étaient impétueux. Sa rage de se distinguer le poussait parfois à risquer le coup de tète le plus inconsidéré, mais toujours au dernier moment notre héros se trouvait trop raisonnable pour s'y résoudre. Cela le tuait '.
et voici pour un des personnages les plus effacés. Il faut ajouter que les autres, les grandes figures de premier plan, il ne les peint pas, pour ainsi dire, mais les laisse se peindre elles-mêmes, tout au cours du livre, en un portrait sans cesse changeant, jamais achevé. Ses principaux personnages restent toujours en formation, toujours mal dégagés de l'ombre. Je remarque en passant combien profondément il diffère par là de Balzac dont le souci principal semble être toujours la parfaite conséquence du personnage. Celui-ci dessine comme David ; celui-là peint comme Rembrandt, et ses peintures sont d'un art si puissant et souvent si par- fait que, n'y aurait-il pas derrière elles, autour d'elles, de telles profondeurs de pensée, je crois bien que Dostoïevski resterait encore le plus grand de tous les romanciers.
ANDRÉ GIDE
I Lldiot, II, pp. 193-194.
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Dans le domaine de la spéculation systématique, nous n’avons pas encore formé d’école, nous autres Russes, nous ne possédons pas encore de traditions qui puissent être comparées aux écoles françaises, allemandes, anglaises dont la plupart de nos philosophes ont toujours subi jusqu’ici les influences et auxquelles quelques-uns d’entre eux ne surent opposer que certaines traditions orientales : néo-platoniciennes, gnostiques, patristiques. Le génie russe — et c’est une de ses caractéristiques les plus essentielles — si téméraire qu’il soit — s’appuie toujours sur le fait concret, sur la réalité vivante ; il se lance ensuite dans les spéculations les plus abstraites, les plus osées, mais pour revenir finalement, riche de toute la pensée acquise, à cette même réalité, au fait, son point de départ et son aboutissement. Celui qui veut juger de la pensée russe doit s’adresser donc non aux professeurs de philosophie, non aux gnosséologues et métaphysiciens de profession, parmi lesquels, pourtant, il y a des hommes de grand talent, tels Zossky, Franck et d’autres encore, mais à tous nos romanciers, à nos poètes, à nos critiques, à nos publicistes qui travaillent tous sur le vif.
L’œuvre philosophique et critique de Léon Schestov, totalement inconnue en France[1], est extrêmement caractéristique à cet égard. Schestov est certainement l’esprit le plus original, le plus audacieux, le plus profond parmi les écrivains russes contemporains, le plus complexe aussi et le plus difficile à définir.
« Quel est l’objet de la philosophie, demande Schestov. Faut-il rechercher la signification du tout et travailler obstinément à édifier une théodicée parfaite à l’exemple de Leibniz et de tant d’autres penseurs célèbres, ou bien faut-il s’attacher à suivre jusqu’au bout les destinées des individus particuliers, autrement dit : poser des questions, qui excluent toutes possibilités de réponse ? » Schestov choisit la seconde voie, malgré ses difficultés et ses dangers : il s’attache à l’individuel, au concret, au fait unique, spécial. Bergson veut que le philosophe fasse appel au « romancier hardi » qui « déchire la toile habilement tissée de notre moi conventionnel pour nous montrer sous cette logique apparente une absurdité fondamentale ». C’est ce que fait justement Schestov : il s’adresse tour à tour à Shakespeare, à Ibsen, à Tolstoï, à Dostoïevsky, à Tchékhov, à Nietzsche ; ce n’est pas leurs idées, leur philosophie, leur système en eux-mêmes, qui l’intéressent, c’est leur personnalité vivante et celle de leurs héros, telles qu’elles se manifestent dans leurs œuvres. Il les presse, il les questionne, il les tourmente, impitoyable, non pour en tirer des leçons, des conclusions générales. Mais pour nous faire saisir ainsi, toute palpitante, une réalité profondément cachée, pour nous faire pressentir et entrevoir brusquement une vérité obscure qui se dérobait à l’étreinte de la raison.
La témérité de ses recherches, l’audace tranquille de ses points d’interrogation lui attirent l’accusation de scepticisme et de cynisme. Son scepticisme, en réalité, n’est qu’un procédé, une méthode d’examen ; sous ce rapport on pourrait le rapprocher de Socrate, avec lequel, d’ailleurs, il a encore d’autres points de contact. Schestov doute, mais il ne se confine pas dans ce doute, il ne s’y plaît pas : il cherche toujours, tantôt en « gémissant » pour employer l’expression de Pascal souvent citée par lui, et tantôt en plaisantant, en riant de lui-même et des autres, toujours ardent et inquiet.
Ses maîtres furent Nietzsche, le Nietzsche d’Humain, trop humain, du Gai Savoir ; puis Dostoïesvky, Tolstoï, Pascal qui l’aidèrent à découvrir sa propre personnalité, fortifièrent son courage, son audace et versèrent en lui une soif inextinguible de liberté. Ses recherches l’orientèrent plus tard vers l’étude de Plotin, de saint Augustin, des mystiques médiévaux, de Luther.
Son style extrêmement simple, familier même, dépouillé d’artifices, sans trace de pédantisme et d’une admirable limpidité, le place parmi les meilleurs prosateurs russes. Mais cette simplicité est toute de surface ; sous ce ton familier se cache une pensée étrangement subtile, toujours tendue, qui creuse et fouille profondément. Rien n’est plus clair, ne paraît plus facile qu’un aphorisme, qu’une étude de Schestov pour les esprits ingénus ; rien n’est plus compliqué, plus obscurément attirant pour ceux qui essayent d’y pénétrer plus avant.
Schestov débuta avec Shakespeare et son critique Brandès, puis suivirent avec plusieurs années d’intervalle : Le Bien dans la doctrine de Nietzsche et de Tolstoï, Dostoïevsky et Nietzsche, un premier recueil d’aphorismes : L’apothéose du déracinement, et deux volumes d’essais philosophiques et critiques : Débats et Conclusions et Les Grandes Veilles ; deux autres volumes vont paraître prochainement : Les Mille et une Nuits et De la Racine des choses. L’article sur Dostoïevsky que nous publions ici est la traduction, fortement abrégée (avec l’autorisation de l’auteur), d’une vaste étude de Schestov que publie, à l’occasion du centenaire de Dostoïevsky, la revue russe Les Annales Contemporaines.
BORIS DE SCHLŒZER
I
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Τίς δ' οἶδεν εἰ τὸ ζῆν μέν ἐστι
κατθανεῖν, τὸ κατθανεῖν δὲ ζῆν.
EURIPIDE
« Qui sait, dit Euripide, il se peut que la vie soit la mort et que la mort soit la vie. »
Platon, dans un de ses dialogues, fait répéter ces paroles par Socrate, le plus sage d’entre les hommes, celui-là même qui créa la théorie des idées générales et considéra le premier la netteté et la clarté de nos jugements comme l’indice de leur vérité. Depuis les temps déjà anciens les hommes les plus sages vivent dans cette ignorance énigmatique ; seuls les hommes ordinaires savent bien ce que c’est que la vie et ce que c’est que la mort. Comment se peut-il que les plus sages hésitent là où les esprits ordinaires ne voient aucune difficulté ? Et pourquoi donc les difficultés sont-elles toujours réservées aux plus sages ? Or il ne peut y avoir de difficulté plus atroce que de ne pas savoir si l’on est mort ou vivant ? La « Justice » exigerait que cette connaissance ou bien cette ignorance fût l’apanage de tous les humains. Que dis-je la justice ! C’est la logique elle-même qui l’exigerait, car il est absurde que les uns sachent distinguer la vie de la mort, tandis que les autres restent privés de cette connaissance ; ceux qui la possèdent diffèrent complètement de ceux auxquels elle est refusée et nous n’avons donc pas le droit de les considérer tous comme appartenant à l’espèce humaine. Celui-là seul est un homme, qui sait ce que c’est que la vie et ce que c’est que la mort. Celui qui ne le sait pas, celui qui, ne fût-ce que de loin en loin, ne fût-ce que pour un instant seulement, cesse de saisir la limite qui sépare la vie de la mort, celui-là cesse d’être un homme pour devenir... pour devenir quoi ?
Il y a lieu d’ajouter pourtant que de naissance tous les hommes savent très bien distinguer la vie de la mort. L’ignorance ne vient — à ceux qui sont prédestinés — que plus tard seulement et — si tout ne nous trompe pas — brusquement, on ne sait d’où, ni comment. Mais il y a plus. Cette ignorance n’est qu’intermittente : elle s’efface et cède la place à la connaissance normale aussi brusquement, aussi subitement qu’elle était apparue. Euripide et Socrate, et tous ceux qui sont destinés à porter le fardeau sacré de la suprême ignorance, tous savent très bien ordinairement, tout comme les autres hommes, ce que c’est que la vie, ce que c’est que la mort. Mais il leur arrive d’éprouver exceptionnellement la sensation que leur connaissance ordinaire les abandonne. Ce que tous savent, ce que tous admettent, ce qu’ils savaient eux-mêmes il n’y a qu’un instant, ce que le consentement unanime confirmait et justifiait, cela même perd à leurs yeux toute signification. Ils possèdent maintenant leur propre savoir, injustifié, injustifiable, inadmissible pour les autres. Peut-on jamais espérer en effet que le doute d’Euripide soit unanimement admis ?
Un ancien livre raconte que l’Ange de la Mort, qui descend vers l’homme pour séparer l’âme du corps, est couvert d'yeux. Qu’a-t-il besoin de tous ces yeux ? Je pense qu’ils ne sont pas pour lui : l’Ange de la Mort s’aperçoit parfois qu’il est venu trop tôt, que le terme de l’homme n’est pas encore échu ; dans ce cas il n’emporte pas son âme, il ne se montre même pas à elle, mais il laisse à l’homme une de ces nombreuses paires d’yeux dont son corps est couvert. Et l’homme sait alors — en plus de ce que voient les autres hommes et de ce qu’il voit lui-même avec ses yeux naturels — des choses nouvelles et étranges, et il les voit autrement que les anciennes, non comme voient les hommes, mais comme voient les habitants des « autres mondes », c’est-à-dire qu’elles existent pour lui non « nécessairement », mais « librement », qu’elles sont et qu’au même instant elles ne sont pas, qu’elles apparaissent quand elles disparaissent et disparaissent quand elles apparaissent. Or, comme tous les autres organes des sens et même notre raison sont en connexion étroite avec notre vision ordinaire, et que l’expérience de l’homme tout entière, individuelle et collective, s’y raccorde aussi, les nouvelles visions paraissent ridicules, fantastiques et semblent être produites par une imagination déréglée. Encore un pas, et ce sera la folie, semble-t-il, non pas la folie poétique, l’inspiration dont il est question même dans les manuels de philosophie et d’esthétique et qui, sous les noms d’Eros, de Manie, d’Extase, fut tant de fois décrite et justifiée où et quand il le fallait, mais cette folie qu’on traite dans les cabanons. Alors, c’est la lutte entre les deux visions, lutte dont l’issue est aussi problématique et aussi mystérieuse que les débuts.
Dostoïevsky fut certainement un de ceux qui possédèrent cette double vue. Mais quand donc fut-il visité par l’Ange de la mort ? Le plus naturel serait de supposer que ce fut lorsqu’il écoutait au pied de l’échafaud la lecture de son arrêt de mort. Il est probable pourtant que les suppositions « naturelles » ne sont plus de mise ici. Nous pénétrons dans le domaine de l’antinaturel, du fantastique par excellence et si nous voulons y entrevoir quelque chose, il nous faut renoncer à toutes les méthodes, à tous les procédés qui donnaient jusqu’ici à nos vérités et à notre connaissance une certitude garantie. On exigera peut-être de nous un sacrifice plus important encore. Il faudra peut-être que nous soyons prêts à admettre que la certitude n’est nullement le prédicat de la vérité ou, pour mieux dire, que la certitude n’a absolument rien de commun avec la vérité. Il se peut que tout le charme, toute l’attirance de ces vérités consistent justement en ce qu’elles nous délivrent de la certitude, en ce qu’elles nous font espérer vaincre ce qu’on appelle les évidences.
Ce n’est donc pas lorsqu’il attendait l’exécution de l’arrêt que Dostoïevsky fut visité par l’Ange de la mort. Et ce n’est pas non plus lorsqu’il vivait au bagne. Les Souvenirs de la Maison des Morts, une des meilleures œuvres de Dostoïevsky, en font foi. L’auteur des Souvenirs est encore plein d’espoirs. Il souffre, il souffre terriblement, mais il se souvient toujours qu’en dehors des murs de cette prison, il y a encore une autre vie. Le coin de ciel bleu qu’il entrevoit par dessus les hautes murailles lui est une promesse de liberté. Un temps viendra, et la prison, les visages marqués, les jurons ignobles, les coups, les gardiens, la saleté, les chaînes — tout cela passera et une nouvelle existence commencera, noble, élevée. « Je ne suis pas ici pour toujours », se répète-t-il constamment ; « bientôt, bientôt je serai là-bas. » Là-bas c’est la liberté. La véritable vie, riche, pleine de signification, n’existe que là où l’homme voit au-dessus de lui non plus un petit coin du ciel, mais un dôme immense, là où il n’y a plus de murs, mais où s’étend un espace infini, là où la liberté est illimitée — en Russie, à Moscou, à Pétersbourg, au milieu d’hommes intelligents, bons, actifs et libres.
II
modifierDostoïevsky a terminé son temps de bagne ; il a fini aussi son service militaire. Il est à Tver, puis à Pétersbourg. Tout ce qu’il attendait se réalise. Il est un homme libre, comme tous les hommes dont il enviait le sort lorsqu’il portait des chaînes. Il ne lui reste donc plus qu’à accomplir les engagements qu’il a pris en prison vis-à-vis de lui-même. Il faut croire que Dostoïevsky n’a pas oublié si tôt ces engagements, son « programme » et qu’il a fait plus d’une tentative désespérée pour arranger sa vie de telle sorte que les « anciennes chutes et les anciennes erreurs » ne se répètent plus. Mais il semble que plus il s’y est efforcé, moins il y a réussi. Il fit bientôt la remarque que la vie libre ressemblait de plus en plus à l’existence du bagne et que « jadis le ciel tout entier » qui, lorsqu’il était en prison, lui paraissait illimité, l’oppressait et l’écrasait tout autant que les plafonds bas du bagne ; que les idéals à l’aide desquels il apaisait son âme au temps où il vivait parmi les derniers des hommes, que ces idéals n’élevaient pas l’homme, ne le libéraient pas, mais l’enchaînaient et l’humiliaient tout autant que les fers qu’il portait au bagne. Le ciel oppresse, les idéals enchaînent et l’existence humaine tout entière n’est plus qu’un sommeil lourd, douloureux, plein de cauchemars.
Comment cela s’est-il produit ? Hier encore Dostoïevsky écrivait ses Souvenirs de la Maison des Morts ; la vie des forçats lui paraissait un cauchemar ; mais il suffisait d’enlever les chaînes, d’ouvrir les portes de la prison et l’homme serait libre et la vie atteindrait sa plénitude. Les yeux de Dostoïevsky le lui certifiaient, ainsi que tous ses autres sens, et même la « divine » raison. Mais voilà que contre tous ces témoignages un autre se dresse, qui les détruit.
Dostoïevsky ne pouvait repousser le don qui lui avait été fait, de même que nous ne pouvons repousser les cadeaux de l’Ange de la Vie. Tout ce que nous possédons, nous le recevons, on ne sait de qui, on ne sait d’où. Tout cela nous a été octroyé, avant même que nous ayons eu le pouvoir de poser des questions et d’y répondre. La seconde vue fut donnée à Dostoïevsky, qui ne la demandait pas, d’une façon aussi inattendue, aussi subite que la première.
Dostoïevsky découvrit brusquement que le ciel et les murs de la prison, les idéals et les chaînes ne se contredisent nullement, comme il le voulait, comme il le pensait auparavant, quand il voulait et quand il pensait comme tous les gens normaux. Ils ne se contredisent pas, parce qu’ils sens la même chose. Il n’y a pas de ciel, il n’y a de ciel nulle part, il n’y a qu’un horizon bas et borné. Il n’y a pas d’idéals, il n’y a que des chaînes, invisibles, il est vrai, mais qui maintiennent l’homme plus solidement encore que les fers.
Nul acte d’héroïsme, nulle « bonne œuvre » ne peuvent ouvrir devant l’homme les portes de ce lieu de « détention à perpétuité ». Les vœux qu’il avait formés au bagne lui parurent alors sacrilèges. Il se produisit en lui à peu près ce qui était déjà arrivé à Luther quand il s’était souvenu avec horreur des vœux qu’il avait prononcés en entrant au couvent : Ecce ! Deus, tibi voveo impietatem et blasphemiam per totam meam vitam.
C’est cette « vision » nouvelle qui forme le thème de la Voix souterraine, une des œuvres les plus extraordinaires de la littérature universelle. La plupart n’ont vu et ne veulent voir jusqu’ici dans ce petit livre qu’une leçon. Il y a là-bas, quelque part, dans les souterrains, des êtres misérables, malades, anormaux, frappés par le sort, qui dans leur rage impuissante atteignent les dernières limites de la négation. Ces êtres, d’ailleurs, sont le produit de notre époque ; il n’en existait même pas jusqu’à ces dernières années. Dostoïevsky lui-même nous suggère ce point de vue dans la note qu’il place en tête de l’œuvre. Il se peut qu’il ait été sincère à ce moment, et véridique. Les vérités du genre de celles qui apparurent aux yeux de l’homme souterrain sont telles, de par leur origine même, qu’on peut les énoncer, mais qu’il n’est pas nécessaire, qu’il est impossible même d’en faire des vérités bonnes dans tous les cas et pour tous. Celui-là même ne peut en prendre possession qui les a découvertes. Dostoïevsky lui-même ne fut pas certain, jusqu’à la fin de sa vie, d’avoir vraiment vu ce qu’il avait décrit dans la Voix souterraine. C’est ce qui explique le style si étrange du récit de l’homme souterrain ; c’est à cause de cela que chacune de ses phrases dément la précédente et s’en rit, c’est là l’explication de ces crises d’enthousiasme, de joie inexplicable entrecoupées par les explosions d’un désespoir non moins inexplicable. Il semble que le pied lui ait manqué et qu’il tombe dans un abîme sans fond. C’est l’allégresse du vol, la peur de ne plus sentir le sol sous ses pieds et l’horreur du vide.
Dès les premières pages du récit, nous sentons qu’une puissance formidable, surnaturelle (peut-être que cette fois notre jugement ne nous trompe pas — rappelez-vous l’Ange de la Mort) enlève l’écrivain et l’emporte. Il est en extase, il est « hors de lui », il court il ne sait où, il attend il ne sait quoi. Lisez ces lignes qui terminent le premier chapitre :
« Oui, l’homme du XIXe siècle doit être, est moralement obligé d’être un individu sans caractère, l’homme d’action doit être un esprit médiocre. Telle est la conviction de ma quarantaine. J’ai quarante ans ; or, quarante ans, c’est toute la vie. Il est inconvenant, bas, immoral de vivre plus de quarante ans ! Qui vit plus de quarante ans ? — Répondez-moi sincèrement, honnêtement. Je vous le dirai, moi : les imbéciles et les chenapans. Je dirai cela en face à tous les vieillards, à tous ces vieillards à la chevelure argentée et parfumée. Je le dirai en face à tout l’univers. J’ai le droit de le dire parce que je vivrai moi-même jusqu’à soixante ans, jusqu’à soixante-dix ans, jusqu’à quatre-vingts ans. Attendez, laissez-moi reprendre souffle ! »
III
modifierEn effet, dès le début il faut s’arrêter et reprendre souffle. Et ces mots pourraient servir de conclusion à chacun des chapitres qui suivent : laissez-moi reprendre souffle. Dostoïevsky lui-même et son lecteur ont la respiration coupée par l’élan fougueux, sauvage de ces pensées « nouvelles ». Il ne comprend pas ce qu’il éprouve, et pourquoi ces pensées. Sont-ce même des pensées ? A qui adresser ces questions ? à ces questions nul ne peut répondre ; ni les autres, ni Dostoïevsky lui-même ne peuvent être certains que ces questions puissent être même posées, qu’elles aient une signification quelconque. Mais il est impossible aussi de les écarter et il semble même parfois qu’il ne faille pas les écarter. Relisez cette phrase, par exemple : « L’homme du XIXe siècle doit être un individu sans caractère ; l’homme d’action doit être un esprit médiocre ». Est-ce une conviction sérieuse ou bien un assemblage de mots vides de sens ? A première vue cela ne fait même pas question — des mots ! Mais permettez-moi de vous rappeler que Plotin (dont Dostoïevsky, je crois, n’avait jamais entendu parler) émet la même pensée, bien que sous une autre forme. Lui aussi affirme que l’homme d’action est toujours médiocre, que l’essence même de l’action est une limitation. Celui qui ne peut pas, qui ne veut pas « penser », « contempler », celui-là agit. Mais Plotin, qui est tout aussi « hors de lui » que Dostoïevsky, dit cela très tranquillement, presque comme une chose qui va de soi, que tout le monde sait, que tout le monde admet. II se peut qu’il ait raison : quand on veut dire quelque chose qui contredit les jugements unanimement admis, le mieux est de ne pas élever la voix. Le problématique, l’impossible même, présenté comme une chose évidente par elle-même, est souvent facilement admis comme tel.
Platon aussi d’ailleurs connaissait le « souterrain », mais il l’avait appelé « grotte » ; il créa ainsi l’admirable parabole, célèbre dans le monde entier. Il fit si bien qu’il ne vint à l’esprit de personne que la grotte de Platon était un « souterrain » et que Platon était un être anormal, maladif, aigri, un de ceux pour lesquels les autres hommes, les hommes normaux doivent imaginer des théories, des traitements, etc. Or il arriva à Dostoïevsky dans son souterrain la même chose qu’à Platon dans sa grotte : ses nouveaux yeux s’ouvrirent et l’homme ne découvrit plus qu’ombres et fantômes là où « tous » voyaient la réalité ; il entrevit la vraie, l’unique réalité dans ce qui pour « tous » n’existait même pas.
Antisthène, qui se considérait comme l’élève de Socrate, disait qu’il préférerait perdre la raison que de ressentir un plaisir. Et Diogène, que ses contemporains appelaient un Socrate dément, craignait par dessus tout au monde l’équilibré, l’accompli. Il semble bien que sous certains rapports la vie de Diogène nous découvre la vraie nature de Socrate plus complètement que les brillants dialogues de Platon. Celui en tout cas qui veut comprendre Socrate doit étudier l’affreux visage de Diogène tout autant que les admirables traits classiques de Platon. Le Socrate dément est peut-être bien celui qui nous parlera sincèrement de lui-même. L’homme sain d’esprit — l’imbécile aussi bien que l’intelligent — ne nous parle pas en réalité de lui-même, mais de ce qui peut être nécessaire et utile à tous. Sa santé consiste justement en cela qu’il émet des jugements bons pour tous, et ne voit même que ce qui est bon pour tous et dans tous les cas. Mais les cyniques ont passé sans laisser de traces dans l’histoire. Ce qui caractérise justement l’histoire, c’est qu’avec un art admirable, presque humain, conscient, elle efface les traces de tout ce qui survient d’étrange dans le monde, d’extraordinaire. L’objet principal de la science de l’histoire, telle qu’on la comprend toujours, est de rétablir le passé sous l’aspect d’une série d’événements reliés entre eux par la causalité. Pour les historiens, Socrate n’était et ne devait être qu’un « homme en général ». Ce qu’il y avait en lui de spécifiquement « socratique » « n’avait pas d’avenir » et n’existait donc pas aux yeux de l’historien. L’historien n’accorde une certaine signification qu’à ce qui est entré dans le cours du temps et le nourrit ; le reste ne le concerne pas. Ce qui est important, c’est Socrate « homme d’action », celui qui a laissé des traces de son existence dans le torrent de la vie sociale. Aujourd’hui encore nous avons besoin des « pensées » de Socrate. Nous avons besoin de certaines de ses actions qui peuvent servir d’exemple, de sa fermeté, de son calme en face de la mort. Mais quant à Socrate lui-même, quelqu’un en a-t-il besoin ? C’est justement parce qu’il n’était nécessaire à personne qu’il a disparu sans laisser de traces. S’il avait été nécessaire, il y aurait eu une « loi » pour le conserver.
IV
modifierDostoïevsky voyait aussi la vie avec des yeux d’historien, des yeux naturels. Mais quand on lui donna une seconde paire d’yeux, il vit autre chose. Le « souterrain », ce n’est pas du tout cette niche misérable où Dostoïevsky fait vivre son héros et ce n’est pas non plus sa solitude. Au contraire — il faut se le répéter continuellement — Dostoïevsky recherche la solitude pour s’évader, pour essayer de s’évader du « souterrain » (de la « grotte » de Platon) dans lequel « tous » doivent vivre, que tous considèrent comme le seul monde réel, comme le seul monde possible, c’est-à-dire justifié par la raison. C’est ce que nous observons aussi chez les moines du moyen-âge. Ils haïssaient par-dessus tout cet équilibre mental qui apparaît à la raison comme le but suprême de la vie sur terre. L’ascétisme n’avait nullement pour objet de combattre la chair, comme on le pense généralement. Les moines, les ermites voulaient avant tout s’arracher à cette « omnitude » [2] dont parle chez Dostoïevsky l’homme souterrain, à cette conscience commune que le vocabulaire scolaire et philosophique appelle « conscience en général ». Ignace de Loyola formule ainsi la règle fondamentale des Exercitia spiritualia : Quanto se magis reperit anima segregatam et solitariam, tanto aptiorem se ipsam reddit ad quaerendum intelligendumque Creatorem et Dominum suum.
La conscience commune, voilà l’ennemi principal de Dostoïevsky. Aristote avait déjà déclaré que l’homme qui n’aurait besoin de personne serait dieu ou bête fauve. Dostoïevsky, de même que les saints qui sauvaient leur âme, entend sans cesse une voix mystérieuse lui chuchoter : « Ose ! recherche le désert, la solitude. Tu y seras une bête fauve ou bien un dieu. Rien n’est certain d’avance : renonce d’abord à la conscience commune et après on verra. Ou plutôt, c’est bien pis : si tu renonces à cette conscience, tu seras métamorphosé d’abord en bête, et ce n’est que plus tard, quand ? personne ne le sait — qu’aura lieu la dernière métamorphose ». D’ailleurs, cette dernière métamorphose n’est pas certaine. N’est-il pas évident en effet que l’homme peut se transformer en bête fauve, mais qu’il ne lui est pas donné de devenir un dieu ? Une expérience millénaire est là pour nous confirmer que les hommes se sont transformés souvent en bêtes fauves, mais qu’il n’y a pas eu jusqu’ici de dieux parmi eux. Lisez les confessions de l’homme souterrain. A chaque page il raconte sur son propre compte des choses presque incroyables. « En réalité, sais-tu ce qu’il me faut : que vous alliez tous au diable, voilà ce qu’il me faut. Il me faut ma tranquillité. Mais sais-tu que pour n’être pas dérangé je vendrais immédiatement l’univers tout entier pour un kopeck ! Que le monde entier périsse ou que je ne boive pas de thé ? Je dirai : que le monde entier périsse, pourvu que je boive toujours mon thé. Savais-tu cela, ou non ? Eh bien, moi je sais que je suis un chenapan, un misérable, un paresseux, un égoïste. » Et à la page suivante, de nouveau : « Je suis le plus ignoble, le plus ridicule, le plus mesquin, le plus envieux, le plus bête des vers qui soient sur la terre. » L’œuvre est remplie de confessions semblables. Mais lisez les livres, les confessions des plus grands saints ; tous ils se considéraient comme les êtres les plus horribles (toujours ce superlatif), les plus vils, les plus faibles, les plus stupides de la création. Ce n’était nullement par excès d’humilité ; ils se voyaient vraiment tels. Saint Bernard, sainte Thérèse, tous avaient horreur d’eux-mêmes.
Nous avons toutes les raisons de croire que lorsque Dostoïevsky décrivait son souterrain, il connaissait fort peu les livres des saints. Il ne se sent soutenu par aucune autorité, par aucune tradition. Il agit à ses propres risques et périls et il lui semble que lui seul, depuis que le monde existe, a vu ces choses extraordinaires. « Je suis seul, et ils sont tous ! » s’écrie-t-il épouvanté. Arraché à la conscience commune, rejeté en dehors de l’unique monde réel dont la réalité est justement fondée sur cette conscience commune — car sur quelle autre base la réalité a-t-elle jamais pu être fondée ? — Dostoïevsky paraît suspendu entre ciel et terre. Le sol s’est dérobé sous ses pieds et il ne sait pas si c’est la mort, ou le miracle de la seconde naissance.
Les anciens disaient que les dieux se distinguent des hommes en ce que leurs pieds ne touchent jamais la terre, qu’ils n’ont pas besoin de point d’appui, de sol. Mais ce sont des dieux, des dieux anciens d’ailleurs, des êtres mythologiques. Et Dostoïevsky sait très bien, tout comme un autre, mieux qu’un autre, que les anciens dieux, ainsi que le Dieu nouveau, ont été bannis par la raison hors des limites de l’expérience et ne sont plus que des idées pures.
V
modifierDans ses Souvenirs de la Maison des Morts Dostoïevsky parle souvent des condamnés au « bagne à perpétuité » et de leurs tentatives d’évasion désespérées. L’homme connaît les risques qu’il court et combien il y a peu d’espoir ; il se décide pourtant. Au bagne déjà, Dostoïevsky était surtout attiré par les hommes décidés qui ne reculent devant rien. Il tâchait de comprendre leur psychologie. Mais cela ne lui réussit pas, non par manque d’esprit d’observation, mais parce qu’il n’y a là rien à comprendre. La décision est « inexplicable ». Dostoïevsky ne pouvait que constater que les gens décidés sont partout rares. Il aurait été plus exact de dire qu’en général il n’existe pas de gens « décidés », qu’il n’y a que de grandes décisions, qu’il est impossible de comprendre, car rien ne les soutient et par essence même elles excluent tout motif. Elles ne sont soumises à aucune règle ; ce sont des « décisions » et de « grandes » décisions, justement parce qu’elles sont en dehors de toutes les règles et, par conséquent, de toutes les explications possibles. Au bagne, Dostoïevsky ne s’en rendait pas encore compte ; il croyait, comme tout le monde, que l’expérience humaine a ses limites et que ces limites sont déterminées par des principes intangibles, éternels. Mais dans le « souterrain » une vérité nouvelle lui apparut : ces principes n’existent pas et la loi de la raison suffisante qui est à leur base n’est qu’une suggestion de l’homme qui adore sa propre limite et se prosterne devant elle.
« Devant le mur, les gens simples et les gens d’action reculent très sincèrement. Ce mur n’est pas pour eux ce qu’il est pour nous, une excuse, un prétexte pour se détourner du chemin, prétexte auquel nous-mêmes souvent n’ajoutons pas foi, mais dont nous sommes très heureux de profiter. Non, ils reculent de bon cœur. Le mur a quelque chose de tranquillisant pour eux, de moral, de définitif, quelque chose même de mystique, peut-être... Eh bien, c’est justement cet homme simple que je considère comme l’homme normal, tel que l’avait voulu voir la tendre mère nature, quand elle le faisait aimablement naître sur la terre. J’envie au moins cet homme. Il est bête, je ne discute pas, mais il se peut que l’homme normal doive être bête, qu’en savez-vous ? Il se peut même que ce soit très beau. »
Réfléchissez à ces paroles ; elles valent la peine qu’on y réfléchisse. Ce n’est pas un paradoxe irritant, c’est une admirable intuition philosophique. Comme toutes les pensées nouvelles de l’homme « souterrain » elle prend la forme d’une question, non d’une réponse. Et puis, il y a cet inévitable « peut-être » qui semble mis là tout exprès pour transformer les réponses naissantes en questions nouvelles auxquelles il n’y aura plus de réponse à faire : il se peut que l’homme normal doive être bête ; il se peut que cela soit même beau ; toujours ce « peut-être » qui affaiblit et discrédite la pensée, cette clarté douteuse, clignotante, insupportable pour le sens commun, qui détruit les contours des objets, efface les limites entre les choses, à tel point qu’on ne saisit plus où finissent les unes, où commencent les autres ; on perd toute confiance en soi-même, tout mouvement vers un but déterminé devient impos sible. Mais le principal est que cette ignorance apparaît brusquement non comme une malédiction, mais comme un don du ciel...
« Oh, dites-moi, qui est-ce qui a déclaré le premier, qui est-ce qui a proclamé le premier que l’homme, si on l’éclairait, si on lui ouvrait les yeux sur ses véritables intérêts, sur ses intérêts normaux, deviendrait immédiatement bon et honnête, car étant éclairé par la science et comprenant ses véritables intérêts, il verrait justement dans le bien son propre avantage ; or, il est entendu que personne ne peut agir sciemment contre son intérêt ; l’homme ainsi serait donc obligé nécessairement de faire le bien ? O enfant ! Enfant pur et naïf !... L’intérêt’ ! Qu’est-ce que l’intérêt ? Que direz-vous s’il arrive un jour que l’intérêt humain non seulement puisse consister, mais doive même consister en certain cas à se souhaiter non du bien, mais du mal ? S’il en est ainsi, si ce cas peut se présenter, la règle tombe en poussière. »
Qu’est ce qui attire Dostoïevsky ? Le « peut-être », l’inattendu, le subit, les ténèbres, le caprice, cela justement qui, au point de vue du bon sens et de la science, n’existe pas ou n’existe que négativement. Dostoïevsky sait très bien ce que tout le monde pense, il sait aussi, bien qu’il n’ait pas connu les doctrines des philosophes, que depuis les temps déjà anciens le crime le plus grand a toujours été de manquer de respect aux règles. Mais un soupçon horrible pénètre dans son âme : ne se peut-il pas qu’en cela justement les hommes se soient toujours trompés ?
Si jamais la Critique de la Raison Pure fut écrite, il faut la chercher chez Dostoïevsky, dans la Voix souterraine et dans les grands romans qui en sont issus. Ce que nous a donné Kant, ce n’est pas la critique, c’est l’apologie de la raison pure : comment Kant a-t-il posé la question ? La science mathématique existe, les sciences naturelles existent ; y a-t-il place pour une science métaphysique dont la structure logique serait identique à celle des sciences positives qui se sont déjà justifiées ? C’est là ce que Kant appelait « critiquer », « se réveiller du sommeil dogmatique » ! Mais il fallait avant tout poser la question de savoir si les sciences positives s’étaient vraiment justifiées, si elles avaient le droit d’appeler « connaissance » leur savoir ? Ce qu’elles nous apprennent n’est-ce pas illusion et mensonge ? Kant s’est si mal réveillé de son sommeil scientifique qu’il ne se pose même pas cette question. Il est « convaincu » que les sciences positives sont justifiées par le succès, c’est-à-dire par les services qu’elles ont rendus aux hommes. Elles ne peuvent donc pas être jugées, mais ce sont elles qui jugent. Si la métaphysique veut exister, elle doit au préalable demander la sanction et la bénédiction des mathématiques et des sciences naturelles.
Chez Dostoïevsky, au contraire, c’est la métaphysique qui juge les sciences positives. Kant pose la question : la métaphysique est-elle possible ? Si elle est possible, continuons les tentatives de nos prédécesseurs. Si non, renonçons-y, adorons notre limite. L’impossibilité est une limite naturelle ; il y a en elle quelque chose de tranquillisant, de mystique même. Le catholicisme lui-même affirme : Deus impossibilia non jubet.
Dieu n’exige pas l’impossible. Mais c’est ici que se manifeste la seconde vue. L’homme souterrain, ce même homme souterrain qui se proclamait le plus vil de tous les hommes, s’écrie tout à coup d’une voix aigre, sauvage, affreuse (tout est affreux dans l’homme souterrain), d’une voix qui n’est pas la sienne (la voix de l’homme souterrain n’est pas la sienne, de même que ses yeux ne lui appartiennent pas) : « Fausseté, mensonge ! Dieu exige l’impossible ! Dieu n’exige que l’impossible. Vous tous, vous cédez devant le mur ; mais je vous déclare que vos murs, votre « impossible » n’est qu’une excuse, un prétexte et que votre Dieu, ce Dieu qui n’exige ;pas l’impossible, est non Dieu, mais une affreuse idole. »
VI
modifierNous nous souvenons de la rage avec laquelle l’homme souterrain s’est jeté à la gorge des vérités évidentes, guindées dans la conscience de leurs droits souverains, intangibles. Ecoutez encore ceci, mais cessez de croire que vous avez à faire à un fonctionnaire pétersbourgeois, infime et méprisable : « Je continue au sujet des gens aux nerfs solides... ces messieurs s’humilient immédiatement devant l’impossibilité. Impossibilité, donc muraille de pierre. Quelle muraille de pierre ? Mais les lois naturelles, évidemment, les conclusions des sciences naturelles, les mathématiques. Essayez de discuter ! — Pardon, vous dira-t-on, impossible de discuter : deux et deux font quatre. La nature ne demande pas votre autorisation ; elle ne se préoccupe pas de vos désirs et si ses lois vous plaisent ou non. Vous êtes obligé de l’accepter telle qu’elle est, ainsi, par conséquent, que tous ses résultats. Le mur est un mur, etc., etc. — Mais mon Dieu ! Qu’ai-je à faire avec les lois de la nature et de l’arithmétique, si ces lois pour une cause ou pour une autre ne me plaisent pas ? Je ne pourrai naturellement pas briser ce mur avec mon front, si je n’ai pas les forces suffisantes pour le démolir, mais je ne pactiserai pas avec lui pour la seule raison que c’est un mur en pierre et que mes forces n’y suffisent pas. Comme si cette muraille était un apaisement et suggérait la moindre idée de paix pour la raison qu’elle est bâtie sur « deux fois deux font quatre » ! Oh, absurdité des absurdités ! Il est bien plus difficile de tout comprendre, de prendre conscience de toutes les impossibilités et de toutes les murailles de pierre, de ne pactiser avec aucune d’elles si cela te dégoûte, d’arriver en épuisant les combinaisons logiques les plus inéluctables aux conclusions les plus affreuses sur le thème éternel de ta propre responsabilité (bien que tu voies clairement que tu n’en es nullement responsable), de te plonger voluptueusement en conséquence dans l’inertie, en grinçant silencieusement des dents, et de penser que tu ne peux même pas te révolter contre qui que ce soit, car il n’y a personne et il n’y aura jamais personne ; probablement que c’est une farce, une tricherie, que c’est un simple galimatias — on ne sait quoi et on ne sait qui. »
Il se peut que vous soyez déjà fatigué de suivre la pensée de Dostoïevsky et ses efforts désespérés pour renverser les évidences invincibles... Vous ne savez pas s’il parle sérieusement ou s’il se moque de vous. Peut-on, en effet, ne pas s’incliner devant un mur ? Peut-on opposer à la nature qui fait son œuvre sans songer à nous, notre « moi », petit et faible, et qualifier d’absurdes les jugements qui nient cette possibilité ?
Mais Dostoïevsky se permet justement de douter que notre raison ait le droit de juger du possible et de l’impossible. La théorie de la connaissance ne pose pas cette question, car, s’il n’est pas donné à la raison de juger de la possibilité et de l’impossibilité, qui donc pourra alors en juger ? Alors, tout serait possible et tout serait impossible. Et Dostoïevsky, comme s’il se moquait de nous, avoue par dessus le marché qu’il n’a pas les forces nécessaires pour renverser la muraille. Il admet donc une certaine impossibilité, une certaine limite ? Mais alors, nous tombons dans le chaos absolu, pas même dans le chaos, mais dans le néant où disparaît avec les règles, les lois, les idées, la réalité tout entière ! Il semble bien qu’au-delà de certaines limites il faille également éprouver cela. L’homme délivré de l’atroce pouvoir des idées s’engage dans des régions si extraordinaires, si peu connues, qu’il doit lui sembler qu’il a quitté la réalité, et qu’il est entré dans le néant éternel. Dostoïevsky ne fut pas le premier à vivre ce passage infiniment terrible d’une existence à une autre. Quinze cents ans avant lui, Plotin qui avait essayé lui aussi de « survoler » notre expérience, raconte qu’au pre mier moment on a l’impression que tout disparaît et on ressent une peur folle devant le pur néant [3]. J’ajouterai que Plotin n’a pas tout dit, qu’il a caché le plus important : telle n’est pas seulement la première étape, mais la seconde aussi et toutes celles qui suivent. L’âme rejetée hors des limites normales ne peut jamais se délivrer de sa terreur, quoi qu’on nous raconte des joies extatiques. La joie ici n’exclut pas la terreur. Ces états sont liés organiquement l’un à l’autre : pour qu’il y ait joie sublime il faut qu’il y ait terreur atroce.
Un effort véritablement surnaturel est nécessaire pour que l’homme ose opposer son moi à l’univers, à la nature, à la suprême évidence : le « tout » ne veut pas compter avec moi, je ne compte pas avec le « tout ».
Que le « tout » triomphe ! Dostoïevsky trouve même une sorte de volupté à nous faire part de ses défaites incessantes et de ses malheurs. Nul avant lui et nul après lui n’a jamais décrit avec cette abondance désespérante toutes les humiliations, toutes les souffrances d’une âme écrasée par les « évidences ». Il s’arrache cette confession : « Est-ce que l’homme qui a pris conscience de lui-même peut vraiment se respecter ? » Qui peut en effet respecter l’impuissance et la petitesse ? On offense l’homme souterrain, on le chasse, on le bat. Et lui, il semble ne rechercher que les occasions de souffrir encore et davantage. Plus on l’offense, en effet, plus on l’humilie, plus on l’écrase, plus il est proche du but qu’il poursuit : s’évader de la « grotte », de cette contrée ensorcelée où règnent les lois, les principes, les « évidences », hors de l’empire idéal des gens « sains » et « normaux ». L’homme souterrain est l’être le plus malheureux, le plus misérable, le plus pitoyable. Mais l’homme « normal » c’est-à-dire, l’homme qui vit dans ce même souterrain, mais ne va pas jusqu’à soupçonner que c’est un souterrain et est convaincu que sa vie est la vie véritable, suprême, sa science la science la plus parfaite, son bien, le bien absolu, qu’il est l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin de tout, cet homme-là provoque dans la région souterraine un rire homérique.
VII
modifierDostoïevsky pose la question : le « tout », la conscience commune (d’où proviennent les évidences) ont-ils droit aux hautes prérogatives dont ils se sont emparés, autrement dit, la raison a-t-elle le droit de juger de façon autonome, sans rendre compte à personne, ou bien n’y a-t-il là qu’une prise de possession que les siècles ont sanctifiée. Dans la discussion entre le « tout » et l’homme particulier vivant, Dostoïevsky soulève la question de droit : le « tout » s’est emparé du pouvoir ; il faut le lui enlever et pour cela il faut cesser de croire au bon droit du « tout » et se dire que ce qui fait la force de l’adversaire c’est notre foi en sa puissance. Si c’est ainsi, il nous faut lutter contre les principes de la connaissance scientifique non plus au moyen d’arguments, mais en employant d’autres armes. Les arguments pouvaient servir tant que nous admettions les prémisses dont ils découlaient, mais puisque nous n’y croyons plus, il faut chercher autre chose.
« Deux fois deux quatre, messieurs, ce n’est déjà plus la vie, c’est la mort. En tout cas, l’homme a toujours craint ce « deux fois deux quatre » et moi, j’en ai peur encore maintenant. Il est vrai que l’homme ne s’occupe que de rechercher ce deux fois deux quatre..., il sacrifie sa vie à ces recherches, mais quant à le trouver, à le découvrir véritablement — je vous jure qu’il en a peur... Mais deux fois deux quatre, c’est, à mon avis, une simple impudence. Deux fois deux quatre nous regarde insolemment ; les mains sur les hanches il se plante en travers de notre route et nous crache au visage. J’admets que deux fois deux quatre est une chose excellente, mais s’il faut tout louer, je vous dirai que deux fois deux cinq est aussi une chose charmante. »
Vous n’êtes pas habitué à de tels arguments ; vous êtes même offensé peut-être qu’en parlant de la théorie de la connaissance je cite ces passages de Dostoïevsky. Vous auriez raison si Dostoïevsky n’avait pas soulevé la question de droit. Mais deux fois deux quatre, la raison avec toutes ses évidences ne veulent justement pas admettre qu’on discute la question de droit ; s’ils l’admettent ils perdent leur cause. Ils ne veulent pas être jugés ; ils veulent être juges et législateurs, et si quelqu’un refuse de leur concéder ce droit ;, ils lui lancent l’anathème, ils le retranchent de l’église humaine, œcuménique. Ici cesse toute possibilité de discussion, ici commence une lutte désespérée, mortelle. L’homme souterrain est privé au nom de la raison de la protection des lois. Et voilà que cet homme misérable, humilié, pitoyable, ose se dresser pour la défense de ses soi-disant droits. Mais comment s’y prendre pour renverser ce tyran, quelles méthodes imaginer ? N’oubliez pas que tous les arguments sont des arguments rationnels qui n’existent que pour soutenir les prétentions de la raison. Il n’y a qu’un moyen : se moquer, invectiver et à toutes les exigences de la raison opposer un « non » catégorique. A la raison, qui crée les règles et bénit les gens normaux, Dostoïevsky répond : « Pourquoi êtes-vous si solidement, si solennellement convaincu que seul le normal est nécessaire, le positif, en un mot, ce qui donne le bien-être. La raison ne se trompe-t-elle pas ? Il se peut fort que l’homme aime autre chose que le bien-être ? Peut-être qu’il aime tout autant la souffrance ?... Il arrive parfois que l’homme aime la souffrance, jusqu’à la passion. C’est un fait. Nulle nécessité de s’en référer à l’histoire universelle. Questionnez-vous vous-même, si seulement vous avez vécu. Quant à mon opinion à moi, je vous dirai qu’il est même inconvenant de n’aimer que le bien-être. Est-ce bien, est-ce mal, mais il est parfois très agréable de briser quelque chose. Je ne défends d’ailleurs pas ici la souffrance ou le bien-être, mais je suis pour mon caprice et pour qu’il me soit garanti, quand il le faut. Dans les vaudevilles, par exemple, les souffrances ne sont pas admises, je le sais. On ne peut les admettre dans un palais de cristal : la souffrance est un doute, une négation, mais qu’est-ce qu’un palais de cristal dont on peut douter. Or je suis sûr que l’homme ne renoncera jamais à la vraie souffrance, c’est-à-dire à la destruction et au chaos. »
En face de cette argumentation, les preuves les plus subtiles élaborées au cours de milliers d’années par les théories de la connaissance doivent s’évanouir. Ce n’est plus la loi, ce n’est plus le principe qui exigent et obtiennent des garanties, c’est le caprice, le caprice qui, par sa nature même, comme tout le monde le sait, ne peut prétendre ni à octroyer ni à recevoir des garanties quelconques. Nier cela c’est nier l’évidence, mais c’est justement contre les évidences, comme je l’ai déjà dit, que lutte Dostoïevsky. Nos évidences ne sont que des suggestions, de même que notre vie, il le répète tout le temps, n’est pas la vie, mais la mort. Et si vous voulez comprendre Dostoïevsky, vous devez toujours vous souvenir de sa « thèse fondamentale » : deux fois deux quatre est un principe de mort. Il faut choisir : ou bien renversons le « deux fois deux quatre » ou bien admettons que la mort est le dernier mot de la vie, son tribunal suprême.
C’est là la source de la haine de Dostoïevsky contre le bien-être, l’équilibre, la satisfaction et c’est de là que découle son paradoxe fantastique : l’homme aime la souffrance.
En lisant aujourd’hui Dostoïevsky nous ne savons pas au juste si nous avons le droit de protester contre l’impudence du « deux fois deux quatre » ou bien si nous devons, comme par le passé, courber l’échine devant lui. Dostoïevsky aussi ne savait pas s’il avait terrassé son ennemi ou s’il était retombé sou s sa loi.
Il ne l’a pas su jusqu’aux derniers jours de sa vie. S’étant évadé de la conscience commune, il avait pénétré dans un labyrinthe, ne pouvait plus juger et ne savait même plus si c’était là un bien ou un mal. Il haïssait la tranquillité et toutes les satisfactions que l’ordre procure à l’homme : ni notre théorie de la connaissance, ni notre logique ne pouvaient plus lui en imposer.
Celui à qui l’Ange de la Mort a octroyé son don mystérieux, celui-là ne possède plus cette certitude qui accompagne nos jugements ordinaires et confère une belle solidité aux vérités de la conscience commune. Il lui faut vivre désormais sans certitude, sans conviction. L’homme souterrain voit que ni les « œuvres » de la raison, ni aucune des « œuvres » humaines ne sont capables de le sauver. Il a examiné — avec quelle attention ! avec quelle tension de tout son être ! — ce que l’homme peut faire de sa raison, tous ses « palais de cristal », et il a vu que c’était non des palais de cristal, mais des poulaillers et des fourmilières, car ils étaient tous bâtis sur le principe de mort, sur deux fois deux quatre. Et à mesure qu’il en prenait conscience, cet irrationnel, cet inconnaissable, ce chaos, qui fait horreur à la conscience ordinaire, s’épanouissait plus largement en lui. C’est pourquoi Dostoïevsky renonce à la certitude et pose comme but suprême l’ignorance ; c’est pourquoi il « ose tirer la langue » aux évidences, c’est pourquoi il chante le caprice, inconditionné, toujours irrationnel, imprévu, et c’est pourquoi il se rit de toutes les vertus humaines.
LEON SCHESTOV
(Traduit par B. DE SCHLŒZER)
Notes
modifier- ↑ 1Quelques ouvrages de Schestov ont été traduits en anglais. Les éditions allemande et italienne de ses œuvres choisies sont actuellement en préparation.
- ↑ Dostoïevsky crée un néologisme : « vsiemstvo » (de « vsiè » nous tous) littéralement « omnitude », ce qui est commun à tous.
- ↑ Φοβεῖταιμὴ οὐδὲν ἔχῃ (VI En. 1. 9 cap. 3).
158 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il ne l'a pas su jusqu'aux derniers jours de sa vie. S'étant évadé de la conscience commune, il avait pénétré dans un labyrinthe, ne pouvait plus juger et ne savait même plus si c'était là un bien ou un mal. Il haïssait la tranquillité et toutes les satisfactions que l'ordre procure à l'homme : ni notre théorie de la connaissance, ni notre logique ne pou- vaient plus lui en imposer.
Celui à qui l'Ange de la Mort a octroyé son don mys- térieux, celui-là ne possède plus cette certitude qui accom- pagne nos jugements ordinaires et confère une belle solidité aux vérités de la conscience commune. Il lui faut vivre désormais sans certitude, sans conviction. L'homme sou- terrain voit que ni les « œuvres » de la raison, ni aucune des « oeuvres » humaines ne sont capables de le sauver. Il a examiné — avec quelle attention ! avec quelle tension de tout son être ! — ce que l'homme peut faire de sa raison, tous ses « palais de cristal », et il a vu que c'était non des palais de cristal, mais des poulaillers et des fourmilières, car ils étaient tous bâtis sur le principe de mort, sur deux fois deux quatre. Et à mesure qu'il en prenait conscience, cet irrationnel, cet inconnaissable, ce chaos, qui fait horreur à la conscience ordinaire, s'épanouissait plus largement en lui. C'est pourquoi Dostoïevsky renonce à la certitude et pose comme but suprême l'ignorance ; c'est pourquoi il « ose tirer la langue » aux évidences, c'est pourquoi il chante le caprice, inconditionné, toujours irrationnel, imprévu, et c'est pourquoi il se rit de toutes les vertus humaines.
(Traduit par B. de Schlœzer) léon schestov
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La première des deux lettres que l’on va lire a paru dans les numéros 12 et 13, aujourd’hui introuvables, de la Vogue (1886) ; elle ne figure pas dans le volume de Correspondance qu’a publié la librairie du Mercure de France. Adressée à Mikhaïl Dostoïevsky, frère aîné de Théodor, elle fut écrite par celui-ci à l’époque de sa libération, peu de temps après la publication des Souvenirs de la Maison des Morts.
La seconde lettre était inédite en russe jusqu’à ces derniers temps. C’est le journal bolchéviste de Riga Novi Put qui l’a révélée. Le présent numéro était déjà sous presse quand le Mercure de France en a publié une traduction par M. Bienstock.
Je puis enfin causer avec toi plus longuement, plus sûrement aussi, il me semble. Mais avant tout laisse-moi te demander, au nom de Dieu, pourquoi tu ne m’as pas encore écrit une seule ligne. Je n’aurais jamais cru cela ! Combien de fois, dans ma prison, dans ma solitude, ai-je senti venir le véritable désespoir en pensant que, peut-être, tu n’existais plus : et je réfléchissais durant des nuits entières au sort de tes enfants, et je maudissais la destinée qui ne me permettait pas de leur venir en aide.
D’autres fois je me persuadais que tu vivais encore, mais alors la colère me prenait (surtout à mes heures — si fréquentes ! — de maladie), et je t’accablais d’amers reproches. Mais bientôt je t’excusais ; je te justifiais de mille manières et je tâchais de me tranquilliser. Car je n’ai jamais perdu ma confiance en toi : je crois que tu m’aimes et que tu ne m’as pas oublié.
Je t’ai écrit une lettre par l’intermédiaire de notre état-major. Elle a dû certainement te parvenir. J’attendais une réponse et je n’ai jamais rien reçu. Se pourrait-il qu’on t’eût défendu de m’écrire ? Mais cela est permis ! Tous les condamnés politiques reçoivent ici plusieurs lettres par an. Doura en recevait souvent. Maintes fois, sur la demande des autorités locales, l’autorisation accordée aux condamnés politiques de correspondre avec leurs parents a été confirmée. Mais je crois avoir deviné la véritable cause de ton silence : c’est ton apathie naturelle. Tu n’auras pas jugé utile d’aller à la préfecture de police, ou, si tu y es allé, tu te seras contenté de la première réponse négative d’un employé peu au courant, peut-être, des règlements. Tu m’as fait beaucoup souffrir… S’il ne peut même pas faire des démarches pour obtenir le droit de m’écrire, pensais-je, il se souciera bien moins encore de solliciter pour obtenir quelque faveur plus importante !… Écris-moi, réponds-moi le plus tôt possible, n’attends pas une occasion, écris-moi d’abord officiellement, mais une lettre détaillée, étendue.
Je suis comme un membre retranché de notre famille et je voudrais y reprendre ma place. Ne le pourrai-je donc pas ? Les absents ont toujours tort. Sera-ce donc vrai, même pour nous ? Non, n’est-ce pas ? Je puis avoir confiance en toi !
Voilà déjà huit jours que je suis libéré des travaux forcés[1]. Je t’envoie cette lettre sous le secret le plus absolu, ne la communique à personne. Je t’enverrai aussi une lettre officielle par l’intermédiaire de l’état-major de l’armée de Sibérie. À cette dernière lettre tu répondras immédiatement et à la présente dès que tu auras une occasion favorable. En tous cas, et cela dans la lettre officielle, il faut que tu me racontes dans tous leurs détails les principaux événements de ta vie durant ces quatre années. Pour moi, je voudrais t’envoyer des volumes ! mais c’est à peine si j’aurai le temps nécessaire pour t’écrire cette lettre. Je ne te dirai donc que le plus important.
« Important ! » Eh ! que s’est-il passé d’important pour moi dans ces derniers temps ! Et pourtant, en y réfléchissant, je vois bien que je ne pourrai tout te dire dans une lettre. Comment t’envoyer tout ce que j’ai dans la tête ? Te faire comprendre ma vie, les convictions que j’ai acquises, mes occupations durant ce temps, ce n’est pas possible. Je n’aime pas à faire les choses à moitié : ne dire qu’une partie de la vérité, c’est ne rien dire. Voici du moins l’essence de cette vérité : tu l’auras tout entière si tu sais lire. Je te dois ce récit. Je vais donc commencer à réunir mes souvenirs.
Tu te rappelles comment nous nous sommes séparés, mon cher, mon ami, mon meilleur ami. Dès que tu m’eus quitté[2]… on nous emmena tous trois, Dourov, Yastrjembsky[3] et moi, pour nous mettre les fers. C’est à minuit — juste à l’instant de la Noël, — qu’on m’a mis les fers pour la première fois. Ils pèsent dix livres et la marche en est très incommodée. Puis on nous fit monter dans des traîneaux découverts, chacun à part avec un gendarme (cela faisait quatre traîneaux, le feldyeguer[4] en ayant un pour lui seul) et nous quittâmes Saint-Pétersbourg.
J’avais le cœur gros ; la multitude de mes sentiments me troublait. Il me semblait que j’étais pris dans un tourbillon et je ne ressentais qu’un désespoir morne. Mais l’air frais me ranima et, comme il arrive toujours à chaque changement dans la vie, la vivacité même de mes impressions me rendit mon courage, de sorte qu’au bout de très peu de temps je fus rasséréné. Je me mis à regarder avec intérêt Pétersbourg que nous traversions. Les maisons étaient éclairées en l’honneur de la fête, et je disais adieu à chacune d’elles, l’une après l’autre. Nous dépassâmes ta maison. Celle de Krorevsky était tout illuminée. C’est là que je devins mortellement triste. Je savais par toi-même qu’il y avait un arbre de Noël et qu’Emilia Théodorovna devait y conduire les enfants ; il me semblait que je leur disais adieu. Que je les regrettais ! et que de fois encore, plusieurs années après je me les suis rappelés avec les larmes dans les yeux !
Nous allions à Yaroslavl. Après trois ou quatre stations, nous nous arrêtâmes vers l’aube à Schlisselbourg, dans un traktir. Nous nous jetâmes sur le thé comme si nous n’avions pas mangé pendant une semaine. Huit mois de prison et soixante verstes de route nous avaient mis en si bel appétit que je m’en souviens avec plaisir. J’étais gai. Dourov parlait sans cesse. Quant à Yastrjembsky, il voyait l’avenir en noir. Nous tâtâmes notre feldyeguer. C’était un bon vieillard, plein d’expérience ; il a traversé toute l’Europe en portant des dépêches. Il nous traita avec une douceur, une bonté qu’on ne peut s’imaginer. Il nous fut bien précieux tout le long de la route. Son nom est Kousma Prokolyitch. Entre autres complaisances il eut celle de nous procurer des traîneaux couverts, ce qui ne nous fut pas indifférent car le froid devenait terrible.
Le lendemain étant un jour de fête, les yamschtchiki[5] avaient revêtu l’armiak[6] en drap gris allemand avec des ceintures écarlates. Dans les rues des villages pas une âme. Il faisait une splendide journée d’hiver. On nous fit traverser les déserts des gouvernements de Pétersbourg, Novgorov, Yaroslavl, etc. Nous ne rencontrions que des petites villes sans importance et clairsemées, mais à cause des fêtes nous trouvions partout à manger et à boire. Nous avions horriblement froid quoique nous fussions chaudement vêtus. Tu ne peux t’imaginer comme il est intolérable de passer sans bouger dix heures dans la kibitka[7] et de faire ainsi cinq à six stations par jour. J’avais froid jusqu’au cœur et c’est à peine si je parvenais à me réchauffer dans une chambre chaude. Dans le gouvernement de Perm nous avons eu une nuit de 40 degrés[8] : je ne te conseille pas de faire cette expérience, c’est assez désagréable.
Le passage de l’Oural fut un désastre. Il y avait un orage de neige. Les chevaux et les kibtki s’enfoncèrent ; il fallut descendre, — c’était en pleine nuit, — et attendre qu’on les eût dégagés. Autour de nous la neige, l’orage, la frontière de l’Europe ; devant nous la Sibérie et le mystère de notre avenir ; derrière nous tout notre passé. C’était triste. J’ai pleuré.
Pendant tout notre voyage des villages entiers accouraient pour nous voir et, malgré nos fers, on nous faisait payer triple dans les stations. Mais Kousma Prokolyitch prenait à son compte près de la moitié de nos dépenses : il l’exigea ; de sorte que nous ..... ne dépensâmes que quinze roubles d’argent chacun.
Le 11 janvier 1850, nous arrivâmes à Tobolsk. Après nous avoir présentés aux autorités on nous fouilla, on nous prit tout notre argent, et on nous mit, moi, Doura et Yastrjembsky dans un compartiment à part, tandis que Spieschner et ses amis[9] en occupaient un autre : nous ne nous sommes ainsi presque pas vus.
Je voudrais te parler en détail des six jours que nous passâmes à Tobolsk et de l’impression que j’en ai gardé. Mais ce n’est pas le moment. Je puis seulement te dire que nous avons été entourés de tant de sympathie, de tant de compassion que nous nous sentions heureux. Les anciens déportés[10] (ou du moins, non pas eux mais leurs femmes) s’intéressaient à nous comme à des parents. Âmes merveilleuses que vingt-cinq ans de malheur ont éprouvées sans les aigrir ! D’ailleurs nous n’avons pu que les entrevoir car on nous surveillait très sévèrement. Elles nous envoyaient des vivres et des vêtements. Elles nous consolaient, nous encourageaient. Moi qui suis parti sans rien, sans même emporter les vêtements nécessaires, j’avais eu le loisir de m’en repentir le long de la route............................................ Aussi ai-je bien accueilli les couvertures qu’elles nous ont procurées.
Enfin nous partîmes.
Trois jours après nous arrivions à Omsk.
Déjà à Tobolsk j’avais appris quels devaient être nos chefs immédiats. Le commandant était un homme très honnête. Mais le major de place de Krivtsov était un gredin comme il y en a peu, barbare, maniaque, querelleur, ivrogne, en un mot tout ce qu’on peut imaginer de plus vil.
Le jour même de notre arrivée, il nous traita de sots Dourov et moi, à cause des motifs de notre condamnation, et jura qu’à la première infraction il nous ferait infliger un châtiment corporel. Il était major de place depuis deux ans et commettait au su et vu de tous des injustices criantes. Il passa en justice deux ans plus tard. Dieu m’a préservé de cette brute ! Il arrivait toujours ivre (je ne l’ai jamais vu autrement), cherchait querelle aux condamnés et les frappait sous prétexte qu’il était « saoul à tout casser ». D’autres fois, pendant sa visite de nuit, parce qu’un homme dormait sur le côté droit, parce qu’un autre parlait en rêvant, enfin pour tous les prétextes qui lui passaient par la tête, nouvelle distribution de coups : et c’était avec un tel homme qu’il fallait vivre sans attirer sa colère ! et cet homme adressait tous les mois des rapports sur nous à Saint-Pétersbourg.
J’avais fait connaissance avec les forçats à Tobolsk.
À Omsk, je devais rester avec eux quatre années entières !
C’est un peuple grossier, irrité et exaspéré que celui-là ! Sa haine pour les nobles dépasse toute mesure. Aussi, en notre qualité de nobles, nous accueillit-on avec une joie féroce. Ces malheureux nous auraient dévorés si on le leur avait permis. Du reste juge toi-même quelle défense nous pouvions avoir contre des gens avec lesquels il nous fallait vivre, boire, manger et dormir des années durant et qui, à la moindre de nos plaintes, répondaient par des torrents d’injures. — « Vous autres les nobles, becs de fer, vous nous écrasiez… Des messieurs, vous autres, et vous torturiez le peuple, et maintenant vous voilà pris, vous voilà pareils au dernier des derniers, pareils à nous-mêmes. »
Voilà leur thème !… Et pendant quatre ans ces deux cent cinquante bourreaux ne se lassèrent pas de nous tourmenter. C’était leur consolation, leur plaisir ; cela les occupait. Si nous leur avons échappé, c’est par l’indifférence, par la supériorité morale qu’ils ne pouvaient comprendre mais qu’ils subissaient et parce que nous ne cédions jamais devant eux. Ils avaient toujours conscience qu’ils nous étaient inférieurs. Ils ignoraient les motifs de notre peine ; nous nous taisions à ce sujet, préférant subir leur haine. Mais nous étions très malheureux. Le régime militaire des travaux forcés est plus dur que le civil.
J’ai passé ces quatre ans derrière un mur, ne sortant que pour être mené aux travaux. Le travail était dur. Il m’est arrivé de travailler, épuisé déjà, pendant le mauvais temps, sous la pluie, dans la boue, ou bien pendant le froid intolérable de l’hiver. Une fois je suis resté quatre heures à exécuter un travail supplémentaire : le mercure était pris ; il y avait plus de 40 degrés de froid. J’ai eu un pied gelé.
Nous vivions en tas, tous ensemble dans la même caserne.
Imagine-toi un vieux bâtiment délabré, une construction en bois, hors d’usage et depuis longtemps condamnée à être abattue. L’été on y étouffait, l’hiver on y gelait.
Le plancher était pourri, recouvert d’un verschok[11] de saleté. Les petites croisées étaient vertes de crasse, au point que, même dans la journée, c’est à peine si on pouvait lire. Pendant l’hiver elles étaient couvertes d’un verschok de glace. Le plafond suintait. Les murs étaient crevassés. Nous étions serrés comme des harengs dans un tonneau. On avait beau mettre six bûches dans le poêle ? aucune chaleur (la glace fondait à peine dans la chambre), mais une fumée insupportable : et voilà pour tout l’hiver.
Les forçats lavaient eux-mêmes leur linge dans les chambres, de sorte qu’il y avait des mares d’eau partout ; on ne savait où marcher. De la tombée de la nuit jusqu’au jour il était défendu de sortir, sous quelque prétexte que ce fût, et on mettait à l’entrée des chambres un baquet pour un usage que tu devines ; toute la nuit la puanteur nous asphyxiait. « Mais, disaient les forçats, puisqu’on est des êtres vivants, comment ne pas faire des cochonneries. »
Pour lit deux planches de bois nu ; on ne nous permettait qu’un oreiller. Pour couvertures des manteaux courts qui nous laissaient les pieds découverts ; toute la nuit nous grelottions. Les punaises, les poux, les cafards, on aurait pu les mesurer au boisseau. Notre costume d’hiver consistait en deux manteaux fourrés, des plus usés, et qui ne tenaient pas chaud du tout ; aux pieds des bottes à courtes tiges, et allez ! marchez comme ça en Sibérie !
On nous donnait à manger du pain et du schtschi[12] où le règlement prescrivait de mettre un quart de livre de viande par homme. Mais cette viande était hachée, et je n’ai jamais pu la découvrir. Les jours de fête, nous avions du cacha[13], presque sans beurre ; pendant le carême, de la choucroute à l’eau, rien de plus. Mon estomac s’est extrêmement débilité, j’ai été plus d’une fois malade. Juge s’il eût été possible de vivre sans argent ! Si je n’en avais pas eu, que serais-je devenu ? Les forçats ordinaires ne pouvaient pas plus que nous se contenter de ce régime ; mais ils font tous à l’intérieur de la caserne un petit commerce et gagnent quelques kopeks. Moi, je buvais du thé et j’obtenais quelquefois pour de l’argent le morceau de viande qui m’était dû : c’est ce qui m’a sauvé. De plus il aurait été impossible de ne pas fumer, on aurait été asphyxié dans une telle atmosphère ; mais il fallait se cacher.
J’ai passé plus d’un jour à l’hôpital. J’ai eu des crises d’épilepsie, rares, il est vrai. J’ai encore des douleurs rhumatismales aux pieds. À part cela, ma santé est bonne. À tous ces désagréments ajoute la presque complète privation de livres. Quand je pouvais par hasard m’en procurer un, il fallait le lire furtivement, au milieu de l’incessante haine de mes camarades, de la tyrannie de nos gardiens, et au bruit des disputes, des injures, des cris, dans un perpétuel tapage, jamais seul ! Et cela quatre ans, — quatre ans ! Parole, dire que nous étions mal ce n’est pas assez dire ! Ajoute cette appréhension continuelle de commettre quelque infraction, qui met l’esprit dans une gêne stérilisante, et tu auras le bilan de ma vie.
Ce qu’il est advenu de mon âme et de mes croyances, de mon esprit et de mon cœur durant ces quatre ans, je ne te le dirai pas, ce serait trop long. La constante méditation où je fuyais l’amère réalité n’aura pas été inutile. J’ai maintenant des désirs, des espérances qu’auparavant je ne prévoyais même pas. Mais ce ne sont encore que des hypothèses ; donc passons. Seulement toi, ne m’oublie pas, aide-moi. Il me faut des livres, de l’argent : fais-m’en parvenir, au nom du Christ !
Omsk est une vilaine petite ville ; presque pas d’arbres ; une chaleur excessive, du vent et de la poussière en été ; en hiver un vent glacial. Je n’ai pas vu la campagne. La ville est sale ; soldatesque et par conséquent débauchée au plus haut point. (Je parle du peuple.) Si je n’avais pas rencontré des âmes sympathiques, je crois que j’aurais été perdu. Konstantin Ivonitch Ivanor a été un frère pour moi. Il m’a rendu tous les bons offices possibles. Je lui dois de l’argent. S’il vient à Pétersbourg remercie-le. Je lui dois vingt-cinq roubles. Mais comment payer cette cordialité, cette constante disposition à réaliser chacun de mes désirs, ces attentions, ces soins ?… Et il n’était pas le seul ! — Frère, il y a beaucoup d’âmes nobles dans le monde.
Je t’ai déjà dit que ton silence m’a bien tourmenté. Mais je te remercie pour l’envoi d’argent. Dans ta plus prochaine lettre (même dans la lettre officielle, car je ne suis pas encore sûr de pouvoir te donner une autre adresse), donne-moi des détails sur toi, sur Emilia Theodorovna, les enfants, les parents, les amis, nos connaissances de Moscou, qui vit, qui est mort. Parle-moi de ton commerce : avec quel capital fais-tu maintenant tes affaires ? réussis-tu ? As-tu déjà quelque chose ? Enfin pourras-tu m’aider pécuniairement et de combien pourras-tu m’aider par an ? Ne m’envoie l’argent dans la lettre officielle que si je ne trouve pas d’autre adresse ; en tout cas, signe toujours Mikhaïl Pétrovitch (tu comprends ?) Mais j’ai encore un peu d’argent ; en revanche, je n’ai pas de livres. Si tu peux, envoie-moi les revues de cette année, par exemple les Annales de la Patrie.
Mais voici le plus important : Il me faut (à tout prix) les historiens antiques (traduction française) et les nouveaux[14] ; quelques économistes et les Pères de l’Église. Choisis les éditions les moins coûteuses et les plus compactes. Envoie immédiatement. Je suis détaché à Sémipalatinsk, presque dans le steppe Kirgize. Je t’enverrai l’adresse exacte. En attendant, voici : Sémipalatinsk, à l’homme du 7e bataillon de ligne de l’armée de Sibérie. C’est l’adresse officielle ; elle te servira pour les lettres (n’oublie pas de signer Mikhaïl Pétrovitch). Je t’en donnerai une autre pour les livres. — Le premier livre dont j’aie besoin, c’est le lexicon allemand.
J’ignore encore ce qui m’attend à Sémipalatinsk. (L’avenir immédiat m’intéresse peu.) Mais l’autre avenir m’est moins indifférent. Frère, fais des démarches pour moi ; demande si, dans un an ou deux, je ne pourrai pas être envoyé au Caucase : c’est au moins la Russie ! Voilà mon plus ardent désir. Frère, excuse-moi, au nom du Christ ! Ne m’oublie pas ! Voilà que je dispose de tout, même de ton avoir. C’est que je n’ai pas perdu ma confiance en toi : tu es mon frère et tu m’as aimé ? Il me faut de l’argent. Il me faut vivre, frère ! Ces années ne seront pas sans fruit ! Il me faut de l’argent et des livres. Ce que tu dépenseras pour moi ne sera pas perdu. Va, tu ne dévaliseras pas tes enfants en me venant en aide. Prie que je vive seulement et je leur rendrai le tout avec usure. On me permettra bien d’imprimer d’ici cinq ou six ans ; peut-être plus tôt ; il peut survenir bien des changements ! et je n’écrirai plus de babioles. Tu entendras parler de moi.
Bientôt nous nous reverrons, frère. J’y crois comme à deux fois deux font quatre. Je me sens sûr de moi. Je vois devant moi mon avenir et tout ce que je ferai. Je suis content de ma vie. Je ne redoute que les gens et l’arbitraire ! Je puis tomber sur un chef qui me prenne en haine. (Cela n’est, hélas ! pas impossible !) Il me cherchera chicane, m’épuisera d’exercices militaires que je ne pourrai supporter, car je suis très affaibli. « Ce sont des gens simples », me dira-t-on pour m’encourager. Mais un homme simple est bien plus à craindre qu’un homme compliqué.
D’ailleurs les hommes sont partout les mêmes. Aux travaux forcés, parmi des brigands, j’ai fini par découvrir des hommes, des hommes véritables, des caractères profonds, puissants, beaux. De l’or sous de l’ordure ? Il y en avait qui, par certains aspects de leur nature, forçaient l’estime ; d’autres étaient beaux tout entiers, absolument. J’ai appris à lire à un jeune Tcherky envoyé au bagne pour brigandage ; je lui ai même enseigné le russe. De quelle reconnaissance il m’entourait ! Un autre forçat pleurait en me quittant ; je lui ai donné de l’argent — très peu — : il m’en a une gratitude sans bornes. Et pourtant mon caractère s’était aigri ; j’étais avec eux capricieux, inconstant ; mais ils avaient égard à l’état de mon esprit et supportaient tout de moi, sans murmurer. Et que de types merveilleux j’ai pu observer au bagne ! J’ai vécu de leur vie et je puis me vanter de les bien connaître.
Que d’histoires d’aventuriers et de brigands j’ai recueillies ! Je pourrais en faire des volumes. Quel peuple extraordinaire ! Je n’ai pas perdu mon temps : si je n’ai pas étudié la Russie, je sais par cœur le peuple russe, bien peu le connaissent comme moi… Je crois que je me vante ? C’est pardonnable, n’est-ce pas ?
Frère ! encore une fois, dis-moi les principaux événements de ta vie. Écris-moi à Sémipalatinsk officiellement et officieusement, comme nous en sommes convenus. Parle-moi de nos amis de Saint-Pétersbourg. Mets-moi au courant de la littérature (en détail), et enfin donne-moi des nouvelles de nos amis de Moscou.
Que fait le frère Kolia ? la sœur Paschegnka (c’est le principal) ? L’oncle vit-il toujours ? Que fait le frère Andréï ? J’écris à la tante par la sœur Verotchka.
Rappelle-toi bien que cette lettre est un secret. Pour Dieu, cache-la ou plutôt brûle-la. — Ne compromettons personne. N’oublie pas de m’envoyer des livres, mon cher ami, surtout les historiens, les économistes, les Annales de la Patrie, les Pères de l’Église et l’Histoire de l’Église. Envoie à différentes reprises, mais envoie. Je dispose de ta bourse comme de la mienne : c’est que je ne connais pas l’état de tes affaires. Écris-moi donc à ce sujet quelque chose de précis, que je puisse m’en faire une idée. Mais, sache, frère, que les livres sont ma vie, ma nourriture, mon avenir ! Ne me délaisse pas, au nom de Dieu ! Demande l’autorisation de m’envoyer les livres officiellement, mais agis avec prudence. Si on te la refuse, adresse-les à Konstantin Ivanovitch : il me les fera parvenir. Du reste, Konstantin Ivanovitch ira lui-même à Pétersbourg cette année. Il te dira tout. Quelle famille il a ! Quelle femme ! C’est la fille du décembriste Annenkov. Quel cœur ! Quelle âme ! et ce qu’ils ont souffert !
À Sémipalatinsk je m’occuperai tout de suite de trouver une autre adresse. Je n’irai que dans huit jours. Je suis retenu ici par une indisposition.
Envoie-moi le Koran, Kant (Critique de la raison pure), Hegel, — surtout son Histoire de la Philosophie. — Mon avenir dépend de tous ces livres. Mais surtout remue-toi pour m’obtenir d’être transféré au Caucase. Demande à des gens bien informés où je pourrais publier mes livres et quelles démarches il faudrait faire. D’ailleurs, je ne compte rien publier avant deux ou trois ans. Mais d’ici là, aide-moi à vivre, je t’en conjure ! Si je n’ai pas un peu d’argent, je serai tué par le service ! Je compte sur toi !
Mes autres parents ne pourraient-ils aussi m’aider, au moins pour une fois ? Ils te remettraient l’argent et tu me l’enverrais. Mais, dans mes lettres à Vérotchka et à la tante, je ne demande rien ; elles comprendront elles-mêmes, si le cœur leur en dit.
Filipov, en partant pour Sébastopol, m’a donné vingt-cinq roubles. Il les a laissés chez le commandant Norbokov, sans me prévenir. Il craignait que je vinsse à manquer d’argent. Excellent cœur !
Tous les exilés vivent comme ci comme ça. Foll a fini son temps. Il est à Tomsk et se porte bien. Yastrjembske finit son temps à Tara. Spiechnev est dans le gouvernement d’Irskousk où il a conquis l’estime et l’affection de tous. Quelle étrange fortune il a ! Partout, même chez les gens les plus médiocres, les moins cordiaux, il excite la sympathie. Pétraschevsky n’a pas retrouvé sa raison. Mombelli et Fiva sont en bonne santé, tandis que le pauvre Grigoriev est tout à fait fou, il est à l’hôpital.
Et autour de toi quoi de nouveau ? Vois-tu Madame Pleschtscheev ? Que fait son fils ? Des condamnés de passage ici m’ont appris qu’il est au fort d’Orsk. Golovinski est depuis au Caucase. Où en es-tu de tes projets littéraires ? Écris-tu quelque chose ? Que fait Krorevskory[15] ? Quels rapports avez-vous ? Ostrovsky[16] ne me plaît pas. Je n’ai rien lu de Pissemsky. Drouginisie[17] me fait mal au cœur. Eugénie Touv[18] m’a enthousiasmé. Krestovsky[19] me plaît aussi.
Je voudrais t’écrire beaucoup plus longuement. Mais mes souvenirs datent déjà de si loin que j’ai eu de la peine à me remémorer ceux que je consigne dans cette lettre.
Assure-moi que nous n’avons pas changé l’un pour l’autre.
Embrasse les enfants. Se souviennent-ils de leur oncle Fédia ? Salut à tous les amis, mais ne leur montre pas cette lettre.
Adieu, adieu, mon bien cher ! tu entendras parler de moi et peut-être nous reverrons-nous. Oui, certainement, nous nous reverrons. Adieu. Relis bien tout ce que je t’écris. Toi, écris-moi le plus souvent possible, même officiellement. Je vous embrasse mille fois, toi et les tiens.
- Ton
- DOSTOÏEVSKY.
P.-S. — As-tu reçu le conte pour les enfants que j’ai écrit à Raveline[20] ? n’en fais aucun usage et ne le montre à personne.
Qui est ce Tchernov qui a écrit le Ménechme en 1850 ?
Envoie-moi, je te prie, des cigares, non pas des plus chers, mais des cigares américains et des cigarettes.
Le 22 février.
Il est possible que je parte demain pour Sémipalantinsk. C’est même à peu près sûr. Konstantin Ivanovitch restera ici jusqu’au mois de mai. Écris-moi le plus souvent possible. Pour Dieu, fais des démarches ! Obtiens que je sois envoyé au Caucase ou quelque part loin de Sibérie.
Maintenant, je vais écrire des romans et des drames. Mais j’ai encore à lire beaucoup, beaucoup : ne m’oublie donc pas !
Encore une fois adieu.
TH. D.
(Traduit par E. HALPÉRINE et CH. MORICE). 172 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ce supplice d'enfer. Ayant pris tant d'argent au Messager Russe (14.500), j'espérais depuis le commencement de l'année que la poésie ne me délaisserait pas, que l'idée poétique m'apparaîtrait et se développerait vers la fin de 70 et que j'aurais le temps de contenter tout le monde. Cela me paraissait d'autant plus pro- bable, que nombre d'idées germaient dans ma tète et dans mon âme ou s'y faisaient pressentir. Mais elles ne faisaient que pas- ser rapidement ; or, ce qu'il fallait, c'était les incarner complé- ment ; mais cette incarnation se produit toujours brusquement, quand on ne s'y attend pas ; impossible d'}' compter. Ce n'est qu'après que le cœur a reçu l'image complète qu'on peut passer à la réalisation et calculer sans crainte d'erreur.
J'ai commencé alors à me torturer l'esprit pour inventer un nouveau roman. Je ne voulais pour rien au monde continuer les anciens. Je ne pouvais pas. J'ai réfléchi du 4 au 18 décembre inclus, vieux style. En moyenne je trouvais bien six plans par jour, j'imagine (pas moins). Ma tête est devenue un moulin. Je ne comprends pas comment je ne suis pas devenu fou. Enfin, le 18 décembre je me suis mis à écrire un nouveau roman. Le 5 janvier (n. st.) j'ai expédié à la rédaction les cinq chapitres de la première partie.
En somme, je ne sais pas moi-même ce que j'ai envoyé. Mais pour autant que je peux me faire une opinion, la chose ne paie pas de mine et ne produit pas d'effet. Il y a longtemps déjà qu'une idée me persécutait, mais je crai- gnais d'en faire un roman, parce que cette idée est trop difficile à réaliser et que je n'y suis pas préparé, bien qu'elle soit extrê- mement tentante et que je l'aime. Il s'agit de représenter un homme parfaitement bon. Il ne peut y avoir rien de plus diffi- cile, à mon avis, surtout à notre époque. Vous serez certaine- ment d'accord avec moi. Cette idée m'était déjà apparue sous une certaine forme, qui n'en reflétait pourtant qu'un aspect par- ticulier, or, il faut en donner une image complète. Seule, ma situation désespérée pouvait m'obliger à reprendre ce projet, insuffisamment mûri. J'ai risqué à la roulette ; « peut-être que cela se développera sous la plume ». C'est impardonnable.
Les grandes lignes du plan sont déjà arrêtées. J'entrevois dans la suite des détails qui me tentent beaucoup et soutiennent mon ardeur. Mais le tout ! Mais le héros ! Car le tout chez moi
�� � DEUX LETTRES DE DOSTOÏEVSKY I73
c'est le héros. Cela s'arrange ainsi. Je dois fournir ce person- nage. Se développera-t-il sous la plume ? Et imaginez-vous les choses épouvantables qui m'arrivent : en plus du héros il y a encore une héroïne, par conséquent deux héros. Et en plus de ces deux héros, il y a encore deux caractères tout à fait impor- tants, c'est-à-dire presque des héros (quant aux caractères secondaires dont je dois tenir scrupuleusement compte, ils sont en nombre infini, et le roman est en deux parties). Deux de ces quatre héros ont déjà leurs traits bien marqués dans mon âme, le troisième ne se dessine pas encore, et le quatrième, c'est-à- dire le principal, le héros, est fort pâle. Peut-être qu'il se tient solidement dans mon cœur, mais il est terriblement difficile à faire. Il faudra en tout cas, pour écrire cela, avoir deux fois plus de temps au minimum,
La première partie est faible, à mon avis. Mais il me sem- ble qu'on peut encore sauver les choses parce que rien n'est compromis et il est possible de tout développer d'une façon satisfaisante dans les parties qui vont suivre (oh, si cela pou- vait être !). En somme, la première partie n'est qu'une intro- duction. Une chose est nécessaire, c'est qu'elle éveille un cer- tain intérêt pour ce qui suivra. Mais je ne puis vraiment pas juger de cela. Je n'ai qu'un lecteur, Anna Grigorievna. Cela lui plaît beaucoup ; mais elle ne peut être juge dans mon cas.
Dans la seconde partie tout doit être définitivement mis en place (mais sera loin d'être éclairci). Il y aura là une scène (des principales), mais me réussira-t-elle ? J'en ai pourtant fait une esquisse, et c'est bien.
En général, tout est encore dans l'avenir ; mais j'attends de vous un jugement sévère. La deuxième partie décidera de tout. Elle est la plus difficile, mais vous m'écrirez aussi au sujet de la première ("bien que je sais très sincèrement qu'elle n'est pas bonne), écrivez-moi tout de même. De plus, je vous en sup- plie, dès que le Messager Russe paraîtra, faites-moi savoir si mon roman est publié. J'ai une peur horrible d'être malgré tout arrivé en retard ; or il m'était de la première importance de paraître en janvier. Au nom de Dieu, prévenez-moi immédiate- ment, afin que je le sache, en deux lignes au moins.
En envoyant à Katkov la première partie, je lui ai écrit
�� � 174 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
presque la même chose qu'à vous. Le roman s'appelle V Idiot. Personne, d'ailleurs, ne peut être son propre juge, surtout quand la première ardeur n'est pas encore calmée. Il se peut que la première partie ne soit pas mauvaise. Si je n'ai pas déve- loppé le caractère principal, cela était nécessité par le plan géné- ral. C'est pourquoi j'attends votre jugement avec une impa- tience avide.
Mais c'est assez parlé du roman. Tout ce travail depuis le i8 janvier m'a tellement excité que je ne puis pensera rien d'autre, ni parler d'autre chose.
Je vous dirai quelques mots maintenant de notre vie quo - tidienne depuis que je ne vous ai plus écrit.
Ma vie, naturellement, c'est mon travail. Mais au moins, maintenant, je ne suis plus dans le besoin, grâce à l'envoi régu- lier de 100 r. par mois. Et pourtant, nos effets sont continuel- lement chez le préteur. Nous les rachetons chaque fois que nous recevons l'argent, mais à la fin du mois nous les engageons de nouveau. Anna Grigorievna m'est un véritable aide et c'est déjà un écrivain. Son amour pour moi est infini, bien qu'il y ait pourtant beaucoup de divergences entre nos caractères...
{Traduit par boris de schloezer)
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L’idée d’un personnage étant donnée dans son esprit, il y a, pour le romancier, deux manières bien différentes de la mettre en œuvre : ou bien il peut insister sur sa complexité, ou bien il peut souligner sa cohérence ; de cette âme qu’il va engendrer, ou bien il peut vouloir produire toute l’obscurité, ou bien il peut vouloir la supprimer pour le lecteur ; en la dépeignant, ou bien il réservera ses cavernes, ou bien il les explorera.
André Gide a défini plus haut très justement les raisons pour lesquelles Dostoïevsky s’est heurté en France à tant d’incompréhension. Il y faut ajouter, je crois, celle-ci, que, dans ses inventions psychologiques, il suit toujours la première de ces deux méthodes, tandis que tous nos dons nous ont toujours inclinés à ne pratiquer que la seconde.
On sent que le fait qui a le plus frappé Dostoïevsky et auquel il s’est voulu d’un bout à l’autre de son œuvre fidèle, est celui de la cohabitation dans chaque conscience d’instincts à la fois contradictoires et irréductibles. Il est peut-être le premier qui ait résolument envisagé en face l’absurdité de nos sentiments tels qu’ils se conjoignent en nous spontanément et qui, dans un élan d’enthousiasme et d’amour pour la nature humaine, ait osé embrasser cette absurdité comme un idéal. Dans tous ses personnages, c’est elle qu’il cherche à révéler, et même, et surtout chez ceux qui lui sont sympathiques.
Il accuserait pour un peu le désordre qu’il trouve dans ses modèles ; il romprait de sa propre main les fils qui maintiennent malgré tout leurs aspirations en faisceau ; il porterait le trouble et l’incoordination dans la série de leurs sentiments.
En tous cas il s’intéresse avant tout à leurs abîmes et c’est à suggérer ceux-ci le plus insondables possible qu’il met tous ses soins. À mesure qu’il insuffle à son personnage la vie romanesque (et c’est le moyen qu’il choisit de lui insuffler cette vie), il se préoccupe de faire apparaître l’insuffisance des raisons par lesquelles on serait tenté d’expliquer ses déterminations ; il place celles-ci à chaque fois en rapport avec un x qui est le seul fond qu’il consente à donner à cette âme. Et cet x, loin d’en poursuivre la définition, il nous retire sans cesse les moyens que nous croyons apercevoir de le faire entrer en équation avec des valeurs connues.
Nous, au contraire, placés en face de la complexité d’une âme, à mesure que nous cherchons à la représenter, d’instinct nous cherchons à l’organiser. Notre description même est un effort d’intégration. Quelque chose en nous, que nous ne sommes pas maîtres d’empêcher, aussitôt se déclenche qui nous montre les attaches intérieures du modèle, la solidarité de ses aspects. Au besoin nous donnons un coup de pouce : nous supprimons quelques petits traits divergents, nous interprétons quelques détails obscurs dans le sens le plus favorable à la constitution d’une unité psychologique.
Nous répugnons toujours, en traçant le portrait d’un personnage, à y rien laisser d’indéfini : « Il y avait du je ne sais quoi dans tout Monsieur de la Rochefoucauld », écrit le cardinal de Retz. — Oui, mais justement il l’exprime pour que le lecteur n’ait pas à l’y sentir.
Jamais rien, dans le personnage suscité, ne reste béant par où des inspirations imprévues pourraient lui venir. Quand nous le faisons parler, jamais rien ne résonne inexplicablement, jamais rien ne fait entendre un son différent pour l’esprit et pour l’imagination.
Dans tous les interstices de son caractère nous pénétrons avec notre cire industrieuse, et nous les cimentons. Une parfaite obturation de ses abîmes : tel est l’idéal auquel nous tendons. Et j’imagine que c’est cela qui doit gêner les étrangers devant le Néron de Racine, ou même devant le Julien de Stendhal. Nous ne donnons jamais le vertige de l’âme humaine.
C’est Dostoïevsky le premier qui m’a fait sentir notre insuffisance sur ce point. J’en ai été confus pendant longtemps et pour rien au monde je n’eusse osé comparer aucun de nos romanciers ni de nos dramaturges au terrible évocateur d’inconnu que je découvrais en lui.
Et puis des réflexions me sont venues peu à peu, qui se sont trouvées dirigées non pas contre l’œuvre de Dostoïevsky, mais contre l’excellence, ou tout au moins contre la précellence de sa méthode.
Celle-ci, d’abord que l’abîme n’est rien aussi longtemps qu’on n’y descend pas. Loin de moi l’idée de prétendre qu’il en est dans les romans de Dostoïevsky comme je vais dire ; mais enfin un abîme, cela peut très bien se dessiner en trompe-l’œil. On peut très bien capter et conduire les regards vers les lointains d’une âme, mais sans que ceux-ci perdent leur caractère hypothétique. Le fait qu’un personnage agit d’une manière dont rien ne peut rendre compte, n’implique pas forcément qu’il y a en lui des profondeurs que rien ne permettra jamais d’atteindre : il peut aussi avoir été inspiré par sa seule inconsistance, qui est chose de surface, et définissable.
Après tout l’explication d’une âme ne comporte pas a priori beaucoup plus d’arrangement et de truquage que l’insistance sur son mystère. Il ne s’agit que de ne pas se tromper, que de ne pas aller contre la vie. Rien ne me fera penser qu’avec une suffisante intuition, on ne puisse pas donner à la fois à un personnage de la profondeur et de la conséquence.
Nous devons nous méfier, nous français, de notre tendance à simplifier, à réduire au même dénominateur. Mais pour peu que nous soyons en garde contre elle et que nous ne la laissions jamais prendre le pas sur la complication du réel, elle peut nous faire apercevoir des enchaînements qui eux aussi sont du réel, et font partie de la nature psychique.
Car enfin l’être humain, si particulier soit-il, tant qu’il n’est pas fou, et peut-être même lorsqu’il l’est, — l’être humain n’échappe jamais dans son fond à une certaine logique. D’une action à l’autre il se retrouve ; il peut agir sans cesse contre la raison, et pourtant obéir à une certaine idée. Prenons des mots plus vagues : à une certaine disposition, à un certain pli de son cerveau qui est comme le moule de toute sa vie spirituelle. Et même lorsqu’il se contredit, qui peut affirmer, tant qu’il ne l’a pas analysée, que cette contradiction soit autre chose que la réfraction, par les événements, d’une tendance simple ?
Plutôt que d’égarer l’esprit vers un infini psychologique, on peut très bien concevoir que la tâche du romancier soit de le ramener, par la seule continuité de ses peintures, vers cet événement secret, mais concret et connaissable. L’effort de sa raison peut fort bien l’aider dans sa représentation de la vie. Il peut, en le dessinant, rechercher la loi d’un individu sans tomber pour autant dans l’abstraction ni dans le schématisme. Sa patience, son instinct des résistances auront ici la plus grande importance. Mais s’il en est doué, en même temps que de ce que j’appellerai la faculté d’adhérence aux intuitions, il pourra produire une œuvre qui dépassera, en profondeur même, tout ce que l’aventureux génie de Dostoïevski a pu fonder. Car en psychologie, il faut que je me permette de le redire encore, la véritable profondeur, c’est celle qu’on explore.
MA MÈRE ET LES LIVRES
��La lampe, par l'ouverture supérieure de l'abat-jour, éclairait une paroi cannelée de dos de livres, reliés. Le mur opposé était jaune, du jaune sale des dos de livres brochés, lus, relus, haillonneux. Quelques « traduits de l'anglais y), — un franc vingt-cinq — rehaussaient de rouge le rayon du bas.
A mi-hauteur, Musset, Voltaire, et les Quatre Evangiles brillaient sous la basane feuille-morte. Littré, Larousse et Becquerel bombaient des dos de tortues noires. D'Orbi- gny, déchiqueté par le culte irrévérencieux de quatre enfants, effeuillait ses pages blasonnées de dalhias, de per- roquets, de méduses à chevelures roses et d'ornithoryn- ques.
Camille Flammarion, bleu, étoile d'or, contenait les pla- nètes jaunes, les cratères froids et crayeux de la lune, Saturne qui roule, perle irisée, libre dans son anneau...
Deux solides volets couleur de glèbe reliaient Elisée Reclus. Musset, Voltaire, jaspés, Balzac noir et Shakes^ peare olive...
Je n'ai qu'à fermer les yeux pour revoir, après tant d'années, cette pièce maçonnée de livres. Autrefois, je les distinguais aussi dans le noir. Je ne prenais pas de lampe pour choisir l'un d'eux, le soir, il me suffisait de pianoter le long des rayons. Détruits, perdus et volés, je les dénom- bre encore. Presque tous m'avaient vue naître.
Il y eut un temps où, avant de savoir lire, je me logeais en boule entre deux tomes du Larousse comme un chien
�� � l8o LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
dans sa niche. Labiche et Daudet se sont insinués, tôt, dans mon enfance heureuse, maîtres condescendants qui jouent avec un élève familier. Mérimée vint en même temps, séduisant et dur, et qui éblouit parfois mes huit ans d'une lumière inintelligible. Les Misérables aussi, oui, les Misérables, — malgré Gavroche ; mais je parle là d'une passion raisonneuse, qui connut des froideurs et de longs détachements. Point d'amour entre Dumas et moi, sauf que le Collier de la Reine rutila, quelques nuits, dans mes songes, au col condamné de Jeanne de la Motte. Ni l'en- thousiasme fraternel, ni l'étonnement désapprobateur de mes parents n'obtinrent que je prisse de l'intérêt aux Mous- quetaires..,
De livres enfantins, il n'en fut jamais question. Amou- reuse de la Princesse en son char, rêveuse sous un si long croissant de lune, et de la Belle qui dormait au bois, entre ses pages prostrés ; éprise du Seigneur Chat botté d'en- tonnoirs, j'essayai de retrouver dans le texte de Per- rault les noirs de velours, l'éclair d'argent, les ruines, les cavaliers, les chevaux aux petits pieds de Gustave Doré : au bout de deux pages je retournais, déçue, à Doré. Je n'ai lu l'aventure de la Biche, de la Belle, que dans les fraîches images de Walter Crâne. Les gros caractères du texte cou- raient de l'un à l'autre tableau comme le réseau de tulle uni qui porte les médaillons espacés d'une dentelle. Pas un mot n'a franchi le seuil que je lui barrais. Où s'en vont, plus tard, cette volonté énorme d'ignorer, cette force tranquille employée à bannir et à s'écarter ?...
Des livres, des livres, des livres... Ce n'est pas que je lusse beaucoup. Je lisais et relisais les mêmes. Mais tous m'étaient nécessaires. Leur présence, leur odeur, les lettres de leurs titres et le grain de leur cuir... Les plus herméti- ques ne m'étaient-ils pas les plus chers ? Voilà longtemps que j'ai oublié l'auteur d'une Encyclopédie habillée de rouge, mais les références alphabétiques, indiquées sur chaque tome, composent indélébilement un mot magi-
�� � MA MÈRE ET LES LIVRES iSl
que : Aphbicécladiggalhymaroidphorebstevanxy. Que j'aimai ce Guizot, de vert et d'or paré, jamais déclos ! Et ce Voyage d'Anacharsis inviolé ! Si l'Histoire du Consulat et de l'Empire échoua un jour sur les quais, je gage qu'une pancarte mentionne fièrement son « état de neuf»...
Les dix-huit volumes de Saint-Simon se relayaient au chevet de ma mère, la nuit ; elle y trouvait des plaisirs renaissants, et s'étonnait qu'à huit ans je ne les partageasse pas tous.
— Pourquoi ne lis-tu pas Saint-Simon ? me deman- dait-elle. C'est curieux de voir le temps qu'il faut à des enfants pour adopter des livres intéressants !
Beaux livres que je lisais, beaux livres que je ne lisais pas, chaud revêtement des murs du logis natal, tapisserie dont mes yeux initiés flattaient la bigarrure cachée... J'y connus, bien avant l'nge de l'amour, que l'amour est com- pliqué et tyrannique et même encombrant, puisque ma mère lui chicanait sa place.
— C'est beaucoup d'embarras, tant d'amour, dans ces livres, disait-elle. Mon pauvre Minet-Chéri, les gens ont d'autres chats à fouetter, dans la vie. Tous ces amoureux que tu vois dans les livres, ils n'ont donc jamais ni enfants à élever, ni jardin à soigner ? Minet-Chéri, je te fais juge : est-ce que vous m'avez jamais, toi et tes frères, entendue rabâcher autour de l'amour comme ces gens font dans les livres ? Et pourtant je pourrais réclamer voix au chapitre, je pense ; j'ai eu deux maris et quatre enfants !
Les tentants abîmes de la peur, ouverts dans maint roman, grouillaient suffisamment, si je m'y penchais, de fantômes classiquement blancs, de sorciers, d'ombres, d'animaux maléfiques, mais cet au-delà ne s'agrippait pas, pour monter jusqu'à moi, à mes tresses pendantes, conte- nus qu'ils étaient par quelques mots conjurateurs...
— Tu as lu cette histoire de fantôme, Minet-Chéri ? Comme c'est joli, n'est-ce pas ? Y a-t-il quelque chose de plus joli que cette page où le fantôme se promène à
�� � l82 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
minuit, sous la lune,, dans le cimetière ? Quand l'auteur dit, tu sais, que la lumière de la lune passait au travers du fantôme et qu'il ne faisait pas d'ombre sur l'herbe... Ce doit être ravissant, un fantôme. Je voudrais bien en voir un, je t'appellerais. Malheureusement ils n'existent pas. Si je pouvais me faire fantôme après ma vie, je n'y manque- rais pas, pour ton plaisir et pour le mien. Tu as lu aussi cette stupide histoire d'une morte qui se venge ? Se ven- ger, je vous demande un peu ! Ce ne serait pas la peine de mourir, si on ne devenait pas plus raisonnable après qu'avant. Les morts, va, c'est un bien tranquille voisinage. Je n'ai pas de tracas avec mes voisins vivants, je me charge de n'en avoir jamais avec mes voisins morts !
Je ne sais quelle froideur Uttéraire, saine à tout prendre, me garda du délire romanesque, et me porta un peu plus tard, quand j'affrontai tels livres dont le pouvoir éprouvé semblait infaillible, — à raisonner quand je n'aurais dû être qu'une victime enivrée. Imitais-je encore en cela ma mère, qu'une candeur particulière inclinait à nier le mal, ce pendant que sa curiosité le cherchait et le contemplait, pêle-mêle avec le bien, d'un œil émerveillé ?
— Celui-ci ? Celui-ci n'est pas un mauvais livre, Minet- Chéri, me disait-elle. Oui, je sais bien, il y a cette scène, ce chapitre.... Mais c'est du roman. Ils sont à court d'in- ventions, tu comprends, les écrivains, depuis le temps. Tu aurais pu attendre un an ou deux, avant de le lire... Que veux-tu ! débrouille-toi là dedans, Minet-Chéri. Tu es assez intelligente pour garder pour toi ce que tu comprendras trop... Et peut-être n'y a-t-il pas de mauvais livres...
Il y avait pourtant ceux que mon père enfermait dans son secrétaire en bois de thuva. Mais il enfermait surtout le nom de l'auteur.
— Je ne vois pas d'utilité à ce que les enfants hsent Zola !
Zola l'ennuyait, et plutôt que d'y chercher une raison de nous le pernaettre ou de nous le défendre, il mettait à
�� � MA MÈRE ET LES LIVRES - 183
l'index un Zola intégral, massif, accru périodiquement d'alluvions jaunes.
— Maman, pourquoi est-ce que je ne peux pas lire Zola ?
Les yeux gris, si malhabiles à mentir, me montraient leur perplexité :
— J'aime mieux, évidemment, que tu ne lises pas cer- tains Zola...
— Alors, donne-moi ceux qui ne sont pas « certains » ? Elle me donna la Faute de l'Ahbé Moitret, et le Docteur
Pascal, et Germinal. Mais je voulus, blessée qu'on ver- rouillât, en défiance de moi, un coin de cette maison où les portes battaient, où les chats entraient la nuit, où la cave et le pot à beurre se vidaient mystérieusement, — je voulus les autres. Je les eus. Si elle en garde, après, de la honte, une fille de quatorze ans n'a ni peine ni mérite à tromper des parents au cœur pur. Je m'en allai au jardin, avec mon premier livre dérobé. Une assez douceâtre his- toire d'hérédité l'emplissait, mon Dieu, comme plusieurs autres Zola. La cousine robuste et bonne cédait son cousin aimé à une malingre amie, et tout se fût passé comme sous Ohnet, ma foi, si la chétive épouse n'avait connu la joie de mettre un enfant au monde. Elle lui donnait le jour soudain, avec un luxe brusque et cru de détails, une minutie anatomique, une complaisance dans la couleur, l'odeur, l'attitude, le cri, où je ne reconnus rien de ma tranquille compétence de jeune fille des champs. Je me sentis crédule, effarée, menacée dans mon destin de petite femelle... Amours des bêtes paissantes, chats coiffant les chattes comme des fauves leur proie, précision paysanne, presque austère, des fermières parlant de leur taure vierge ou de leur fille en mal d'enfant, je vous appelai à mon aide. Mais j'appelai surtout la voix conjuratrice :
— Quand je t'ai mise au monde, toi la dernière, Minet- Chéri, j'ai souffert trois jours et deux nuits. Pendant que je te portais, j'étais grosse comme une tour. Trois jours, ça
�� � 184 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
paraît long... Les bêtes nous font honte, à nous autres femmes qui ne savons plus enfanter joyeusement. Mais je n'ai jamais regretté ma peine : on dit que les enfants, portés comme toi si haut, et lents à descendre vers la lumière, sont toujours des enfants très chéris, parce qu'ils ont voulu se loger tout près du cœur de leur mère, et ne la quitter qu'à regret...
En vain je voulais que les doux mots de l'exorcisme, rassemblés à la hâte, chantassent à mes oreilles : un bour- donnement argentin m'assourdissait. D'autres mots, sous mes yeux, peignaient la chair écartelée, l'excrément, le sang souillé... Je réussis à lever la tête, et vis qu'un jardin bleuâtre, des murs couleur de fumée vacillaient étrange- ment sous un ciel devenu jaune... Le gazon me reçut, étendue et molle comme un de ces petits lièvres que les braconniers apportaient, frais tués, dans la cuisine.
Quand je repris conscience, le ciel avait recouvré son azur, et je respirais, le nez frotté d'eau de Cologne, aux pieds de ma mère.
— Tu vas mieux, Minet-Chéri ?
— Oui... je ne sais pas ce que j'ai eu...
Les yeux gris, par degrés rassurés, s'attachaient aux miens.
— Je le sais, moi... Un bon petit coup de doigt-de-Dieu sur la tête, bien appliqué...
Je restais pâle et chagrine, et ma mère se trompa :
— Laisse donc, laisse donc... Ce n'est pas si terrible, va, c'est loin d'être si terrible, l'arrivée d'un enfant. Et c'est beaucoup plus beau dans la réalité. La peine qu'on y prend s'oublie si vite, tu verras !... La preuve que toutes les femmes l'oublient, c'est qu'il n'y a jamais que les hommes — est-ce que ça le regardait, voyons, ce Zola ? — qui en font des histoires...
COLETTE
�� � ÉCLAIRAGES
��RÉCIPROCITÉS
��Les bruits que fait en bas la ville Avec ses tramiuays, ses autos, Ne 111 arrivent pas moins sonores Que les cris ailés des grillons
Je mène ma curiosité Avec une égale allégresse Sur les rails des chemins de fer Et parmi le vol des abeilles.
Mes yeux prennent autant d'iinacres Entre les murs carrés et secs, Qu'il y a di fleurs minuscules Dans la grappe du poivrier.
�� � l86 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
��MIROIR
��A l'heure où les chauves-souris Vont remplacer les hirondelles, Les barques s'éloignent du bord Comme des rats, en ligne droite.
Veau de la rade, presque obscure, A des reflets passés de vieux miroir Dans le cadre doré du quai de brique Où brille encore un reste de soleil.
La belle a pris l'une des barques Et cingle en ligne droite, elle sait où ; En partant, elle a glissé dans sa bourse Le miroir que je lui avais donné.
�� � ECLAIRAGES
��187
��SOURCES
��Qu'un cerceau d'en- surgisse de Idmïît A cette place où le jour na pu faire U autre prodige que du bruit, Qu'importe si ce n'est qu'une réclame ?
L'orchestre étroit d'un vieux taxi Fait pour deux rangs de réverbères Plus de festin que le roulis Des cent-chevaux millionnaires.
J'ai dans la tête plus d'orgueil Lorsque je baisse les paupières, Que cette foule où je suis seul Et qui rugit les yeux ouverts.
�� � l88 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
��RAIL HUMIDE
��Le tramway roule sous les arhes, On entend grincer le troley Comme le bec du diamant Sur la surface d'une vitre.
Je prends la route qui descend Pleine d^eau, sans appui, fatale, Plus le moindre bruit de trarnivay, Le moindre reflet électrique.
Vais-je enfoncer jusqu'aux genoux ? La lune sortant d'un nuage M'écoute et glisse une Imur De rail au long de deux ornières.
�� � ÉCLAIRAGES 189
��SIMPLICITE
��La machine qui répète Le mouvement sans broncher Est aussi simple que l'enfant Oui répète sa prière.
Faites, mon Dieu, que Je fil Ne s'échappe de l' aiguille, Faites, mon Dieu, que ma main Ne lâche ce quelle tient.
��FRANZ HELLENS
�� � LES PARAMÈTRES
��Où le mensonge commence et prend corps, où il cesse d'être le consentement à ce qui est pour devenir le complice de l'erreur, je suis bien incapable de le dire. Tout d'abord, si je me prêtais à l'idée qu'on prenait de moi, sans doute qu'elle me révélait quelque réalité cachée. De nouvelles conditions d'existence, la campagne, faisaient éclater cette qualité de citadin aux dépens des autres éléments de ma personnalité. Je me sentais ainsi envisagé qu'il fallait parler des cultures avec étonnement, des heures auxquelles s'ou- vrent les fleurs et se ferment les étoiles ; mes questions avaient alors valeur de réponses pour qui les attendait, pour moi bientôt.
Parisien, me voilà devenu parisien. J'accentue involon- tairement mon ignorance, ma gaucherie, mes nœuds de cravate. Charmante prostitution : c'était tout à l'heure un jeu. J'essaye aujourd'hui de siffler les airs à la mode que je
n'ai pas retenus.
Sur la route de S. à R., au mois d'août 19..., un homme trouve un enfant de douze ans pendu à un arbre et déjà violet. Dépendu l'enfant refuse d'expliquer son aventure. On ne peut rien obtenir de lui touchant ses origines. Il est placé comme ouvrier agricole chez un fermier. Il accomplit ponctuellement son ouvrage pendant trois ans. A quinze ans, interrogé à nouveau, il plaisante, prétend avoir oublié. Une femme de la cuisine, poussée par la curiosité, le ren- contre à l'heure de la sieste derrière une meule :
�� � « Tout seul, Roland, c’est la coutume ? — Vous voyez, Marie, l’habitude. »
Un homme, venu le vent sait d’où, s’établit dans une petite maison au bord de l’Oise un été. Il prend vite la manie d’aller chez le passeur plaisanter avec les deux filles qui servent aux clients de la bière et de la limonade. Elles n’auront jamais que ce petit nom, Paul, abandonné de guerre lasse. L’une imagine qu’il se cache de la police, l’autre qu’il se dérobe à un amour.
Marceline roule dans la chaleur un corps lourd du secret qui depuis un an bientôt se détacha d’elLe. Elle s’arrête et croise les mains. Marceline, Marceline, quelles chansons : il y a de la fierté dans le secret, mais l’ennui c’est de ne pouvoir rien dire. On s’enivre, paraît-il, pour se délier la langue. Marceline pense à prendre un amant dont le corps serait beau comme l’alcool, une espèce de bête de confiance.
Roland a rencontré l’étranger qui est un peu plus pâle que les autres hommes. C’était dans le chemin creux où il y avait juste la place de passer, et à terre ces excellents petits fruits rouges, qu’on écrase du pied en pensant aux femmes. Roland voyait bien venir l’inconnu. Il ne s’est pas garé. Il l’a bousculé. L’autre n’a rien dit, a pris le poignet gauche de Roland, l’a serré et a ri, sans que Roland qui aurait crié de douleur songe à parler. Puis il est parti. Il était habillé de gris clair, avec un chapeau de paille et des souliers découverts ; et une chaîne de montre.
Marceline pense à ce parisien du bord de l’eau. Elle s’est promenée dans les champs. Elle a mis du rouge. Thomas, 192 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
le valet de chamore des C..., Taccoste : « Je ne plaisante pas, tu es belle ». Elle a le cœur plus haut placé.
Paul songe à d'autres lieux : les femmes ont des cheveux comme des plumes et chantent bas, bas, des airs où meu- rent tous les hommes qu'elles aiment. Sœurs des éponges dans les cases bleues et jaunes, qu'attendent-elles de la vie, sinon ces visiteurs aperçus dans la rue et qui ne monteront peut-être pas. Les fontaines, et les bouches de fard s'étei- gnent dans un benjoin de brunes.
Les deux filles du passeur comptaient retenir ce soir l'inconnu dans leur chambre. Il n'a pas compris. Songeait-il à les séparer ? Elles se savent trop jalouses. A un moment, il riait : le plastron de sa chemise, boutons sautés, s'entre- baîlla sur une poitrine blanche. Irma et Claude se surveil- laient. Thomas, le domestique, est entré. Il voulait passer
l'Oise.
Marie attendait Thomas et rêvait de Roland. Elle avait un corsage écossais. Quand ils furent près de dormir, elle dit à Thomas : « Tu es bien jeune, tu ne sais pas ce que c'est, petit. Laisse-toi faire et dis-moi ce que tu sens » Thomas dormait comme toujours, la bouche ouverte.
Marceline dans les champs soufile les chanterelles : ce sont des secrets. Effeuille les pâquerettes : elles en savent long. Regarde ses seins par l'ouverture de sa guimpe : il les aimera. Se lisse le front avec le lait des pavots : qu'il me nomme la rousse. N'est-il pas roux lui-même comme le matin et le soir ? On soupire derrière une meule : si c'était lui ? Ce n'était que Roland, seul, qui n'avait pas entendu venir.
�� � LES PARAMÈTRES 193
Claude a vu entrer chez Paul une femme élégante des- cendue d'une automobile. Le chauffeur était vêtu de blanc. Elle a planté là ses seaux, elle a tout dit à Irma. Amers reproches : on en serait venu aux coups sans la petite fille d'un voisin qui entra pour une bonne raison. Les sœurs l'ont assise entre elles, l'ont caressée.
Sur une espèce de fourrure, Paul regarde la visiteuse, qui rampe comme un serpent.
« Zéphie, tu es bien brune. Tu ressembles à ce jeune garçon l'autre jour dans le chemin des baies saignantes. Je vais te tordre le poignet. «
Elle, crie.
Marie lave le linge, Roland passe. Elle crie quelque
chose qu'il ne comprend pas. Il s'approche. Elle s'aide à
lui pour se lever. Le voilà taché de savon. Ah bien, qu'a-
t-elle ?
Thomas refuse, rouge, de se prêter aux fantaisies de Marie. Puis cède. Il change de manières avec elle. Sans-gêne et plus galant.
Le soir il raconte les détails de l'affaire au cabaret du passeur. Irma et Claude se sont prises par la taille. Deux moissonneurs rient. La petite voisine entre.
Paul fait la planche dans l'O-se. Bonheur qui ne s'appar- tient plus, l'élément. Je n'ai plus de cheveux, ni vraiment de mains, avec pouce et ongles, etc. Songer au désir. Zéphie quand elle a trop bu, c'est le fleuve. La paresse qui est entre le matin et l'amour.
��De la berge, Roland regarde Paul dans l'eau, son caleçon blanc traversé par l'eau courante, n'oubliez pas qu'il fait la
15
�� � 194 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
planche. Une flèche rousse remonte au milieu de son ventre. Un brusque mouvement des jarrets ride l'eau.
Marceline en chemise dans sa chambre de la ferme attend en plein jour un miracle qui ne se produit pas.
Cest au grenier que couche Roland. On avait quelque chose à lui dire. On est monté. Il était tout nu près de la lucarne et il soufflait dans ses mains.
Marie cache quelque chose à Thomas. Il la battra pour avoir l'objet. Il l'aura. C'est une carte postale en couleurs : Le Baiser :
Si je vous dis que je vous aime, Me refuserez-vous le bonheur suprême ? Thomas retourne la carte : elle est neuve. Il n'a pas remarqué que l'amoureux était roux.
Paul se baigne. Sur le rivage, Roland se déshabille. Au moment de se mettre à l'eau il hésite, immobile. Paul l'aperçoit, lui fait signe. Roland s'enfuit ses vêtements sur le bras.
Il rencontre Marceline.
Marie parle toute seule en battant son linge. Elle répond aux avances de l'étranger. Elle est vertueuse. Mais Roland surgit ; elle se jette sur lui et le prend par les jambes.
Ici son battoir en l'air, elle voit que Roland est là qui la regarde et qui l'entendit.
Roland par la fenêtre du passeur voit Claude et Irma sur
leur lit, rieuses. La petite voisine, six ans, Lina, les quitte.
Thomas surprend Roland au guet, s'indigne. Quelle
�� � LES PARAMETRES I95
raclée. Roland ferme les yeux, tournoie un peu, et tombe comme d'insolation. Thomas, inquiet, avec remords, lui tape dans les mains. L'eau de la rivière. Il soulève la tête de sa victime, l'appuie contre soi, parle. Les yeux de Roland s'allongent sans s'ouvrir. Il gémit. Il se tourne contre l'homme qui ne sait ce qu'il advient. Il gémit. Tout à coup ses lèvres se collent aux lèvres de Thomas. Quel baiser de putain. Les yeux ne se sont pas rouverts. Roland murmure : « Maman. »
Claude, Irma, la petite Lina, Paul au cabaret. Il s'agit de la petite : « Du satin », dit Irma. Paul rit de ses dents cou- pantes : « Je vais vous montrer ma villa. » Irma prend son bras droit, Claude son bras gauche. La petite marche devant.
« Vous dites qu'elle a six ans ? »
��Thomas raconte à Marie le baiser de Roland. Mais par exemple, tu ne trouves pas ça drôle ? Elle ne rit pas. C'est insensé, on croirait que tu m'en veux. Elle est bien bonne. Pour ce galeux. Tiens, le voilà. Et des injures.
Roland les yeux candides. Roland comme devant. Il a des yeux cernés comme ceux des anges. Marie pense que ses bras sont plus beaux que tout au monde. Elle est sérieuse, la gorge serrée.
Thomas plaisante dur. Roland rougit.
Marie a une idée : « Mon petit Roland. »
Thomas a compris. Il la battra. Roland s'enfuit.
Il va se jeter à plat ventre dans les hautes herbes du bord de l'eau.
D'où on voit la villa de l'étranger, et son petit canot
amarré à la berge. Le petit canot dans lequel il rame en
maillot vert.
Marceline dans les sainfoins. Elle mâche une herbe. Elle
�� � 196 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
respire avec un bruit de forge. Le vent relève sa jupe sur son ventre. Elle n'a rien à cacher au soleil. Il lui mord le ventre. Il la cuit. Il la perce. Elle n'est pas vierge.
Le soleil est un roux comme elle, bien entendu comme elle. Entre frère et sœur, est-ce que ça compte ?
��Roland mâche de la terre ; se met des fourmis dans l'oreille ; cache des pierres dans ses souliers ; et les fait revenir sous sa semelle ; enfonce tout à coup goulûment ses lèvres dans le pli de son coude gauche ; contemple les contractions des muscles sous la peau de son bras ; avec son couteau se fait froid à un sein ; s'ensanglante le front en le cognant aux arbres ; enfin, n'y tenant plus, se fait gratter la tête par n'importe qui sous n'importe quel prétexte.
��A quoi rêve Paul dans son jardin ? Il froisse une fleur, sent ses doigts, et se couche à terre. Une ombre descend des arbres sur son front. Une main jadis balançait un éven- tail du geste même de l'amour. Entre les écailles du pied, on apercevait tout le corps de la femme. Une chose nue et difficile. Elle jouait au refus quand il n'y avait plus loisir. Sa fuite était plus épouvantable que le retrait de la mer aux marées d'équinoxe.
Marie apporte le linge à Paul. « Vous êtes à la ferme », et Paul s'enquiert de Roland. Marie, tant pis, raconte tout : le pendu, le baiser, la meule. Un peu pêle-mêle. La carte- postale. Elle a dit : « Blond comme vous ». Il a compris. Ses dents coupantes, coupantes, entrent dans une épaule ferme, et grincent un peu. Il prend un peu de linge dans
le panier de Marie.
Roland qui danse en se regardant dans la rivière tombe dans la vase et se salit jusqu'au front. A ce moment, Paul
�� � passe et le dévisage. Il a un jeune chien qui vient à Roland et se frotte, dressé, à la jambe droite de son pantalon.
Marceline tire les vers du nez à Lina, moyennant une surprise et des caresses dans le dos.
« Il a des cheveux en feu sur le bide et c’est doux comme du quinquina. »
Après tout, cette enfant l’a vu comme tout le monde. A six ans, déjà menteuse, tu n’as pas honte. Lina pleure.
Par deux portes, Marceline et Roland entrent à l’église, le seul endroit frais du pays. Il est deux heures. Un même mensonge les mène au même bénitier. Le hasard emmêle un peu leurs doigts et les démêle. Pendant une heure, ils se regarderont en dessous, seuls, sans bouger. Puis Roland s’agitera doucement.
Marceline alors sort de l’église.
Au retour, dans son grenier, Roland trouve Marceline. « Nous avons un secret chacun. » Elle ne sait que dire cela, et cette parenté suffisante, nous sommes collègues, explique sa présence, sa volonté très simple.
Il n’y a qu’une chose qu’ils ne s’avouent pas, un autre lien plus fort, une communauté de désir : tous deux pen- sent au même homme roux, et blanc comme une laitue.
Mon secret, c’est que Thomas avant toi, l’année dernière, elle se tait. Il n’est pas déçu, il la méprise. Elle ne saura jamais le secret de Roland, ce n’était pas la peine d’avoir toutes ces complaisances. Elle a un peu de paille partout. Ces greniers. Roland la chasse.
Il est seul. Il va essayer de retrouver ses plaisirs innocents. Il ne veut pas que cette femme compte. 198 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Ce n'est pas un secret le secret de Marceline. Thomas l'a dit partout sans doute, c'est comme avec Marie. Il ne semble pas pourtant. Personne n'a l'air de comprendre ses insinuations.
Alors ce secret ridicule, s'il le veut, Roland, ne sera plus un secret. Il dit tout à tout le monde. Thomas l'an dernier, et lui le matin même. Elle lui a fait ci avec la bouche, ça quand il l'a voulu. Et ceci donc sans qu'il demande rien, parce qu'elle en avait l'envie depuis six mois. Et l'enfant qu'elle avait fait tomber elle-même, et comment.
On n'en revenait pas, il paraît : Marceline si réservée.
On arrêtera Marceline pour infanticide, qu'ils disent. Effacée.
Roland sera témoin : il voit la belle robe du juge. Un homme magnifique. Un peu roux toutefois. Il y a des gens qui ne détestent pas ça.
Maintenant c'est Paul qui, de sa fenêtre, regarde Roland qui se baigne, et qui se noiera sans que personne vienne à son aide.
LOUIS ARAGON
�� � REFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE
��MALLARME ET RIMBAUD
11 m'arriva d'écrire ici, il y a quelques mois, qu'on pouvait discerner, à la pointe extrême de la littérature actuelle, une influence de Mallarmé et de Rimbaud. C'était à propos de la Suzanne de M. Giraudoux, dans l'île de laquelle se trouvait un rocher Rimbaud, et qui, en nageant une ou deux heures, eût pu découvrir, non loin de cette île, le pays de la Prose pour des Esseintes. Je fus repris avec quelque sévérité. M. Georges Le Cardonnel assura, dans la Revue Universelle, qu'il n'en était rien, que ces gens-là n'intéressaient que quelques maboules, et que je voyais la littérature française de l'observatoire d'Upsal, dans des verres taillés par André Gide.
L'article avant été traduit en allemand dans la Revue Rhénane, le Journal m'accusa de bourrer le crâne des Rhénans avec ces fariboles. Comme beaucoup de gens de goût, et même de grands écrivains, continuent à croire que les noms de Mal- larmé et Rimbaud ne correspondent qu'à une mystification montée dans ce qu'on appelle les cénacles, il n'est peut-être pas inutile de revenir sur ce sujet, non pour de vaines polémiques, mais en vue d'honnêtes précisions.
Pour ce qui regarde Mallarmé, il faut bien s'entendre sur sa place et son influence actuelles. Il est certain qu'on ne l'imite plus, et que, durant le bref laps où ils sévirent, ses imi- tateurs furent parfaitement ridicules. On peut (cela se défen- drait) juger un écrivain d'après son rayonnement de clichés et sur sa capacité d'être imité. Les grands classiques du xviie siècle ont été imités servilement pendant plus de cent ans. Victor Hugo l'était encore au début de ce siècle. Les maîtres du sym-
�� � 200 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
bolisme, et aussi les Concourt, le furent presque une dizaine d'années. Cette proportion décroissante est significative. On n'est imité que dans la mesure où les imitateurs se croient originaux en imitant. Voltaire pouvait de bonne foi se croire original en alignant des centons de Racine, penser que, si Racine n'eût pas existé, lui Voltaire eût tout de même écrit ZanCy parce que Racine n'avait fait que découvrir la raison et le beau uniques, comme Colomb avait découvert l'Amérique, et que \'oltaire aurait aussi bien pu les découvrir plus tard, comme un autre navigateur aurait pu trouver la même Amé- rique que Colomb. Telle est la croyance implicite qui donne bonne conscience et vigueur reproductrice à l'imitation. Ajoutons que Racine ayant fait mieux qu'Euripide en imitant Euripide, Voltaire pouvait candidement s'imaginer qu'à son tour il ferait mieux que Racine en imitant Racine (oubliant que le mot imitation était une étiquette qui recouvrait dans les deux cas deux réalités fort différentes). Tout cela nous place exac- tement à l'antipode de Mallarmé. Certes Mallarmé avait com- . mencé par imiter Baudelaire (Rollinat l'appelait méchamment un Baudelaire en morceaux qui n'a jamais pu se recoller). Mais il était allé bien vite vers une paradoxale originalité, une peur maladive du cliché et du lieu commun, s'était créé, moitié de son propre fonds, et moitié par volonté ou par point d'honneur, une manière, la plus individuelle possible, de s'exprimer. Il excluait dès lors, au même titre qu'une imitation dont il eût été l'auteur, une imitation dont il fût devenu l'objet. Et (sauf par naïveté ou par jeu) ni ses vers ni sa prose ne furent vraiment imités.
Comment pouvons-nous dès lors parler de son influence, et que pourrait être cette influence ? Voici. Je ne crois pas écrire de paradoxe en disant que le petit et frêle recueil des poésies de Mallarmé est cher bien moins, et avec moins de raison, aux amoureux de la poésie de Mallarmé qu'il ne l'est aux amoureux de la poésie française. C'est Racine que nous aimons d'abord en Racine, Hugo en Hugo. Mais si nous ne cherchions dans Mallarmé qu'à aimer Mallarmé, nos raisons seraient un peu frôles. Nous n'éprouvons pas ici le contact avec un grand cou- rant de sensibilité, d'intelligence, d'humanité. Mais nous éprou- vons le contact avec la poésie française, à son extrémité la
�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 201
plus fine, la plus logique, — la plus diabolique, alkis-je dire, en songeant que le diable est le meilleur logicien. Mallarmé n'a eu qu'un sujet, n'a fixé que sur un point ses yeux interrogateurs et rêveurs : le fait littéraire, l'existence et la vie du vers, du poème, du livre. Il est, à ce point de vue, le Boileau du roman- tismie, ou plutôt il indique d'un doigt tendu (comme le Saint Jean des tableaux) la place que devrait occuper dans l'art du xix^ siècle un Boileau. Ne dites pas de mal de Nicolas, écrivait Voltaire : cela porte malheur. Et Sainte-Beuve répondait à des railleries vieillottes de Taine sur Boileau que celui qui méprise Boileau risque de mépriser au fond toute poésie. Comme Voltaire et Sainte-Beuve avaient raison ! L'auteur de VArt Poétique n'est pas un des dieux de la poésie, mais il en est le prêtre, et on ne saurait guère mépriser le rôle du prêtre sans mépriser la religion. Mallarmé a tenu dans l'autre massif français qui équilibre la poésie classique une place analogue. Rien d'étonnant qu'il se trouve au croisement exact, à la patte d'oie de ces trois routes du xix^ siècle poétique, le romantisme, le Parnasse, le symbolisme, et qu'on puisse presque indifférem- ment voir en lui l'aboutissement et la logique absolue de ces trois mouvements en apparence ennemis. Il ne se mêle pas à leurs disputes — abhorret a sanguine. Il fait partie du service spirituel. Il dit la messe également pour tous trois, la messe de la poésie pure.
L'influence essentielle exercée par Mallarmé a été celle de son exemple. Un homme avait mis son idéal à réaliser non pas- une œuvre aussi parfaite, aussi vivante, aussi bienfaisante que possible, mais à pousser le plus loin possible dans la direction de l'absolu la poésie française, à atteindre une extrémité. Ainsi un explorateur qui, laissant à d'autres les Amériques et les Eldorados, ne s'attacherait qu'à planter un drapeau dans les glaces sur ce point mathématique qu'est le pôle. Certes, s'il y avait à choisir entre l'un et l'autre, il vaudrait mieux découvrir l'Australie ou le Congo que le pôle Sud. Mais il n'y a pas à choisir. L'ensemble des explorations forme un bloc, un tout, déposé par une division spontanée du travail. Et le résultat c'est la découverte de la terre entière, où restent encore bien des espaces inconnus, mais où toutes les grandes lignes sont repé- rées. On pourrait voir dans la poésie, dans la littérature, un.
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effort analogue. L'exemple de Mallarmé n'a fait naître aucun chef-d'œuvre, le pays de la Prose pour des Esscintes n'a encore produit ni sa Légende des Siècles, ni sa Bovary. Mais il a suscité tout un mouvement d'exploration. Les possibilités de la litté- rature française ont été examinées et sondées. Les nombreuses écoles littéraires d'avant-guerre et d'après-guerre (si différentes, mais qui ont ce trait commun d'aller à l'extrémité de quelque chose, de représenter des paroxysmes) n'ont pas encore trouvé de trésor, mais elles ont retourné un champ. Si Mallarmé n'eût pas existé, ni Claudel, ni Apollinaire, ni Romains, ni Proust, ni Giraudoux, n'eussent été avec cette bonne conscience allègre (et un peu provocatrice), vers l'accomplissement de leur des- tinée particulière. Ils eussent cherché plus de compromis. L'influence de Mallarmé ne s'est pas exercée sur le contenu de la littérature, mais sur la manière de poser le problème litté- raire.
N'exagérons d'ailleurs pas cette restriction. Si l'influence de Mallarmé nous apparaît surtout comme une influence formelle, qui modifie l'atmosphère plutôt que les objets littéraires, il ne faut pas oublier qu'il a laissé un héritier direct, qui est Paul Valéry. Or Valéry est peut-être le moins discuté des poètes d'aujourd'hui. Tous ceux qui parlent de ses odes s'en déclarent les admirateurs. Et si les formes les plus récentes de sa poésie ne procèdent pas directement de Mallarmé, ce n'en est pas moins le doigt de Mallarmé qui lui désigne silencieusement la cime et l'air raréfié où atteindre. L'hommage à Valéry com- porte, qu'on le veuille ou non, un hommage à Mallarmé. Quant à l'influence positive exercée par Un Coup de Dés (exhumé en 1 894 du tombeau de Cosmopolis) sur les essais de poésie ou de prose littéraire ou calligrammatique, elle n'adonné que des curiosités de bibliothèque, qui font passer quelques quarts d'heure agréables, mais dont aucune ne rappelle évidem- ment en quoi que ce soit le caractère presque tragique de cet admirable poème.
L'influence de Rimbaud a été aussi difterente de celle de Mallarmé que les deux auteurs étaient eux-mêmes diflerents. Mais l'un comme l'autre a aujourd'hui son représentant, son héritier direct. Si Mallarmé getiuit Yzléry, Rimbaud getiuit Claudel. Et ce n'est pas un hasard si la gloire est venue à
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Claudel au moment même où Rimbaud agissait sur l'extrême- gauche littéraire.
L'action de Rimbaud sur le symbolisme proprement dit avait été très faible. On récitait volontiers et on admirait à juste titre les Chercheuses de poux et le Bateau ivre à cause de leurs vers étonnants, de leur mouvement à la fois baudelairien et parnas- sien. Mais les écrivains symbolistes à qui il m'arriva de parler des Illuminations les considéraient comme un amas incom- préhensible de folies qui avaient dû avoir du sens au moment 011 Rimbaud les écrivait, l'avaient en tout cas depuis longtemps perdu. On les mettait sur le même rayon que les Chants de Mal- doror. Ce qui intéressait surtout chez Rimbaud, c'était, comme chez Mallarmé, sa destinée. Avoir écrit enfant les plus admi- rables vers, être passé de là à un brouillon en apparence inin- telligible, fait pour le poète seul, avoir jugé ensuite que ce n'était plus la peine d'écrire, avoir laissé derrière lui comme un bagage inutile la littérature, avoir réalisé, pour une Afrique vraie, ce départ qui, chez les écrivains, avorte toujours en un roman ou un poème, voilà qui excitait les imaginations et apparaissait comme un horizon de vertus héroïques. Rimbaud, qui avait renoncé à la littérature, fut 'canonisé comme un saint de la littérature. Et même comme un saint tout court. Claudel nous affirme qu'il est sauvé, avec la même certitude (si peu chrétienne en somme) qui fait déclarer au poète des Cinq grandes odes que Hugo, Michelet et Renan cuisent en enfer. La place de Mallarmé était celle de l'homme dont la chair est triste et qui a lu tous les livres ; la place de Rimbaud paraissait celle de l'homme qui aurait pu écrire tous les livres, mais qui, con- tent de s'être transporté une fois aux limites de la littérature, n'a plus écrit.
On pourrait être tenté de comparer cette place à celle de Petrus Borel dans le romantisme. « Dire que j'ai cru en Petrus ! » constatait mélancoliquement Gautier à la fin de sa vie. Et de vieux symbolistes s'accusent aujourd'hui, en souriant, d'avoir cru en Rimbaud. Je ne crois pas que ce soit la même chose, à moins qu'on ne se place au point de vue de Sirius. Si Petrus et Rimbaud ont eu leur raison d'être dans les cénacles, dans ce que M. Lasserre appelle les chapelles, ils ne l'ont pas eue en la même qualité. C'est le cénacle qui agit sur Petrus, le forme
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à son image et admire en lui sa propre fumée, tandis que Rim baud agit sur le cénacle. Il n’y a jamais eu eu une influence de Petrus, tandis qu’il y a encore, un demi-siècle après les Illuminations, une influence de Rimbaud, celle même dont M. Max Jacob se défend vainement dans la préface du Cornet à Dés.
Ces poèmes de Rimbaud, que la génération symboliste savait par cœur, on les oublie à peu près aujourd’hui. En revanche il semble qu’on lise avec ferveur et profit les Illuminations et Une Saison en Enfer. Le livre avait d’ailleurs, je crois, inspiré Jarry. Il me souvient de promenades avec lui où des spectacles de la rue étaient référés subtilement à tel passage des Illuminations. Et ce courant est sensible dans son œuvre (trop oubliée au profit du seul Ulni), des Minutes de sable mémorial à Messaline. Une revue posait naguère, à peu près, à des écrivains cette question : « Croyez-vous qu’une littérature inspirée de Rimbaud^ de Lautréamont et de Jarry soit aujourd’hui possible? » Très possible, trop possible, trop peu capable de sortir de ce pur possible. N’oublions pas, d’ailleurs, que du point de vue médi- cal, fort relatif comme on sait, les Chants de Maldoror furent écrits par un fou (« un vrai », comme on dit du député qui exerce la profession de vétérinaire, ou du saltimbanque des Folies-Bergères que le Jura élut jadis sénateur) et que Rimbaud et Jarry demeurèrent, comme bien des poètes plus grands qu’eux, en coquetterie avec la folie.
C’est précisément dans le genre de folie propre à Rimbaud qu’on trouverait, je crois, la clef des Illuminations. Rimbaud était un chemineau, pour qui la vie consista longtemps en ceci: aller indéfiniment à pied sur les grandes routes. C’est ainsi qu’il parcourut une partie de l’Europe et de l’Afrique. Les aliénistes ont décrit et classé depuis longtemps cette folie ambulatoire, qui n’est, comme toutes les folies, que le développement anormal d’une tendance naturelle. Comme Rimbaud était avec cela fort intelligent, et qu’il avait du génie, il sut tirer parti de cette ten- dance, et, voyageant inlassablement en l’Abyssinie, il était, lorsqu’il mourut à Marseille, sur le point d’y repartir, en passe de faire une grosse fortune commerciale.
Il aurait fait, ou plutôt il fit, sur les mêmes voies, sa fortune littéraire. Le Voyage de Baudelaire, c’est le voyage d’un séden- taire ; le Bateau Ivre c’est le Voyage d’un voyageur, d’un
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maniaque du déplacement, qui imite bien la toupie et la boule, et porte dans son sangles puissances vagabondes du mouvement pour le mouvement. Quant aux Illuminations, qui paraissent avoir été écrites pendant ses continuels voyages à pied entre Charleville et Paris, c'est précisément le livre de la route : c'est de la littérature décentrée, exaspérée par l'optique de la marche et par une tête surchauffée de chemineau.
Presque tous les morceaux des Ilhtmiiiatious semhhnt rédigés sur un talus, dans un champ, au bord de la route, par un homme en qui la marche, le grand air, ont développé furieusement les puissances du rêve. Lisez, presque au début du livre, les trois poèmes Mystique, Aube, Fleurs. Le premier est simplement la vision d'un homme couché, qui regarde le paysage en ren- versant la tête. La sensation d'étrangeté, de fraîcheur, de cou- leurs retrempées, de monde neuf qui vous vient alors est bien connue de ceux qui aiment la course en montagne. Elle est comparable à l'effet d'une bonne bouteille de Beaune, et je la trouve pour ma part, fort digne d'avoir son expression littéraire. Si vous essayez d'en donner cette expression littéraire, vous q\iî êtes habitués à voir les choses droites, c'est-à-dire dans la direc- tion et les conditions où elles vous sont utiles et où elles facilitent votre action, vous arriverez au résultat le plus médiocre, parce que vous aurez exprimé le monde renversé avec les images habi- tuelles du monde droit. 11 vous arrivera la même aventure qu'à M. Richepin qui a « chanté », comme on dit, les vagabonds et les gueux en normalien d'autrefois, faiseur de vers latins. (Rien de plus semblable, de plus symétrique que Gabrielle et le Che- mineau : le notaire père de famille et le vagabond conventionnel, ce sont deux têtes en carton que le même poète s'est faites pour deux mardis-gras différents.) Mais Rimbaud, chemineau authen- tique, et qui, après des journées de soixante kilomètres, allonge dans un champ ses grandes jambes et sa tête renversée, le monde qu'il voit alors, qu'il voit ainsi, c'est son monde vrai. Il pourrait dire comme Ruy Blas : je suis déguisé [quand je suis autrement. Il est déguisé quand il est dégrisé, dégrisé de cet air vif, chargé d'une invraisemblable proportion d'oxygène, comme celui que le docteur Ox fit respirer aux habitants du village hollandais. Aiihe c'est simplement une course dans le matin, — un admirable morceau, d'une clarté et d'une fraîcheur
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presque sacrées, d'une langue aussi belle que n'importe quelle page française, et qui tient à notre mémoire, ainsi qu'une giro- flée à un mur, aussi bien que les plus beaux vers. Fleurs contient les mêmes musiques. Il faut bien du parti-pris pour trouver inintelligibles des poèmes qui sont la lumière même (il est vrai que c'est une question d'habitude, et que les critiques d'art ont longtemps estimé absurdes les tableaux impressionnistes qui étaient tout en valeurs de lumière). Dès qu'on a compris ce parti-pris naturel de Rimbaud, cette optique de l'homme des routes, cette faculté d'évoquer partout des spectacles intérieurs, de planter sur tous les prés sa tente de pourpre et son cirque ambulant, on ne trouve presque aucune difficulté dans les Illu- minations.
Les Illuminations ont eu une postérité. J'ai nommé tout à l'heure Jarry. Mais Connaissance de l'Est relève directement de Rimbaud, et, aussi, bien des passages de M. Luc Durtain. Rim- baud aura laissé dans la littérature, au même titre que des poètes plus grands que lui, une manière originale de sentir la nature. Tellement unique chez lui qu'il put croire lui-même de bonne foi à la pure folie des Illuminations, avoir honte de son livre et en vouloir détruire l'édition. Il a été justifié lorsqu'il a trouvé son public, lorsque sa sensibilité a passé dans d'autres sensibi- lités. Les résistances qu'il a rencontrées sont, jusqu'à un cer- tain point, analogues à celles qu'a rencontrées Baudelaire. La poésie de Baudelaire, c'est essentiellement cette découverte que l'homme d'une grande capitale n'est pas l'homme de la nature, et qu'il comporte une poésie originale, différente, et même ennemie, delà poésie de la nature. La découverte de Rimbaud, ou plutôt celle que nous faisons en lisant Rimbaud, c'est que l'homme en mouvement n'est pas l'homme au repos, que s'il y a une poésie de l'homme en mouvement, elle doit être fort différente de la poésie de l'homme au repos, ne pas être faite avec des extraits du repos, des vues sur le repos, mais porter sur un monde senti et repensé à neuf. A une époque où le cinéma est roi, oi^i la physique et la métaphysique sont transformées par ce point de vue du mouvement, il n'est pas étonnant que cette littérature attire notre attention et exerce une influence. Ceux qui se scandalisent et lèvent les bras au ciel en verront bien d'autres. albert thibaudet
�� � CHRONIQUE DRAMATIQUE
��J'étais à flâner dans mon cabinet, en compagnie de quel- ques-uns de mes chats, quand la bonne ouvrit la porte, et je vis entrer mon vieil ami, l'amateur de théâtre, que j'avais presque oublié, depuis des années que je ne l'ai pas vu. C'était bien lui, toujours habillé à la mode de sa jeunesse, avec son visage hardi, un peu plus fané par l'âge, ses yeux bruns restés très vifs, sa bouche aux lèvres serrées, où. la malice et l'éloquence s'expri- ment avant qu'il parle. Je l'ai connu voilà bien longtemps, quand je fréquentais avec assiduité la Comédie française. Il était là comme chez lui, allant de la salle au foyer des artistes, connu de tous et bavardant avec tous. Quel âge peut-il bien avoir ? On ne saurait le dire. Quelquefois, il laisse pousser sa barbe, elle est toute blanche, et alors le vieillard apparaît. Mais le plus souvent, proprement rasé, toujours mince et droit, et alerte, il fait illusion. Qu'a-t-il fait au juste dans sa vie ? Toutes sortes de choses ! Il a certainement dû jouer la comédie dans sa jeu- nesse, car il a dans toute sa personne quelque chose de la fan- taisie, de la pose et de l'allure dégagée de l'acteur. Il a dû écrire aussi, car il paraît savoir beaucoup de choses et je crois bien avoir entendu dire qu'il s'est mêlé un jour d'ajouter quel- ques paragraphes au Paradoxe de Diderot sur le Comédien. Je l'écoutais souvent causer avec mon père, quand j'étais enfant, et il m'émerveillait par l'entrain de ses paroles, qu'il lançait comme s'il les eût adressées à un nombreux auditoire, par l'animation de sa physionomie, sur laquelle se peignaient tou- tes les expressions de ses discours, par ses gestes à la fois étu- diés et naturels, comme s'il se fût trouvé sur la scène. Je ne lui ai jamais connu de femme ni d'enfants et je n'ai jamais su non plus où il logeait. Sans doute, quand il a fini de se montrer, se
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retire-t-il dans une chambre modeste, dans un quartier qu'on ignore, cachant là sa pauvreté et ses regrets ou ses déceptions, ne laissant voir à tous que le beau de son personnage. Je l'as- socie dans ma pensée à ces vieux acteurs sans gloire que j'ai connus dans mon enfance et dont le type plein de pittoresque tend de plus en plus à disparaître.
Il entra donc, et dans ma surprise j'étais encore à le regarder qu'il médit : k Eh ! bien, il paraît que vous faites de la critique dramatique. J'ai appris cela l'autre jour, qu'on parlait de votre père et que la conversation est venue sur vous. La critique dra- matique ! Cela m'intéresse. C'est encore du théâtre. Ecrirez- vous quelque chose sur Molière, qu'on célèbre en ce moment ? C'est un grand sujet. C'est à lui seul presque tout le théâtre. C'en est, en tout cas, un côté considérable, Molière... »
Je sentais qu'il allait se lancer et je répondis aussitôt : « C'est un grand sujet, justement, et c'est pourquoi je ne me risquerai pas à le traiter. Je ne suis pas comme vous, qui savez si bien parler de ce que vous aimez. (11 sourit d'un air avantageux à ce compliment). Moi, l'admiration me rend timide, me remplit de scrupules, je doute de mes forces et souvent je préfère me taire. Si je vous disais que les pièces que j'ai le plus admirées, et qui méritaient de l'être, j'en ai rarement rendu compte dans mes chroniques dramatiques. Leurs auteurs ont certainement dû se tromper sur l'opinion que j'en avais. Ils ont dû croire que je trouvais leur œuvre négligeable, qu'elle ne m'avait pas plu, et que, peut-être, plutôt que d'en dire du mal, j'avais jugé mieux de me taire. C'était précisément le contraire. Je ne me taisais que parce que je doutais de mes moyens pour parler de ces pièces comme elles méritaient qu'on en parlât, pour dire tout le bien que j'en pensais. Je me sentais peu de chose à côté de ces auteurs et mon talent bien mince auprès du leur. Comment dire tous ces mérites, ce ton naturel et vrai, ce dialogue aisé et vivant, ces personnages criants de ressemblance, l'émotion contenue dans telle scène, le comique se dégageant de telle autre ? J'étais sorti du spectacle plein d'enthousiasme, de plaisir, plein du contentement qu'il existât encore des auteurs dramatiques de cette sorte à une époque où ils se font décidément rares. Je m'étais dit qu'il y avait là matière à une belle chronique, j'étais fermement résolu à l'écrire, et le
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moment venu, timide, embarrassé, hésitant... Que de fois je l'ai senti et je me le suis dit qu'il est plus facile de dire du mal d'une mauvaise pièce que démontrer les mérites d'une pièce excellente ! Cela m'est arrivé notamment pour L'Indiscret, de M. Edmond Sée, une oeuvre vraiment remarquable...»
Mon vieil ami ne m'écoutait pas. 11 avait posé son chapeau, avait pris un fauteuil, l'avait approché de la cheminée, et, face à la glace, s'était assis. Il m'interrompit : « Molière... »
« Je dois l'avouer, lui dis-je, j'ai été longtemps avant de l'ai- mer. Je me rappelle comme il me déplaisait quand j'étais un jeune homme. J'avais à ce sujet des discussions avec mon père. Je le trouvais bas, commun, terre à terre.
Je vis de boinie soupe et non de beau la)igage...
ce vers, dans lequel je voulais voir toute sa philosophie, m'in- dignait. Je trouvais sa langue triviale, sans élégance, manquant de finesse. Cette santé d'esprit et d'expression, qui est un de ses grands mérites, me choquait. J'avais cet idéalisme et ce romanesque de la jeunesse, lesquels sont souvent si loin de la vérité. Et, comme on est à cet âge, je m'entêtais. Le Misanthrope seul me plaisait... En un mot, je ne le connaissais pas et je manquais d'expérience pour le juger et l'apprécier. Depuis, je me suis joliment rattrapé. Je le dis souvent dans une association qu'on m'a quelquefois reprochée : Molière et Shakespeare. Voilà à mon avis les deux pôles du théâtre. Je donne pour eux tous les Grecs et tous les Romains, tous les Corneille et tous les Racine. Quand on a vécu, et qu'on a su vivre en observant, et qu'en observant on a su retenir, on ne peut pas ne pas aimer Molière, qui a peint les hommes si véri- diquement. Il a, lui aussi, sa poésie, qui est grande, et sa mélancolie, qui est pénétrante, et sa passion, qui est profonde. Une grande partie de son œuvre est son histoire, sous bien des personnages c'est lui qui s'exprime, et c'est encore ce qui le fait si humain. Et quelle fantaisie, quelle simplicité, quel don du comique et de la satire, quels accents vrais et touchants, quelle merveilleuse galerie... »
« Molière... », dit une nouvelle fois mon vieil ami, l'ama- teur de théâtre. Il s'était assis à son aise, les jambes allongées au feu. Il faisait de sa main droite des mouvements légers dans
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l'espace, comme s'il eût jngé oiseux mes propos et voulut cal- mer l'impatience qu'ils lui causaient, et, son visage offert à sa vue dans la glace, oubliant presque que j'étais là et semblant se par- ler à lui-même :
« Molière, répéta-t-il, quand on parle de lui, même sans observer l'ordre chronologique, il faut commencer par L'Etourdi, qui est sa première pièce, ou par La Jalousie du Barbouillé. L'Etourdi est ime pièce charmante et pleine de gaieté. Elle porte la marque de la première jeunesse du poète. Quand Molière la fit représenter, sur le tréteau qui lui ser%'ait encorede théâtre, il était jeune, beau, plein des plus grandes espérances de succès et de fortune. On peut ajouter qu'il avait la chance de trouver, à son début, la sympathie et l'admiration populaires. Il comprenait déjà qu'il serait le maître des esprits et des intel- ligences de son temps. 11 sentait qu'il serait un jour le favori du rci. Déjà la ville et la cour fêtaient L'Etourdi comme une œuvre pleine de sourires.
« Mascarille était déjà un enfant de Molière et bien étonné était celui-ci de se voir deux fois applaudi, pour son jeu et pour ses vers. Ajoutez toutes les complications et toutes les joies d'une intrigue italienne, la passion d'un amour vif et bien senti, la gaieté surabondante d'un écrivain jeune, sûr de plaire et qui pourtant avait tout à créer : la langue, les mœurs, l'esprit, l'art et les convenances de la comédie. Ecoutez avec soin L'Etourdi et vous comprendrez quel sage esprit se cachait sous ce vers abondant, ingénieux, facile, net et vif et si bien fait. La langue nouvelle s'y montre dans tout son éclat, l'esprit dans toute sa verve, le dialogue plein d'une grâce et d'un naturel inimitables. A chaque instant, éclate la bonne humeur de ce merveilleux génie qui annonçait déjà son admirable destinée. Il échappe à Turlupin, à Scaramouche, aux joies licencieuses des tréteaux de Tabarin et cependant il n'en est pas encore si éloigné que de temps à autre il ne se rappelle quelques-uns des lazzis de ces illustres farceurs.
a A cette époque, la comédie en est encore à la gaieté et aux hasards d'une aventure. C'est la comédie de la place publique, l'esprit de plein air, le rire qui tait qu'on se tient à deux mains pour ne pas éclater. 11 faut donc accepterces vieilles et franches comédies qui ont été pour Molière une source si féconde de
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vraie gaieté. Il est bien vrai que ce Mascarille est un drôle malavisé, qui se permet des plaisanteries excessives. Mais il y met tant de bonne foi et de bonne humeur ! Tout le monde lui pardonne, même ses dupes. Fourbe, mais fourbe fort amusant. Il fait de l'intrigue pour le plaisir, non par intérêt. Il y est passé maître et connaît son adresse. Il a la bravoure d'un héros. Quand il est vaincu, découvert, battu et sans argent, il ne s'en relève que plus vif et rendu plus fort. Rappelé/: -vous ce vers :
Oui, je vais te servir un plat de ma façon !
C'est l'homme qui savoure déjà sa vengeance. Il est fier ? A-t-il si tort ? Auprès de ces tranquilles bourgeois, de ces riches sans soucis, presque plus logiquement que Figaro, songeant à ses mérites, il peut s'écrier : Et moi, morbleu ! Aussi quand son maître lui dit ces vers :
Lorsque nie ramassant tout entier en moi-même J'ai conçu, digéré, produit un stratagème Devant qui tous les tiens, dont tu fais tant de cas, Doivent, sans contredit, mettre pavillon bas. . .
nous trouvons ce pauvre Lélie bien imprudent. Il offense sa providence. Privé du génie de Mascarille, il est perdu. Heureu- sement Mascarille pardonne. Il pardonne par orgueil, sachant bien que la défaite de son maître lui serait attribuée à lui- même.
« L'Etourdi fut joué pour la première fois à Lyon en 1653. Il fut jouéàPaiis cinq années plus tard. Lagrange, jeune et beau, jouait Lélie. Mademoiselle de Brie, grande, bien faite, très jolie, qui resta jeune jusqu'à cinquante ans, jouait Célie. Mademoi- selle Duparc, qui fut aimée à la fois par les deux Corneille, par Racine, par La Fontaine, par Molière, et qui n'aima, pour son compte, que Racine, jouait le rôle d'Hippolyte. Pandolphe, c'était Louis Béjart, qui était un peu boiteux, ayant été blessé en séparant un jour des hommes qui se battaient à l'épée au Palais-Royal. Enfin, Mascarille c'était Molière. Sentez-vous bien tout ce qu'évoquent ces noms aux premiers temps de la gloire de Molière ? Messieurs les sociétaires du Théâtre français, que vos noms sont petits à côté de ceux-là et quelle distance vous sépare de pareils prédécesseurs !
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« Le Mariage forcé est également une pièce charmante. Il n'y a guère de comédie écrite avec plus de vivacité, de grâce et d'énergie. Voltaire l'appelait une farce ? C'est bel et bien une comédie et dans laquelle on retrouve, à plusieurs endroits, toutes les hardiesses de bon sens de Molière. Sganarelle est le plus populaire des personnages créés par Molière. C'est le bourgeois ridicule, ou le bourgeois enrichi. Cette fois-ci, il veut se marier et se marie malgré lui. Aux premiers mots qu'il dit, on devine toutes les mésaventures qui l'attendent : « Si l'on m'apporte de l'argent, qu'on me vienne quérir vite chez le sei- gneur Géronimo ; et si l'on vient m'en demander, qu'on dise que je suis sorti et que je ne dois rentrer de toute la journée. »
« L'argent est l'unique occupation et la seule ambition de Sganarelle. Enrichi, il veut prendre femme. Encore veut-il qu'elle soit noble. Il va demander conseil à son compère Géro- nimo, bourgeois de bon sens. Celui-ci, le prenant au sérieux, veut lui donner d'abord un bon conseil. « Quel âge pouvez-vous bien avoir maintenant ? » lui demande-t-il. C'est une question bien simple et bien naturelle. Pourtant Sganarelle n'y a pas pensé. Géronimo fait le compte. Il en résulte que Sganarelle a cinquante-deux ans. «Songez-y, seigneur Sganarelle ! » A quoi Sganarelle répond : « Est-ce qu'on songe à cela ? Et puis, j'ai l'œil vif, la poitrine forte, le jarret nerveux... » A quoi Géro- nimo lui répond à son tour « que le mariage est en soi une folie, à laquelle il faut que les jeunes gens pensent bien mû- rement avant de la faire, mais les gens de votre âge n'y doivent point penser du tout » et le déclare le plus ridicule du monde, « si, ayant été libre jusqu'à cette heure, vous allez vous charger maintenant de la plus pesante des chaînes ». Sganarelle, morti- fié et s'entétant, oppose des raisons sans réplique : il est résolu de se marier, la fille lui plaît, il l'aime de tout son cœur, il l'a demandée à son père, le mariage doit se conclure ce soir, il a donné sa parole. Géronimo change alors de système et autant qu'il décourageait Sganarelle de se marier, l'y encourage main- tenant de la meilleure façon. Rappelez-vous le tableau que Sganarelle se fait de son mariage, de son ménage, de sa mai- son : « Que j'aurai de plaisir de voir des créatures qui vont sor- tir de moi, de petites figures qui me ressembleront comme deux gouttes d'eau, qui se joueront continuellement dans la
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maison, qui m'appelleront leur papa quand je reviendrai de la ville et me diront de petites folies les plus agréables du monde ! » Ce sont depetits détails charmants. Et rappelez-vous la réflexion qu'il se fait à lui-même sur son union : « Mon mariage doit être heureux, car il donne de la joie à tout le monde et je fais rire tous ceux à qui j'en parle ». C'est du meilleur comique.
« Dorimène paraît. Cette belle fille est impatiente d'échapper à la pauvreté et aux brutalités de la maison paternelle et ne s'inquiète guère d'examiner le mari qu'on lui donne. Elle pense bien être la maîtresse dans la maison de ce mari. Cela lui suffit. Elle va se « donner du divertissement et réparer comme il faut le temps perdu ». Quant à Sganarelle, qui n'a jamais été à pareille fête, il s'extasie sur son bonheur : « Vous allez être à moi delà tête aux pieds, et je serai maître de tout, de vos petits yeux éveillés, de votre petit nez fripon, de vos lèvres appétis- santes, de vos oreilles amoureuses, de votre petit menton joli... » L'imbécile ne voit pas que plus ces petits yeux sont éveillés, plus vite ils découvriront ses cinquante-deux ans cachés sous sa perruque, que plus sa femme promènera son petit nez fripon moins elle restera à la maison. (Ju'a-t-il à faire de ses lèvres appétissantes et pense-t-il qu'elle tendra ses oreilles amoureuses à l'écouter ? Il y a dans tout ce dialogue entre Sganarelle et Dorimène une gaieté et une sagesse qu'on ne saurait trop applaudir. Sganarelle, ébloui, veut encore prendre conseil du prudent Géronimo. Trop tard ! Celui-ci sait à quoi s'en tenir. Il le renvoie au seigneur Pancrace, Aristote-Pancrace, comme l'appelle Sganarelle pour se faire écouter de lui.
« Nous ne voyons plus aujourd'hui, dans cette scène du doc- teur Pancrace, qu'une scène de comédie. Au temps de Molière, c'était un acte de courage. La philosophie de Descartes mettait dans les esprits ses premières lumières. L'Université, qui ne voyait que par Aristote, s'inquiétait des progrès de la doctrine nouvelle et s'agitait pour faire remettre en vigueur un arrêt qui défendait, sous peine de mort, d'enseigner aucune doctrine contraire à celle d'Aristote. La philosophie de Descartes trou- vait ainsi un premier appui dans Molière, comme elle devait en trouver un, plus tard, dans Boileau. Et l'important, c'était que cette comédie du Mariage forcé était jouée en plein Louvre, devant le roi, et applaudie par lui. Il était impossible de se
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moquer plus gaiement d'Aristote et de sa cabale. Pancrace s'emporte comme un philosophe ignorant. Il se répand en injures et en sottises. Il appelle à son aide le ciel et l'enfer. C'est pourtant un philosophe qui sait lire et écrire, comme dit Sganarelle, croyant lui faire là le plus beau compliment.
« Le Docteur Marphurius n'est pas moins divertissant. Mais lui n'est qu'une invention de Molière. Vous savez comme Sga- narelle, qui veut décidément savoir à quoi s'en tenir sur son mariage, se met en tête d'aller consulter une sorte de grand magicien. C'est alors qu'il rencontre Dorimène avec Lycaste, son amant. Un amant auquel elle ne tient guère plus qu'à Sganarelle. « Je n'ai point de bien, dit-elle à Lycaste, et vous n'en avez point aussi. Or, vous savez qu'avec cela on passe mal le temps au m.onde. J'ai embrassé cette occasion de me mettre à mon aise et j<i l'ai fait sur l'espérance de me voir bientôt déli- vrée du barbon que je prends. C'est un homme qui mourra avant qu'il soit peu et qui n'a tout au plus que six mois dans le ventre ». Et comme Sganarelle se montre à eux : « Ah ! nous parlions de vous et nous en disions tout le bien qu'on en saurait dire. »
« Enfin, Sganarelle preud la résolution de se débarrasser de cette atîaire. Il va trouver son futur beau-père. Celui-ci le salue et l'accueille comme son gendre. Plus Sganarelle s'inquiète de cet accueil, plus il s'enferre. Quand il ose enfin avouer ses répugnances au mariage projeté, le seigneur Alcantor n'a l'air de rien. Mais il a juré de se débarrasser de sa fille, Sganarelle ne peut lui échapper, et il va avertir l'homme d'affaires de la mai- son, le bretteur Alcidas, qui saura bien le mettre à la raison. Il n'y a rien de heurté dans le dialogue de Molière dans cette scène entre Sganarelle et le père de Dorimène. Il tire toujours le plus beau parti des éléments comiques. Molière a trouvé Le Mariage forcé à la même source que le Bourgeois geniiWomme, George Dandin, l'Ecole des maris, l'Ecole des femmes, les Femmes savantes, le Malade Imaginaire, en un mot toutes ces admirables leçons qu'il a données à la bourgeoisie de son temps, qu'il a défendue jusqu'au bout contre les courtisans et les hypocrites, les méde- cins et les coquettes, les charlatans de toute espèce, si puissants qu'ils pussent être... »
Mon vieil ami l'amateur de théâtre parla encore pendant un
�� � CHRONIQUE DRAMATiaUE 21 5
bon moment. Il aborda les grandes pièces de Molière : Tartufe, Le Misanthrope, Les Femmes savantes, Don Juan... Il était assis, je l'ai dit, face à la glace, me tournant le dos. Je l'écoutais et le regardais, assis derrière lui, à quelques pas, à ma table de tra- vail. Pendant qu'iLparlait, ne pouvant me voir et d'ailleurs peu occupé de moi, et prenant des temps comme au théâtre, j'écri- vais ce qu'il disait. J'ai remis au net tant bien que mal les premiers feuillets, pour en composer cette chronique. Elle a ainsi ce mérite, indiscutable on en conviendra, en dehors de la présentation de mon vieil ami, de ne pas contenir un seul mot de moi.
MAURICE BOISSARD
�� � NOTES
��LITTÉRATURE GÉNÉRALE
MADAME DE SÉVIGXÉ, pâv André Hallays (Perrin).
Tant qu'on est jeune, on a peu de goût pour M'"^ de Sévi- gné. Les lettres citées dans les anthologies sont souvent celles dont le brio sent un peu l'esprit de salon et le désir de briller ; quant aux autres, leur naturel, leur fraîcheur, leur vie prodi- gieuse n'apparaissent clairement qu'à des lecteurs déjà dégoûtés de la pédanterie et de l'abstraction. Mais d'autres raisons encore expliquent cette aversion de la jeunesse. Pour elle, l'amour maternel de M""^ de Sévigné représente ce que l'esprit de famille a de plus pesant. Tant bien que mal, on arrive à se défendre contre un père despotique, tandis qu'on est sans armes contre une mère trop aimante. En secret, les écoliers prennent tous le parti de M'"= de Grignan, et ce que les maîtres leur représentent comme une odieuse sécheresse de cœur ne leur semble qu'une légitime échappatoire aux tyrannies des adultes. Plus tard, les positions étant renversées, on risque d'épouser un peu aveuglément la cause d'une mère si durement rabrouée. On soupèse quelques mots terribles, épars dans les lettres à sa fille : « Vous savez quelle inclination j'ai eue toute ma vie pour vous : tout ce qui peut m'avoir rendue haïssable vient de ce fonds » ; ou encore : « Ce n'est pas une chose aisée à soutenir que la pensée de ne pas être aimée de vous ; croyez-m'en. » On finit parj^jOublier ce qu'il y a d'injustice chez cette mère idolâtre et qu'elle n'a jamais accablé son fils, pourtant affectueux et aimable, sous de bien vives protestations d'amour. Le livre de M. Hallays jette sur les sentiments réciproques de cette famille une lumière qui ne laisse rien d'essentiel dans l'ombre ; et il le fait avec ce goût des choses de l'esprit et du cœur, à la fois pénétrant et discret, qui sait ne jamais froisser l'objet de son investigation.
�� � NOTES 2 1 7
Mais si l'on cherche un intérêt en dehors de la pure joie d'en- tendre bavarder Sévigné, ce n'est pas dans sa personne même qu'on le trouvera, c'est dans l'image qu'elle trace de la vie privée au xvir siècle. Comme l'indique bien M. Hallays, sa correspondance est le principal document que nous possédions sur ce point. Peu de problèmes, aujourd'hui, nous semblent plus importants que de savoir quel fut, aux divers siècles pas- sés, le véritable niveau de la culture, ce qu'on goûta d'aisance, de sécurité, d'agrément à vivre. Il n'y a pas d'autre méthode pour circonscrire l'idée de progrès, jalonner le chemin par- couru et chercher si le 2:ain vaut ou non les sacrifices dont on le paie. L'heureux caractère de M™^ de Sévigné, sa bonne santé, les facilités que la vie lui a prodiguées empêchent que son optimisme puisse être pris au pied de la lettre. Sa situation sociale limite à un milieu assez restreint les renseignements qu'elle nous fournit. Toujours est-il que nous nous sentons de plain-pied avec ce milieu-là ; nous ne voyons pas quelles nuances de notre sensibilité, sans excepter le sentiment de la nature, n'y auraient pas été comprises. Les raffinements ont changé d'objets mais ils se valent. Peut-être sommes-nous d'ailleurs plus rapprochés de cette génération formée par la Fronde et qui a conservé une remarquable franchise du collier, que nous ne le sommes de la suivante. Le point sur lequel M^is de Sévigné nous donne moins d'indication, c'est l'étendue qu'avait au xvir siècle la zone de culture. Si la question de qualité est à peu près claire, celle de quantité l'est beaucoup moins ; or il est évident qu'elle n'importe pas moins que l'autre.
Mais voici de bien lourdes considérations à propos de lettres où tout est enjouement et vie, et d'un commentaire qui excelle par le goût, la bonne grâce et la ferveur.
JEAN SCHLUMBERGER
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��PAUL ADAM, par Camille Maiidair (Flammarion).
M. Camille Mauclair a écrit sur la vie, la carrière littéraire et l'œuvre de Paul Adam un livre attentif, complet, ému, tel qu'on l'attendait d'un ami et d'un compagnon d'Adam. Adam était
�� � 2l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
un beau caractère d'homme et d'écrivain. Dans son œuvre trop abondante le choix est déjà fait. M. Mauclair n'a rien voulu en sacrifier, l'a analysée tout entière avec la même piété, et il rame difficilement sur cette barque trop chargée. Ce qui restera, c'est la suite de romans sur la famille Héricourt, î'En- Jant d'Austerlifi, la Force, la Ruse, mémoires romancés d'une inspiration puissante, où il y a seulement trop de maçonnerie, de carbonarisme et autres fariboles. On tirerait du reste au moins un volume d'admirables pages choisies. M. Mauclair dit avec raison que Paul Adam auteur de nouvelles mériterait d'être moins méconnu. Il met justement à sa place le Serpent Noir, qui reste un des beaux romans d'Adam. Quant au Trust, sur lequel comptait surtout l'auteur et qui était, je crois, son œuvre favorite, c'est un roman fort artificiel que M. Mauclair compare un peu imprudemment à ceux de Jack London. Le livre de M. Mauclair sera des plus utiles à qui voudra étudier dans sa ViQ profonde la génération littéraire qui va de 1889 à la guerre,
ALBERT THIBAUDET
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��POÈTE TRAGIQUE, par André Suarès (Emile Paul).
Les feuilles qui composent un livre de M. Suarès paraissent, comme celles où écrivaient les oracles, jetées quelque peu au hasard de l'inspiration. Mais peu importe : de Marc-Aurèle à Montaigne et à Pascal, il ne manque pas de grands livres humains qui sont complètement affranchis du parti-pris de la composition. Ce serait léser l'auteur de Poète Tragique que d'ap- précier seulement la netteté de médaille et le son métallique d'admirables phrases, qui roulent sous les yeux comme des pièces d'or sous les doigts. Ce qui fait l'intérêt de ce gros livre, comme de ces portraits en vingt pages qui demeurent pour moi (avec le Voyage du Condottiere) le meilleur de l'œuvre de M. Suarès, c'est la passion âpre qu'il met à revivre pour son propre compte la vie d'un grand homme, la conviction rude, la hardiesse de condottiere, avec laquelle il s'installe en un Shakespeare comme en un Salluste ou un Pascal, pour dire non pas : La maison m'appartient ! mais tantôt : A nous deux ! et tantôt : Nous deux. Dans ce livre ce n'est ni Shakespeare ni Suarès que nous avons sous les yeux, mais un magnifique com-
�� � NOTES 21^
posé de l'un et de l'autre, qui s'appelle Poète tragique. Non poète auteur de tragédies indépendantes de lui et qui vont après lui leur libre chemin, mais poète dont les tragédies ne sont considérées que comme la figure de son tragique intérieur, les reflets de son jeu intérieur. M. Suarès ne descend pas le fleuve jusqu'à ses bouches, mais il remonte vers la source, et une fois qu'il y est parvenu il y mire un visage que, à chaque page, nous reconnaissons pour le sien. Le mystère où flotie la personne de Shakespeare rend ce procédé facile et permet qu'il porte en toute sûreté ses magnifiques fruits. C'est ainsi que Victor Hugo avait déjà conçu son William Shakespeare, auquel on a raison de rendre aujourd'hui hommage, bien qu'en des termes parfois impropres. Le livre de M. Suarès procède des mêmes direc- tions. Le jour où on écrira sur la critique romantique le grand livre sympathique et clairvoyant auquel elle a droit, on y fera une place aux livres ardents et lyriques où M. Suarès a mêlé, en grand musicien, son âme à celle des héros de l'art et de la pensée. Albert thibaudet
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��LETTRES A SIXTINE, par jRemy de Goiirmont (Mer- cure de France).
Ces lettres, ces notes et ces petits poèmes adressés à celle qui inspira Sixtiiie ne manqueront pas d'attirer la curiosité de tous les 5:élateurs de Gourmont. Ils pourront rapprocher l'aven- ture réelle et l'aventure du roman, observer l'arrangement des faits, marquer les variantes ; et cette lecture mettra en lumière pour eux l'élaboration du fameux « roman de la vie céré- brale ». Ils trouveront sous forme de ballade une nouvelle des- cription de la robe « aux ondulations pourprescentes » et pour- ront comparer les deux morceaux. Ils reconnaîtront dans la correspondance d'amour, fine et tourmentée, le caractère essen- tiel de Gourmont, qui fut toute sa vie dévoré par l'analyse de la sensualité. Ils seront instruits de certaines vues de l'écrivain, en 1887, au sujet de sa carrière : « Quant à cette crainte d'arri- ver trop vite, disait-il, je la crois chimérique. Je puis arriver, à mon âge, sans danger, ne me sentant aucunement dans la voie de la stérilité, au contraire. Puis, une fois arrivé, c'est-à-dire connu, au lieu d'un but général on a des buts particuliers,
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telle œuvre, tel succès spécial, un genre différent de celui dans lequel on s'est fait connaître, une bataille à gagner sur un ter- rain neuf, le théâtre. » Enfin ils retiendront quelques pensées qui peignent bien Gourmont et font présager les Lettres à l'Amadoue ; celle-ci entre autres : « Le plaisir est humain et divin ; il est cpirituel ; ce n'est pas un instinct qui le domine, il a une âme. Il n'est pas égoïste et même ne s'épanouit qu'en autrui. La chair ne frissonne qu'aux frissons de la chair ; le plaisir ne vit que du plaisir qu'il donne. »
Toutefois, ces fragments recueillis en marge de Si.xliiie sont destinés principalement aux « gourmontiens » et n'offrent aux autres qu'une substance assez mince.
JACQUES DE LACRETELLE
LES PHILOSOPHIES PLURALISTES EN ANGLE- TERRE ET EN AMÉRIQUE, par /. ÎFahl (Alcan).
Le livre de M. Wahl nous donne du mouvement pragmatiste et pluraliste en pays anglo-saxon, une carte claire et bien faite. Il juge ce mouvement avec sympathie et fait bien saisir l'utilité de sa réaction contre le monisme dont le xix^ siècle a connu tant de formes étroites. Aujourd'hui, si l'excellente revue philoso- phique anglaise The Mov.ist voulait rester entièrement fidèle à son titre, elle n'aurait plus guère de copie. Le pluralisme, dont l'influence en pays anglo-saxon s'est heureusement conjuguée avec celle de Bergson, a donné à la philosophie du jeu, de l'air, de l'espace. Peut-être M. Wahl aurait-il pu le rattacher d'une façon précise aux grands courants de la philosophie anglaise, qui, depuis Bacon, forme un pays intellectuel origi- nal. Une philosophie intellectualiste est conduite nécessaire- ment au monisme, et l'esprit anglo-saxon a toujours répugné à l'intellectualisme des grandes philosophies continentales. De Bacon, de Hume, de Mill (je ne dis pas de Berkeley et de Spen- cer) je crois qu'il serait facile d'extraire sinon des thèses plura- listes, du moins un esprit pluraliste. Le demi-pluraliste Renou- vier se rattache à Hume par delà Kant, et ce que James retrouve avec enthousiasme dans le criticisme français ne sont-ce pas les éléments que celui-ci tenait de Hume ?
ALBERT THIBAUDET
�� � NOTES 22 1
��JACOB COW LE PIRATE OU SI LES MOTS SONT DES SIGNES, par Jean Paulhan (Au Sans Pareil).
Le livret de M. Jean Paulhan présente sous une forme ellip- tique des idées fort justes sur les rapports de la pensée et du lan- gage. Il est dédié à M. Paul Valéry ; nous y retrouvons certaines manières de parler que celui-ci avait cultivées au contact de Mallarmé, et qui servent excellemment à serrer le contour et à épouser les méandres de la réflexion la plus mobile. Il pourrait l'être aussi à M. Bergson, car il se propose de montrer que nous parlons, non par signes de ce que nous pensons, mais par un mouvement dont le signe est tantôt l'arrêt, tantôt le point de départ. De même nous ne pensons pas par images. Ce que nous croyons dans l'image réalité positive est défaillance, ou déficience. M. Paulhan le montre par des exemples ingénieux. Son livret soulève d'ailleurs plus de questions qu'il n'en résout : ce sont des notes provisoires en vue d'une théorie du mot et de l'image. Il serait à souhaiter qu'il les développât.
ALBERT THIBAUDET
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��LES PRÉLUDES, par Octave Mans (Robert Sand, Bruxelles).
Un roman, certes non ; plutôt des souvenirs, à peine trans- posés. Les impressions d'art, comme le pèlerinage à Bayreuth, y tiennent la haute et importante place qui convenait, à cette époque où le roi fou présidait encore l'assemblée des spectateurs en état de grâce, l'époque où Wagner vivait. Tel qu'il se présente, un recueil charmant, d'une sensibilité déjà lointaine de la nôtre, mais qui se fait bien comprendre, d'un style plus proche peut-être de la causerie que de l'écriture, mais qui ne gêne pas.
Octave Maus exerçait, en Belgique, une considérable influence personnelle, dans le domaine des arts, et son eff"ort appelle la sympathie. Il entendait, il aimait les lettres, la musique, les arts français : son admiration pour Wagner ne l'égarait pas. Il restait maître de son choix. Il eut le loisir de dire ses goûts et
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ses dégoûts dans la gazette qu'il dirigeait à Bruxelles ; il le fit avec intelligence, avec ferveur; il illustrait en quelque sorte ses articles, conférences et polémiques par des concerts, des expo- sitions qui eurent du retentissement, qui étonnèrent, qui scan- dalisèrent et dont il sut défendre les tendances de « libre esthé- tique ».
Le livre qu'il laisse presque achevé ne l'évoquera que pour ceux qui le fréquentèrent de près : ils y trouveront comme le parfum de cet esprit attachant et de ce noble cœur.
GILBERT DE VOISINS
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HAUT-VIVARAIS D'HIVER, par Jean-Marc Bernard, dauphinois (Au Pigeonnier).
Tout ce que le zèle de ses amis nous a révélé de l'œuvre inachevée de Jean-Marc Bernard avive les regrets d'une perte si déplorable.
Ces quelques pages ont été inspirées au poète dauphinois par une lecture d'un auteur oublié, son compatriote, Christophe de Gamon, qui vécut au xvi^ siècle. Le prétexte est mince, mais prête à des descriptions conduites avec la sobriété à laquelle J.-M. Bernard s'efforçait :
... Ce paysage sévère, sous le ciel de décembre, m'emplit d'une satisfaction qui n'est pas de la joie, mais comme le désir de se bien posséder. Dans ces lieux, l'austérité de la nature oblige à la maîtrise de soi, à la sage économie de la pensée et du sentiment ; elle enseigne à tout savoir tirer de son cœur.
On trouverait sans peine encore deux ou trois phrases comme celle-là que persoruie ne s'étonnerait de rencontrer dans la Vie de Rancé.
Cette plaquette est ornée de dessins de Bernard Naudin et de bois d'un métier assez faible. Un livre de vers, édité dans ^ la même collection, offre un frontispice et des ornements dans un goût modern-style assez fâcheux, en parfait désaccord en tout cas avec l'art du poète, et qui peut compromettre le succès d'une tentative intéressante.
ROGER ALLARD
�� �� � NOTES 223
LA POÉSIE
LA DANSE MACABRE (Bi-bliothèque du Hérisson, Malfère, édit.); LA GUIRLANDE A L'ÉPOUSÉE {Id.) ; JONCHÉE DE FLEURS SUR LE PAVÉ DU ROI par
Fagus (Nouv. Librairie Nationale).
M. Fagus, dès la publication de son poème Ixion (1903), a marqué sa volonté de composer une œuvre cyclique, de dimen- sions assez amples pour contenir un monde de visions, de sen- timents et d'idées. L'ar2:ument orénéral de son œuvre encore inachevée nous est donné dans l'avis au lecteur qui précède la Danse macabre : « Stat Crux dum volvitur Orbis». Les inten- tions du poète ainsi définies, il y a lieu d'observer qu'il s'est accordé les plusgrandes libertés dans la composition, jusqu'à faire rentrer, de gré ou de force, dans le cadre de cette vaste épopée, des pièces qui n'ont trait que fort indirectement au dessein primitif.
Le héros de ce poème semble être le pécheur, l'homme en proie à ses appétits, que la grâce divine vient toucher au bord de l'abîme. La danse macabre est en somme une sorte de « Grande Tentation ». C'est assez dire que la conduite du poème rappelle un peu celle des revues à grand spectacle qu'on voit dans les music-halls : Défilés d'amants célèbres, de fantoches fameux, d'illustres criminels, avec Don Juan, l'inévitable com- père. Cette comparaison ne saurait déplaire à M. Fagus, qui entend user de toutes les formes poétiques, même les plus décriées et qui fait difficilement des vers de mirliton :
... Petite hétaïre Qu'un soir je cueillis, Quels mots sauront dire Quel bien tu me fis ? Ta caresse étrange Fait crier : Asse^ Coquine, cher ange Tu m'as terrassé !...
L'auteur nous confie, du reste, qu'il a écrit cette danse macabre « dans l'arrière-pensée d'une glose musicale ». Si je comprends cette arrière -pensée, il s'agit bien d'adapter
�� � 224 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
aux paroles des airs connus, toujours selon la formule des revues. Aussi bien M. Fagus n'hésite-t-il jamais à introduire dans son poème des fragments de chansons populaires ; le réper- toire des rondes enfantines et des vieux airs à boire et à danser n'a pas de secrets pour lui. Il en tire des effets singuliers, quel- quefois touchants et lorsque, se tenant à égale distance de Laforgue et de Villon, il adoucit son ironie d'un accent de charité évangélique, son discours ne manque ni d'ampleur, ni de mouvement.
Ainsi dans l'épisode des fiançailles et des unions volontaire- ment stériles, le cortège des saints Innocents menés à l'Enfant Jésus par Saint Nicolas offre une saveur naïve et fran- chement populaire qui fait songer aux anciens Noëls.
Au demeurant ce long poème se lit sans ennui. En dépit de la couleur macabre et satanique que le poète a voulu répandre sur ses tableaux de luxures extraordinaires, il ne saurait effrayer les sceptiques ; tout au plus peut-être son insistance pourrait-elle troubler les âmes pieuses...
Pour ma part j'ai regardé avec plaisir ces images d'Epinal violemment coloriées, surtout lorsque M. Fagus, empruntant le style monotone et tragique des complaintes triviales, suivait au plus près son génie familier. • roger allard
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��Deux Poètes chrétiens : POLYMNIE, ODES ET STANCES, par Jacques Reynaud, lyonnais (Au Pigeon- nier). — VERS LA MAISON DU PÈRE, par RenéSahmé, poèmes (Revue des Jeunes).
Sous l'invocation de Polymnie, M. Jacques Reynaud a réuni neuf poèmes de forme traditionnelle, odes et stances, dont l'inspiration mâle, l'accent plein de fermeté et les sûres cadences font souvent penser aux humanistes catholiques du xvip siècle non moins qu'à Malherbe sur qui notre poète semble avoir voulu se régler. Son art gagnerait beaucoup à répudier des épithètes et des tours trop prévus, des images dénuées de surprise. Non moins solide, il serait plus vivant.
Voici quelques strophes, tirées d'une des meilleures pièces du recueil, le Délire d'Orphée :
�� � NOTES 22 5
Amour, de tons les biens que dispense ta fraude, En est-il de plus vains que les plus désirés ? Depuis que sur ces bords, misérable, je rode, Les ombres m'ont défiguré.
Eurydice, Eurydice, est-il vrai que la Parque T'a ravi la beauté que tu tenais des dieux, Et que l'ajfreux nocher t'emporte dans sa barque, Implacable et silencieux f
]e te retrouverai pensive et reposée ;
Jamais printemps plus beau n'aura lui sous le ciel, Et ta frêle beauté, par l'amour reposée. Rendra jaloux les immortels.
Le livre se clôt sur une Ode à Psyché, réponse à l'appel fameux de M. Charles Maurras « Où sont les sources de la joie ? » Pour M. Jacques Reynaud elles sont aux flancs ensanglantés du Gol- gotha. 11 le proclame sur un mode grave qu'il définit lui-même
ainsi :
Théologie et haute foi ;
Mais pour les contraindre à ma loi
Il me faudrait ton a me, â Dante...
Si étranger qu'on puisse être aux sentiments qui font vivre cette poésie, on ne restera pas insensible à la gravité sévère de ces chants noblement retenus.
En revanche, je n'éprouve aucun embarras à déclarer mon aversion pour la fadeur pieuse des propos de dames patronesses ou les confidences d'ex-adolescents inquiets qui ont introduit dans les sacristies, avec leur « sensibilité frémissante », style Chambre hlatiche, les béguineries à la Rodenbach, les cousines de M. Francis Jammes, et leurs oncles planteurs. Il y a beaucoup trop de tout cela pour mon goût dans les poésies de M. René Salomé. Si j'étais catholique, rien ne me choquerait davantage que cette manie de prêter au langage de la foi ces petites minau- deries, ces couleurs désuètes, ces tons démodés. Les choses qu'il aime bien, auxquelles il croit ferme, comment un vrai poète en peut-il parler comme d'antiquailles touchantes, et non comme de réalités vivantes et qu'on tâche à faire vivre.
ROGER ALLARD
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�� � 226 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
LE CYGNE ANDROGYNE, par Joseph Ddteil (Images de Paris).
M. Joseph Delteil est fort capable d'écrire un jour d'excel- lentes choses. Voici de lui une impression rhénane qui n'est pas sans ingéniosité :
Une femme de circonstance Passe sept fois sur un pont nain. Des courtisanes de Mayence Sifflent un air contemporain. ... Un due couronné d'épines Brait sur un mode primitif...
Mais l'auteur se satisfait rarement d'un style aussi simple. Il est question dans ses vers de « vent théologal qui flagelle les reins », de « besaces d'ombre qui pendent à des âmes » et d'autres objets non moins cocasses. Le titre du recueil est à lui seul une trouvaille.
Ecoutons cependant chanter les filles de Crète qui viennent « attester au ciel pur » leurs « amples cœurs de monstres » :
Nous venons, dieu Cretois, en tumulte, t'oj^rir Nos seins vertigineux et des drachmes de cuivre, Et t'orner de soupirs, et te Jaurer d'olives. Et brandir à Iras tors nos thyrses de roseaux. Afin que ta faveur, dkeu d'outrance, bientôt. Accorde, un soir de Sacre, à nos fièvres insignes L'étreinte des Taureaux ou le baiser des Cygnes.
Voilà sans doute des façons de s'exprimer fort ridicules ; est-il certain qu'elles eussent paru telles il y a quinze ans, et avec une pareille évidence. M. Joseph Delteil a découvert la poésie dans le faux Bois sacré de M. Henri de Régnier, aux nymphes fardées par M. Raphaël Collin, de l'Institut. Le ton qui régnait en ces lieux nous paraît aussi lointain que les tournures et les petits chapeaux haut-perchés. Il est probable que le matériel emprunté aux llluminalions par des débutants mieux informés des modes du jour que M. Delteil connaîtra bientôt semblable décri.
ROGER ALLARD
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�� � NOTES 227
POÈMES DE GUERRE et POÈMES EN PROSE, par Gérard Malîet, préface de Jmn-Lmiis Vaudoyer (Société lit- téraire de France).
La dernière année avant la guerre, par quelques notes, Gérard Mallet avait collaboré à la Nouvelle Revue française et il comptait apporter un concours de plus en plus régulier à cette revue dont il avait été un des premiers amis. Le volume de vers qu'a- vait imprimé la Presse Sainte-Catherine, Heures et Rêves, per- met à ceux qui furent ses familiers de retrouver sa loyauté, son goût de la méditation et cette pudeur sentimentale qui était un de ses traits dominants. La plaquette où sont réunis ses der- niers vers et celle qui comprend une série d'essais en prose con- tribueront à mieux éclairer sa figure où une sorte de candeur mettait à la fois de la fraîcheur et de la gravité. Mais la réserve qui lui rendait toute expansion si difficile empêche trop souvent, ici encore, de deviner quelle chaleur de cœur se cachait en lui. Seuls ceux qui l'ont connu le sauront.
Il eût sans doute souhaité recevoir à cette place, pour toute louange, celles que lui décerne sa dernière citation : « Bien qu'appartenant à l'armée territoriale par son âge, a servi depuis le début de la campagne dans un régiment actif. Aussi brave que modeste, a toujours été un modèle de dévouement et d'énergie, possédant au plus haut point l'idée du devoir. Offi- cier informateur dans un régiment américain, pendant les com- bats du 1 1 juillet au 7 août 191 8, a fait preuve d'un courage intrépide et d'un merveilleux esprit de sacrifice. » S'attachant à sa tâche de sous-officier d'infanterie, il s'était en effet donné à la guerre avec une abnégation patiente et lucide, aussi enne- mi du panache que de la faveur, refusant jusqu'à la fin d'accep- ter un poste moins exposé,
Dans Vexaltatiûn toujours neuve et robuste Du respect reconquis dans cette guerre juste.
Jean-Louis Vaudoyer écrit, dans une préface émue : « La conscience militaire de Mallet se lisait dans ses yeux, dans sa démarche, dans l'attitude confiante et modestement résolue de tout son corps. Pourtant son sourire, un peu tiré, parfois un peu nerveux, découvrait tout à coup la pure volupté du sacri-
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fîce. Ce sourire ignorait qu'il était triste ; il trahissait incons- ciemment la détresse matérielle, la tension morale. Quelle élé- gance de cœur ! C'est par un sourire involontaire que ce poète reflétait les marques du carnage et du combat. » Le sourire de Gérard Mallet était ce qu'il y avait de plus particulier et de plus charmant dans son visage ; il faut se le rappeler pour donner toute sa signification à la stoïque mélancolie de ses dernières années. jean schlumberger
��LUNES EN PAPIER, par André Malraux, avec des gravures sur bois de Feruand Léger (Editions de la Galerie Simon).
André Malraux, l'éventreur de poupées, est aussi marchand de petits ballons rouges ou montreur de marionnettes. Il fait danser élégamment les sept péchés capitaux, la Mort en smoking et d'autres personnages bien sympathiques. Un beau soir, dans une ville imaginaire, au clair de la lune en papier, la Mort se laisse mourir et dit :
... Moi j'en ai assez, vous dis-je, j'en ai assez ! Je suis malade, on me cherche noise : je prends mon parapluie et je m'en vais. Mon départ, d'ailleurs, sera une mystification honorable. On m'appelle la Mort, mais vous savez bien que je suis seulement l'Accident...
Les bois de Fernand Léger illustrent singulièrement ce livre qu'André Malraux a eu l'attention d'écrire en une langue très
pure. GEORGES GABORY
LE ROMAN
CHRONIQUES ITALIENNES, de Stendhal (La Con- naissance).
Beyle aurait pu aussi être affecté à un consulat en Angleterre. Il aurait pesté contre la foire aux vanités, qui s'ouvrait en ces années victoriennes. Mais son anglomanie n'eût :peut-étre pas été moindre que son italolâtrie. Il aurait célébré l'âge d'Elisabeth ou la Restauration libertine. Son ironie (puisqu'il est le fils de ce wiii^ français qui doit la vie aux Anglais) y eût gagné, au lieu de se trouver si dépaysée chez les Italiens, qui ignorent, jusqu'à l'invraisemblance, l'usage de ce stylet. Beyle
�� � se fût aussi rendu compte que l'amour-passion, les beaux tra- vers erotiques, les grands crimes, et même le plaisir, c'est chez les races du Nord qu'il faut les chercher. (On s'étonne toujours qu'un voyageur aussi averti que Stendhal se laisse abuser par l'erreur romantique qui dit les pays de soleil des pays d'amour.) Enfin, en admettant qu'il eût persévéré dans son goût des latitu- des méridionales, quand Beyle eût quitté l'Angleterre, c'est nous, Français, qui aurions profité de ses enthousiasmes au lieu d'être sans cesse l'objet de ses comparaisons peu flatteuses qui agace- raient à la longue si l'on ne pensait qu'il se borne au fond à nous reprocher ce cœur trop sec qui fut le sien.
Mais rien de tout cela n'a eu lieu, et ce ne sont pas des Chro- niques anglaises d'après Holinshed, mais des Chroniques italiennes que Stendhal nous a données. M. René-Louis Doyon nous les présente aujourd'hui dans la collection des chefs-d'œuvre de la Connaissance, en une excellente édition critique accompagnée de notes, documents, fac-similés et portraits. L'idée est heureuse d'avoir, pour la première fois, réuni les trois préfaces écrites par Stendhal dans les manuscrits italiens. Ces préfaces, les notes, le choix des textes, leur présentation au public de Buioz, tout respire l'ardente admiration de l'auteur pour la Renaissance italienne et ses héros pré-uietzchéens. Il goûte le plaisir aride de traiter impersonnellement des sujets romantiques. C'est son droit. Mais n'a-t-il pas perdu bien des années à ces excavations, enlisé dans les boues de Civita-Vecchia ? De 1833 à 1840 naissent la presse, les banques, les chemins de fer, toute la vie moderne. Pendant ce temps Beyle était dans ses archives. Com- meTit Balzac employait-il ces mêmes années ? Et auquel des deux va notre cœur ? paul morand
L'ASSASSINAT DE MONSIEUR FUALDÈS, par
Armand Praviel (Perrin).
La surprise est-elle l'élément le plus attachant de l'art ou du crime, qui semblent souvent les expressions différentes d'un même état sensible et qu'on peut croire encore des manifesta- tions morbides, sinon sexuelles ? Certaines formes d'art ou de crime correspondent directement aux besoins d'une époque.
L'affaire Landru représentera sans doute la nôtre. L'affaire
�� � 230 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Fualdès évoque justement la Terreur Blanche. Bastide, Jausion, Coiard, légendaires sujets de vignettes, marchèrent au supplice, un beau matin de printemps.
Dedans la maison Bancale, Lieu de prostitution. Les bandits de l'Aveyron Vont faire leur bacchanale.
disait la complainte célèbre. L'angoisse possédait tous les habi- tants du Rouergue. Des délateurs passionnés apportaient au Tribunal cent faux témoignages opposés que les juges cher- chaient à concilier pour envoyer à l'échafaud les trois innocents qu'avait désignés l'ange tombé d'un ciel de lit suranné, l'hysté- rique Amazone, Clarisse Manzon qu'on regrette de ne pas voir figurer dans l'un de ces romans de George Sand où les héros masculins « tiennent à la fois de la gazelle et du cheval arabe ».
M. Armand Praviel raconte parfaitement cette histoire tra- gique d'une erreur judiciaire que précède une préface où M. Marcel Prévost dit ses opinions sur le roman français et sa façon de lire les manuscrits. Georges gabory
��*
��TERNOVE, par le Camîe de Gobineuu (Perrin).
Terncrve est un premier roman. Gobineau l'écrivit en 1847, ^ l'âge de trente et un ans. Les Déhais en eurent la primeur sous le titre à'Octave et Marguerite. Comme l'indique ce titre, on y déclame encore un peu dans le goût pathétique de l'époque impériale :
Le séjour dans les bois avait été le complément de la scène nocturne pour l'imagination exaUée d'Octave. Les nuits passées sur la mousse, au pied d'un arbre, à l'abri d'un roc, tandis que le vent soufflait et que la chouette faisait entendre son cri funeste aux alen- tours...
Nous voyons un despotique meunier, acquéreur du bien de ses ci-devant maîtres ; sa petite fille, au doux cœur de laquelle luttent des globules jacobins et du sang bleu ; le héros qui, d'abord avide de gloire, ruiné par la Révolution, coagulé
�� � ensuite dans un provincial bien-être, peut, grâce à l'amour, racheter du consolidé.
La donnée n'est pas, comme on voit, très nouvelle, et rap- pelle Mademoiselle de la Séglière, qui est de la même époque. Mais déjà Gobineau s'y révèle formellement comme un roman- cier ardent, travailleur forcené et honnête, avec autant de pas- sion que d'idées, créateur de types secondaires non débilités par leur naissance accidentelle, mais au contiaire pleins de vie violente, d'esprit ou d'humeur.
L'action, par moments, se suspend, pour faire place à de la peinture d'histoire : les Cent Jl. 'rs forment le fond de ce roman d'amour. M. T. de Visan nous rplique, dans sa préface, qu'Arthur de Gobineau utilisa à cette occasion des souvenirs de Louis de Gobineau, son père, ancien officier royaliste qui avait suivi le Comte d'Artois à Gand. L'idée est heureuse. Loin de surcharger le récit, ces pages historiques l'animent et en élargissent le sens. On n'oubliera pas ces Champs-Elysées nocturnes, et les Princes, à la lueur des réverbères, gagnant la Belgique avec leur escorte de Cent-Suisses et de mousque- taires noirs, tandis que des acclamations déjà retentissent der- rière eux, sur la route de Lyon,
PAUL MORAND
- *
LE BAR DE LA FOURCHE. — LA CONSCIENCE DANS LE MAL, par Gilbert de Voisins (Crès).
Gilbert de Voisins a écrit depuis quinze ans des romans plus mûris, plus fouillés, de plus vaste portée littéraire et morale que le Bar de la Fourche. « Ce récit d'actions violentes commises en un pays lointain », comme il le définit dans sa dédicace, reste sa réussite la plus complète, et, d'une façon absolue, une réus- site complète.
Nous voyons bien aujourd'hui tous les éléments qui ont été utilisés par lui, mais il fallait songer à les rassembler, et pour cer- tains, les découvrir. Oui, ce Bar de la Fourche est hanté par des hommes et des femmes assez peu différents des héros de Jean Loirain, de Buhu de Montparnasse ou du Tigre et Coquelicot. Oui, il rappelle un peu l'auberge du début de Vile au Trésor, et comme dans le roman de Stevenson, c'est un jeune garçon
�� � 232 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
qui raconte les scènes auxquelles il a assisté. Oui encore, les allusions à l'aventure proviennent de Stevenson et de Conrad. Oui enfin, certains procédés sont un peu grand-guignolesques.
Mais tout cela réuni fait un maître-livre dont i'érotismey nécessaire selon Mac Orlan à tout roman d'aventures, est le ciment. Mais n'est pas erotique qui veut. Pour ne pas verser dans la pornographie gratuite, il faut pour exprimer le déchaînement de l'instinct, le rut, tous les grands sentiments élémentaires, la soumission de l'homme à l'électricité de l'at- mosphère, à l'odeur de la forêt ou de la terre en gésine, ime puissance qu'aucun de nos romanciers d'aventures n'a au même degré que Gilbert de Voisins.
Actions violentes et pays lointain... le poème de la foret vierge, de la ruée vers l'or ennoblissant la vulgarité de cette populace ivre et obscène, justifiant la stature morale et les crimes de Van Horst, sans que cette déformation et cette amplification tour à tour lyrique et épique empêchent la vérité des caractères: Kid, Carletti, Maria, Caldaguès, Jane Holly.
Et par là-dessus, le style nerveux, sobre, juxtaposé, un amble sec qui soudain s'accélère en un galop aux délices duquel on ne résiste pas.
La Conscience dans Je mal, récemment parue, est encore un roman d'aventures. Mais autant Gilbert de \'oisins était à l'aise dans le Bar de la Fourche pour employer tous les accessoires et les procédés qui lui plaisaient, autant il se trouve contraint aujourd'hui, après Mac Orlan, Pierre Benoit et autres aventu- riers actifs.
Aussi la Conscience dans le mal fait-elle, dans son effort pour renouveler le genre, un peu figure de gageure. D'abord, ce ne sera plus le héros qui quittera son pays pour courir après l'aventure, ce sera l'aventure qui viendra le trouver à domicile. Un cirque entre deux tournées dresse ses tentes dans les prairies normandes de Mathieu Delannes. Et ce cirque, loin de symbo- liser l'invitation au voyage, la vie libre et nomade, le naturisme païen, tout ce qui pourrait séduire et tenter un célibataire jouis- seur et blasé comme Delannes, représentera l'horreur du péché, la plus funèbre des contraintes protestantes. Le puritain qui le dirige se propose la moralisation de ses artistes d'abord, du public ensuite. Si par exemple il exhibe des monstres, ce sera.
�� � NOTES 235
pour rappeler aux spectateurs que l'homme n'est que laideur et poussière, et pour les rejeter dans la crainte de Dieu.
Le puritanisme au cirque ! Il y avait là une idée toute céré- brale, mais vaste et complexe. Difficile à monnayer en chapitres de roman, à coup sûr. Mais M. de Voisins, en la réduisant à un drame d'amour entre la femme captive de ce maniaque et le galant Mathieu Delannes, l'a trop rétrécie. Le beau rebondisse- ment psychologique de la fin, cette condamnation à la vie en commun de ces deux êtres qui ne s'aiment pas ne suffit pas à justifier le livre. Et malgré sa grandeur dans les dernières scènes, le personnage du manager puritain est loin d'être « réalisé » comme le Van Horst du Bar de la Fourche.
Le véritable sujet est en somme à peu près escamoté. Il y a cependant des morceaux de premier ordre : l'apparition du jeune acrobate, à l'aube, sur un cheval blanc au galop ou le repas des monstres. On aimera aussi le style fluide et parfois vaporeux de tout le livre. benjamin cpémieux
LA DERNIÈRE AUBERGE, par Martial Piéchaud (Bernard Grasset).
On connaissait M. Martial Piéchaud par un roman, le Retour dans la Nuit, et surtout une pièce. Mademoiselle Pascal, repré- sentée il y a quelques mois à l'Odéon. Celle-ci, malgré des défauts de jeunesse, révélait une force dramatique peu com- mune, une honnêteté, une simplicité généralement absentes de la comédie bourgeoise telle que nous l'ont faite les succes- seurs d'Augier et de Dumas fils. Nous retrouvons ces qualités dans le nouveau roman de M. Piéchaud, mais peut-être dimi- nuées, en tout cas moins immédiatement sensibles. La forme dramatique a ceci pour elle, qu'elle force l'écrivain à concentrer son effort sur l'essentiel, je veux dire sur les réactions de ses personnages. La motivation y demeure le plus souvent impli- cite. Elle sera au contraire explicite chez le romancier et, de ce fait, les figures qu'il tracera risqueront de perdre en force ce qu'elles gagneront en nuance. Mais je ne prétends pas donner pour absolue cette opposition et on a vu le cas de grands romanciers usant presque exclusivement des procédés du dra- maturge : voyez Dostoïevsky, Je crois M. Martial Piéchaud
�� � plus doué pour parler au nom de ses héros que pour les peindre du dehors. Dépouillez l’action de la Dernière Auberge des descriptions, des explications, des entr’actes, toutes choses nécessaires dans un roman pour nous donner l’impression pittoresque d’un milieu et le sentiment du temps qui s’écoule, vous aurez une tragédie saisissante, aui pourrait ressembler aux Revenants, mais se déroulant sur un a- ire plan, le plan chrétien-catholique, celui de la responsabilité personnelle et de la faute héréditaire. On souhaite à chaque page ce resserrement. C’est dire que la matière psychologique de l’ouvrage n’est pas — et loin de là — indifférente. A côté d’un héros un peu insuffisant, le lieutenant de Charrière, se dresse au moins une figure vivante, celle de sa tante Mlle Maucombes, vieille fille déçue, aigrie et pourtant bonne. Ni Boylesve, ni Estaunié, aucun de nos romanciers de moeurs provinciales n’a réussi plus complètement un portrait. Comme eux, M. Piéchaud s’avance sur un terrain sûr et, à part une concession un peu facile à la mode déjà passée de la « pitié russe » qu’il sied de ne confondre point avec la charité chrétienne (je songe au personnage de la petite prostituée « la Souris ») il suit la grande tradition balzacienne qui a produit en France tant de beaux fruits. Mais si Balzac pouvait s’abandonnera son génie, M. Piéchaud devra resserrer et régler ses dons.
henri ghéon
UNE HISTOIRE DE DOUZE HEURES, par F. J. Bon Jean (Rieder).
Ce livre répond à une des questions que nous nous sommes le plus souvent posées au cours de la guerre. A quoi pensaient, que pensaient nos prisonniers en Allemagne ? Non pas la masse, pour qui les obligations de la captivité ne différaient peut-être pas beaucoup de celles de la tranchée ou de l’usine, mais les êtres les plus conscients, les hommes libres, l’élite. M. F. J. Bonjean nous en montre une demi-douzaine, dans un camp de Bavière, qui ont su se trouver parmi la foule et qui entre-choquent leurs personnalités, exaspérées par le cafard avec une violence qui confine parfois à la haine. Il y a un peintre, un philosophe, un aristocrate ami des sports, un ingénieur, un soldat NOTES 235
<ie métier, et enfin, poète et penseur à la fois, Sevrierle héros central du livre, qui semble autobiographique.
La scène est d'abord dans le coin de baraque où vit Sevrier. Il est midi. L'histoire finira à minuit dans la baraque où le peintre et le sportsman font popote en commun. Douze heures pendant lesquelles ces hommes parlent, discutent, souffrent, mettant à BU le fond de leur pensée et de leur âme. Chacun d'eux sait ce ■qu'il pense, ce qu'il sent, ce qu'il croit ou a cru vouloir. Con- versations de damnés qui s'agrippent chacun à urx espoir diffé- rent, qui se fournissent chacun une explication différente du mal dont ils souffrent et dont souffre le monde. Ces conceptions diverses, nous les connaissons : celle qu'expose le sportsman, Drieu La Rochelle et Elie Faure ont mis tout leur lyrisme à l'animer ; celle du soldat de métier, nous la retrouvons dans l'Action Française et VEcho de Paris de chaque jour ; celle de l'ingénieur, nous l'avons trouvée dans tous ces livres qui ont fourmillé après l'armistice : Produire, Agir, Mettons de l'ordre dans la maison! La reconstruction de la France, etc.. ; les idées du philosophe, du peintre et de Sévrier, plus subtiles et plus pro- fondes, nous en avons eu l'écho dans des conversations particu- lières ou nous les avons agitées en nous. Ici elles nous sont pré- sentées dans l'ambiance de désolation où elles ont été conçues.
Certes, les personnages sont des types, des façons de penser, de sentir, d'être, plutôt que des individus ; ils symbolisent le jeu multiforme d'un cerveau et d'une âme singulièrement riches et héroïques. Toutes les raisons de vivre, de lutter ou de renoncer, remises en question par la guerre, nous les voyons soudain à nu, à cru chez ces écorchés vifs. Et si parfois la roue ■dentée de leurs raisonnements semble tourner à vide, souvent aussi, elle nous accroche et nous déchire jusqu'aux entrailles.
L'orgie des dernières pages autour du « ragoùtmonstre obtenu par la fusion de plusieurs plats expédiés en boîtes soudées » et de « huit bouteilles de vin et quatre de liqueurs, pour dix per- sonnes » est un morceau hallucinant.
Mais pourquoi, dans ce beau livre pathétique et austère, avoir introduit cette série de poèmes en prose quasi erotiques, assez mal réussis, qui n'ajoutent rien à l'émotion du lecteur et dont le ton est indigne de Sevrier, leur pseudo-auteur.
BENJAMIN CRÉMIEUX
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UNE REPENTIE (MARIE-MAGDELAINE), par Marcelle Vioux (Fasquelle).
Bien qu’au bout d’une centaine de pages la monotonie et la mollesse d’un style déjà poncif obligent à fermer le livre, c’est un excellent travail d’élève bien doué, qui a lu Renan, France, Louys, et surtout Flaubert. Je ne serais pas étonné qu’il cachât dans son pupitre le Péplos Vert de Maurice de Waleffe, et je le serais encore moins qu’il lût ostensiblement Sienkiewicz sous l’abat-jour familial. Ce n’est pas ce qu’il ferait de mieux. Mais c’est incroyable comme en deux ans, soit depuis la copie dactylographiée d’Une enlisée, que le hasard me mit entre les mains, c’est incroyable comme l’élève a progressé en goût, en orthographe, en grammaire. Et même, il sait du grec ! Sauter du Certificat d’Études à la Rhétorique supérieure n’est pas donné à tout le monde, et l’on ne dira pas que la bourse des Professions libérales n’a guère profité à son titulaire, lequel a fait mentir le vieil adage : Natura non facit saltus…
Je m’excuse de parler de l’auteur au masculin, puisque c’est une femme. Cela n’était pas douteux avec l’Enlisée, mais on peut l’oublier à la lecture d’Une Repentie. Que de choses incroyables et déconcertantes !
Il y a lieu de penser que, l’année prochaine, Marcelle Vioux, qui a fait retour à Dieu et sait dorénavant
- Ce que c’est qu’hypostase avecque syndérise,
nous mènera derechef visiter les « saincts lieux », ceux qui, du moins, ayant quelque analogie avec le Chemin de Damas, permettent de mêler heureusement le sacré au profane dans une équitable évocation. Oui, que diriez-vous, par exemple, d’un Saint Paul « avant et après » ? Des courtisanes, des cinèdes, des orgies, deux pincées de Forberg et de Mirabeau, mais aussi des tableaux de sainteté peints avec amour et non sans une certaine fadeur qui rappelle Renan par Saint-Sulpice.
Je ne crois pas que Marcelle Vioux soit une bonne recrue ni pour la Morale ni pour l’Église ; je crois plutôt qu’elle drainera le denier de St-Pierre chez M. Fasquelle. Ce sont là d’habiles conversions en argent.
LES ARTS
LES PEINTRES FRANÇAIS NOUVEAUX. — MAU- RICE UTRILLO, par Frmicis Carco.
Francis Carco n'est pas seulement Mon Homme, le héros du soir des revues de music-hall, c'est aussi un poète qui sait trouver des mots inquiétants et des accents désolés tout au fond d'un « cœur qui s'écœure ».
Il appartenait à l'auteur des Scènes de la Vie de Montmartre d'évoquer l'ombre incertaine de Maurice Utrillo, l'enfant perdu de la Butte, cette ombre qui, glissant parfois sur le mur du petit cimetière de la rue des Saules, troublait la solitude amou- reuse des couples attardés. Peintre de Montmartre, Maurice Utrillo l'est aussi d'une banlieue mélancolique et grise et des villages arides du nord de l'Ile-de-France. Il possède un don d'évocation tragique et les couleurs de sa palette ne sont pas sans danger. Il n'aime pas la figure humaine et presque tous ses tableaux sont des paysages : cours de casernes, rues étroites et sombres, coins de Paris sous la neige. Certaines toiles de son avant-dernière période, la plus abondante — elle comprend, dit son biographe, près d'un millier de toiles faites en trois années — certaines toiles ont un sinistre reflet d'exécution capitale. Le petit jour descend. On croit voir la guillotine, les bras au ciel. On croit entendre au loin le roulement suprême des tambours voilés de crêpe.
Toutes les œuvres de Maurice Utrillo ne sont pas dues au » tremblement des mains dans l'alcoolisme » dont parlait Lau- tréamont, mais il y a quelque amertume à penser que les meil- leures furent faites dans les maisons de santé oià leur auteur fut mené, de temps en temps, par le délire alcoolique et qu'elles sont l'expression des désirs et des rêves d'un pauvre malade qui
ne peut s'évader.
MARIE LAURENCIN, par Roger Allard (Editions de la Nouvelle Revue Française).
Habile aux jeux de grâce, l'amazone Marie Laurencin ne par- donne leur sexe aux poètes que parce qu'ils l'ont chantée. Nar-
�� � 238 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
cisse changé en femme, elle effeuille ses souvenirs au gré de l'eau perverse du miroir qui la reflète. Les images charmantes où elle s'est tendrement fixée dansent et jouent sous un ciel trop joli pour être vrai, Eves dédaignant l'Homme-Serpent dans un paradis artificiel.
Comme ses sœurs de tendresse prises au chevalet, Marie Laurencin sait de tristes chansons des rues et des romances sentimentales qui font pleurer, je me souviens d'une qu'elle chanta délicieusement, un soir d'été :
Dedans Paris, v a une maison Remplie de Princes, de Princesses, Remplie de Ducs et de Barons Qui pleurent le Maréchal Biron.
Je ne saurais pas dire tout ce qu'elle mit de tristesse dans ces vers anciens, il faut l'entendre et la voir et ceux qui l'ont vue ne peuvent oublier qu'elle est la grâce et la douceur de Paris.
Aux célèbres symboles féminins, la ceinture de Vénus ou le nez de Cléopâtre, ne faut-il pas ajouter les pinceaux de Marie qui créèrent un monde adorable et faux ? Comment peindre la dame à l'éventail ? Roger Allard l'a su et l'exquise aquarelle qu'il nous donne semble faite avec les couleurs de l'arc-en-ciel ou le sang rose d'une colombe égorgée pour plaire à la Reine de Cythère. Georges gaborv
LETTRES ÉTRANGÈRES
LA QUESTION DES RAPPORTS INTELLECTUELS AVEC L'ALLEMAGNE.
Les considérations sur l'opportunité d'une reprise des rela- tions intellectuelles entre la France et l'Allemagne, que les lec- teurs de la N. R. F. auront pu lire dans notre numéro de novembre rencontrèrent un assentiment qui me montra que je n'avais pas inutilement parlé ^ A l'appui de ce que j'avançais, je citais les opinions du Français Thibaudet et de l'Allemand Curtius, mais ne parlais qu'en mon nom propre, et ne préten-
I . Voir page 125.
�� � NOTES 23^
dais engager ni la France certes, ni tel parti, ni même la A^. R. F.
CependantMonsieur J., dans h Revue Française, s'indigne : Qui suis-je ? Mandataire de quel groupe? — et précisément parceque je ne parlais qu'en mon nom propre, ma voix dit-il, n'a aucune importance, — de sorte que je ne comprends même pas pour- quoi il cherche à la couvrir. Entre temps, et pour plus de com- modité il nous annonce que Curtius, lui du moins, « vient de se convertir au catholicisme » — ce qui est faux,
Massis dans la Revue Universelle, pour mieux combattre Cur- tius, lui fait dire que le nationalisme français est moribond. — C'est faux. Curtius dit exactement le contraire.
De tels procédés de discussion, cette falsification de la pen- sée d'autrui (cet autrui fût-il un ennemi) discréditent la France et aident à l'aveugler ; et cela au moment où il lui importe le plus d'y voir clair, et d'être considérée. L'heure est très grave. Quelques esprits de bonne volonté (il en est. Dieu merci, des deux côtés du Rhin) pas trop ignorants de la question, tâchent, sans élever la voix, de discuter avec bonne foi, sans passion. Comme ils ne sont d'aucun parti, aussitôt contre eux tous les partis s'élèvent : « Vous n'avez pas qualité pour parler ».
Que vous cherchiez à discréditer et à falsifier ma pensée, peu importe ; si mon œuvre même ne sufiit pas à protester contre le camouflage, tant pis pour elle ; passons. Mais quand il s'agit d'un étranger aux écrits duquel le lecteur ne peut se reporter, la falsification me paraît beaucoup plus grave. Si je ne citais ces quelques lignes d'une lettre de Curtius ■, comment le lec- teur français pourrait-il savoir que M. Massis l'a trompé ?
« C'est une tâche bien ingrate, vous l'avez éprouvé vous- même, de vouloir introduire un peu de bon sens et de bonne foi dans les relations franco-allemandes... L'article de Massis est d'une incompréhension haineuse et préméditée. Il me fait dire que le nationalisme français est moribond. Eh ! je ne sais que trop que c'est le contraire qui est vrai. — J'aurais plaisir à me rencontrer avec des adversaires honnêtes, et je suis toujours prêt à apprendre. Mais je ne peux pas entrer en conversation avec des gens qui au lieu de critiquer, ne savent que dénigrer et fausser ».
I. La lettre est écrite eu français ; je ne traduis pas : je transcris.
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M. Curtius a également protesté contre une grave mésinterprétation de sa pensée, dans l’article que M. Muret consacrait dans les Débats à son livre sur Maurice Barrès. Cette protestation qui parut dans des journaux allemands n’a été reproduite, que je sache, dans aucun journal français. C’est ainsi que chez nous les faux jugements s’accréditent. La N. R. F. s’efforcera toujours de remettre les choses au point, estimant qu’elle sert ainsi la France mieux qu’en soufflant sur les passions.
DÉSOBÉIR, par Henry Thoreau. Traduit de l’anglais par Léon Bazalgette (Rieder).
Léon Bazalgette a traduit Whitman. Louis Fabulet a traduit Kipling. Avec André Gide et Valéry Larbaud, ce sont eux qui ont le plus fait depuis vingt ans pour répandre chez nous la connaissance de la littérature anglo-saxonne moderne et contemporaine.
Rien de plus justifié que la fière protestation de Fabulet, exclu des cérémonies de la Sorbonne en l’honneur de Kipling. Il a fallu la guerre et les crédits de la propagande officielle pour informer nos maîtres de l’enseignement supérieur, titulaires de chaires de langues vivantes, qu’il y avait des hommes vivants dans les pays qu’ils étaient chargés d’étudier et que leur tâche n’était pas uniquement besogne de nécrophore.
Aujourd’hui c’est l’Américain Henry Thoreau (1817-1862) dont la leçon nous est proposée. Et ce n’est point par quelque professeur spécialiste, c’est encore par Bazalgette et Fabulet. Désobéir, que publie Bazalgette dans la collection des Prosateurs Étrangers Modernes qu’il dirige, est un recueil d’essais choisis dans toute l’œuvre de Thoreau. Fabulet donnera prochainement aux éditions de la Nouvelle Revue Française une traduction de Walden, le plus important ouvrage de Thoreau.
Il est donc, avant d’avoir lu Walden, assez difficile de juger tout ce que Thoreau peut apporter de salubre et de tonifiant soit aux simples lecteurs, soit aux écrivains français. Car c’est cela que nous annonce Bazalgette dans son Introduction. Mais on peut s’en faire une idée déjà assez nette en lisant Désobéir. Il se dégage de tous ces essais une impression de santé intellectuelle, morale, physique, une impression de courage intellectuel, moral et physique qui ferait penser à ce que nous a déjà apporté Kipling, si le ressort de cette santé et de ce courage, au lieu d’être national et social, n’était purement individuel. Individualisme et idéalisme joints, plus que joints, soudés ensemble, cela représente la résolution d’une antinomie qui peut nous paraître irréductible, ou tout au moins la synthèse de deux formules fort éloignées l’une de l’autre. Si Thoreau s’affirme avec tant d’éclat anti-esclavagiste, s’il défend envers et contre tous John Brown, condamné à la pendaison pour avoir tenté de soulever les noirs de Virginie, c’est parce qu’il ressent personnellement l’offense faite à sa liberté propre par l’existence de l’esclavage. Libertaire, c’est la qualification qui lui convient le mieux, révolté contre toutes les contraintes de la société. Et non pas seulement de la société, mais encore de la civilisation.
Tout ce qui n’est pas dans Désobéir rébellion contre les injustices sociales et le pharisaïsme, est un acte d’accusation contre les aises inutiles, les complications de la vie civilisée, un hymne à la vie naturelle, à la vie dans les bois, à la façon joyeuse des oiseaux et des fleurs.
Littérairement, il y a dans la façon carrée dont Thoreau attaque ses dissertations, dans son lyrisme dru et familier quelque chose d’attirant. Est-ce très différent de ce que nous enseignait Whitman ? Il ne le semble pas : mais comme Thoreau écrit en prose, et non en vers, il a des articulations dans la phrase, un rythme dans la diction qui lui sont propres et dont il n’y a pas d’exemple dans notre littérature.
Intellectuellement et moralement, il me semble difficile que Thoreau puisse exercer une grande influence. Traduit avant la guerre, il aurait pu n’en être pas de même. Mais après cinq ans de tranchées et de vie dans les bois, ce n’est pas le bonheur par la suppression de la civilisation que cherche l’homme occidental, mais par un aménagement plus rationnel et plus équitable de la civilisation. Quand on n’est pas content du régime, aujourd’hui, on ne devient pas anarchiste, mais communiste. On ne cherche pas à s’évader de la contrainte sociale, mais à en modifier les conditions, sans la relâcher, bien au contraire, en l’accentuant.
Il y a en outre dans Thoreau un côté Kantien et un côté Mévah-Raymond Duncan qui le revêt d’un léger, très léger ridicule à nos yeux et compromettra peut-être sa fortune en France.
Mais attendons Walden.
VERLAINE, par Harold Nicolson (Constable).
M. Harold Nicolson vient de faire paraître en anglais un travail important sur Verlaine. Fils d’un grand diplomate britannique fidèle ami de la France, lui-même une des jeunes gloires du Foreign Office et de la Société des Nations, M. Harold Nicolson n’a pas cru impossible, à l’encontre de ce qui se voit trop souvent, de concilier l’intellectualisme et la francophilie ; nous lui en sommes très reconnaissants. Tout en traitant son sujet avec application et modestie, l’auteur laisse percer une personnalité très attachante, une sensibilité intelligente, fine, ironique non sans dandysme, et une connaissance fort approfondie de notre littérature et de nos modes poétiques.
M. Nicolson étudie Verlaine avec beaucoup de patience et une certaine sympathie. Il a réussi à contrôler ses réflexes britanniques devant un personnage d’une aussi incroyable féminité. Il nous explique, ce qui n’est pas inexact, que Verlaine est un peu oublié dans un siècle où la nuance passe un mauvais quart d’heure. Mais voit-il aussi juste en écrivant que Verlaine est un libérateur du vers français ? Nous en doutons. Dix lignes de Rimbaud ont plus fait à cet égard que toute l’œuvre de Lélian. M. Nicolson n’aime pas Sagesse. Pour lui, les Français n’ont pas la veine mystique. La conversion de Verlaine est trop rapide (too burried). Que dire de celle de St Paul, que les Anglais admirent tant ?
Je ne querellerai M. Nicolson que lorsqu’après avoir constaté l’importance de l’élément étranger dans les écoles poétiques françaises de la fin du xixe siècle, il conclut que Verlaine étant des Ardennes, comme d’ailleurs Rimbaud, n’est guère français ; pas plus que René Ghil, belge, G. Kahn, juif, Laforgue né à Montevideo, Corbière et Villiers, bretons et Mallarmé, de Sens ! Savoir à ce point sa géographie, c’est ne plus la savoir. À NOTES 243
ce titre, Kipling et Shaw ne sont pas des écrivains anglais, et M. Nicoison lui-même, qui est né en Perse... Et quoi qu'en dise l'auteur, nous n'avons pas laissé à Arthur Symons le soin de nous révéler V'erlaine.
Nous pardonnerons à M. Nicoison car il est taquin, un peu superficiel, plein d'esprit, en somme l'un des nôtres. Je veux traduire cette amusante page de critique du caractère français, par laquelle s'ouvre le dernier chapitre de son livre :
« De toutes les races civilisées, k race française est peut-être la plus douée, de même qu'elle en est certainement la plus charmante. Mais les Français ont un défaut capital : ils n'ont pas le sens de l'infini. Ils possèdent en vérité toutes les qualités de l'âme et de l'intelligence, mais de façon si vive, si consciente, si précise qu'il ne leur re'^te plus aucune marge pour se déployer. Pas de gradation. Aussi voit-on le Français avoir du patriotisme mais pas d'esprit public ; de la perspica- cité mais pas de larges vues ; de l'esprit mais pas d'humour ; de la personnalité mais pas d'individualisme ; de la discipline mais pas d'ordre... Il n'a pas cette intuition joyeuse et gaffeuse des Anglais... Dans les questions pratiques et objectives, comme la guerre euro- péenne, cette adaptabilité particulière du génie français joue admirable- ment. Quand il s'agit de questions subjectives, comme la littérature ou la politique, les Français ont des tendances à la convention et aux vues courtes... Le génie français s'élève alors comme un glacier, arro- gant, lucide et froid. L'esprit français est architectural, méfiant, cir- conspect, équilibré, absorbé par des soucis de proportions, de stabilité et du sens de l'article qu'il tient en main. Il répudie l'improvisé. Il veut, non seulement savoir où va le créateur mais être bien sûr que le créateur est lui-même conscient de ses propres tendances... De tout ceci naît cette rigide discipline sous l'empire de laquelle la littérature française prospère et se multiplie... »
Il fallait citer cette page d'analyse brillante et un peu rèche qui est bien dans la manière de M. Nicoison, avant de lui tendre les mains, comme font les Français.
PAUL MORAND
LE FILS DE LA SERVANTE, par Auguste Strindherg, traduit par M. Camille Pollak (Leroux).
Jamais deux sans trois. Après Ma Vie d'Enfant de Gorki et Ainsi va toute chair de Butler, après une enfance russe et une
�� � 244 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
enfance anglaise, voici une enfance suédoise, celle de Strind- berg. M. Lucien Maury a eu en effet l'heureuse idée de publier dans la Bibliothèque Scandinave qu'il dirige les six volumes autobiographiques épars dans l'œuvre de Strindberg, qui en compte plus de cent. Le premier : Le Fils de la Servante, vient de paraître.
On ne résiste pas à l'élan de cette confession, malgré toutes les entorses à la vérité qu'on y devine. C'est que ces déforma- tions, ces exagérations perpétuelles font partie de la sincérité de Strindberg. Son livre est un réquisitoire et un plaidoyer, l'un et l'autre également ardents. Réquisitoire contre la famille, contre la société bourgeoise ; plaidoyer en faveur des droits de l'en- fant. Il y a toute une part de l'intérêt du livre que le lecteur étranger perçoit difficilement : celle qui a trait à la Suède, au régime scolaire, moral ou politique suédois.
Mais il reste de quoi captiver et émouvoir, des analyses de sentiments enfantins d'une acuité extraordinaire et un art sobre et puissant de conteur qui font pardonner les dissertations d'or- dre moral et social dont le jaillissement du récit est parfois ralenti.
Et surtout il y a, se dressant en chair et en âme, le déconcer- tant, antipathique et attirant Strindberg.
BENJAMIN CRÉMIEUX
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��LE CAMÉLÉON, par Johan Bojer (Calmann-Lévy).
Un des traits qui dominent chez M. Johan Bojer et l'oppo- sent assez nettement à la plupart des romanciers français, c'est le souci de traiter le paysage comme une force agissante, non comme un simple décor, et de montrer l'homme subissant les influences de la nature autant ou plus que de la société. Le même trait se retrouve chez maint écrivain Scandinave ; nulle part il n'apparaît mieux que dans le Pan de Knut Hamsun. Mais c'est là qu'on en voit l'excès : les passions ne semblent plus que des reflets du paysage, et la passivité de l'âme se révèle jusqu'en ses sursauts d'énergie. Dès que ce parti pris n'est plus justifié par le choix même du sujet, il entraîne cette pauvreté de psychologie qui choque dans Victoria. Une
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réflexion plus ferme, une plus large culture, des relations amicales avec l'esprit latin, ont rendu M. Bojer autrement capable de suivre la courbe d'un vrai caractère. Dans la Grande Faim, l'importance accordée aux circonstances exté- rieures, les vides immenses qui divisent l'action, le refus d'une logique étrangère au réel, ne nuisent point à cette logique plus profonde qui saisit une loi de constance sous les variations de l'être intérieur. Notez pourtant que la conclasion — où le sens de la vie se découvre à la clarté d'un pardon surhumain — répond sans doute à un dessein préconçu d'apostolat. Pour l'amener, l'auteur a dû forcer les événements, mais non fausser son personnage : on comprend que celui-ci, dans la ruine de ses forces, finisse précisément ainsi, bien qu'en d'autres con- jonctures il pût finir autrement.
L'histoire d'Andréas Berget est assurément plus simple ; l'intérêt en est d'étaler, dans le grossissement d'un cas mor- bide, un bon nombre de motifs présents en chacun de nous. Le Caméléon, ce garçon menteur qui devient escroc de haute volée, c'est le faible cherchant sa force dans la ruse ; mais c'est en même temps l'acteur heureux d'imiter les gestes, le poète heureux d'imiter les âmes, l'imaginatif accueillant aux rêves — , et tout homme enfin, qui voudrait être plusieurs hommes et mener plusieurs vies. En l'absence de tous motifs qui lui opposeraient leur frein, le hovarysme peut ainsi s'exas- pérer en manie. L'écueil du sujet réside en ceci que, le thème une fois donné, chaque lecteur peut de lui-même inventer les variations. Avec trop d'aventures, ou trop peu, nous aurions là soit un récit qui se répète, soit un schème tout sec, un dessin sans couleur. Le goût de M. Bojer se reconnaît au choix, au rythme et à la gradation des faits ; il nous donne, à ce qu'il me semble, tout le nécessaire et rien de plus. Il fallait le cha- pitre d'amour pour montrer le trompeur pris à son piège et s'éveillant,. par un peu de douleur, à la sincérité. Il fallait le chapitre final de la prison pour montrer la vocation plus forte que toutes les épreuves, le démon intérieur triomphant dans la tolie au seuil même de la mort.
MICHEL ARNAULD
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�� � 24e LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
QUATORZE DÉCEMBRE, par Dmitri Mérejkawsky, traduit par Michel de Granimt (Bossard).
Deux hommes semblent coexister en Dmitri Mérejkowsky : l'artiste intuitif, le créateur et le théoricien dogmatique, le rai- sonneur. C'est l'impression que produisent tous ses romans, à commencer par Julien l'Apostat, le premier, pour finir par Quatoric Décembre dont la traduction française vient de paraître. Ces deux hommes s'opposent et se combattent ; et c'est tantôt l'un, tantôt l'autre qui triomphe. Quand l'artiste réussira se débarrasser du contrôle tatillon et de l'emprise du théoricien et parvient à lui imposer sa libre fantaisie, Mérejkowsky nous donne alors d'excellentes pages, pleines de grâce, de naturel, écrites dans une langue alerte, expressive. Mais ce ne sont, hélas ! que des pages, pas même des chapitres, car le plus sou- vent c'est le théoricien raisonneur qui domine : son action des- séchante se manifeste non seulement dans le plan général de l'oeuvre, dans le dessin des caractères, mais jusque dans les des- criptions et les plus infimes détails.
Quatorze Décembre marque sous ce rapport la complète défaite de l'artiste (défaite non irrémédiable, espérons-le), qui ne réussit à faire entendre sa voix que trois ou quatre fois au cours de ce roman de quatre cents pages. Seul résonne le reste du temps le verbe autoritaire et coupant du théoricien religieux et social, qui dirige les mouvements, les paroles, les pensées de ses personnages, tel un caporal son escouade.Le début du roman produit une excellente impression et autorise les plus radieux espoirs : l'éveil de l'amour entre le prince Galitzine et Marie Tolytcheva qui deviendra plus tard sa femme, leur voyage en diligence, le portrait de la jeune fille, bien qu'un peu appuyé (on saisit trop facilement l'intention symbolique de l'auteur), tout cela est du bon Mérejkowsky. Mais le plaisir est de courte durée, le rideau est rapidement tiré, et pour longtemps. Pas un être \nvant parmi tous ces personnages : révolutionnaires décem- bristes, généraux, courtisans; tous, et Nicolas I lui-même ne sont que des marionnettes dont on distingue facilement les ficelles, et l'armature. Dmitri Mérejkowsky veut être son propre commentateur ; il craint de laisser un doute quelconque au lecteur ; il ne veut lui permettre aucune initiative, aucune
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liberté : il répète, il souligne, il appuie^ il insiste (cette insis- tance de mauvais goût gâte la scène du supplice qui aurait pu être admirable), tant et si bien que le lecteur qui ne veut pas qu'on lui mâche et qu'on lui triture sa nourriture, finalement se rebiffe et refuse en bloc les personnages et les idées de l'auteur — idées d'ailleurs généralement élémentaires, stériles et qui ne prêtent qu'à des développements d'une monotonie désespérante.
On connaît la méthode de Mérejkowsky pu plutôt sa vision simpliste qui ne saisit les choses que sous l'aspect de la dualité et de l'opposition des contraires. Il fut un temps où il n'appli- quait ce schème qu'avec un certain tact, une certaine prudence ; mais il n'en est plus le maître aujourd'hui : avec la régularité d'une machine sa pensée schématique brise, écrase et broie la vivante réalité.
La traduction française est agréable à lire et correcte, à part quelques erreurs insignifiantes.
B. DE SCHLŒZER
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��CONTES ET LÉGENDES DU BOUDDHISME CHI- NOIS, par Edouard Chavannes. Préface et vocabulaire de Sylvain Lévi, avec bois dessinés et gravés par Andrée Kar- pelês (Bossard). — FABLES CHINOISES DU IIP AU VIIL SIÈCLE DE NOTRE ÈRE, versifiées par M-^ Ed. Chavannes (Bossard).
Ces Contes et ces Fables puisés dans le Bouddhisme chinois, sont extraits des Cinq cents Contes et Apologues ' traduits par le maître si profondément regretté de la sinologie. D'achat facile et bon marché, quoique d'édition élégante, ils feront connaître hors du cercle étroit des spécialistes la contribution capitale apportée à l'étude du folk-lore universel par Ed. Chavannes, en retrouvant dans le canon bouddhique chinois de vieux apologues hindous, convertis en récits édifiants et mis de la sorte au service d'une reli- gion particulière. Pour chacun d'entre eux, une « table de con-
I. Leroux, éditeur.
�� � 2^8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
cordance » précise fort à propos la version du même récit ou sa transposition chez Esope, chez Phèdre, dans les Mille et une Nuits, chez La Fontaine. En rcHsant ainsi, affublés d'une cer- taine couleur locale, empreints d'une ambiance, d'une senti- mentalité particulières, des apologues qui nous sont familiers, nous ne pouvons que nous initier par une voie prompte et sûre à la pensée indienne, qui, si elle n'a point créé de toutes pièces ces récits, les a toutefois présentés à sa propre image dans tant d'œuvres auxquelles elle s'est complu : la Brhatkathà et le Paû- caiantra brahmaniques, les Avadàvas elles Jâlakas bouddhiques, sans compter les Purânas sectaires et les fables jainas de Pùr- nabhadra. N'est-ce pas déjà, en effet, à l'utilisation qu'il a faite de ces apologues, que le Bouddhisme fut redevable de sa rapide propagation à travers l'Asie, notamment dans cette Chine qui nous a si fidèlement conservé, traduits dans sa langue en des circonstances et à des dates dont la précision importe si fort à l'histoire, ces traits d'une sagesse vraiment collective et d'autant plus humaine, composée à la fois d'humour et de naïveté ? Madame Chavannes et l'Association Française des Amis de l'Orient rendent, par cette double publication, non seulement hommage à une illustre mémoire, mais service à l'histoire comparée des civilisations.
p. MASSON-OURSEL
« *
��LE COURRIER DES MUSES.
L'ironie permet de souffrir en public. Les soirs de pluie, les soirs de tristesse, des cafés toujours pleins de gloire entr'ou- vrent doucement leurs portes. Les amis sont assis autour d'un guéridon de stuc. Des mots s'envolent dans la fumée des cigares.
— Prométhée, s'il vous plaît, donnez-moi un peu de feu du ciel...
Le beau temps n'est plus des cafés littéraires. Aujourd'hui, quand les poètes vont au café, ils laissent leur lyre au vestiaire, pour ne pas se faire remarquer, et n'écrivent plus à l'encre v^rte de l'absinthe qu'imitent mal des liqueurs de consolation. Apol- lon s'est noyé dans les miroirs infidèles où les filles du Parnasse
�� � KOTES ' 249
cherchent en vain leur reflet. Monsieur Prud'homme dirait volontiers : Tous les arts sont sœurs ! La poésie, la peinture dont le culte a remplacé le culte de la poésie, dans les cafés de Mont- parnasse. Les couleurs sont des folles. Elles viennent d'envahir « La Rotonde » qui, secouant enfin son nuage de plâtre et fardée à blanc, fait un aimable accueil aux passants du boule- vard. Là, récemment, eut lieu le Vernissage d'une exposition picturale « des meilleures œuvres de l'époque ». Trois cents personnes de « toutes les élites » comme disait, je crois, Paul Adam, se sont rencontrées dans les salons éclatants. On a chanté, dansé, parait-il, on s'en est donné à cœur-joie, à cœur- tristesse. Ah ! que
La bJdiiche déesse Raison
Sombre dans les flots du Champagne...
Oifert par la m.aison, ce Champagne où des ennemis intimes ont noyé de vieilles rancunes, puis se sont embrassés — char- mant tableau vivant auprès des natures mortes. La peinture adoucit les mœurs.
On peut craindre la contagion. Les couleurs ne sont pas toujours sans danger et Montparnasse est menacé par la maladie de l'arc-en-ciel. La nature morte devient une seconde nature et nulle part on ne peut entrer sans entendre parler d'esthé- tique.
Et que de temples ! « La Rotonde », le « Parnasse », le « Petit Napolitain », le « Caméléon », joli nom pour un café d'artistes où l'on organise de petites soirées littéraires bien gentilles !
Où allons-nous ? La Closerie des Lilas est triste et défleurie. Je ne sais pourquoi j'y étais l'autre jour, avec un ami. Un joli papillon réclame vint se poser devant lui, sur la table : « Votre nom est cité dans cet ouvrage. »
Quelle touchante attention ! Et songez que le papillon sor- tait d'une enveloppe doublée d'un bulletin de souscription. Je connais de belles ruses d'éditeur. Dans les vitrines, des volumes reposent qui portent de charmantes ceintures de couleur tendre. Les bandes de librairie, il y a une collection à faire ! L'une insinue :
Des milliers de jeunes femmes portent aujourd'hui des lunettes.
�� � 250 ' LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Cela tient surtout aux publications mal fabriquées qu'elles lisent, etc. etc.. Prenez mon ours.
L'autre affirme, en gros caractères :
PRIX DU ROMAN
puis, plus bas, discrètement : 5.75 ou 6.50.
Où faut-il se réfugier ? Le café des Deux-Magots garde un aspect agréable malgré ses récentes transformations, ses lambris dorés, ses glaces brillantes. D'ailleurs Montparnasse n'est pas le seul pays des Muses, Montmartre non plus et le soir, dans un grand bar du quartier de l'Opéra se réunissent quelquefois les sept membies d'un comité d'organisation du Congrès Inierna- lional pour la dctermiiutioii des directives et la défense de l'esprit moderne.
Le Congrès tiendra ses séances à Paris, en mars. Le prix d'entrée sera basé sur l'égalité des changes, un franc valant un mark, une couronne un shelling. L'un des sept m'a dit que le but du Congrès serait de renseigner le monde entier sur les mouvements perpétuels de la pensée. L'Irlande enverrait des délégués, Lénine un représentanl, Freud viendrait lui- même. Il serait question de créer un ministère de l'Esprit.
... Et dans Paris, il y a encore quelques cafés obscurs où j'ai rencontré parfois cette ombre inquiète à qui je murmurais :
Je t'apporte ce soir mon cœur un peu fané, Muse, il est tard, Paris sommeille sous la pluie ; Depuis longtemps, hélas ! la terre a mal tourne. Allons-nous en hors de ce monde où l'on s'ennuie...
GEORGES GABORY
��LES REVUES
A PROPOS D'ANDRÉ GIDE
M. François Mauriac répond dans l'Université de Paris à l'article sur André Gide de M. Henri Massis, qu'a publié la Revue Universelle, du 1 5 novembre :
Une pratique plus ancienne du catholicisme ne vous aurait-elle pré- servé, Massis, d'appliquer à un chrétien — fût-il Gide — l'épithète
�� � LES REVUES 25 I
de « démoniaque » ? Gide n'est peut-être pas si ennemi de Dieu qu'il vous plaît à dire. Sans doute Claudel, Jammes, bons chiens bergers, grondent et tournent autour de cette brebis perdue, qui pousse le goût de la conversion jusqu'à se convertir chaque jour à une vérité diffé- rente. Efforçons-nous pourtant de comprendre, chez Gide, un cas de sincérité terrible : nulle trace en lui de ce que Stendhal appelle injus- tement hypocrisie et qu'il dénonce chez les hommes du xvi^ siècle. C'est vrai que le choix d'une doctrine nous oblige, dans les instants où des forces en nous la renient, à continuer de la professer des lèvres, jusqu'au retour de la Grâce. Gide est l'homme qui ne se résignerait pas à incHner, fût-ce une minute, l'automate.
Quelle louange dans ce reproche que vous lui faites de n'avoir voulu exprimer que sa jeunesse «... sans souci d'exprimer rien d'autre et ne souhaitant que de l'exprimer mieux... »! A ce goût de la perfection, à ce scrupule, accordons une valeur même morale. Un livre de Gide nous est une leçon de mesure, de renoncement, — renoncement for- mel mais qui intéresse aussi le cœur. Apprenons de lui le refus des succès faciles et cette dignité de l'écrivain qui est, Massis, une émi- nente vertu. Le mépris de la gloire viagère, lequel de nos aînés nous l'enseigna ?
il ne signifie rien de dire que Gide ne choisit pas. Il choisit de pen- ser, mais la pensée est action ; il choisit de « goûter », mais le goût est actif. Un Gide sert d'autant mieux qu'il ne prémédite pas de servir ; il sert la France en écrivant le français mieux que personne au monde ; asservie à une fin morale, sa langue serait peut-être moins pure ; cet art exquis vaut par son désintéressement ; en tout cas, utilisé, il serait autre ; il ne s'agit pas de l'ériger en exemple : à chacun sa mission, et je vous accorde qu'il ne faudrait pas beaucoup de Gide dans les lettres... mais je ne crois pas à ce péril...
Ce que vous appelez « l'antagonisme de l'esthétique et de la morale» donne à l'œuvre de Gide sa valeur humaine. Les créateurs catholiques reconnaissent ici le grand débat qui les déchire (les créateurs, je ne dis pas : les critiques) ; si, convertis, il nous est donné de le clore enfin, ce débat, devrons-nous insulter nos maîtres et nos camarades moins heureux ? Hors le catholicisme, l'attitude de Gide n'offre rien qui cho- que la raison : son désordre intérieur devient la matière de son art, sans doute, m.ais c'est là le plus noble usage que l'homm.e sans Dieu puisse faire de sa misère.
Dénonçant le goût de Gide pour les « natures félines », pour les êtres primitifs et sauvages, vous obtenez, Massis, un facile effet de cour d'assises. Pourquoi omettre de rappeler que ce goût est commun à tous les artistes ? Il explique en partie l'œuvre de Stendhal et celle de Mérimée (pour citer des noms que votre chapelle honore). L'un en
�� � Italie, l’autre en Espagne et en Corse n’ont rien fait que chercher des Lafcadios — des êtres se faisant à eux-mêmes leur loi. Voulez-vous toute ma pensée ? Il ne m’a jamais paru, si l’on n’est pas catholique, qu’on puisse aimer le peuple d’une autre manière.
Une pratique plus ancienne du catholicisme vous aurait révélé le secret de Gide. Il dut être de ces enfants dont on dit dans nos familles chrétiennes : il a la vocation. Car cet homme si ondoyant fut toujours la proie d’une fixe passion : agir sur les jeunes cœurs. A ce signe reconnaissons l’homme prédestiné à l’apostolat. Mais, né hors du ber- cail, que ferait-il de ce redoutable don ? Il joue, il s’en divertit. Ce don lui devient une « fin en soi ». N’empêche que son œuvre rend témoi- gnage. Elle ne nous révèle que des joies déçues, des soifs irritées, des expériences vaines, et ce silence de Narcisse vieilli, penché sur sa fon- taine et détournant soudain des yeux pleins de larmes. Parce qu’il irrite notre soif, Gide nous fait souvenir de l’eau du puits de Jacob. Multiple, Gide se délivre dans ses ouvrages. Ce sont, non des disciples vivants, comme vous l’en accusez, mais les fils de son génie qu’il charge d’accomplir les gestes dangereux ou défendus. Lafcadio peut sans doute faire du mal ; il peut faire du bien aussi, car tout poison est un remède ; il guérit ou tue selon la dose, et selon le tempérament qui le reçoit. Quel écrivain se vanterait de ne troubler personne ? Qui sait si certains « jugements » ne dégoûteront pas à jamais certains esprits du catholicisme ? Soyons humbles, Massis !
Tout homme qui nous éclaire sur nous-mêmes prépare en nous les voies de la Grâce. La mission de Gide est de jeter des torches dans nos abîmes, de collaborer à notre examen de conscience. Ne le suivons pas au delà : lui-même nous supplie de ne pas le suivre et de nous prému- nir contre tous les maîtres qui ne sont pas le Maître. Gide démoniaque? Ah ! moins sans doute que tel ou tel écrivain bien pensant qui exploite avec méthode l’immense troupeau de lecteurs et surtout de lectrices « dirigées », — et pas plus que Socrate, accusé de corrompre la jeu- nesse parce qu’elle apprenait de lui à se connaître. Il me souvient d’avoir entendu Gide défendre le Christ contre Valéry, avec une étrange passion : attendons le jugement de Dieu.
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��LES RELATIONS INTELLECTUELLES FRANCO-ALLEMANDES
A l’article d’André Gide sur la Reprise iks relations lutellcc- liielles avec V Allemagne, que nous avons public ici même, c’est M. Paul Souday, qui, dans Paris-Midi du 4 novembre, a fait, le
�� � LES REVUES 2$^
premier, écho. Des considérations fort intéressantes qu'il allé- guait pour fortifier la thèse d'André Gide, nous nous permettons de détacher ce qui suit :
Proscrire un grand écrivain, un grand penseur, ou plus générale- ment, une grande littérature pour des raisons de nationalité, c'est vou- loir s'appauvrir et s'anémier l'esprit. Se replier étroitement sur soi- même, fermer ses fenêtres aux souffles du dehors, vivre dans cette atmosphère de chambre de malade, c'est pour un peuple, si bien doué soit-il, se condamner à une décadence plus ou moins rapide, mais iné- vitable. La France ne l'a jamais fait, pas même à l'âge classique et sous Louis XIV. Le nationalisme est une sottise moderne, née en Allemagne, et qui aurait bien dû y rester.
Et plus loin :
C'est un danger pour la civilisation française que la campagne con- tre Goethe, Kant, Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, Wagner, contre la langue, la philosophie et la musique allemandes, qui ont utilement contribué à la formation de beaucoup de nos artistes et de nos écri- vains. Bien entendu, il ne faut jamais accepter naïvement et sans con- trôle tous les produits d'importation. L'esprit critique garde ses droits. Mais la xénophobie intellectuelle est une variété de la manie du sui- cide.
Un peu plus tard. M, Fortunat Strowski s'étant prononcé dans la Renaissance du 12 novembre contre tout commerce intellectuel avec es Allemands, M, PaulSouday est revenu cou- rageusement à la charge dans Paris-Midi et a défendu de nou- veau en termes excellents la cause du bon sens :
Même si l'Allemagne avait des accès de nationalisme intellectuel, plus excusables du reste chez les vaincus que chez les vainqueurs, nous devrions marquer le coup, mais ce ne serait pas une raison pour imiter cette sottise. C'est au surplus en l'imitant que nous ferions son jeu. Pour jouer une bonne partie de nationalisme, il faut être deux. Chaque nationalisme s'entraîne et s'excite au contact de l'autre. Asi- nus asinum fricat.
(On peut même dire : a besoin de l'autre pour s'exciter et lui est reconnaissant de toutes ses manifestations. Voir l'article de M. René Johannet sur Curtius et Klemperer dans la Revue Universelle du i« décembre.)
Ce qui gênera et déconcertera le plus les chauvins allemands, ce sera que nous restions bons européens et imperturbablement attachés à la
�� � haute culture universelle. Tant pis pour l’Allemagne si elle tient à s’en séparer !
Nous ne croyons pas que ce soit sa tendance profonde ni que « la conversion vers l’Est » que, d’après Curtius, la jeunesse allemande est en train d’opérer, entraîne une désaffection définitive des valeurs occidentales, et notamment françaises.
Cependant il est un fait très important sur lequel Pierre Mille, toujours à propos de l’article d’André Gide, a fort juste- ment attiré l’attention dans la Dépêche de Toulouse du 17 novembre, et qu’on ne saurait négliger sans simplifier arbi- trairement la question si complexe des rapports intellectuels franco-allemands. Voici ce fait exposé par Pierre Mille lui- même :
C’est, comme le dit M. Curtius, en Russie et en Extrême-Orient, que l’Allemagne va chercher une influence fécondatrice... Mais je me persuade que ce phénomène a une cause plus profonde [que le dépit de la défaite et l’attirance pour le bolchévisme]. Et c’est que, dans son essence, l’Allemand est romantique, ne peut être que romantique, tandis que, malgré des œuvres magnifiques, le romantisme n’a jamais touché les Français que superficiellement, et que nous sommes déjà en pleine réaction contre lui. Il a donné chez nous tout ce qu’il pouvait donner, il s’est épuisé, et maintenant nous cherchons autre chose.
En peinture, en sculpture, à travers les divagations des jeunes écoles, nous recherchons « le style », et nous passons par une période d’intellectualisme qui se traduit par une tendance, pour l’instant excessive, à l’idéographie : l’artiste cherche à faire comprendre, au lieu de faire sentir. En littérature, même intellectualisme ; et la cérébralité rem- place la sensualité. On n’en est encore qu’aux tâtonnements ; on commence seulement de créer le vocabulaire adéquat à ce nouveau genre d’expression littéraire, qui n’est pas classique, est beaucoup plus complexe que l’ancien cartésianisme des dix-septième et dix-huidème siècles, mais se rapproche pourtant davantage du classicisme que du romantisme. Il faut suivre attentivement les essais des nouveaux venus qui essuient les plâtres, comme jadis les Millevoye et les ChênedoUé essuyèrent les plâtres pour les grands romantiques, et disparurent. Et l’on comprend qu’ils se réclament de Baudelaire qui, en ce sens, fut leur précurseur. Avant tout, et que! que soit leur talent parfois exceptionnel, leur principal mérite est de fabriquer l’outil indispensable à la génération future. Mais qu’est-ce que l’Allemagne peut faire de cet outil ? Il ne lui convient pas, et elle s’en rend compte. LES REVUES 255
Voilà, je pense, l'explication du fait évident que constate M. Curtius. Quelque effort que des esprits généreux et justes « fassent pour réta- blir les ponts et les voies de communication » entre les peuples, nous sommes à un moment où chaque culture nationale se ramasse, pour ainsi dire, sur elle-n\ême, se cherche et se concentre. La culture fran- çaise se découvre psychologique et cérébrale. L'Allemagne sent qu'elle est métaphysique et intimement romantique. Elle regarde alors vers l'Extrême-Orient, vers l'Inde, qui avait déjà inspiré Schopenhauer. Cela est naturel et inévitable. D'ailleurs, pour la paix future du monde, elle eût pu plus mal choisir : sauf au Japon, les civilisations, les philo- sophies, les littératures d'Extrême-Orient ne sont point nationalistes.
En tous cas, même si les deux cultures française et alle- mande devaient aller désormais en divergeant, il n'y aurait là qu'une raison de plus pour elles de se connaître et de s'étudier, s'il est vrai qu'on ne prend jamais une conscience profonde de soi-même que par réaction contre un antagoniste.
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L'ÉCOLE DES HAUTES-ÉTUDES
La linguistique et la philologie étaient, vers le milieu du xix'^ siècle, des sciences allemandes : la littérature persane était enseignée à Paris par un Allemand, Mohl ; l'assyriologie par Oppert, la philologie grecque par Weil ; pour préparer une édition du Thésaurus d'Henri Estienne, l'on faisait venir Hase d'Allemagne. C'est à l'Ecole des Hautes-Etudes et à ses premiers maîtres, Monod, Bréal, Gaston Paris, de Rougé, formés à l'école des savants allemands, que la philologie française doit son existence et son rayonnement.
M. Meillet écrit dans la Revue de France (15 Janvier), à l'occasion du cinquantenaire de cette Ecole :
C'est un de ses maîtres, G. Maspéro, qui a été durant plus de quarante ans le chef de l'égyptologic en France et en Egypte ; c'est un de ses maîtres qui a tiécouvert et publié le code célèbre d'Hammou- rabi ; c'est un de ses maîtres, James Darraesteter, qui a renouvelé la philologie de VAvcsta, et ce sont des hommes formés à l'École des Hautes-Études qui, en organisant l'École d'Extrême-Orient, ont donné à la France une place éminente dans l'étude de l'Asie. Une œuvre d'importance nationale, comme X Atlas linguistique de la France, est due tout entière à l'École des Hautes-Études.
�� � 2^6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Et pourtant ces grands ouvrages et les 228 volumes de la Bibliothèque qu'elle a publiés sont le moindre de ses titres de gloire. Plus encore que de ses publications, elle est fiére des élèves qu'elle a formés. Quelques jeunes gens, à peine rétribués, enseignant dans de vieilles salles qui servaient de magasins à la Bibliothèque de la Sorbonnc, ont renouvelé tout l'enseignement des lettres en France.
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ÉCOLE DU VIEUX-COLOMBIER
Six causeries d'André Gide sur DOSTOIEVSKY
Tous les samedis à 16 h. 30 à partir du samedi 18 février.
Samedis 18 et 25 février ; samedis 4, 11, 18 et 25 mars.
Les six causeries auront lieu au Vieux-Colombier même dans la bibliothèque des comédiens.
La bibliothèque ne pouvant contenir que 70 personnes, les places ne sont mises en vente qu'à l'abonnement.
Les souscriptions (50 francs pour les six causeries) sont reçues dès maintenant au Secrétariat du Vieux-Colombier (21, rue du Vieux-Colombier, Paris, 6*=).
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��RECENTES PUBLICATIONS ALLEMANDES
Gerhart Hauptmann : Aitim. Làndliches Liehesgedicht in 24 Gesâti- gen (Berlin. S. Fischer).
Hermann Hesse : AusgeiLuiblte Gedichte (Berlin. S. Fischer).
Otto Flake : Diu kleine Loghuch (Berlin. S. Fischer).
Jacob Wassermann : Mein Weg als Deutscher und Jiide (Berlin. -S. Fischer).
Thomas Mann : Rede und Antwort. GesatiinieJte Abhandlungeu und kleine Aufsât:^e (Berlin. S. Fischer).
LiNKE PooT : Der Deutsche Maskeuball (Berlin. S. Fischer).
Kasimir Edschmidt : Frauen (Berlin. Paul Cassirer).
Martin Buber : Der grosse Maggid, und seine Nachfolge (Littera- rische Anstalt, Rùtteu und Lôning. Francfort sur le Main).
Verkûndigung. Anthologie junger Lyrik, herausgegeben von Rudolf Kayser (Munich. Roland Verlag). D*" Albert Mundt.
LE gérant : GASTON GALLIMARD. A13BEVII.LE. — IMPRIMERIE F. PAILLART.
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LE TRIPTYQUE DE M. ABEL HERMANT
Après l'Aube ardente et la Journée brève, M. Abel Hermant nous donne aujourd'hui le dernier panneau de son triptyque: le Crépuscule tragique[21]. Son héros, Philippe Lefebvre, dont l' « aube ardente » se levait aux environs de 1882, est conduit dans cette dernière œuvre jusqu'à l'armistice de 1918. Il est donc exactement de cette génération de Français dont le mortalis œvi spatium, du moins en sa vraie valeur, se sera écoulé d'une guerre à l'autre et il nous est peint dans cet espace.
Encore qu'il soit loisible de nier qu'on ait voulu faire la psychologie de cette génération, ou seulement d'une de ses fractions, quand on n'en a montré le représentant ni devant le Boulangisme, ni devant le Panamisme, ni devant l'af- faire Dreyfus, je doute que M. Abel Hermant se défende beaucoup de cette prétention. J'en doute d'autant plus qu'elle serait fort suffisamment justifiée. Son Philippe Lefebvre est bien, par certains traits, une fidèle image de l'intellectuel aisé de cette époque ; et si ses traits nous sont montrés dans l'âme intime plutôt que dans l'âme sociale, s'ils baignent dans la pénombre de la vie privée plutôt que dans le grand jour de la place publique, le portrait n'en réussit que mieux à ne point faire double emploi avec tel de ses glorieux précédents et ce qu'il perd peut-être en grandeur il le gagne en vertu pénétrante.
Ces traits, osons le dire (M. Hermant n'y est pour rien), 258 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sont de ceux qui rendraient cette génération assez peu sympathique, surtout par contraste avec celle qui l'a suivie ; ils sont des formes diverses de son agrippement à la vie, de sa douleur d'en être dépossédé, de son application à jouir du moi, de cet individualisme effréné dont la génération de la Marne et de Verdun semble assez bien exempte.
Voici le sentiment de la brièveté de la jeunesse, de la foudroyante fugacité de la force et des beaux jours, sentiment assurément vieux comme le monde, mais dont la violente conscience, dont l'étreinte forcenée semble bien un triste monopole de la génération de Philippe. Qu'est-ce que la plainte des grands romantiques (Chateaubriand excepté), qu'est-ce que le soupir des Feuilles d'automne :
Que vous ai-je donc fait, ô mes jeunes années. Pour mouvoir fui si vite et vous être éloignées Me croyant satisfait...
auprès des rugissements de désespoir poussés en ce sens par les Loti et les Noailles[22] ? Le cri de Philippe monte dans une tonalité plus discrète, mais n'en sort pas moins des régions les plus profondes, c'est-à-dire les plus basses (aussi les plus poignantes), de l'attachement au moi : « André, écrit-il à un ami, dans la nuit près du berceau de son fils qui vient de naître, le flambeau qui vient de s'allumer m'a signifié pour la première fois qu'un jour, bientôt, mon propre flambeau doit s'éteindre... André, j'ai faim de tout, je n'ai encore tâté de rien et voici que la cène est finie. »
Puis cette autre forme de l'accrochement de l'individu à lui-même, de son refus de se nier au profit de plus grand que soi : le sentiment — conscient, c'est là le nouveau — LE TRIPTYQUE DE M. ABEL HERMANT 259
de la rivalité profonde, comme organique, des pères et des fils, de ce que M. Hermant appelle fort heureusement la loi d'airain des successions. L'avenir sera confondu du nombre d'œuvres de ce temps (le Vieil Homme, la Gloire ; je n'ai pas dit d'œuvres d'art) qui font état de ce sentiment ; rien ne lui montrera mieux la crânerie de notre époque à de plus en plus ouvrir les yeux sur les cloaques du cœur humain. (C'est ce qu'elle appelle le progrès en psychologie.) A dire vrai, cette rivalité parcourt l'ouvrage de M. Hermant surtout d'une manière sourde et latente. Ajoutons que les circonstances dans lesquelles l'auteur la fait monter à la conscience de ses héros la rendent particulièrement pathétique : c'est l'apparition d'une femme, la polonaise Zosia Wielickza, dont le jeune Rex Lefebvre pressent qu'elle va ravir son père à la fidélité du foyer ; c'est un manuscrit de Rex que lit Philippe et où celui-ci, écrivain lui-même, découvre une esthétique chère à ses jeunes cadets — un peu « belphégorienne », M. Hermant a retrouvé le mot — et qui condamne la sienne. Le tout, d'ailleurs, traversé par une attirance de Philippe vers ces valeurs qui se dressent contre lui, par des reprises du père sur le fils, par un courant d'affection profonde et réciproque qui donnent aux rapports des deux hommes un ton singulièrement humain dans leur complexité.
Voici enfin, et surtout, l'irritante minutie de cette génération à cultiver sa sensation, à l'aiguiser par l'analyse, à prendre conscience de ce travail, à le vénérer. « Philippe, nous dit-on, poursuivait un examen et un commentaire perpétuel de tout ce qui l'affectait à mesure ; jamais il n'eût accordé que la réflexion affaiblit le sentiment, quand il avait chaque jour tant de preuves qu'elle l'affine et le multiplie. » Voilà un homme qui a dû fortement goûter les premiers livres de M. Barrés ; on croirait même parfois qu'il les a faits. Ce tour d'esprit de Philippe donne lieu à des mouvements fort savoureux : ici, c'est son application à jouir d'une doctrine « d'une façon toute puérile » avant 260 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de la disséquer ; là, c'est son art, au moment de cueillir sa maîtresse, à ménager tous les raffinements de son désir en en retardant l'échéance. Notons encore sa science à se dédoubler, à se regarder agir, aimer, à éprouver des sentiments compliqués, à les étudier jusqu'en des circonstances qui, chez un simple homme de cœur, ne laisseraient de place qu'à un cri ; par exemple, lorsqu'au moment de revoir un fils qu'il avait cru tué, il trouve moyen de ratiociner sur ce sentiment qu'il se découvre : que l'idée de la résurrection le déconcerte plus que celle de la mort. Evidemment Philippe est de ces monstres dont parle Renan qui, dans un cataclysme cosmique où sombrerait notre globe, s'occuperaient à réviser leur conception du monde. Ce n'est toutefois point de cette furie de comprendre que je féliciterai les petits-neveux de Philippe de s'être affranchis.
Philippe présente encore d'autres traits bien spécifiques de sa génération : par exemple, la nature de son patriotisme et de son évolution. Sans doute, c'est à ce sujet qu'on eût aimé que M, Hermant nous montrât les réactions de son héros en face d'une crise qui fit, il y a vingt ans, pâlir, chez tant d' « intellectuels », la notion de patrie devant celle de justice ; qu'il nous fît voir la succession des positions de Philippe par rapport à son attitude d'alors à mesure que grandissaient, depuis 1905, les provocations d'outre- Rhin. Toujours est-il que ce patriote assez mou et rebuté par les outrances du chauvinisme, en 1880, qui dirait volontiers avec un des parrains de sa sensibilité [23] : « Le patriotisme, belle vertu, mais rarement fine et ingénieuse », qui sent l'instinct de la conservation nationale refluer à sa conscience vers 1900 devant la vague montante de l'internationalisme, et en arrive, le jour de la déclaration de guerre, à trouver que le profil de sa femme a quelque chose de romain, est un dessin fort juste de la courbe du patriotisme chez une grande partie de sa promotion. LE TRIPTYQUE DE M. ABEL HERMANT 261
* * *
Philippe est donc bien, et en un large sens, un homme de sa génération. Toutefois, ce qui me retient le plus en lui, c'est d'autres traits par lesquels, au contraire, il jure avec elle ; par lesquels, plus exactement, il m'apparaît comme un survivant de l'ancienne France — d'une ancienne France — dans un temps qui a précisément commencé d'en déposer les principaux attributs.
Philippe a — et conserve — le culte de la raison ; il ne se sent aucun goût pour « ces soi-disant philosophies où la sensibilité est tout, où l'entendement n'a point de part», et, d'une manière générale, pour toute doctrine qui inscrit en tête de ses valeurs un état irrationnel de l'esprit : vague mysticité ou foi précise. M. Abel Hermant oppose en cela Philippe à la génération de son fils ; il eût pu aussi bien l'opposer à la sienne. Philippe appartient à une promotion d'hommes de lettres, qui, élevés par Taine et Renan, et presque tous entrés dans la lice sous les bannières de la raison, sont pour la plupart, et pour des motifs qui ne sont pas toujours d'ordre uniquement pratique, passés depuis lors au camp adverse. La désertion a commencé vers 1890, avec le haro poussé par Faguet contre le XVIIIe siècle, qui, non seulement n'est pas chrétien, mais ne serait, paraît-il, pas français, et elle s'est poursuivie jusqu'à il y a une dizaine d'années. Philippe, que nous retrouvons à cinquante ans aussi areligieux qu'à vingt-cinq, cachant mal l'impatience que lui cause dans le monde le voisinage d'une soutane et s'irritant de ce que son fils passe pour « bien pensant », ne doit pas seulement heurter les amis du jeune Rex, mais faire scandale parmi ses pairs. Je ne serais pas surpris que cet entêtement lui ait coûté gros dans sa carrière ; notamment si, comme son talent l'y autorisait, il a brigué l'Académie. S'il persiste à solliciter les suffrages de cette brillante compagnie (car je ne sache pas qu'il en 262 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
soit encore) je lui crierais volontiers comme Andromaque à son héros : « Insensé, ton courage te perdra. »
Observons combien le culte de la raison est pratiqué par Philippe à la française, je veux dire avec naturel, avec modération, avec sourire. Rien de cet embrassement sombre et fatal qu'en fait tel illustre de ses contemporains, apôtre patenté de classicisme, et dans lequel un Bœhm ou un Gerson (l'ardeur mystique peut prendre le rationalisme pour objet tout comme autre chose) se reconnaîtrait certes plus qu'un Rivarol. Notons aussi le consentement de Lefebvre à n'avoir point les suffrages de ses cadets, l'absence chez lui de la seule pensée de les conquérir. Cela déjà suffirait à le distinguer de ce maître qu'on croit parfois deviner en lui, qui, salué de la jeunesse de 1880, veut aussi celle de 1922 et dont l'effort de ces dix dernières années semble admettre pour devise : Hodie mihi, cras mihi.
Mais ne forçons rien. La génération de Philippe, dans la mesure où elle est restée fidèle à la raison, se trouve aux prises surtout avec celle qui la suit. M. Hermant symbolise ce conflit dans le geste de Rex se faisant soldat dès 1910 et partant pour l'Afrique comme on se fait moine et dans la douleur du père qui sent la leçon que l'enfant entend donner à ses valeurs. Il y a là une hostilité secrète, une souffrance vive et inarticulée, toujours baignée d'une grande affection mutuelle, dont l'effet est poignant. L'avouerai-je ? je ne partage pas entièrement la sévérité de l'auteur (ce n'est point là, d'ailleurs, qu'il l'exprime) pour l'anti-intellectualisme de la promotion de Rex, pour son « pragmatisme ». Sans doute, l'attitude de ces « jeunes gens d'aujourd'hui » aura tenu à des causes dont certaines sont peu sympathiques : l'abaissement de leur culture, une sourde soif d'en prendre comme une revanche sur des aînés mieux partagés, le parti-pris puéril qu'ont tant de générations de faire pièce coûte que coûte à ceux qui les précèdent, d'autres encore. Il en est une toutefois qui paraît évidente et ne laisse pas que d'émouvoir : c'est le sentiment qu'ils avaient LE TRIPTYQUE DE M. ABEL HERMANT 263
en grand nombre des terribles épreuves auxquelles ils étaient promis. La haine de la pure raison est assez explicable chez ceux qui sentent venir l'heure de se battre et de mourir et le cri de guerre poussé contre l'esprit critique, bien avant 1914, par les Péguy, les Psichari, les Paul Drouot, prend un sens aujourd'hui singulièrement tragique. M. Abel Hermant pourra toutefois me répondre que les héros de Denain et de Fontenoy (dont la race n'est d'ailleurs pas éteinte) n'eurent pas besoin de maudire la raison pour savoir mourir.
Les deux générations dont il s'agit ici me semblent un fulgurant exemple de cette loi que Renan croyait discerner à travers l'histoire, selon laquelle le haut degré d'intellectualité d'une époque se paye d'une assez faible moralité, cependant qu'une haute tenue morale a pour rançon un pauvre étiage intellectuel. La génération de Philippe, placée dans des conditions exceptionnellement favorables à la culture de l'esprit (songez que pendant quinze ans, de 1890 à 1905, elle a pu croire — à faux, mais il n'importe — à la fin des grandes guerres ; songez, du point de vue social, économique, à la tranquillité relative de cette période) aura été particulièrement éprise de savoir et de beauté en même temps qu'assez peu étreinte par la préoccupation des problèmes de la raison pratique ; elle s'est définie dans son culte pour Anatole France ; la suivante, prise dans des difficultés de toute sorte [24] et de plus en plus angoissantes et résolue d'y faire face, se sera montrée, en sa plus grande 264 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
partie, méprisante — et incapable — d'intellectualité pure et toute vibrante de passion morale ; elle se signe dans Péguy. C'aura été une heure tragique que ces années d'avant-guerre où tant de jeunes gens, sentant monter le péril et s'enfonçant de plus en plus dans les fureurs de l'action et de la foi, se prenaient d'une véritable haine pour leurs aînés dont la jeunesse spéculative leur paraissait avoir été une trahison à la patrie, cependant que ceux-ci articulaient des défenses spécieuses ou balbutiaient des mea culpa plus ou moins nets qui ne désarmaient personne. Aujourd'hui la paix est faite ; les jeunes fervents de l'action, ayant sauvé la France, se sont donné l'élégance de pardonner aux vieux leur religion de l'esprit. Bien mieux — M. Hermant l'a noté — ils veulent y venir, à cette religion. Le pourront-ils ? Ne sont-ils pas, et quoi qu'ils veuillent, con- damnés pour toujours à leur sombre discipline ? L'un d'eux, des plus représentatifs, tout récemment encore, s'élevant précisément contre M. Anatole France, déclarait n'accorder le rang suprême qu'aux œuvres « inspirées par une conviction profonde », en sorte que son esthétique est ainsi faite que les clameurs d'Ezéchiel y ont le pas sur l'Iliade. On se demande avec tristesse si ce jeune héros n'est pas, plus encore que ne l'a dit un des siens en un morceau célèbre, d'une génération « sacrifiée ». On va plus loin, et l'on se demande si elle serait souhaitable, cette revenue de la jeunesse au pur culte de l'esprit ; si l'avenir ne s'annonce pas tel que, pour bien longtemps encore, la France aura autrement besoin de voir ses fils vénérer l'énergie du cœur et la furie de la volonté que la perfection de la pensée ; si l'ado- ration de cette dernière — du moins par une jeunesse compacte — n'est pas un de ces nombreux luxes que l'humanité de demain ne pourra plus s'offrir.
Triste rayon, es-tu l'aurore
Du jour qui ne doit pas finir ?
Marquons un autre trait par quoi Philippe nous semble LE TRIPTYQUE DE M. ABEL HERMANT 265
un spécimen de l'ancienne âme française égaré dans un temps qui commence à l'abdiquer : son goût — dans tous les ordres, en fait de paysage comme de philosophie — pour le mesuré, le modéré, son aversion pour l'illimité, pour l'infini. (Voir son malaise devant les énormités de l'Engadine, son bien-être devant toutes les expressions du génie grec.) Ce trait qui rattache Philippe à la pensée française plus peut-être encore qu'il ne croit (car nos métaphysiciens eux-mêmes, Descartes et Malebranche, sont des infinitistes très mauvais teint; je le montrerais si c'était le lieu), ce trait requiert notre attention spéciale en ce que Philippe l'a manifestement hérité de son père spirituel. M. Abel Hermant nous paraît un des seuls dans la génération de 1890, dans la promotion des Barrés et des Maeterlinck, dont le fond ni la forme n'aient été mordus rigoureusement en rien par le romantisme hégélien, importé chez nous à cette date ; dont l'œuvre, pour parler plus généralement, soit indemne — combien indemne ! le mot seul que je vais prononcer fait sourire, dit à propos de notre auteur — de toute pâmoison panthéiste. C'est peut-être là ce qui explique la situation particulière faite à son œuvre, laquelle évidemment n'a point connu de succès de forum.
Ce n'est pas dire une chose très différente de dire que M. Abel Hermant est un des seuls de sa génération qui n'aura pas été atteint : de la religion de Pascal, de ce Pascal qui devait attendre l'intrusion chez nous de la philosophie pathétique pour être salué de père de la pensée française (voilez-vous, Voltaire et Montesquieu !) L'auteur des Pensées, lui aussi, eût pu dire : « Je serai compris vers 1880. »
Notez combien ce goût du mesuré, du fini, du pur intelligible, est en quelque sorte organique chez notre auteur, combien il y est inscrit dans ce qui, chez l'écrivain, signe le plus profondément le tempérament de l'homme : dans le ton de son verbe, dans la coupe de sa phrase, dans le choix de ses images, dans les proportions de ses développements, 266 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
dans la nature de ses explications (toujours données par exemples, par du concret, comme chez Voltaire). On ne peut s'empêcher ne songer à tel de ses brillants contemporains qui défend la mesure et la clarté françaises dans un style infiniment plus semblable à celui de Novalis que de La Bruyère. Je pense souvent, à propos de M. Hermant, à ce mot de M. Pierre Lasserre, dans son beau livre sur l'Esprit de la musigue française : « Il faut être Français sans le faire exprès ; c'est la bonne manière. » Et, de fait, M. Hermant ne clame pas, comme d'autres, depuis vingt ans : « Je suis Français ! » ; il l'est. C'est pourquoi on le dit surtout de ces autres.
Au reste, ne félicitons pas à l'excès notre auteur de cette sensibilité au pur intelligible, d'être de ceux qui jamais ne murmurèrent :
l'infini me tourmente.
Là est évidemment la limite de son beau talent : une certaine absence d'inquiétude, d'atmosphère de mystère, une manière d'être peut-être plus statique que dynamique de l'œuvre et de ses héros. Si l'on nomme âme, avec une fameuse philosophie chère à la génération de Rex, une certaine « inquiétude de vie », on pourrait dire que les personnages de M. Hermant, qui ont toujours et en si haut relief un caractère, n'ont pas toujours une âme [25]. En lisant le brillant romancier, je pense souvent que les romantiques ont tout de même apporté quelque chose et me surprendrais parfois à devenir belphégorien — si je ne l'étais déjà. M. Hermant ne s'affectera certes point de ces réserves, car il est en belle compagnie : le procès que je lui fais, c'est celui que Schlegel et Jacobi (en quelle bande me voilà !) ont fait à nos classiques — et Michelet à la Grèce.
Disons bien vite que ne point créer d'atmosphère de mystère n'implique nullement qu'on ne sache atteindre les LE TRIPTYQUE DE M. ABEL HERMANT 267
choses dans leur nature la plus intime, la plus profonde, la plus « mystérieuse ». De cette pénétration la nouvelle œuvre de M. Hermant donne maint exemple ; par-dessus tout dans cette merveilleuse analyse de la « paternité passionnée » de Philippe, de ce père qui se sent heureux que son fils ne ressemble qu'à lui, que la mère n'y ait pas mis sa marque, qui, le retrouvant mutilé, souffre de cette humiliation, de cette diminution de la chair qu'il a créée, tandis que pour la mère au cœur simpliste il suffit que l'enfant vive. J'ai idée que bien des pères se sentiront décelés au plus secret de leur cœur par de telles pages, et, plus généralement, tous les parents par la notation de cette tendance qu'ont Philippe et Madeleine, quand ils croient leur fils mort, à se le rappeler surtout enfant, de leur joie, lorsqu'il leur est rendu, à retrouver en lui le sourire du premier âge. Saint-Evremond loue un de nos grands tragiques « d'être allé jusqu'au fond de l'âme de ses personnages pour y voir former les passions, y découvrir ce qu'il y a de plus caché dans leurs mouvements », ce qui ne veut pas dire du tout (il ne l'en eût d'ailleurs point loué) d'avoir épandu aucune ombre de mystère sur ces profondeurs. L'œuvre de M. Hermant me semble tomber souvent sous le coup de cet éloge. Au surplus, des lignes comme celles- ci sont parfaitement baignées de mystère dans leur teneur analytique ':
Rex avait levé les yeux sur son père et le gênait d'un de ces inquiétants regards d'enfants, dont on ne sait jamais s'ils sont vagues et vides, ou s'ils contiennent, avec l'immense mémoire de tout le passé, la prévision de tout l'avenir.
M. Abel Hermant, disions-nous, pose toujours ses idées dans le concret ; plus exactement, il ne les conçoit qu'insérées en des mouvements de sensibilité humaine, liées à des âmes. Ce trait, qu'il a encore transmis à son héros (Philippe le note dans une page émouvante [26]) fait bien de 268 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
l'un et de l'autre des intellectuels de leur nation, de cette nation où tant de véritables philosophes ont produit leur pensée sous les espèces du conte, du roman, du dialogue, où les plus grands critiques s'appellent Bayle et Sainte- Beuve qui n'ont jamais su séparer un système de l'âme particulière qui lavait conçu. C'est évidemment ce caractère d'incidentes, de choses dites à l'occasion d'autres, qui fait que les idées de M. Hermant, malgré leur très fréquente valeur dans leur subtilité, sont assez peu retenues en tant que telles. N'est-elle pas valable comme idée cette remarque, jetée en passant, que « langage impérial ne signifie pas langage de cour, mais militaire et plébéien » ; que « le protocole, qui évolue dans les monarchies, demeure inflexible dans les républiques » ; que « l'absence est une habitude et comme les autres habitudes ne peut se rompre sans qu'à la joie se mêle un peu de déplaisir » et mainte autre, d'une véritable généralité ? Tel est le béotisme de nos contemporains que les idées n'ont leur respect que produites sous forme dogmatique (le succès de M, Bergeret ne me donne que plus raison). C'est une des nombreuses hontes de ce temps que l'auteur de la Discorde et des Grands Bourgeois soit moins considéré comme penseur que tel solennel assembleur de truismes sur la Sagesse et la Destinée eu sur « la chair humaine ».
Rassemblons ces traits : culte de la raison, du mesuré, du concret, absence de toute emphase, de tout dogmatisme, de tout romantisme. Rapprochons-les de ces autres par lesquels l'auteur achève de modeler son héros : surveillance de sa sensibilité, application à la cacher au monde jusque sous les dehors de l'inhumain, pudeur des larmes ; perfection de politesse, de respect des convenances d'autrui ; refus de se croire le centre de l'univers, d'égaler son petit moi aux plus grandes choses ; acceptation de la fatalité, répugnance à s'exagérer la puissance du vouloir humain. Avions- nous tort de dire que la haute saveur de Philippe est d'être un survivant de l'ancienne France, — proprement du dixLE TRIPTYQUE DE M. ABEL HERMANT 269
huitième siècle — égaré aux âges pathétiques ? Comment a-t-on pu, encore une fois, voir en cet élégant un de nos maîtres aussi célèbre par sa pesante autolâtrie et son grave moralisme que par les belles cadences de ses doctes périodes ? S'il me fallait à tout prix identifier cette espèce de Champfort en smoking que m'apparaît Lefebvre, je songerais bien plutôt à un autre de nos coryphées littéraires, vrai gentil- homme de lettres, infiniment voisin de M. Abel Hermant, et j'oserais me souvenir que Phidias, en sculptant sa Minerve, s'était dextrement enchâssé, dit l'histoire, aux plis de la robe de son modèle.
* * *
M. Abel Hermant promène son héros à travers des péripéties qui lui sont une occasion de portraits, d'évocations de milieux, de scènes de toute sorte où non seulement se retrouvent tous les dons bien connus de l'illustre romancier mais où d'autres se révèlent.
Voici le jeune Philippe à Oxford, dans l'orbite du barde Ashley Bell, l'« Adam américain » exilé aux jardins anglais et qui semble bien être à Whitman ce que le Choulette du Lys rouge est à Verlaine. Elle est inoubliable cette vision du grand vieillard, les cheveux au vent, le col nu, dont les bras en s'ouvrant font naturellement le geste de la prière, à la fois puissant et puéril, catéchisant et priapique, toujours inféodé à la nature en ses désirs, en ses clartés profondes, en ses contradictions. Tout autour se groupent les disciples : Rex Tintagel, le délicieux camarade de Philippe et son introducteur dans la communauté, tour à tour questionneur et recueilli ; le jeune lord Swanage, aux cheveux pâles et moirés, qui traite avec le maître de pair à compagnon ; l'Allemand Lembach, qui prend des notes ; le petit Liphook, qui admire de confiance ; enfin, Philippe, chez qui la dévotion, comme il sied à sa race, n'exclut pas l'ironie. Le tout forme un tableau exquis. Tel retour à la tombée du jour, 270 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
avec Bell vaticinant au milieu de ces éphèbes, a sa place toute marquée dans les anthologies.
Philippe s'est marié, est devenu un brillant écrivain, admis de droit dans les milieux les plus choisis. Le voici chez les Goncourt, chez la princesse Mathilde, dans un fameux salon tenu par une ex-biche du second Empire, qui voyage dans la galerie de M. Hermant sous le nom de Mme de Chézery. L'histoire puisera comme chez un Saint-Simon dans ces pages où de grandes vedettes de ce dernier demi-siècle — un Jean Lorrain, un Montesquiou, un Jules Lemaître — sont évoquées en si haut relief [27]. Mais elle y puisera comme chez un Saint-Simon philosophe, qui saurait saisir le sens historique des spectacles dont il est témoin. N'est-ce pas un moment de l'histoire, du moins de l'histoire des mœurs, que l'auteur discerne quand il nous montre en Mme de Chézery une épave du demi-monde de 1865 pouvant enseigner le bon ton aux grandes dames de 1910 ? N'est-ce pas tout popolare de la famille Bonaparte, tout le secret de sa poésie et de sa séduction qu'il projette dans cette scène où la princesse Mathilde, jugeant insuffisante la gratification qu'elle a fait remettre à des Napolitains qui viennent de jouer chez elle et voulant y joindre un remerciement, s'avance toute seule au pied de leur estrade, et, après leur avoir adressé deux ou trois phrases en italien, fait plusieurs courtes révérences, elle, la nièce du grand empereur, devant ces pauvres musiciens, avant de s'en retourner, du même pas lent et majestueux, vers ses hôtes ? Les Monmerqué de l'avenir aimeront de trouver dans Zosia Wieliczka un portrait de Marie Bashkirtseff, en même temps que l'histoire plus générale y apprendra des traits de l'intelLE TRIPTYQUE DE M. ABEL HERMANT 27 1
lectuelle exotique vers 1900, avec sa fatigante intelligence qui ne désarme jamais, son irritante adaptation immédiate à toute chose, sa « connaissance de notre littérature » qui consiste à ignorer maint de nos phénix cependant que tel oisillon de chapelle lui est familier. — Les randonnées de Philippe, en Allemagne, en Grèce, en Pologne, pour rejoin- dre la vagabonde Zosia, sont l'occasion des plus heureuses descriptions, encore que l'auteur, vrai disciple des anciens, nous peigne moins les choses que leur réaction sur les âmes ; j'aime, entre d'autres, cette page où Philippe, dans une petite ville de Posnanie, découvre que l'Allemagne est plus alle- mande, le matin, quand elle fait son marché ; cette autre où il retrouve dans l'architecture du château de Zosia l'âme de la polonaise, si différente de la sienne qu'il « ne pouvait l'admirer que jusqu'à la passion, non jusqu'à la sympathie. »
Retenons cet hommage à la sympathie. Il s'apparente à un trait qu'on n'a pas assez fait ressortir chez notre auteur, encore qu'il soit remarquable chez le peintre terrible et comme diabolique de tant de vilenies et de convulsions : le bonheur de modeler, à l'occasion, une âme noble et sereine, un être d'équilibre et de paix. Ce trait, qui s'aperçoit déjà, par exemple, dans le portrait de Madame Morand-Fargueil du Joyeux garçon, paraît ici dans celui de Madeleine, la femme de Philippe, avec ses yeux gris « qui se reposent à loisir sur les objets et sur les âmes », toute sa personne qui exprime « la compagne dont le cœur est sûr. » L'auteur enveloppe cette exquise créature dans la même caresse où Balzac berce Madame Firmiani et Thackeray Amélie Osborne. Une fois de plus, on se dit que tous les Satans n'aiment qu'Eloa.
Aussi bien M. Hermant — rappelant par là encore son frère en satanisme Thackeray — peint avec un bonheur tout spécial le charme des familles unies, la poésie des foyers purs. Souvenons-nous, dans la Discorde, des vieux Lengellier. La nouvelle œuvre présente en ce sens deux
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vrais joyaux : dans la Journée brève, le tableau des I.efebvre au dîner de l'éditeur Mercadier ; dans le Crépuscule tragique, la scène où, la nuit, dans le cabinet de Philippe, Made- leine et son mari lisent l'un près de l'autre le manuscrit de leur fils. Sans doute le ménage, ici, n'est point pui ; Phi- lippe est infidèle ; mais l'auteur sait, jusque sous cette tache, faire briller la lumière de l'ordre conjugal ; avec quel art, quelle émotion de pinceau! jugez-en :
Dans ce ménage toujours ami, même aux jours les plus som- bres, l'adultère n'avait pas été une plaie secrète, mais il avait été un péché muet... Madeleine savait que c'était elle qui avait la meilleure part, mais elle n'eût point souffert que Philippe lui dît : « C'est toi que j'aime » ; car cette phrase, salie par l'usage que l'on en fait, et qui est cependant, le plus souvent, une vé- rité, il fallait, pour lui laisser toute sa valeur, justement qu'il ne la dît point et que ce fût elle qui la sentît.
Au lien si fort qui les unissait et qui ne s'était pas rompu, s'ajoutait celui d'une reconnaissance délicate. Ces deux êtres à qui la vulgarité était en horreur se savaient gré, infini- ment, de pouvoir grâce à une entente tacite, vivre ce drame sans y rien admettre de trivial, sans faire aucune des scènes à faire. Madeleine n'avait ni revendiqué ni repris sa place : elle l'avait gardée.
Convenez-en : il n'y a que les démons pour trouver de ces débauches de pureté.
- *
Mais voici de grandes pages, et un ton auquel l'auteur ne nous avait pas habitués. Déjà, dans Y Aube ardente, l'an- nonce par Bell de guerres terribles, — plus terribles que toutes celles qu'on a vues, parce que les nations vont main- tenant devenir àts personnes, — avait fait passer sur l'œuvre un grand souflle. (J'avoue que l'épisode du vieux barde, retrouvé mourant par Philippe dans une ambulance en 191 5, me semble un peu forcé.) Voici maintenant la guerre elle-même, le sourd malaise de la France à partir de la
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mi-juillet 19 14, la préparation de l'Allemagne dès cette date, notre angoisse des premiers revers, notre confiance en dépit d'eux ; ces grandes choses nous sont montrées dans de menus faits, dans l'atmosphère d'une répétition générale le 14 juillet 19 14, dans les impressions de Phi- lippe lors d'une dernière traversée de l'Allemagne quel- ques jours plus tard, dans une entrevue furtive de Rex et de ses parents sur un quai d'embarquement à la fin d'août ; mais l'auteur a su, dans la peinture de ces petites scènes, faire sentir toute la grandeur qui les sous-tend, comme un de ses maîtres jadis avait su peindre tout le mouvement d'une grande bataille dans les avatars d'un petit troupier et d'une vivandière le long d'un chemin de traverse. Puis c'est le deuil de la famille française, Rex « porté disparu », la douleur des parents si poignante dans sa dignité, dans son silence, dans sa pure inté- riorité. Enfin, Rex n'étant que prisonnier (avec un bras en moins) et interné en Suisse où Philippe monte le voir, c'est, chez le quinquagénaire, la reconnaissance mêlée de vénération pour le jeune héros sorti de lui. M. Abel Hermant illustre ce sentiment en rappelant dans la mémoire de Philippe un mot qui aurait été réellement prononcé, celui d'un pauvre paysan dont le fils était mort à bord d'un sous-marin coulé et qui aurait dit : « Il me semble que mon fils est devenu mon père. » L'auteur a traité ces mouvements d'âme relatifs à la guerre dans un tel symbolisme qu'on dirait que ce mot est de son invention et que c'est la réalité qui Ta pris à l'artiste.
��Quelles que soient ces beautés, la haute valeur de l'ou- vrage me semble être ailleurs et dans la peinture de choses apparemment plus humbles.
Elle est dans la peinture d'Oxford, du ravissement du jeune Philippe à découvrir la cité élue, le charme de ses prairies, la poésie de ses vieilles pierres, à embrasser la
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jovialité de son idéalisme, sa mystique de la camaraderie, la perfection de son libéralisme ; elle est dans la peinture du souvenir qu'il en garde 'comme d'un baume de pureté versé à la source de sa vie et qui en parfume tout le cours.
Elle est dans la peinture, en ce même Oxford, de la camaraderie de Philippe et du jeune RexTintagel (la scène de la baignade est déjà dans toutes les mémoires) ; dans la caresse, — l'émotion, — avec laquelle l'auteur a noté ces jalousies subtiles et inavouées, ces inquiétudes muettes, ces réconciliations tacites, tout ce réseau de tendresse chaude et discrète dont se compose l'affection de deux jeunes hommes au cœur fier; dans le bonheur avec lequel il a fait, dans VAube ardente, un vrai poème de l'amitié.
Elle est dans la peinture du profond humanisme de Philippe, de l'intimité totale et continue de son esprit et de son cœur avec le génie grec, principalement avec Platon. Plus exactement, elle est dans les combinaisons que, tout le long de l'ouvrage, l'auteur fait de ces trois thèmes : par exemple dans cette scène du voyage de Grèce — la perle de l'œuvre selon nous — où le jeune Rex Lefebvre, dont le seul prénom sonne le rappel du thème d'adoration d'Oxford, recueille en ses petites mains les larmes de la fontaine de Castalie pour les faire boire à son père et communier avec lui dans la vénération de la terre de beauté.
Mais non seulement c'est dans ces peintures qu'est la haute saveur de l'ouvrage, là qu'on trouve ses grandes réussites, — et ce parfum de mystère que nous souhai- tions plus haut, — mais c'est là, très évidemment, qu'est le véritable intérêt de l'auteur, le sujet qui lui tient au cœur. Ce sont ces choses qui, dans l'ensemble qu'il peint, lui paraissent cardinales. C'est à elles que les autres, si grandes qu'elles soient, sont rapportées. Voyez, par exemple, comme les pensées de Philippe devant la guerre montante sont gouvernées par les souvenirs d'Oxford et du voyage de Grèce. Au sur-
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plus, l'auteur sait ce qu'il fait quand il achève son œuvre sur un retour de Philippe à la cité galloise ; l'impression qu'il veut nous laisser, c'est que les drames de la vie de son héros, de la génération qui a vu la guerre, passent pour lui au secorid plan devant les enchantements de Le- febvre à Oxford et ses autres émois de même nature.
Et alors, devant cette étrange échelle de valeurs, devant ce dilettante qui subordonne les plus grands mouvements de l'histoire à des émotions de luxe parce qu'elles lui sont chères, on reste un moment interdit. On reprend, non sans révolte, (comme quand M. de Porto-Riche faisait ]ouev \e Marchand d'estampes au début de 19 18, pendant la défection russe et la terrible menace allemande) le mot du vieux Romain à propos d'un autre voluptueux :
Bella gérant alii ; Protesilaus amat !
Mais bientôt on se ressaisit, on se dégage de cette véné- ration dont s'aveugle toute époque pour les événements qui ont été sa chair et son sang ; et on découvre alors, que c'est le dilettante qui voit juste, que c'est lui qui fait une classification vraiment philosophique des choses, qui su- bordonne l'anecdotique à l'éternel ; que le cataclysme de 1 9 1 4 est un épisode par rapport au « miracle grec » et à l'amitié des creurs virils, et que les jeunes voix de Lysis et de Ménexène répondant à Socrate sous les platanes de rilyssus ont plus de retentissement dans la mémoire des hommes que le fracas des armes de Chéronée. La trilogie de M. Hermant pose, et dans la même lumière de grâce, dans la même abolition de dogmatisme, la même hiérar- chie de valeurs que Thaïs ou que l'œuvre historique de Renan. Elle est bien l'expression — une des dernières peut-être et non la moins précieuse — de la France intel- lectualiste et spéculative, dans son contraste avec la France montante, éprise, nécessairement hélas ! et peut-être pour son salut, des religions de la morale et de l'action.
JULIEN BENDA
�� � POÈMES
��LE FORT
��Le fort souscrit, dans la bauUlasse, à l'écrase-jnoi des chemins qu'insinue, aux mains des ragasses, ]a nue au ventre parchemin.
Passé le fossé, passe V arche ; la porte grince sur ses freins, le sergent hurle une chose., arche, le soldat crotté plie les reins.
Herbe et ciel à la fois démarrent
au vent, à l'eau... Quand numrrons-nous
de l'ennui jà jusqu'aux genoux ?
�� � POEMES
« C'est vrai, dit Savry, qu'on a marre ! » crachant loin de lui, d'un seul coup, le fort, la pluie, la boue, et tout.
��277
��*
- *
��Bon soldat de pose à trois heures, pisse au frais sur les pâquerettes. Tu viendras cueillir la fleurette, à dimanche, quelle y demeure.
Le ciel rosit sous la tonnelle, l'hej-he fleurit sur le pré mou ; premières feuilles pointent belles leur lance tendre en cœur vert-chou.
Copain, j'exhibe mes radis ;
va, fais le mort, l'œil en dessous,
toi qui n'as un maravédis,
tandis que j'allonge, faux riche, pour nos deux cafés-bols, six sons... De nous, c'est encor moi qui triche.
��Brou-Lyon, l^i-j
�� � 278 / LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
��AUTOMNE
��Beauté, bouquet brandi du jour qui va périr, beauté, quand vous retrouverai-je ?
Qu'un lacet déjà cède et vont les fleurs pourrir quand tus les chœurs et le chorêge !
L'oiseau, qui passe au ciel tire à lui son reflet, cher souvenir, de l'eau qui tremble,
comme toi, jour forgé des feux sur ce palais de ma vie. à ma mort ensemble.
Mais l'instant qui se double au vain, trop vain miroir
de notre esprit qui le possède, quand l'arrache déjà le courant fleuve noir,
se retourne et nous crie à l'aide.
Femme, chanson, soleil, feuille auvent, fleurs, mes fruits,
comme vous êtes périssables, et comme le silence est fort après le bruit,
comme h font les grains de sable !
Octobre 1^21.
�� � POEMES 279
��CIVITA VECCHIA
��Les bœufs blancs au bord de la mer, Leurs cornes font de longs accents, Tirent la herse dans le sens Des sillons où dort Démèter.
A l'horizon, la bande mauve Du ciel qui naît sur tout cela, Et les nuages qui se sauvent Mourir sur Civita Vecchia.
Mélancolie, ô double plaine Longue de la terre et des eaux ! Le train soulève des oiseaux.
Ce sont augures, par centaines Silence et paix entiers, sans nul Monument de Stendhal, Consul !
�� � 280 LA NOUVELLE I^EVUE FRANÇAISE
��ROME
��Quatre U:(ards boivent le vif Rayon qui tarde au Colysée ; Heure où Von fer me les musées. Le couchant allonge les ifs.
Les chats coiupisscnl la Trajane, La garde monte au Vatican ; Destins encor, toge ou soutane ? Mais César a fichu son camp.
Le Tibre mord de vieilles pierres, fupiter rend les clefs à Pierre, Un roi s'enferme au Quirinal.
Et sous le cintre d'une arcade, — On danse ferme à l'Ambassade Descend un vieux char triomphal.
�� � POÈMES 281
��NAPLES
��Je te retrouve, Napoli, Soleil Dieu iaiiré cï épliichures , Luisant sur les architectures Des cheveux des sœurs Rondoli !
Barbe vcrie des fiuocchi, Port de pourpre aux bras des mâtures. Blocs de couleur des couvertures Aux balcons mieux que sur les lits.
Je te retrouve encor qui chantes, Matrone aux deux joues éclatantes, Vautrée aux cris de la Chiaia.
Foin de l'art avare et des livres, O toi dont les gorges sont ivres, Can:;one Napolitana !
��CAMILLE SCHUWEK
�� �
LA CONTAGIEUSE MISÈRE
Une des idées probablement les plus vieilles du monde sur le commerce et les échanges est qu’on fait fortune en mettant les autres en misère. La vente a eu la même psychologie que le vol. Pressurer le vaincu, le débiteur, le client jusqu’à ce que rien ne lui reste a permis l’axiome : « Le malheur des uns fait le bonheur des autres. » Ce vieil esprit du vol, de la guerre et de la chasse, qui croit qu’on n’est enrichi que par ses victimes, a déjà été très atténué dans l’emploi et la rétribution des ouvriers. Les épuiser de travail en les payant le moins possible, sans s’occuper du soin de conserver leurs forces, fut une pratique longtemps considérée comme très fructueuse pour l’employeur. La dégradation de la santé des ouvriers par la liberté d’en tirer profit sans restriction parut ensuite un état ruineux pour la nation. L’ère des lois sociales commença. Le même phénomène s’accomplit actuellement entre le commerçant et le client. Enrichir, prolonger l’homme à qui l’on vend paraît plus fructueux que de l’épuiser à misère. Dans une civilisation commerciale, être impitoyable à l’acheteur cause la ruine du fabricant, du vendeur. Le matérialisme historique aboutit à la justification de la pitié. Les conséquences de la guerre 1914-1918 prouvent l’absurdité de vouloir établir la fortune d’une partie du monde sur la ruine de l’autre. La démonstration de la solidarité universelle est faite d’une manière énorme, non par l’intelligence des hommes qui ne se montrent capables que de la subir et l’exprimer à mesure qu’ils la comprennent, mais par une fatalité matérielle plus puissante que les forces spirituelles. On voit enfin que les haines patriotiques ne peuvent subsister que dans la misère. Les nations ne s’étaient jusqu’ici précautionnées que contre la contamination pathologique. Aucune n’avait l’idée de mettre la nation voisine en état de maladie pour se maintenir soi en état de santé, mais chacune croyait se maintenir en fortune en tenant autrui en misère.
L’internationalisme commercial d’avant 1914 pouvait encore affirmer qu’une nation avait intérêt à vaincre l’autre. Il apparaît après les hostilités de 1914-1918 qu’une nation en frappant une autre se frappe elle-même. L’idée de Norman Angell que la guerre appauvrit toutes les nations belligérantes, même le vainqueur levant tribut, est étendue jusqu’à la preuve que la guerre associe toutes les nations pour la réparation des ruines qu’elles se sont causées. Quand même cela serait une iniquité par égard à une nation assaillie, c’est une réalité, non pas amenée par le raisonnement et la justice des hommes, mais imposée à eux comme une intempérie, un cataclysme, une loi physique. Il n’y a pas entre les nations de non-solidarité devant la misère de l’une d’entre elles. Quand la pénurie et l’inanition sévissent en Russie, en Autriche, les effets en courent jusqu’en Angleterre et en Amérique par le chômage des usines dont les produits ne sont plus achetés par les peuples dépourvus. Il faut aider le vaincu, enrichir le client, procurer le crédit à qui doit payer le tribut. La France se rebute à cette solidarité internationale qui n’a pas été pensée par elle. Des révélations s’accomplissent matériellement qui ne sont point encore établies dans l’esprit des peuples mais déjà les contraignent et les dominent. L’idée vient dernière, entraînée par les faits. La France basant son raisonnement sur la justice d’obliger l’Allemagne à réparer les ruines qu’elle a accomplies ; l’Allemagne voulant l’éviter et réserver sa fortune au détriment de la France, ont cependant un intérêt commun sur quoi leurs sentiments ne leur permettent pas de s’entendre. Se cherchant des raisons de guerre par prétextes historiques elles étaient dans l’erreur ; se cherchant des raisons de paiement par preuves de justice, elles sont encore dans l’erreur ; non dans l’erreur spirituelle, mais dans l’erreur matérielle. Il faut qu’elles raisonnent sur la simple idée de profit commun. L’Allemagne doit réparer la ruine de la France qui doit aider l’Allemagne à redevenir riche. Cela ne sauverait pas encore leur fortune si d’autres nations étaient autour d’elles en misère : Russie, Autriche.
Jamais la fatalité de l’association n’a tellement démenti l’idée de lutte. Car il y a une fatalité plus qu’une idée de l’association. Tandis qu’il y a une idée et une pratique de la lutte. Toutes les vieilles habitudes de penser collectivement agissent contre l’intérêt commun des nations accoutumées séculairement à se haïr et y ayant des causes glorifiées. Il faudrait une négation de l’Histoire par raison d’intérêt général. Ce n’est pas une possibilité que les hommes enseignent mais qu’ils réprouvent.
L’humanité n’est pas arrivée par la philosophie et la morale à bien définir la solidarité universelle. Elle la prouve par le négoce. Le commerce impose ce qu’aucune religion n’a pu suffisamment enseigner et pratiquer : la démonstration de l’idiotie de la guerre. La réprobation contre le mercanti est une des vieilles erreurs dues à l’esprit de noblesse et au goût de la fainéantise.
Parmi les nombreuses manières de classer les hommes, il en est une fort importante qui est de distinguer les fabricants des trafiquants. Les fabricants agissent sur la matière, y incorporent la valeur du travail. Les trafiquants la chargent de leur bénéfice ; ils agissent sur les hommes et en tirent profit. Un fabricant isolé dans une île y peut prospérer par la force de son travail sur les choses brutes : le bois, la pierre, la terre. Un trafiquant ne peut rien faire seul. Il faut des hommes autour de lui, des fabricants qui créent les objets dont il trafique, des clients sur qui il réalise son profit. Plus les hommes communiquent entre eux et étendent la civilisation, plus le trafiquant régit le fabricant, plus le vendeur domine le producteur. Une nation sans vendeurs serait ruinée par son travail dont l’accumulation la réduirait à la misère. Le monde est arrivé à souffrir par la force de fabrication dont il a si longtemps manqué.
Ce qui crée la puissance du solitaire dans l’île ruine une collectivité ; car le produit du travail doit être consommé, sinon son prix baisse entraînant le salaire ouvrier, la valeur de l’usine, la fortune nationale. Contre quoi le vendeur est sauveur.
Le commerçant est le grand fraterniste de l’humanité. Il vaut plus que le chrétien pour la pacification du monde. Religieux et vendeurs ont accompli la sottise d’aider l’armée et de croire prospérer par la guerre. Chaque nation a invoqué Dieu et la lutte économique pour écraser le concurrent fabricant et vendeur. Avant que la religion ne revienne à la fraternité des fidèles, le commerce a compris qu’il devait sauver le client. Jésus-Christ qui n’avait aucun sens commercial a commis une des plus grandes erreurs d’économie politique de tous les temps en chassant les marchands du Temple. C’est le commerce qui réclame aujourd’hui la solidarité internationale dont le christianisme a été incapable. L’idée de la solidarité mondiale est vivante surtout chez les peuples marchands : les Américains, les Anglais. La misère épidémique déterminée par la guerre 1914-1918 démontre l’universalisme. Un peuple vendeur, tel que les États-Unis d’Amérique, ne peut plus se désintéresser d’un peuple belliqueux tel que la Pologne ou la Serbie. Il n’y a de politique fructueuse que celle qui fait que les nations reconnaissent entre elles les liens qui pratiquement existent. L’Amérique n’est isolée de rien de ce qui se passe en Europe. On a estimé que l’humanité aurait par cette dernière guerre un tel dégoût du militarisme qu’elle s’en guérirait, mais si elle n’est pas encore délivrée du vieil esprit de pugnacité, elle bénéficie de la création d’un nouvel esprit commercial qui pourrait bien accomplir le salut du monde. Ayant éprouvé la misère épidémique l’humanité avance dans l’idée de solidarité. Rien de si grand ne s’est jamais passé dans la civilisation qui arrive enfin à éprouver fortement l’universalisme. Ce n’est pas une idéologie, mais un réalisme. Les faits déterminent la pensée des hommes. Ils voient les choses comme jamais ils ne les avaient vues malgré qu’ils les accomplissent depuis des milliers d’ans. La science chimiste et mécanicienne augmentant les facilités de meurtre prétendait que les créant aussi énormes, elle abrégerait d’abord la guerre, puis la rendrait impossible. Ainsi le génial inventeur d’explosif devenait un bienfaiteur de l’humanité qu’il dégoûtait du meurtre s’il l’en gavait. Il n’y a point paru mais au contraire que la race humaine ne tirait pas encore de la science homicide, vassale de la haine, une suffisante satisfaction. Peut-on espérer pour tenter encore le salut du monde une foi scientifique, comme il y a eu une foi religieuse ? Le commerce arrive plus vite que la religion et la science à imposer à l’humanité la solidarité.
Le travail est encore fou dans ses lois et sa pensée qui tantôt lui montrent la guerre comme nécessaire pour vendre le produit des usines ; tantôt lui prouvent la folie de tuer, de diminuer par le massacre la clientèle et de consommer sottement les matières par la simple destruction.
La puissance scientifique peut dès maintenant agir pour préparer la prochaine guerre, mais la puissance commerciale est la seule actuellement puissante pour l’éviter. Elle a appris la loi de la contagion de la misère ; jamais l’internationalisme de fait n’a bénéficié d’une telle démonstration. Mais le nationalisme de sentiment n’est qu’atténué. Les peuples arrivent lentement à la certitude que la misère est épidémique comme la peste. Mieux que la maladie elle démontre la solidarité humaine. On parviendra à proclamer après : « Aimez-vous les uns les autres », « Achetez les uns aux autres », qui pourrait bien être un christianisme commercial plus efficace pour la fraternité humaine que l’ancien christianisme religieux.
Mais de quoi seront de nouveau capables les nations quand elles auront refait leur fortune ? De s’en servir pour se remettre en misère ? L’internationalisme économique peut fort bien recréer le nationalisme de sentiment qui attend que les commerçants aient payé assez d’impôts à l’État pour qu’il puisse reconstituer les armées. Dès que l’Allemagne sera enrichie par la fabrication et le négoce, elle voudra une revanche militaire. C’est pourquoi la France est fondée à la maintenir pauvre pour qu’elle ne soit plus assaillante. Comment imposer à l’Europe la solidarité de la fortune après la solidarité de la misère ? La pénurie mène à l’union par humiliation du nationalisme appauvrisseur ; l’abondance mène à la pugnacité par l’orgueil du nationalisme enrichi. L’Angleterre veut que l’Allemagne soit forte pour commercer. La France craint que l’Allemagne ne redevienne puissante pour guerroyer.
Comment développer le commercial sans ressusciter le belliqueux ? La meilleure garantie de paix est-elle dans la continuation de la misère tant que les peuples d’Europe ne sont pas capables de penser au rebours des nationalismes et de toutes les haines historiques pour parvenir à l’union dont aucun ne sera exclu : ni le Français, ni l’Allemand, ni le Russe.
Contre cela quelle nation est la plus éprise de soi, contente de penser pour elle seule ; méfiante devant la création d’un esprit européen et d’une économie humanitaire. Il apparaît au monde entier que c’est la France. Il faut l’en plaindre avant de l’en blâmer. Elle est dernière à comprendre les intentions nouvelles parce qu’elle serait première à subir leur fausseté. Elle veut la paix par tous les anciens moyens de la guerre et s’armer première pour ne pas être première attaquée. Elle ne fait pas confiance. Elle se rétracte sur son droit. Juridiquement elle est raisonnable. Avant tout elle veut son dû. Humainement elle est pitoyable, avarement recroquevillée sur l’esprit ancien, subissant du monde entier l’attaque d’idées nouvelles qu’elle nie simplement sans y répondre par une création d’idées. L’humanité veut une foi. La France n’est capable que de caractère. Obstinée et sommaire, durement certaine de l’invariabilité de son histoire, elle est la nation de Jeanne d’Arc plus que de la Révolution. Toute sa psychologie est de résistance à l’invasion, non de propagation d’une philosophie. Elle a remis sur son écusson : « Dieu et mon droit » et y ajoute pour l’Allemagne : « Paye-moi. »
Elle a une âme de créancier. Et elle est une créancière maladroite, usant son temps et la sensibilité de son opinion publique à réclamer la punition des coupables de guerre allemands, ce qui est d’une réalisation impossible parce que différée. Il faut se souvenir aujourd’hui pour s’indigner. Les peuples ont d’autres soucis que l’indignation. Ils ont la misère. La France pense juste mais mal à propos. Elle est une intelligence à retardement. Parce que ses hommes qui sont tombés sur les champs de bataille ont aboli avec eux une partie énorme de son esprit. C’est pour les morts qu’elle se veut intraitable. Et c’est l’esprit mort avec les morts qui l’aurait maintenue compréhensive, largement humaine. Il ne faut point la haïr pour son inintelligence momentanée. Elle a perdu dans cette guerre sa fortune, sa santé, sa philosophie. Le monde exige d’elle, après un million et demi de morts, une loi nouvelle. On lui demande Mirabeau et le patriotisme humanitaire ; elle n’est capable que de Poincaré et du patriotisme anti-germain. Cela changera, mais dans la mesure où l’Allemagne dira sa volonté de fraternité, sa foi dans l’esprit nouveau, sa résolution de démocratie. Le monde entier qui veut la fin de la contagieuse misère, a un espoir qu’il n’ose pas dire, un espoir attendu depuis des siècles, et sans la réalisation duquel l’Europe sera définitivement débile : l’alliance franco-allemande qui est la première condition des États-Unis d’Europe et de la paix du monde.
LETTRE SUR LES ORATEURS
Notre pays, mon ami, traverse une époque troublée ; on le devinerait, si mille tristesses n’en donnaient preuve à toute heure du jour, on le devinerait, dis-je, à l’épanouissement de l’art oratoire. Les pluies d’automne ont cette vertu de faire, en une nuit, éclore à profusion les champignons sur un sol qui, la veille encore, n’en portait nulle trace. Pareillement les grands phénomènes politiques suscitent, d’un jour à l’autre, le miraculeux talent de la parole : l’Auspasie est malheureuse, l’Auspasie est divisée, l’Auspasie parle ; les tribunes s’érigent à tous les carrefours et, par légions, les orateurs naissent du pavé.
Réunir cent personnes satisfaites et leur faire entendre un long discours, voilà une entreprise téméraire et qui semble vouée à l’échec. En revanche, qu’il est aisé de grouper les foules opprimées, pour leur parler des souffrances qu’elles endurent ! Les peuples heureux, qui n’ont pas d’histoire, n’ont pas davantage d’orateurs. Mais l’éloquence fleurit en enfer, n’en doutez pas.
Les Auspasiens sont grands bavards ; à cet égard, leur réputation date de l’antiquité. La parole est si fort en honneur parmi nous que celui qui s’en trouve défavorisé ne saurait prétendre à aucune influence, eût-il, par ailleurs, les dons les plus rares et les mérites les plus respectables. Ici, l’autorité est affaire de langue et de souffle. Les intérêts du pays sont confiés à des assemblées que l’on nomme parlements, parce que leur unique soin est la parlerie. En fait, le pouvoir est aux mains d’un petit groupe de 290 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
rhéteurs qui ont tous, dans les circonstances graves, fait montre d'un larjmx bien musclé. Il serait surprenant que, sous un tel régime, les qualités que l'on exige d'un ma- gistrat, d'un prêtre ou d'un médecin ne fussent pas, d'abord, des qualités vocales. Elles sont telles, en effet, et ^ qui sait proférer des phrases est tenu quitte d'autres ta- lents. A ce compte, devinez comment vont les choses en Auspasie.
Mon ami, ce n'est pas pour lamenter en vain sur les malheurs de mon pays et le règne des avocats que j'en- treprends de vous distraire aujourd'hui des nobles travaux de l'agriculture. J'ai pris à tâche de vous peindre les mœurs de mes compatriotes, non d'en faire l'inutile sa- tire. Je suis impropre à la critique et si, parfois, je vous parais capable d'humeur, excusez-moi : il y a là plus de larmes que de fiel.
Malgré la défiance que j'éprouve à l'égard des réunions, j'ai été plusieurs fois, cette année, entendre les orateurs. Remarquez-le, bon ami, je choisis mes mots de manière à vous montrer que je n'ai pas choisi mes orateurs. Ceux que j'ai pu observer se ressemblaient curieusement entre eux. Ennemi des généralités téméraires, je juge toutefois que cette espèce manifeste des caractères assez constants. La diversité des individus est prodigieuse, mais la mul- titude n'est pas créature humaine, elle présente, dans ses coutumes, dans ses réactions, une constance presque mi- nérale. Comme il n'y a pas cent façons de traiter la foule, il n'y a que peu de variété dans les méthodes oratoires. En vous entretenant de quelques-uns de ces parleurs, j'ai donc l'impression, en partie justifiée, de vous présenter toute la caste.
Comme les églises, comme les tribunaux, les réunions publiques ont une clientèle. La foule qui les hante se recrute dans une société étroitement circonscrite. Au théâtre, l'assistance offre le plus souvent du mélange, une morne confusion des catégories. Presque toujours, la
�� � réunion publique est pure ; non pas, entendez bien, que ses hommes professent les mêmes opinions et se réclament du même parti, mais en ce sens qu’ils sont tous possédés de la même passion. Ils ne viennent pas là en oisifs et pour combattre le désœuvrement, mais comme à une volupté qui se donnerait toutes les apparences d’un devoir. Ils prennent sur leur repos le temps de ces cérémonies ; ils s’imposent, pour y participer, des privations et des soins ; ils font de longs chemins en dépit des intempéries, désertent leur foyer, découragent l’amour, essuient des vexations, souffrent mille incommodités et, s’il faut donner de l’argent, en donnent.
Ils s’entassent à l’intérieur d’édifices qui n’ont le plus souvent d’autre agrément que leur grande capacité. Le confort amollit les passions : il n’a que faire en ces lieux. Les hommes se pressent sur des bancs grossiers, s’accroupissent sur des gradins ; certains se tiennent debout, les uns contre les autres, serrés comme les épis d’une gerbe. Si la place fait défaut, ils s’accrochent aux boiseries, se hissent jusqu’aux saillies des murailles ; ils s’installent sur les corniches et laissent pendre leurs jambes dans le vide. Plus on est tassé, mieux cela vaut : la buée des haleines se condense sur les murailles et ruisselle ; la chaleur circule activement d’un corps à l’autre et les opinions, dans cette serre moite, deviennent turgescentes, comme un fruit près d’éclater.
Qu’attend donc ce peuple impatient ? Quel spectacle rare et curieux lui promet-on ? Va-t-on, comme au cirque, voir paraître les clowns bigarrés, les animaux féroces et savants, les boxeurs à l’art sauvage, la troupe des danseuses demi-nues, les monstres qui excitent le ricanement et la compassion, les acrobates ingénieux et terribles ? Point. Ce qui va se passer est bien plus enivrant, bien plus angoissant, bien plus délicieux que tout cela : un homme va parler à des hommes.
L’assemblée escompte son plaisir. Ceux qui connaissent 292 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
l'orateur discutent ses mérites, le décrivent, le miment et donnent un avant-2;oût de sa manière. Ils discourent en connaisseurs, appréciant la voix, le geste, le débit. Ils rappellent ses succès précédents, commentent ses- tentatives et ses échecs. Ils évoquent les émotions qu'ils doivent au tribun, les jours où, grâce à lui, ils connurent l'extase, l'assouvissement. Ils en parlent comme les femmes font d'un ténor.
Quoi qu'ils affirment, ils ne viennent pas là pour ap- prendre quelque chose. Depuis longtemps, la conviction est enchaînée dans leur cœur. Si d'aventure elle doit se trouver ébranlée tout à l'heure, ce ne sera pas sous l'effort de la raison, mais à cause d'un geste impérieux, d'un cri opportun. Ce qu'ils savent, ce qu'ils sentent, ils l'ont appris et compris ailleurs. Ils ne veulent pas être instruits, ce soir, mais étreints. Ils ne sont pas ici pour travailler, mais pour jouir. La science ? Il y en a dans les livres et peut- être des bribes dans les journaux ; ce que l'on vient cher- cher ici, c'est cette voix chantante, bondissante, agile, mâle, qui s'introduit en nous comme une caresse un peu bru- tale, qui nous exalte et nous grise, nous disant justement ce que nous voulons nous entendre dire, ce que nous atten- dons, ce que nous connaissons.
C'est alors que paraît l'orateur. Des milliers d'5^eux se fixent sur lui avec avidité. Une bourrasque d'applaudisse- ments l'enveloppe, le fouaille. On attend beaucoup de lui ; on attend tout. Il faut qu'il se dépasse, qu'il nous possède plus totalement que jamais. Que ces premiers bravos lui soient un encouragement, mais aussi un ordre, une me- nace.
Silence ! Silence ! Il va parler ; il parle.
��*
��Vous croyez peut-être, mon ami, que l'orateur est un homme chargé de preuves, un homme qui paraît devant
�� � LETTRE SUR LES ORATEURS 293
le public en brandissant un pesant portefeuille. Détrom- pez-vous. Qui a réglé d'avance son discours, qui sait d'avance ce qu'il dira n'est point orateur. Un fâcheux, un pédant, peut-être. Cet auditoire ne ressemble guère à une classe d'écoliers. Qu'un pédagogue dispense aux moineaux la becquée, belle affaire ! Il n'est pas question de nourri- ture, ici, mais d'enthousiasme, d'amour, de possession. Qui peut prévoir ce qu'il improvisera au déduit ? L'inven- tion du mâle ne saurait compter sans les fantaisies de la femelle. Ici, la femelle est légion.
Le véritable orateur sait parfois ce qu'il voudrait dire, il ne sait jamais ce qu'il dira.
Celui que j'entendis hier et que je voudrais vous pein- dre est un petit homme replet dont la mine n'explique aucunement le prestige. Il a vu le jour dans l'Auspasie méridionale, riche en rhéteurs : cela n'est pas sans assurer à son débit un charme pittoresque, de l'accent, de la cha- leur, de l'emphase.
Les succès oratoires lui valent une grande fortune politique. Il est chargé de tant de soins qu'il serait vrai- ment en peine d'en supporter seul le poids ; il attelle à son char plusieurs tâcherons que nous appelons ici des secré- taires, par désir qu'ils se montrent secrets sur la qualité des services qu'ils rendent à leur maître. En fait, ils s'occu- pent activement à penser pour le grand homme : il n'a pas trop de toutes ses forces pour proférer ses discours. Pareils aux mouches industrieuses qui quêtent le nectar de toute une prairie, les secrétaires de Barbadou usent leurs jours à butiner de par le monde des hommes. Lui, comme le bourdon, mange, parade et fait son bruit.
Il est très recherché : pas de vraie fête sans lui. Il se dépense courageusement. Il va de tribune en tribune. Il n'a plus, pour méditer, que le temps qu'il passe en fiacre. Encore lui faut-il, pendant ses minutes de recueillement, souffrir l'éloge des fâcheux.
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Il soigne sa voix, rhoisit ses boissons, invoque à tout propos ses médecins, gémit sur son goût du tabac et traite sa gorge comme une châsse.
Parlera-t-il aujourd'hui ? Enfreindra-t-il les décrets de la Faculté ? Risquera-t-il sa santé, son organe ? Vrai, s'il ne s'agissait de la cause... Mais il connaît son devoir : il parlera. Il est sensible aux égards, accessible aux prières, respectueux de la nécessité, touché d'une simple poignée de main. Soit ! Soit ! Il parlera. Il saura se sacrifier. Qu'on ne le remercie point.
Barbadou monte à la tribune. Les applaudissements de la multitude crépitent sur son âme comme sur la peau d'une timbale. Il en éprouve une étrange volupté : quelque chose en lui se gonfle, se tend, se dresse.
Le voilà en chaire. D'un coup d'œil turtif, il a mesuré l'espace offert aux évolutions de son corps. D'un autre coup d'œil, celui-ci large, pesant, autoritaire, il embrasse le champ de bataille. Un général qui compte les bataillons dans la plaine ? Non : un matelot qui, de la grande vergue, interroge l'horizon marin.
Une mer, en vérité ! Une mer grondante de passions. Une mer, avec ses bas-fonds, ses brisants, ses abîjnes, ses bonasses et ses fureurs. Il la regarde sans trop d'anxiété : il n'en est pas à sa première traversée.
Les derniers bravos hésitent, puis meurent. Un silence frissonnant s'étale. Barbadou le laisse durer, comme l'homme qui veut irriter l'amour avant que de le satisfaire. Enfin, quand il sent l'attention tendue à l'extrême, il fonce, il pénètre... C'est lent et fort. Un peu sourd, son premier coup de gosier fait songer à un coup de reins.
L'assemblée frémit. Toutes les haleines, retenues pen- dant le grand silence, s'échappent des poitrines avec un petit râle voluptueux.
Barbadou parle debout : c'est un véritable orateur. Il n'}^ a que les professeurs, les magisters, les petits bourgeois de la parole pour confier à une chaise leurs fesses fatiguées.
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Qu'on y prenne garde : l'éloquence n'est pas un métier, mais une passion.
Et Barbadou parle. Il parle avec sa bouche, avec sa barbe, avec ses bras courts et robustes, avec son torse hale- tant, avec ses orteils convulsés dans les brodequins.
Les mots étaient épars dans l'air, comme des milliers de; génies invisibles. Troupeau sans maître, les mots sem- blaient à jamais dispersés dans l'infini. Barbadou a fait un geste de la main et les mots sont venus se ranger dans sa poitrine ; ils sortent en bon ordre par la gorge musclée ; ils obéissent tout à coup, comme des conscrits à l'exercice. Barbadou a l'air d'un dompteur de bruits.
L'assemblée est heureuse. Elle suit la courbe des phrases comme une musique. Vous le savez, mon ami, il n'y a pas trente-six façons de faire de la musique, il y en a deux : on joue fort et on joue doucement. Quand on a enflé les sons, il n'y a plus qu'à les éteindre et, quand on les a suffisamment, assourdis, il reste à les enfler. Barbadou n'ignore pas cette règle. Tantôt il voile l'éclat de sa parole ; ce n'est plus qu'une caresse sournoise, énervante ; alors toutes les bouches s'entr'ouvre'nt et s'emplissent de salive. Tantôt il lâche de généreux rugissements ; aussitôt, dans toute l'assemblée, les mains se ferment, les mâchoires grincent, les sourcils se tordent.
Parfois Barbadou ménage un bref repos, soit qu'il laisse la foule perchée au sommet d'une gamme vertigineuse, soit qu'il la dépose mollement au pied d'une période en pente douce. L'auditoire ne se fait pas prier ; il connaît son devoir : il applaudit. Cest la réplique, c'est sa façon de rendre le baiser, de remercier, d'exciter le mâle.
Alors Barbadou repart en hennissant. Il a posé devant lui une montre qu'il regarde souvent, qu'il ne verra jamais. Le temps n'a point affaire ici. Barbadou ira jusqu'à l'anéantissement. Ça durera ce que ça doit durer.
Il parle. Et que dit-il ? Ah ! mon ami, ne m'en deman- ez pas trop. Vous avez accoutumé de chercher les mots
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dans des livres ; vous entendez que ces mots aient une place, un sens, un destin. Vous êtes plein d'exigence. Vous ne savez rien de l'art oratoire. Restez dans votre solitude et ne troublez pas notre plaisir.
Vous qui, dix nuits de suite, avez gémi sur une ligne de Spinoza sans toucher au terme de votre méditation, vous qui, cicpuis l'adolescence, murmurez, chaque jour, le même vers de Ronsard, vous ne pourriez que troubler notre joie sans la partager. Vous êtes l'homme des amours languissantes. Ici, ce n'est qu'assaut, frénésie, râle, pantel- lement.
Des deux mains, l'homme a saisi, comme un bastin- gage, la balustrade de la tribune. Il l'étreint, l'ébranlé, la frappe. Il rampe d'une extrémité à l'autre. Un fouve en cage. Va-t-il bondir, sauter, plonger dans cet océan humain qui ondule à ses pieds ? Non pas ! Soudain calmé, il lâche prise et recule. Il se tient droit, dans un équilibre qui semble prodigieux. Il tourne sur lui-même, lève les bras, prend à témoin les niurailles, la charpente du faîte, les globes lumineux d'où tombe la clarté. Puis les bras s'abattent, les mains saisissent le bastingage et l'étreignent de nouveau comme pour parer à un coup de roulis. Le bois résiste en grinçant : il est fait à ces rudes caresses. Dix ans d'éloquence l'ont imprégné d'une crasse vénérable.
Et Barbadou parle toujours. Que s'il avait formé des résolutions, elles sont loin. L'éloquence est nourrie d'imprévu ; elle se rit des programmes. L'esprit souffle où il veut et bien parler n'est point parler comme l'on pense. D'ailleurs Barbadou ne pense pas : il parle. C'est périlleuse besogne.
\oici qu'un peu d'inattention se manifeste dans l'audi- toire... Barbadou sent une petite sueur d'angoisse sourdre à ses tempes. Il a fait fausse route, mais rien n'est perdu ; il est encore temps, pour Ihabile nautonier, de rejeter la nef en pleine eau. Cette phrase qui partait au nord, un coup de barre énergique va la tourner de bout en bout et
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la renvoyer vers le bud. Cette affirmation longuement pré- parée va, par une adroite et soudaine combinaison des syl- labes, s'épanouir en négation. C'est le miracle de la parole qu'elle soit à ce point indépendante de l'esprit. Une seule chose, maintenant, importe : le succès. Que Barbadou triomphe et la cause est sauvée, puisque Barbadou est d'abord l'homme de la cause ! Barbadou est aussi l'homme de tous les sacrifices : il saura sacrifier ses idées à son succès puisque de son succès dépend la grandeur de ses idées.
Par de petits gloussements d'aise, l'assistance manifeste son approbation ; la voici regagnée au jeu. Et Barbadou frappe de grands coups : il fait donner les mots magiques, une série de mots acérés comme des banderilles et que l'orateur adroit plante audacieusement dans le cuir de la bète.
Les mots magiques ne sont pas éternels. Leur fortune se décide un jour et dure une saison. Ce sont parfois d'humbles mots que les événements ont tirés de la roture ; parfois ce sont des noms propres chargés de haine, gonflés d'amour ; parfois des mots savants que personne ne com- prend tout à fait mais qu'on reconnaît comme des signes, comme des drapeaux.
L'orateur remplit une grande phrase de mots morts, rien que de l'étoupe, rien que de la bourre ; puis, pour finir, il fait fuser un mot magique et toute la phrase éclate comme une mine.
Chaque fois que paraît un mot magique, l'assemblée s'ébroue, l'assemblée rue. Elle applaudit, elle hurle, elle jouit. Barbadou connaît les endroits sensibles ; il y appuie, il y revient sans pudeur.
Maintenant, la partie est gagnée, il le sent, il le sait ; il peut songer un peu à son propre plaisir. Il va le faire durer, soyez sûr. Chacun son tour. Des mots, du bruit, du bruit ! Et Barbadou parle, parle, jusqu'à ce que, ruisse- lant de sueur, exténué, étourdi, titubant, il descende de la
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tribune en serrant toutes les mains, même celles qu'on ne lui tend pas.
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��L'éloquence est un plat qui se mange chaud. Il paraît, excellent ami, que la postérité fait le plus souvent bon marché des produits de l'art oratoire. De quoi les par- leurs n'ont nul souci, car ils ne travaillent pas à crédit. Comme les comédiens, ils reçoivent comptant leur part de gloire. A quoi bon tirer des traites sur l'avenir ? Plutôt ce feu de joie ! Plutôt ce délire ! Toute l'éternité pour cette seule minute ! Ainsi pensent les aventureux et les impa- tients.
L'auteur des Caractères a fort justement écrit : « Le métier de la parole ressemble en une chose à celui de la guerre : il 3'^ a plus de risque qu'ailleurs, mais la fortune y est plus rapide. » Eh quoi ! consumer le meilleur de ses jours dans une solitude laborieuse pour briguer les suf- frages d'une poignée de rêveurs dont la plupart demeurent à naître ! Fi donc ! Mieux vaut jouer tout notre patrimoine d'un seul coup et sur une seule carte. Mieux vaut jouer.
Il y a toujours dans la parole une part de jeu.
Si le jury qui pourvoit les échafauds recevait par écrit plaidoiries et réquisitoires, il se tromperait moins souvent, moins grièvement. Mais il faut jouer.
Si les assemblées qui font la l'oi et votent la guerre se défiaient de la rhétorique et du bavardage, il y aurait plus de sagesse dans la conduite des nations. Mais il faut jouer.
Si les peuples qui cherchent à tâtons leur bonheur renonçaient à l'ivresse des mots, plus redoutable que celle du vin... Mais il faut jouer, vous dis-je ! Il faut jouer.
Joueur celui qui ne sait où le caprice d'une période le peut conduire et qui ne s'en lance pas moins d'un cœur léger dans l'aventure.
Joueur celui qui confie sa raison, comme une nacelle de papier, aux m^ouvements, aux orages de la multitude.
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Il faut jouer et plus fort est l'enjeu, plus aiguë sera la volupté. Je doute qu'un véritable amateur d'éloquence trouve plaisir au génie d'un maître bavard s'il doit en jouir solitairement. Hypothèse absurde, d'ailleurs, car quel orateur donnera- sa mesure à moins d'un auditoire nom- breux. L'orateur fait l'auditoire, mais l'auditoire le lui rend bien.
On dit que d'illustres tribuns ont recherché et obtenu la faveur de la postérité en faisant métier d'écrivain et en composant mot pour mot leurs plus belles pièces. Voilà qui est proprement tricher. Que diable, il y a des règles à ce jeu.
J'ai connu maints jeunes hommes pourvus d'un larynx vigoureux, d'un léger talent et d'une ambition magnifique. Presque tous ont demandé à la tribune des lauriers que trente ans de labeur opiniâtre ne leur eussent peut-être point procurés.
Leur en ferai-je grief ? A Dieu ne plaise ! Par des che- mins secrets et tortueux la tristesse, je le sens, me ramène à la tolérance.
Allons ! il faut des orateurs, comm.e il paraît qu'il faut un coup de rhum avant l'action violente. Vous le savez, durant la dernière guerre, les mialheureux qu'on envoyait à l'assaut recevait une forte ration d'eau-de-vie, car Jupiter rend fous ceux qu'il veut perdre. Vertu des poisons ! II faut des mots, beaucoup de mots, pour que l'homme renonce à son libre arbitre, à la souveraineté de son juge- ment.
Mon ami, je fais amende honorable et m'interdis doré- navant, notez-le, toute vaine récrimination. Je renonce à imaginer que l'humanité pourrait être autre que nous la voyons. Je m'engage à respecter les obscurs desseins de la nature, à honorer l'orage, l'avalanche, les sauterelles et l'orateur. Toutes choses sont à leur place dans ce monde misérable, même le pathétique désir d'un monde meilleur.
GEORGES DUHAMEL
�� � LA GARDE-MALADE
��Pour Georgette. I
— Alors, demanda la jeune femme avec humeur, il ne veut pas aller à l'hôpital ?
— Je voulons point non plus qu'il y aille, dit la vieille. Le vieux, lui, assis dans son lit sous l'énorme édredon
rouge, se taisait, regardant à peine cette bru dont il reni- flait le parfum avec ennui. Trois oreillers lui calaient le dos, car il était cruellement voûté et ne pouvait plus se cou- cher que sur le flanc. Entre les rideaux bleus à fleurs, on voyait mal son visage jaune, ses traits longs, son grand nez, ses lèvres molles qui tremblaient.
x\u pied du lit, son fils affaissé sur une chaise de paille souff"rait silencieusement. La déchéance de l'ancêtre lui tourmentait' le cœur : à peine s'il reconnaissait cette coura- geuse figure autrefois penchée sur sa jeunesse, ces rides tra- cées à la charrue, cette dureté paysanne où ne disparaissait pas la noblesse humaine... Surtout la vaine querelle de sa femme et de sa belle-mère l'ofi'ensait : il eût voulu les pren- dre, toutes les deux, par les épaules, et les pousser dehors. Seul alors avec son père, il trouverait les phrases néces- saires.
Cependant, faible, il ne disait rien.
Les deux femmes se défiaient du regard et du sourire. Dans leur attitude déjcà et dans leur costume, leurs deux vies combattaient.
�� � La paysanne, empaquetée dans un caraco noir et dans un tablier bleu, se tenait un peu déjetée, ses doigts croisés sur le ventre. Un mouchoir à carreaux, jaune et violet, serrait ses cheveux gris. Et là-dessous, la peau brûlée et couleur de brique se collait sur des os saillant si fort que yeux, la bouche, en étaient tout rétrécis, et que le nez paraissait tranchant entre les sourcils et les lèvres parallèles.
La parisienne portait l’uniforme de la petite bourgeoisie où elle gravitait péniblement : une robe brune ajustée, un corsage où pendait une montre d’or, un chapeau de plumes noires. Ses mains soignées jouaient avec un manchon inutile. Et sous ses cheveux roussis, son visage attentivement pâli, attentivement déridé, surprenait par un agrément convenu qui n’exprimait rien.
Autour d’elles, les meubles suyeux et fatigués, la petite table, le petit poêle, une grosse marmite de fonte accrochée à la crémaillère ; la mé sur laquelle reposait de la vaisselle à laver ; un autre lit ; des claies à fromage au plafond, des ustensiles de cuisine derrière la porte ; et, peigné par les barreaux de la claire-voie fermant à demi la baie, un soleil d’hiver couché tristement sur le carrelage.
Les femmes discutaient, le poêle mangeait son bois avec des grognements joyeux, on entendait parfois la vache mugir. Le père et le fils se considéraient ; puis le vieillard grommela :
— Je voulons mourir ici, mais le plus tôt sera le mieux.
Le fils ne dit rien, la bru protesta.
— Ah, quelle horreur ! comment peut-on penser des choses pareilles quand on a des enfants qui vous aiment !
Elle avait en effet des beaux-frères et des belles-sœurs ; mais se détestant tous, ils ne faisaient jamais leur visite ensemble au père.
— Bien, poursuivait la jeune femme, il restera ici. L’hôpital est plus confortable ; mais quoi, nous respecterons vos caprices ! 302 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Le vieillard soupira, puis, faisant ébouler les oreillers, il se tourna du côté du mur. Sa bru reprit sans s'émou- voir :
— Mais qui est-ce qui prendra soin de lui ? Vous tra- vaillez aux champs, vous allez en journée, qui est-ce qui le lèvera, le lavera, l'arrangera r*
— Nini ! cria la paysanne.
Des sabots trottèrent dehors et une fillette entra. Robuste et hâlée, elle paraissait un peu plus que ses douze ans. Figure ronde, lèvres bien ourlées et gonflées d'un sang sombre, gai petit nez retroussé : le tout éclairé du bon feu de deux yeux noisette. Un tablier à carreaux, serré sur de vieilles cottes, lui donnait une grâce bizarre et tou- chante.
— Quoi ! s'exclama la dame, c'est Eugénie qui s'occu- pera de son grand-père !
— Oh, dit l'enfant d'une voix nette, il peut encore s'ai- der, il n'y a qu'à le conduire, je ferai bien ça !
La grand-mère sourit, le lils sourit aussi ; sa femme bégayait indignée et embarrassée.
— Mais les convenances ! Enfin il y a des choses que les enfants ne peuvent p-as faire !
Elle en dit bien davantage. Eugénie l'écoutait avec sur- prise, et quand par hasard, en se lamentant ainsi, la dame de Paris la regardait, elle détournait les yeux, examinant les souliers fins et décousus de sa tante avec une moquerie sournoise.
��II
��Les visiteurs firent ce trouble et repartirent : c'était tou- jours ainsi.
Au long de l'année, depuis qu'ils avaient quitté le bourg natal, les entants d'Etienne Harry le venaient voir de fête en fête. Au carnaval arrivaient les deux aînés, célibataires, et dont on disait qu'ils faisaient les quatre-cent-dix-neui
�� � LA GARDE-MALADE ^Oj
coups : l'un employé de chemin de (er et l'autre voiturier. Ils traitaient leur père et leur belle-mère avec une cordialité brutale. La plus jeune des filles, mariée à un mécanicien normand, apportait à Pâques des choses de la mer. Son Etiennette, une petite bossue intelligente, méchante, jolie, tourmentait Eugénie jusqu'aux larmes. A la Pentecôte apparaissait l'autre fille, femme d'un épicier dont elle avait été la bonne : elle distribuait des friandises et laissait pour quatre jours deux garçonnets un peu niais. Le premier fils du second lit, un professeur, accourait en septembre, tan- tôt du nord, tantôt du midi, traînant une famille diaboli- que. A Noël enfin, ce Benjamin, qui avait tué sa mère pour naître, et qui végétait dans le plus bas journalisme, muet, triste, humilié par sa pauvreté et par l'élégance men- songère de sa femme.
Ils évitaient de se trouver ensemble : les héritiers de la morte jalousaient par cupidité les héritiers de la vivante ; tandis que les intellectuels, les ouvriers et les commer- çants se méprisaient les uns les autres. Par politesse, par habitude, ils prenaient ainsi des vues de la déchéance de leur père ; puis ils l'oubliaient. D'ailleurs, aucun d'eux n'eût su vraiment l'aider : ils luttaient comme ils pou- vaient contre des patrons, contre des clients, contre des enfants ; et la vie les abîmait un peu plus d'année en année. Le vieux les accueillait en silence : il embrassait ses filles et ses brus, serrait la main de ses fils et de ses gen-* dres, caressait avec des préférences variables les tout-petits. Leur mésintelligence ne l'étonnait pas. Il avait haï sa sœur et ses frères aussi tant qu'ils avaient vécu. Au fond, il était orgueilleux et humilié : orgueilleux d'avoir si loin répandu son sang autour du pauvre village où il était né, d'où il n'était pas sorti ; humilié que, s'acharnant toutes et tous à ces conquêtes extérieures, nul de ses fils, nulle de ses filles n'eût voulu demeurer aver lui pour continuer la race au lieu où elle s'était fiiite.
Le père d'Eugénie, dernier enfluit du second mariage, y
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avait travaillé dans la ferme même, six ou sept ans. Labou- reur, il s'entendait à tout ouvrage et peinait comme un galérien. Une pleurésie le tua à trente ans, sa femme traîna six mois après lui, l'enfant resta seule. Ses grands- parents l'aimaient ; ils refusèrent au curé, qui le leur pro- posa, de la mettre aux mains des religieuses à Orléans, et ils la gardèrent avec eux.
Eux vieillissaient, elle devenait jeune, ils vivaient de concert une difficile et triste vie.
��III
��A l'aube, en hiver, on levait l'homme. C'était la charge de sa femme. Elle le découvrait, le tirait des draps, lui pas- sait son pantalon, l'asseyait sur une chaise auprès du poêle. Le reste regardait Eugénie : elle avait sauté du lit qu'elle occupait dans l'autre chambre, et vite vêtue, elle accourait. Elle chaussait son grand-père avec des précautions tendres : ayant remarqué que le contact de ses mains froides le fai- sait frissonner, elle les mettait tiédir, une minute, au four du petit poêle^ et leur caresse ensuite lui était douce.
Il conservait son gilet pour dormir ; mais sans sa bonne veste de velours, il se trouvait nu. Or sa tête, à cause de la courbure de son dos, n'était guère qu'à quinze ou vingt centimètres de ses genoux ; ses bras pendaient tristement au long de ses mollets : et s'il pouvait les redresser, il ne réussissait presque plus à lever la face. Eugénie harnachait pourtant vite le pauvre homme. Ramenant toute l'étoffe sur le col, elle présentait les deux manches. Le vieillard offrait ses poings : les manches glissaient. Les poings res-- sortis_, il était facile de déplier le vêtement et de serrer un bouton sous la poitrine inclinée.
Après quoi, la petite fille se reculait en souriant, regar- dant son grand-père et l'embrassait.
Un jour, il grogna en lui voyant ce sourire.
�� � LA GARDE-MALADE ' 305
— Tu fais ton apprentissage, Nini ?
Il ne pensait qu'à une seule chose : au jour prochain, qu'il souhaitait à la fois et qui l'épouvantait, au Jour où il serait étendu sous ces douces mains drapant le dernier drap. Mais eût-elle deviné ce dégoût amer de la vie, enfant que cette épreuve étrange mûrissait, elle l'eût caché soigneuse- ment à l'homme humilié, elle n'aurait pas répondu autre- ment qu'elle répondit :
— Oui, pour quand j'aurai un petit gars !
Cette parole instinctive émut le cœur du malheureux ; il attira Nini sur ses genoux, et la baisa au hasard sur les joues, sur les yeux, ce qui ne lui arrivait jamais tant il était habitué à elle.
Tout de même, l'amertume revint bien vite en lui, la source étant inépuisable. Il dit entre ses lèvres molles :
— Pourtant, quelle chose c'est-il que la vie ? J'ons travaillé, j'ons élevé sept gosses, j'ons vu la guerre, et me voilà comme ça !
La petite fille l'écoutait et le comprenait. Elle dit d'un seul sourire ce qu'un homme eût mis longtemps à inventer :
— Puisque t'as encore une petite boelle, c'est-il pas assez !
Elle parlait français aux parisiens et gâtinais à son grand- père. Il ne se plaignit plus ; mais comment jamais se fût-il
��résigné ?
��L'habillage terminé, l'enfant lavait l'homme. Elle mouil- lait une serviette dans l'eau tiède et la lui passait délicate- ment sur le front, sur les joues, la nuque et le cou. Puis elle frottait un peu plus fort les mains et les poignets par- courus de cordes grises et bleues. La grand'mère, se réser- vant la toilette du dimanche, déclarait ces deux opérations bien suffisantes.
Ensuite, tous trois prenaient leur repas. Jusqu'à son épuisement, le vieillard s'était toujours contenté de pain bis et de fromage ; mais depuis qu'il ne pouvait plus
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pétrir, ni enfourner ni défourner, et qu'il s'était dégoûté, au bout d'un mois, d'imposer ce travail éreintant à sa femme, il se résignait au café et au pain blanc. L'enfant lui trempait une soupe dans son bol : il péchait la croûte et la mie spongieuses ; puis, avec lenteur, et serrant les lèvres, il arrivait à manger presque proprement.
La grand'mère souriait, elle baissait les paupières sur un peu d'eau qui ne coulait pas de ses yeux. Ils ne se sen- taient pas seuls. Quelqu'un, une Pensée, une Force, accompagnait continuellement le vieillard. A le regarder, on comprenait bien qu'on voyait un être déjà différent de l'homme.
Puis la vieille femme s'en allait. Elle avait pensé d'abord vendre les champs de son mari ; mais les héritiers des deux lits s'y étant opposés, elle occupait dessus des ouvriers qu'elle surveillait et qu'elle aidait, aussi dure et sèche qu'eux-mêmes. Par les gros temps, elle cousait ou lessivait au bourg. ?.\.
S'il faisait beau, Eugénie installait son grand'père sur le banc qui vacillait soutenu par quatre bâtons auprès de la porte. Elle balayait le carrelage, elles essuyait les meubles.
S'il ventait ou s'il pleuvait, ils demeuraient à se chauffer dans la poussière et la fumée. Ils ne parlaient presque pas. C'était la plus mauvaise heure. Le coucou sonnait quand il le jugeait nécessaire. C'était une occupation que d'obser- ver, le long du mur mal peint, la descente des pois rouil- leux et de leur ombre. La pluie trempait la mousse des tuiles comme une éponge; des gouttes qui tombaient par la cheminée formaient, sous le pot de la crémaillère, de gi^osses boulettes de cendre. Les rafales, derrière la grange, brutalisaient les vieux pommiers. De temps en temps, la vache mugissait ou donnait un coup de pied au mur. Le fumier, la suie, la terre, Therbe enveloppaient la maison dans leurs odeurs comme dans un brouillard successive- ment aigre et fade.
�� � LA GARDE-MALADE 3O7
Parfois, Eugénie atteignait, dans le coin de la fenêtre, quelque journal, — Y Indépendant du Gdtinais, traînant là du dernier dimanche ; un Petit Parisien sans date, toujoun; nouveau, toujours oublié ; — ou quelque livre, — un vieil almanach cubique à couverture rouge, où la liste des foires alternait avec des littératures bêtasses ; un ancien bouquin d'école. Tour de France ou Pages choisies des Clas- siques ; l'un des deux prix qu'elle avait obtenus autrefois, où il était question, en langage sibyllin, de la grande Révo- lution et de la Télégraphie sans fil ; — et elle lisait tout haut, tristement.
Elle ne s'intéressait pas au journal, il ne s'intéressait pas au livre. Pourtant ils subissaient tous deux la kcture, comme si, à cause de ce bruit, ils avaient espéré ne plus entendre la troisième pensée travailler dans le silence.
Midi arrivait. Tantôt la grand'mère revenait pour le déjeuner; tantôt elle chargeait la petite fille de ce soin facile. Eugénie préparait deux œufs, choisissait un fro- mage, des noix, tirait un peu de piquette violette. Au début, l'homme s'irritait souvent.
— Nom de Guieu ! Encore manger 1 Et ça me sert-il à autre chose qu'à chier ?
Il regardait ses poignets tordus, ses mains tendineuses, dont les os crevaient le parchemin ocreux et fripé. Élevant sa tête de côté avec un effort de bœuf sous le joug, il écou- tait l'enfant, à l'imitation de sa femme, lui reprocher ses gros mots.
— Qu'est-ce qu'il faut dire, alors ? demandait-il.
— Il ne faut rien dire, répondait-elle.
Il mâchait bien de ses dents indéracinables, et, salivant un peu des coins de la bouche, il avalait avec honte.
— Ah, gronda-t-il un jour, si je m'étions seulement pendu dans le guernier! A quoi que je sons bon, à pré- sent ? Dis, Nini, t'aimerais pas mieux que je sois mort !
Elle détourna la tête, elle répliqua d'une voix toute faible :
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■ — Et moi, à quoi que je servirais ?
Question qui le fit rire de son obscur rire mou, puis qui le fit taire.
Il ruminait ensuite, vaguement ensommeillé, pendant une heure morose. Ensuite, un signe à la petite fille : elle se levait du banc où elle frottait sans bruit les assiettes et, prenant son grand'père par la main, elle l'em- menait.
Il fallait passer le chemin ferré, contourner le fumier qui s'amoncelait entre quatre ruisseaux de purin, gagner au coin de la grange une cahute de planches où l'on avait creusé un trou rond à même la terre.
L'enfant aidait le vieillard comme une nourrice son nourrisson. Elle lui tirait son vêtement, il patientait sur ses jambes roides. Parfois, s'il se tenait mal et risquait de tomber ou de se salir^, Eugénie disait avec tendresse :
— Plus à droite, grand'père... avance un peu !
11 obéissait. La nécessité les conduisait, la pitié veillait sur eux, ils ne se trouvaient pas abandonnés. — L'enfant le rajustait, ils revenaient à la maison.
Selon le temps, ils rentraient dans la chambre sombre et tuaient les heures une à une comme le matin ; ou bien ils restaient dehors, sur le banc, à contempler au loin la terre.
Le chemin de la Rivière, blanc et miroitant, partageait la vue. A gauche et à droite, jusqu'aux haies, aux poteaux et aux rails de la voie ferrée^ le paysage se composait simple et bariolé avec des pièces vertes ou brunes. D'un côté, les bâtiments rouges de la gare, de l'autre un hameau qui dormait dans un fond entre des arbres le limitaient. Quel- ques noyers, un chêne, des poiriers se tenaient tout noirs dans les champs. Au long du chemin, régulièrement espa- cés, des tas de cailloux ressemblaient pour Eugénie à des maisonnettes et pour son grand'père à des tombes. Il n'y avait pas d'autre mouvement en tout cela que l'éloigncment du soleil vers la droite et le rapprochement inverse des ombres.
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Au delà du passage à niveaa, la terre montait douce- ment, avec la souplesse vivante des plaines, jusqu'à toucher le ciel à la hauteur des )œux. La différence des cultures y traçait des lignes fermes comme celles d'un monument. Un petit cortège- d'arbres, çâ et là, s'ordonnait sur une crête. Et tout au loin, deux faibles plateaux mauves, inter- rompus par de beaux peupliers droits qui suivaient la rivière, comme une ceinture avec sa boucle changeante, serraient la taille du monde.
Cette vue enchantait Eugénie. Elle la goûtait, elle la respirait, elle s'y promenait seule en songe, libre pour le travail ou pour le jeu. Elle en revenait plus douce pour le vieillard qui n'en foulerait plus jamais le sol gras et dru, ni l'herbe et le blé.
Lui n'y voyait que bien peu avec ses yeux presque éteints : mais aux bruits et aux odeurs, il reconnaissait la vie éternelle. Des paysans traînaient sur. la route une char- rue, une herse ou un rouleau : chaque caillou, chaque pointe de fer, chaque fibre de bois parlaient alors. Il répon- dait des choses que la petite fille n'entendait pas, et où il n'y avait ni admiration, ni regret, ni plaisir, mais seule- ment l'idée du labeur et du profit. Les passants continuaient le dialogue.
— Tu te reposains donc, père Quenne, vieux feignant !
— C'est bien mon tour, disait-il.
Puis il était question des blés, des betteraves, des avoines, des machines, du député et du curé. Quelques événements de Paris, parfois, faisaient qu'on s'occupait des inventions nouvelles et de la guerre. Là-dessus, le vieillard avait son expérience et ses méthodes : il les communiquait, on les écoutait, il servait donc encore ; un peu de sang lui revenait dans les tempes et dans les joues.
Il respirait les heures, les saisons et le vent. Quand il sentait la fumée de la gare, il disait :
— Il va faire chaud.
Et lorsque le fleur fort de la sapinière à droite lui
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arrivait par dessus les herbages et les emblavures, il annon- çait :
— Mais demain, il va pieuvre.
Eugénie lui réclamait des explications : il les donnait d'une voix sourde où revivait un peu de joie. Elle contes- tait sur la foi d'un vague souvenir d'école, il se moquait d'elle. Se reportant à l'almanach, ils n'y comprenaient plus rien ni l'un ni l'autre.
L'hiver finissait. La neige fondait en une nuit au creux des sillons. La terre paraissait molle et lavée, reteinte. Les vents de Mars soufilaient, dispersant un parfum d'herbes. Les arbres des champs commençaient à reverdir et à refleu- rir. Les oiseaux reparlaient. Le jeune blé levait avec un frisson chaque matin plus ample. Et puis sonnaient les cloches de Pâques.
Les jours s'élargissaient sur le ciel. Le soleil d'abord rou- lait sur la cime même des peupliers de la rivière, puis un peu au-dessus : et s'étant couché en avril à peine au delà du passage à niveau, en mai il s'en allait jusque dans les bois. Les foins, l'avoine, le froment mûrissaient au signe des ressorts vigoureux du monde.
Le soir tombant, la grand'mère rentrait, soignait sa vache, faisait chauffer du lait pour le vieillard. Elleetl'enfant le mettaient ensuite au ht : il restait assis contre ses oreil- lers, ou plié à travers comme un dur chevron d'os, atten- dant.
Parfois, quelque visite, à cette heure-là, venait avec son aumône : une bonne femme du bourg, qui voulait un peu veiller et qui bavardait bas avec la grand'mère ou très haut avec le grand'père ; une petite fille de l'école, qui apportait un cahier ou une leçon à Eugé- nie, laquelle n'étudiait plus guère, au vif regret de l'institutrice. On permettait aux deux enfants de jouer dehors, mais elles ne jouaient pas, causant avec un sérieux bizarre de la classe, de la vieillesse, des champs, du temps. ^
�� � LA GARDE-MALADE 3 II
— Qu'est-ce que je ferions sans cette boelle ! soupirait la grand'mère.
— Pour sûr qu'a vous aïdaint ben ! disait la voisine. Elles chuchotaient. La lampe fumait. Entre les rideaux
bleus, le mur recevait la silhouette du vieillard et des oreillers comme des montagnes d'ombre.
Les jours s'épuisaient ainsi. Les dimanches approvision- naient la semaine.
Avant la messe, la grand'mère s'appliquait à changer son pauvre homme. Dès que le barbier l'avait rasé, elle lui récurait l'os, non sans rudesse. Puis, le dépouillant avec ses doigts crochus comme avec des ongles, elle lui passait en deux coups la chemise et le caleçon qu'Eugénie faisait tiédir. Elle se tenait très sage auprès du poêle : les jambes et les bras de toile pendaient à ses mains des deux côtés du tuyau noir. Le grand-père, appuyant sa vie à la douceur sérieuse de sa petite-fille, oubliait un m.oment l'incurable tristesse où il agonisait.
Ensuite et alternativement, tantôt la vieille femme, tan- tôt l'enfant se rendaient à la messe. Non qu'elles crussent à rien : l'une avait jugé le dogme faux parce qu'elle ne voyait jamais l'instituteur à l'église, l'autre était si pure que l'odeur de l'encens lui déplaisait et l'ombre étoilée en jaune. Elles allaient aux nouvelles : avant, après le service, on parlait des morts, des mariages, des naissances, des baptêmes, des premières communions, et, sous couleur de religion, toujours de vie. Le père se plaignait du soleil, le fils partait au régiment, la fille n'écrivait plus de Paris, la mère relevait de maladie. Mots qui revenaient à la maison comme des visiteurs : on les répétait, on les commentait, l'impotent reprenait en eux un peu de passion et de quoi penser encore.
Pour ravitailler les dimanches, il n'y avait que les Pari- siens. La grand'mère les appelait tous ainsi, qu'ils vinssent de Paris, de la mer ou de la Bourgogne. Ils apportaient leurs soucis, leur égoïsme, leurs préjugés ; ils laissaient
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leurs enfants une semaine, une demi-semaine ; mais leur souvenir s'enrichissait après leur départ. Eugénie organi- sait leur légende moqueuse. Un cousin confondait la herse avec la charrue ; une cousine voulait accompagner le vieil- lard partout, et la garde-malade la renvoyait par des farces admirablement combinées ; une tante parlait d'hôpital, de secours, de conseil de famille, de pudeur, et n'v pensait jamais deux fois.
Tout cela, dans la mémoire et l'imagination attentives de la petite fille, faisait une agitation aussitôt commu- niquée au grand-père. Ainsi ces abandonnés plongeaient encore un peu, juste assez pour ne pas mourir, dans l'eau sociale.
��IV
��Le vieillard prit un mauvais rhume, ne se leva plus et, le troisième jour, entra en agonie.
C'était juillet : la moisson dévastait les fermes et préci- pitait jusqu'au délire la vie. Au moment où débuta le râle, Eugénie se trouvait seule et savait qu'elle serait seule tout le soir. Cette idée l'afiola d'abord : elle courut à la porte, bouscula la claire-voie et, se hâtant sur le chemin, cria :
— Au secours !
Le chemin, les champs de regain, d'éteules et de meu- les s'étendaient vides jusqu'aux peupliers ; les machines travaillaient derrière les bois, hors de la vue.
L'enfant buta contre une pierre, faillit tomber, se mit à pleurer. Le râle du grand-père la rappela dans la maison.
Elle resta debout auprès du lit, ne sachant que taire. Le mourant, étendu de son long sur le dos, pilait sous lui les oreillers : il semblait un peu moins courbé. Ses yeux écur- quillés ne voyaient rien. La pomme d'Adam montait et descendait dans son cou. Et de ses lèvres mi-ouvertes sor-
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tait, mesuré par son haleine, un bruit caverneux dont le retentissement remplissait la chambre.
Sa main gauche, à la hauteur de son genou, grattait les draps. Sa main droite pendait. L'enfant 1^ saisit, elle était molle et chaude.- Ce contact la rassura, elle retrouva la force de crier :
— Grand-père !
Il ne s'interrompit pas, trop occupé à mourir. L'enfant recommença à pleurer.
— Grand-père ! oh, grand-père !
Elle regarda dans l'effroi ce visage qui pâlissait sous le hâle. Quelques mouvements lents et doux traçaient des rides aux deux côtés du nez et au bord des oreilles. Dans l'effort désespéré du souffle, le cou se gonflait et se creu- sait, le menton s'élevait et s'abaissait, la tête alourdie des- cendait plus livide au milieu de l'oreiller jaune.
Ce travail m^ystérieux, consentement et résistance, inté- ressa Eugénie. Appuyée à la forte main, elle se tint pleine de curiosité et d'horreur.
Quelques instants, le râle s'arrêta ; une respiration égale, courte et douce, vibra, chuchotant l'espérance ; puis il reprit en sourdine, écartant à peine les lèvres violescentes.
— Grand-père ! soupirait l'enfant, grand-père !
Elle sentit qu'il allait mourir. Un remerciement, un conseil ne sortiraient-ils pas de cette bouche tordue ?
— Oh, parle-moi !
Et gémissant ainsi, elle serrait aussi fort qu'elle le pou- vait dans ses deux mains la grande lourde main molle. Mais il ne répondait pas. Son soupir à deux temps allait à peine plus haut que celui d'un homme qui dort...
Les tressaillements de son visage se ralentissaient. Ses doigts sur les draps ne bougeaient plus.
Eugénie s'accota au bois du lit : élevée au-dessus de son âge et de tout âge, elle se soumit à la Loi.
Soudain, le corps du grand-père glissa, ses genoux se plièrent et saillirent, il se tint en plusieurs angles sous la
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couverture. Eperdue, Eugénie ôta un oreiller de sous ses épaules, et réunissant toutes ses forces, les ramena sur le traversin. Il lui sembla encore que le moribond se redres- sait.
Ses traits n'exprimaient plus ni souffrance ni connais- sance. Ses paupières fermaient à demi ses yeux : un rayon jaune passait entre les cils et rasait les joues pâles. Tout le visage était devenu immobile, sauf les lèvres, dont l'écarte- ment régulier accompagnait le battement du cou. Et le râle ne rendait plus qu'un très petit bruit de bise.
Il s'arrêta sans que l'enfant s'y fût attendue. Cela fit un étrange silence, comme si tout à coup le monde lui-même s'était arrêté. Elle interrogea les objets et les meubles autour d'elle.
Puis le coucou du mur sonna quatre heures : et quand le même silence se fut refait, énorme et creux, autour de la dernière vibration, Eugénie comprit.
Pourtant, la main qu'elle tenait n'était pas froide. Elle la lâcha tout à coup et, obéissant à un souvenir obscur, s'en alla sur la pointe du pied décrocher le petit miroir rond de la cheminée. Elle monta sur une chaise et, présentant la glace aux lèvres du vieillard, n'y recueillit aucune buée.
Elle ne dit rien, elle ne pensa rien : elle se mit à l'ou-
��vrage.
��Elle ôta les oreillers, n'en laissant qu'un : le mort s'y appuya, droit comme dans sa jeunesse. D'abord, l'enfant en avait peur ainsi que d'un mannequin de marbre. Mais il était tiède et léger, ses membres restaient souples comme ceux d'un petit garçon, elle se rassura. Avec précaution, elle déploya le drap bien proprement sur lui. Elle se rap- pela qu'il fallait fermer les yeux, on le lui avait dit à l'église ; elle s'y reprit à deux ou trois fois, les paupières glissant déjà sur l'iris jaune : elle y réussit enfin, et voyant dès lors, dans sa dignité terrible et sa paix, cette face immo- bile, elle en baisa la joue et pleura.
Elle n'avait plus peur, elle avait du chagrin. Elle pensa à
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fuir pour l'oublier, à partir pour ramener sa grand'mère de la moissonneuse. Mais c'était très loin, et d'ailleurs pou- vait-elle abandonner ainsi le pauvre mort ? Elle se chercha encore du travail.
Elle fit chauffer un peu d'eau, et très doucement, avec une petite éponge, essaya de laver les joues terreuses. Mais elles se refroidissaieni. Effrayée, Eugénie jeta sa cuvette, rangea ses linges et se mit, sans faire aucun bruit, à balayer la maison et à épousseter les meubles.
Cela fini, le soleil avait baissé et le rectangle de la porte était jaune. Elle prit une bougie qu'elle alluma, versa quel- que eau bénite dans une assiette sur la table du chevet, y mit tremper deux brins de buis qui pendaient au mur, sous un vieux numéro bariolé de tirage au sort. Enfin elle se nettoya longuement les mains, brossa sa robe, se peigna : et quand elle vit qu'aucun ouvrage ne restait et que la grand'mère ne rentrait pas, elle s'assit au pied du lit, sur la chaise de paille, et regardant le mort, frissonna.
Elle savait une ou deux prières. Elle les dit tout bas devant elle. Puis leur latin lui déplut. Elle prononça alors ce qu'elle pensait :
— A présent, il va se reposer ; et, moi, je retournerai un peu à l'école avant de travailler.
Elle se troubla, souffrit, se résigna. Elle se rappela comme on se rappelle un voyage, par une impression générale de lassitude, de plaisir, de regrets et mille détails touchants, l'année passée ainsi à soigner son grand-père ; elle soup- çonna obscurément ce qu'elle avait gagné et perdu dans ce long espace de vie, et tout ce qu'elle n'oublierait plus. Joi- gnant les mains, elle en remercia le mort sévère qui rêvait sur l'oreiller, les yeux clos, la bouche mal fermée entre les lèvres livides, le nez pincé déjà sous une pression très froide...
Elle finit par s'endormir : et c'est ainsi que la grand'-mère les trouva tous les deux, le mort veillant sur la vivante, à l'heure où elle revint harassée à ce labeur nouveau.
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��V
��Après l'enterrement, selon Tusage, et quoique les enfants du mort, soucieux delà succession, ne dussent pas repartir tout de suite, on fit un festin.
La grand'mère servait, avec une vieille femme du village qu'on employait, à cause de son adresse et de sa piété, à ensevelir les morts. Eugénie avait disparu parmi ses cousins et ses cousines. La table était longue, allant de la cheminée à la porte de la seconde chambre : et tous ces gens du Nord, du Midi, de Paris, ramenés par le deuil seul à leur source, se regardaient et regardaient leurs assiettes en cau- sant de leurs intérêts et parfois de leur père.
Presque tous se montraient hostiles à la veuve. Ses pro- pres enfants la défendaient tout juste. Les uns, arguant de la présence d'une mineure, voulaient qu'on vendît aussitôt la ferme et les champs ; les autres, énumérant les qualités de leur mère, qu'on lui laissât l'usufruit.
Un compliment plus maladroit que les autres fit se dres- ser le corsage noir de la Benjamine.
— Parlons-en ! siffla-t-elle. On ne nous a même pas prévenus que le père était malade !
Il y eut une rumeur, approbations et protestations mé- langées.
— Personne n'était là, poursuivait-elle et le pauvre homme est mort tout seul comme un chien !
— Il y avait moi, dit Eugénie, de sa voix nette.
— Ce n'était pas ta place ! s'écria la jeune femme. Ce n'est pas la place des enfants.
La rumeur s'enfla ; les uns parlaient de l'hospice et des convenances ; les autres de cruauté, de dignité ; la majorité devenait impitoyable.
— Bah, chuchota l'ensevelisseuse, les morts sont moins
�� � LA GARDE-MALADE ' 31?
à craindre que les vivants. On n'a qu'à dire deux Pater et deux Ave, et ça ne vous fait plus rien du tout.
Il y avait des anticléricaux dans la famille, ils murmu- rèrent.
— Moi, dit Eugénie, je n'ai pas eu peur, j'ai dormi, j'avais besoin de me reposer comme lui.
Les Parisiens s'indignèrent. L'enfant les regarda lente- ment un à un et les jugea. Puis elle sourit à sa grand'mère avec sécurité. Instruite par la pitié, par la maladie, par la nudité, par la mort, elle se sentit prête à la vie.
ALBERT THIERRY
�� � FEUILLETS
I
On a dit que je cours après ma jeunesse. Il est vrai. Et pas seulement après la mienne. Plus encore que la beauté, la jeunesse m'attire, et d'un irrésistible attrait. Je crois que la vérité est en elle ; je crois qu'elle a toujours raison contre nous. Je crois que loin de chercher à l'instruire, c'est d'elle que nous, les aînés, devons chercher instruction. Et je sais bien que la jeunesse est capable d'erreurs ; je sais que notre rôle à nous est de les prévenir de notre mieux. Mais je crois que souvent, en voulant préserver la jeunesse, on l'empêche. Je crois que chaque génération nouvelle arrive chargée d'un message et qu'elle le doit délivrer ; notre rôle est d'aider cette délivrance. Je crois que ce que l'on appelle « expérience », n'est souvent que de la fatigue inavouée, de la résignation, du déboire. Je crois vraie, tragiquement vraie, cette phrase d'Alfred de Vigny, souvent citée, qui paraît simple seulement lors- qu'on la cite sans la comprendre : « Une belle vie, c'est une pensée de la jeunesse réalisée dans l'âge mur. » Peu m'importe du reste que Vigny lui-même n'y ait peut-être point vu toute la signification que j'y mets ; cette phrase, je la fais mienne.
Il est bien peu de mes contemporains qui soient restés fidèles à leur jeunesse. Ils ont presque tous transigé. C'est ce qu'ils appellent « se laisser instruire par la vie». La vérité qui était en eux, ils l'ont reniée. Les vérités d'emFEUILLETS ' 319
prunt sont celles à quoi l'on se cramponne le plus forte- ment, et d'autant plus qu'elles demeurent étrangères à notre être intime. Il faut beaucoup plus de précaution pour délivrer son propre message, beaucoup plus de pru- dence — que pour donner son adhésion et ajouter sa voix à un parti déjà constitué.
II
J'ai tant aimé Flaubert!... Tout ce qu'on écrit contre lui me meurtrit ; mais combien plus encore ce que je me retiens d'écrire moi-même. Sa Correspondance a durant plus de cinq ans, à mon chevet, remplacé la Bible. C'était mon réservoir d'énergie. Elle proposait à ma ferveur une forme de sainteté nouvelle. Je pense que les élèves de Gustave Moreau ont eu pour leur maître une semblable vénération. Mais Gustave Moreau n'est pas plus un grand peintre que Flaubert, hélas ! n'est un grand écrivain. Celui-ci le sent bien : il n'écrit pas si bien qu'il s'efforce de bien écrire. Les vrais maîtres, Montaigne, Pascal, Saint-Simon, Bossuet, ne se donnaient pas tant de mal. Lorsque je relis Flau- bert aujourd'hui, sans plus autant de révérence, ce n'est jamais sans peine, sans chagrin. Je vois partout conten- tion, gaucherie. Chaque phrase ne sort d'embarras que par une extrême simplification de la syntaxe ; elle mor- celle et juxtapose. Elle n'obient non plus la fusion que l'analyse ; les éléments en restent à l'état brut. Mais avec plus de don réel et qui nécessiterait moins de peine, avec plus d'assurance, nous verrions sa dévotion faiblir, et, partant, notre admiration.
III
J'ai été voir Matisse à Nice. Ah ! quel homme charmant ! Il m'a fait entrer dans une chambre assez petite, oblon- gue, étroite comme un large couloir. C'est dans cette
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chambre qu'il vit, qu'il travaille ; les murs sont tapissés de ses dernières toiles qu'il ne parvient pas à voir avec assez de recul, même dans le reflet de l'armoire à glace. Il peint aussi longtemps que le jour dure, puis, à la lumière de la lampe, il dessine. Il n'est pas de ceux qui pensent qu'ils travaillent dès qu'ils ont en main plume ou pinceau ; il cherche sans cesse, il s'eflbrce ; les plus exquises de ses toiles sont celles dont il est le moins satisfait, car il dédaigne les eftets qu'il obtient désor- mais à coup sûr. Il reporte votre attention vers d'autres toiles, moins accomplies, mais où se lit une recherche que ses admirateurs de la première heure, et vous savez s'il en a, n'attendaient certes pas de lui, qui peut-être va leur déplaire et qu'ils ne comprendront pas. Il parle de pré- cision, de réalisme ; il aspire à pouvoir dessiner propre- ment une main, « des doigts qui n'aient pas l'air de bouts de cigare », à mettre un œil en place, c'est-à-dire au- dessus du nez et de côté suffisamment pour laisser place au second œil. Il dit : « Ce n'est pas tout de bien dessiner une main ; encore faut-il qu'elle fasse partie de l'ensem- ble ». Car c'est de l'ensemble qu'il est parti : mais c'est là qu'il faut revenir. Et d'une part, dans ses dessins, il soigne à présent des détails qui s'efforcent vers un ensem- ble, d'autre part dans sa peinture il s'efforce vers des détails qui ne contreviennent pas à l'émotion de l'en- semble. Bref, à cinquante ans, le voici qui redécouvre ces élémentaires vérités que l'école enseignait aux élèves ; le voici qui vers la fin de sa vie va rejoindre le point de départ des grands maîtres : de Mantegna, de Michel Ange, dont ensuite nous feuilletâmes des reproductions. « Voyez ! me criait-il, comme c'est dessiné, cette main ! » Car on en revenait toujours aux mains, comme au morceau de choix le plus difficile. Et il me redisait le mot atroce de Forain : « A présent que les Allemands n'achètent plus notre peinture, nos jeunes vont devoir apprendre à faire les mains. »
�� � FEUILLETS - 321
Et je pensais que sans doute il importait de désap- prendre d'abord tout ce qui ne devenait plus qu'un acquis banal, et que l'on ne savait vraiment bien que ce qu'une exigence personnelle vous avait fait apprendre avec peine. Mais lorsque j'entendais Matisse protester que rien ne l'irritait plus aujourd'hui que d'entendre admirer telle ou telle de ses toiles, oubliant que chacune, à ses yeux, n'était qu'un acheminement vers autre chose, et s'écrier : « Ce qui m'importe, ce n'est jamais ce que j'ai fait, c'est ce que je veux faire. Je voudrais n'être jugé que sur l'en- semble de mon œuvre, la courbe générale de ma ligne, de mon évolution » — si je ne pouvais lui refuser l'assentiment de ma sympathie, je pensais pourtant qu'il demandait l'impossible ; qu'un peintre ne peut être jugé que sur des œuvres, et dispersées ; qu'il commet rare imprudence en renonçant à faire un tableau.
ANDRÉ GIDE
��21
�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE
��LE ROMAN DU PLAISIR
On a médité souvent et tristement sur la mort des livres. Le passé nous y invite, et nous modelons l'avenir à son image. Le naufrage de tant d'oeuvres grecques et latines nous paraît annon- cer un destin pareil à nos littératures modernes ; l'usure du papier, les révolutions futures, le dégoût possible de la lecture et de l'écriture, nous sont représentés, par nos bibliothécaires, bibliophiles, bibliomanes, bibliophagesoubibliophobes, comme des périls vraisemblables. Habcnt sua fata lihclli. Et pourtant, s'ils sont sujets aux coups des divinités mauvaises, il me sem- ble que, tout compte fait, le génie immanent de la terre attache à leur conservation une valeur précieuse, étend sur eux une aile presque miraculeuse. Nous avons gardé, après tout, la plus grande partie des chefs-d'œuvre admirés des anciens, et, quand on songe aux chances de destruction, on imagine qu'il a fallu vraiment qu'ils fussent conduits jusqu'à nous, comme le jeune Tobie, par la main d'un ange. L'ange gardien des livres (certains penseront peut-être que c'est un diable) n'a pas fini de veiller sur eux et il leur fera peut-être traverser despasplus dangereux. Le jour oià l'espèce humaine aurait terminé sa mission et transmis à d'autres êtres la charge de figurer l'avant-garde à la pointe de la vie ter- restre en marche, il est probable que cesêtres trouveraient moyen de recueillir l'héritage de nos livres, et qu'ils rêveraient, sur ces livres, à l'humanité, comme nous imaginons la vie d'Athènes et de Rome entre les feuillets de Platon ou d'Horace.
Ils trouveraient dès lors dans nos livres, et bien mieux encore que nous, ce que nous y trouvons nous-mêmes : une grande fa- brique d'illusion. Les livres à vrai dire ne nous trompent jamais complètement sur nous, parce qu'en même temps que nous les lisons nous nous sentons vivre, et que nous savons corriger con-
�� � REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 323
tinuellemenî l'écart entre l'homme qu'on voit dans les livres et l'homme réel. Mais ils nous trompent abondamment sur la nature, et s'ils nous aident à l'utiliser pour notre action, ils nous empêchent de l'éprouver dans son être. Nous devons, pour pas- ser ce Styx, les dépouiller avec nos autres vêtements sociaux. Dès lors nos livres tromperont nos successeurs sur l'humanité bien plus encore qu'ils ne nous trompent sur la nature ; ceux-ci ne pourront les corriger par leur expérience, parce qu'ils ne seront pas des hommes ; et ils ne pourront en tirer le schème pratique d'une action sur nous, puisque nous ne serons plus. Dès lors la trace ou la reproduction de nos livres risquerait de figurer dans ce magasin d'inventions anciennes et délaissées parmi lesquelles le Cavor de Wells retrouve, chez les lunaires, notre télégraphie sans fil (Tagore affirme ingénument que nos plus subtiles philosophies d'Occident gisent pareillement au rebut dans la vieille ferraille de l'Inde). Mais n'oublions pas que nous avons passé par un moyen-âge, que l'antiquité y a été con- servée pendant dix siècles comme une ferraille obscure et rouil- lée, et qu'il est bien des voies imprévues au bout desquelles cette ferraille, fourbie à neuf, redevient utile et belle.
Je m'excuse de cette longue préface 011 j'ai voulu seulement introduire des êtres imaginaires, mais après tout possibles, qui, succédant aux hommes, se les représenteraient d'après les livres que nous leur aurions, par quelque artifice, laissés. (Supposez une humanité condamnée à périr en quelques années par une modification inévitable et graduelle de son atmosphère, et s'em- ployant à jeter sa « bouteille à la mer », c'est-à-dire à semer sur sa planète quelques témoignages quasi indestructibles de son passage, à graver des livres sur un métal durable, à faciliter la besogne des Champollions extra-humains, à laisser un témoi- gnage comme l'Arne Da Knussem de Jules Verne ou le Cavor de Wells.) Nous transmettrions sans doute à ces héritiers une image bien diiférente de notre image réelle. Et, (pour en arriver tout de même, après avoir tant musé, à l'objet de ce discours) si notre intelligence et notre action leur apparaîtraient tout de même sous un jour assez exact, nous ne leur apporterions guère de quoi les aider à se représenter nos plaisirs. Ils seraient devant nous comme nous devant l'Egypte. Les Egyp- tiens ne nous ayant laissé que des monuments funéraires.
�� � n’ayant employé qu’à la vie d’outre-tombe leur génie monu- mental et plastique, nous en concluons candidement qu’ils ne devaient penser qu’à la mort et ressembler à un peuple de chartreux où on se disait l’un à l’autre : Frère, il faut mourir.
Trahit sua quemque voluptas. Et pourtant il n’est rien dont la littérature s’occupe moins que du plaisir, j’entends le plaisir physique. Et il va de soi que la faute n’en est pas à la littérature, mais bien au plaisir, qui ne se révèle pas susceptible d’expression littéraire. Il y a une littérature amoureuse, une littérature élégiaque, une littérature tragique ; il n’y a presque pas de littérature voluptueuse. Celle que nous a laissée le xviii^ siècle (on mettra les noms) ne vaut pas cher. Et il faut beaucoup de bonne volonté pour trouver dans les Mille el une nuits traduites par M. Mardrus la présence ou l’image du plaisir. On en dirait volontiers ce que dit Montaigne d’un vers miorne et précis d’Ovide qui le « chaponne ». Le plaisir de la table nous a fourni, au crépuscule de la douceur de vivre, le livre charmant de Brillât-Savarin. L’autre plaisir ne donne lieu qu’à des polissonneries lugubres comme l’Art de jouir de La Mettrie. Mieux vaut être, dit Stuart Mill, Socrate malheureux qu’un pourceau satisfait. L’essence et l’ordinaire de la littérature s’appliquent généralement à ce Socrate malheureux, et sa plus riche matière ce sont les misères d’un roi dépossédé.
C’est aussi que (le mot style étant pris dans son sens le plus large) il n’y a littérature que là où il y a style, et le style figure pour nous un plaisir qui en évoque lointainement et subtilement d’autres, mais ne souffre pas d’être recouvert par un autre. Tout plaisir exprimé littérairement devient plaisir de style, et sa lumière propre s’efface dans cette lumière, comme la clarté des étoiles dans celle du jour. Le contraire se passe pour nos douleurs, nos misères de roi dépossédé. Si le plaisir est lumière, la douleur est ombre. La lumière du plaisir littéraire n’absorbe pas cette ombre, mais au contraire la met en valeur, et un sujet tragique ou triste palpite et vit dans ce clair-obscur. La lumière qui transfigure cette ombre ne saurait (à moins d’un artifice qui ne va pas très loin, comme chez certains Hollandais ou chez les impressionnistes) transfigurer une autre lumière. Or, pour RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 325
emprunter au même ordre physique une autre métaphore, l'in- terférence du plaisir de style et d'un autre plaisir produit facile- ment un déplaisir, comme l'interférence de deux ondes lumi- neuses engendre une zone obscure.
Le problème ne ,se pose d'ailleurs de cette manière qu'en littérature. Si on l'étudiait dans les autres arts, il faudrait en modifier les termes, et tel n'est pas mon dessein. Je veux sim- plement noter que le poète, l'auteur dramatique, le romancier sont mal à l'aise et se trouvent tout de suite pris de court devant le plaisir. Et le lecteur, le spectateur ne savent trop que penser et que dire. Un livre qui implique un appel à la sensualité, pour peu qu'il révèle quelque talent, trouve des lecteurs par milliers. 11 a pour lui non Socrate malheureux, mais ce qui sans être satisfait, sommeille et gros-ne dans le cœur humain... Le criti- que, homme sage et qui vit au-dessus des passions humaines, impose comme saint Antoine silence à ce compagnon disgra- cieux. Il fait, en bon globule blanc, la police de l'organisme littéraire. Mais pour certains ce saint Antoine est un Paphnuce... Je songe ici au conflit entre M. Henry Bataille (soutenu en somme par le public puisque ses pièces font de l'argent) et la critique, à leurs injures et à leurs exclusions mutuelles. C'est un sujet que je retrouverai un jour sur mon chemin.
��Ce chemin où, au lieu de marcher, je m'assieds sur un banc d'où je regarde un paysage un peu trop lointain, je m'y suis engagé à la suite de deux romans agréables et charmants, Suxanne et le Plaisir, de M. André Beaunier, et les Taupes de M. Francis de Miomandre.
Les pages ordinaires de M. Beaunier sont pour mon goût, et même pour ma raison, un peu réactionnaires et ses romans ingénieux m'apparaissent, dans le recul des souvenirs, bien iné- gaux. Je n'aime pas beaucoup sa manière de romancer l'histoire, et i'iWoH/g m'a fait froncer le sourcil. Mais depuis son Joubert aucun de ses livres ne m'a autant intéressé que celte Suzanne.
C'est un sujettrès neuf, comme tous ceux qui portent précisé- ment sur le plaisir (je ne dis pas, bien entendu, sur l'amour) M. Beaunier n'a eu qu'à ouvrir les yeux et à voir vivre le monde d'aujourd'hui pour cueillir et placer dans son roman, exquise-
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ment écrit, la figure d'une petite femme toute charmante et bonne, qui ne vit que pour le plaisir, ne respire que le plaisir, et le jour où cet air respirable lui manque, brusquement tari par la mort de celui qui incarnait pour elle le plaisir définitif, meurt de la plus inévitable asphyxie. Ce petit changement de point de vue, cette présence du plaisir, aussi volontaire et méthodique chez l'auteur qu'elle est libre et spontanée chez son héroïne, suffisent pour donner une figxire nouvelle au plus traditionnel thème du roman français. Ainsi l'auteur de Valentine Pacquanlt n'avait pas eu de peine à écrire une Bovary plus âpre et plus char- nelle. Pour M. Chérau le corps de la femme prenait un poids de fatalité, tandis que pour M. Beaunier il ne comporte qu'une pente de plaisir, — une pente par laquelle s'écoulent et s'éteignent son âme et sa vie. Et, tout autour, M. Beaunier a mis en place les touches, les harmoniques voluptueuses qui donnent au livre ses fonds, ses valeurs, son unité. Ce livre eût été un peu frêle pour porter le titre lourd de Roman du Plaisir, ou simplement celui de // Piacere de d'Annunzio. Suzanne et le Plaisir fait un titre qui nous met de plain-pied avec sa fragilité, sa grâce et ses demi-teintes.
Mais ce roman sur le plaisir, pourquoi M. Beaunier (et sans doute aussi tout écrivain avisé) lui donne-t-il pour sujet une femme et non un homme ? L'homme est après tout aussi ardent et aussi naïf que la femme dans la recherche du plaisir. Peut-être plus : la langue n'a pas d'équivalent féminin du terme de viveur. Et, quels que soient les accommodements avec le ciel de lit, l'homme connaît mieux, évidemment, le plaisir de l'homme qu'il ne connaît le plaisir de la femme. L'homme de plaisir a d'ailleurs fourni son contingent littéraire au roman et au théâtre. M. Lavedan en a fait de façon abondante et amu- sante la physiologie, depuis Viveurs et le Fienx Marcheur jus- qu'à la série des Leur. Lucien Mùhlfeld écrit sur ce thème une jolie et adroite Carrière d'André Tourette.Mzis voici la différence.
L'homme a toujours écrit le roman du plaisir de l'homme sur un ton railleur, désenchanté, parfois envieux. L'écrivain s'ingénie à reconnaître et à révéler les tares, les faiblesses, les sottises de l'homme de plaisir. Il l'étudié en le méprisant ou en le détestant, en voulant faire partager ce sentiment au lecteur. Le plaisir, épousé sympathiquement par l'auteur, intéressera peu.
�� � Ou plutôt distinguons. S’il s’agit du plaisir des jeunes gens, il est trop spontané, trop simple, trop inconscient pour que sa peinture aille bien loin. La jeunesse, pour l’art, est l’âge de la vie, non l’âge du plaisir. L’homme de plaisir c’est l’épicurien, et on ne devient guère que vers quarante ans un vrai épicurien. Un des personnages de M. Beaunier dit que l’âge heureux c’est cinquante ans, quand la vie est faite et qu’il n’y a plus qu’à en jouir. Peut-être ! mais lorsque la vie est faite, elle n’a plus qu’à se défaire, et elle n’y manque pas. Nous serions écœurés de voir le centenaire de Brillat-Savarin célébré par l’Association des Étudiants. Une heureuse impécuniosité la garde contre cette faute de goût. Mais une tablée de messieurs mûrs, chauves, ventrus, hauts en couleur, devant la carpe à la Chambord ou l’oreiller de la Belle-Aurore, nous plaît comme une image parfaite et une harmonie de la vie. Nous n’allons guère plus loin : le roman vrai et franc du vieil épicurien aurait bien des chances d’être désagréable, et surtout — vice rédhibitoire — de révolter toutes les femmes.
Vieux ou jeune l’homme de plaisir (il ne s’agit pas évidemment de don Juan) ne sera guère admis par le public littéraire. Ce sera toujours une figure plus ou moins ridicule ou odieuse. Il n’en est pas de même de la femme. La littérature va ici à l’encontre des mœurs. Les mœurs et même les lois, qui permettent à l’homme de « s’amuser », le défendent à la femme. Et pourtant la femme qui, sans méchanceté, vit pour le plaisir, est sympathique à l’homme et à la littérature des hommes. (Sinon à celle des femmes : le rapport est inverse, et maintenant les lionnes savent peindre.) Voyez Renaud promettre à Claudine, comme une grâce de plus, avec Rézy, ce qu’il déplore, avec l’opinion publique, chez son fils Marcel. Qu’une jeune et jolie femme aille au bout de tous les plaisirs, dit l’homme, pourquoi pas ? Elle n’en est que plus belle, et cette beauté c’est une promesse de bonheur. — Pour elle ou pour vous ? — C’est tout au moins une Idée du bonheur, une Idée du plaisir : l’artiste platonicien relaye l’homme épicurien. Et en effet il y faut un artiste, comme Colette et M. Beaunier. Hors du monde de l’art on s’indignera. Où donc ai-je lu cette variante de l’Évangile ? Quand Jésus eut arrêté par un mot divin le bras de ceux qui lapidaient la femme adultère, un Juif survenu n’en ramassa pas ^28 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
moins un très gros pavé. — « Malheureux, lui dit le Maître, pour frapper cette pécheresse te crois-tu donc sans péché ? • — Non, mais je suis son mari. » M. Beaunier expliquerait à ce forcené — comme le fait à son fils la mère même de François — ■ qu'il n'y a pas de vilaines femmes qui trompent leurs maris, mais des femmes que leur destinée a fait tomber sur des maris nés pour être trompés. On naît encorné comme on naît rôtis- seur. M. Beaunier a fait semblant de punir Suzanne, mais son pavé est en carton : jusqu'à l'extrême-onction le plaisir de- meure autour d'elle comme les roses d'un buisson sacré.
��Si le plaisir ressemble à un buisson de fleurs, épanoui sous le soleil, ces fleurs, comme toutes les plantes, ont un ennemi : les taupes. M. de Miomandre a écrit le roman des Taupes.
Quand on dit d'une femme : C'est une vieille taupe, l'image est plus claire que toute définition. Il y a d'ailleurs de jeunes taupes. Le livre de M. de Miomandre, paraissant à l'époque des lettres anonymes de Tulle, bénéficie d'une certaine actualité. Actuel il se relie tout de même à un ancêtre, le ro- man-t3'pe de la taupe, la Cousine Bette. Dans le charmant pays de joie et de sourire qu'est la Touraine, de jeunes époux réalisent une figure de bonheur aussi agréable à regarder qu'un beau tableau ou un joli paysage. Mais ce bonheur est comme les roses ; il a besoin d'être arrosé, arrosé d'amitiés, arrosé d'argent, il lui faut plonger ses racines dans un sol propice ; et les tau- pes, sous la figure de l'avarice et de l'envie, sont à l'œuvre, les taupes que le plaisir scandalise parce qu'il est le plaisir, et qu'il s'épanouit dans la lumière au-dessus de leur domaine souter- rain. Et alors le rosier se flétrit et les fleurs tombent...
Les Taupes sont donc moins le roman du plaisir que le roman des ennemis du plaisir. Et gardons-nous de le juger avec un esprit taupe, c'est-à-dire aveugle. Loin de moi la pensée de trouver dangereuses et fausses les idées religieuses et morales qui nous mettent en garde contre 1 amour du plaisir et qui contribuent à nous placer dans la divine mesure. Mais la haine du plaisir (la haine qui est un amour trahi) s'appelle du nom des deux sentiments dont M. de Miomandre a animé ses taupes : l'avarice et l'envie. Les cinq autres péchés capitaux s'excusent
�� � REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE ::,2^
si bien qu'on les avoue, et même qu'on s'en vante volontiers : on se reconnaît fort bien gourmand, luxurieux, paresseux, orgueilleux ou colérique. Mais ni Harpagon, ni Bette, ni per- sonne, ne se reconnaîtront avares ou envieux, ni ne recevront ces mots autrement que comme une injure. Bel hommage rendu au plaisir, de ne reserver comme péchés inavouables que les deux péchés contre le plaisir !
M. de Miomandre avait écrit avant les Taupes un volume de critique plein de finesse et de goût, le Pavillon du Mandarin. Et M. Beaunier est un de nos critiques estimés, malgré ses partis- pris (qui n'a pas les siens ?). Or dans la critique est contenu un art d'éprouver du plaisir et de le faire partager. On ne saurait peut-être sans exagération appeler la critique un grand plaisir, mais il ne saurait exister de critique, de goût, sans une aftection pour le plaisir, sans un art pour le repérer et le savourer. Là étaient les lacunes d'un esprit aussi robuste que Brunetière, d'une intelligence aussi déliée que Faguet. Brunetière, qu'Ana- tole France appelait Picrochole, voulait, nouveau Grand Ferré, passer sa plume au travers du corps d'un brave Anglais, sir John Lubbock, qui avait écrit un livre sur le Bonheur de vivre. M. Léon Daudet, qui dîna chez lui, nous fait de ses repas un tableau af- freux (et je sais bien que la baronne Staffe n'approuverait pas M. Daudet, mais je prends le renseignement où je le trouve, et M. de Coislin eût fait évidemment un médiocre polémiste). Faguet, qui se délectait d'une omelette au boudin, louangeait par- fois de la littérature, et singulièrement de la poésie, qui n'étaient en vérité qu'omelette au boudin. Mais le seul roman qu'ait écrit Sainte-Beuve s'appelle Volupté, et il n'y a de critique com- plet que celui qui est capable d'écrire, en gros ou en détail, à sa manière, son Volupté. Jules Lemaître n'avait ni l'éloquence et l'architectonique de Brunetière, ni l'intelligence pétillante de Faguet, mais comme il l'emportait sur eux pour le goût, et quelle bonne cuisine que ses articles ! Et M. Daudet (qui nous donne toujours de bons renseignements sur les gens de lettres amphitryons) nous affirme qu'à sa table régnait la chère la plus parfaite. La décadence de la critique suivrait probablement celle du plaisir. Bonne raison pour le défendre contre ses ennemis de droite, qui sont les taupes, et ses ennemis de gauche, qui sont les gloutons. ' albert thibaudet
�� � CHRONIQUE DRAMATIQUE
Gymnase : Lorsqu’on aime..., pièce en 4 actes, de M. André Pascal.
Odéon : Coliche et Griffelin, comédie en 3 actes, de M, Louis Bénières. Les Uns chez les Autres, comédie en un acte, de M. Paul Gaffiéri.
Comédie-Française : Aimer, pièce en 3 actes, de M. Paul Géraldy.
Théâtre de l’Œuvre : L’Age heureux, pièce en 3 actes, de M. Jacques Natanson.
Compagnie d’Auditions dramatiques : La Ronde, dix dialogues de M. Arthur Schnitzler, traduction de M. H. Sidersky.
Théâtre Marigny : My love : mon amour, comédie en 4 actes, de M. Tristan Bernard.
Je voulais reparler de Molière, et parler de M. Paul Bourget, — assemblage inattendu, déconcertant ! — parler de la célébration du Tricentenaire de Molière au Vieux Colombier et de la représentation du Misanthrope à ce théâtre. J’ai flâné, j’ai été dérangé, je me suis mis en retard, le temps me manque. Ce sera pour la prochaine fois.
J’ai quelques spectacles passés, dont je n’ai rien dit. Je vais en rendre compte. Travail mélancolique. Joue-t-on encore ces pièces ? Je n’ose regarder sur un journal le tableau des théâtres. Les unes m’ont intéressé sur le moment. Les autres m’ont profondément ennuyé. Aucune n’occupe plus mon esprit. Je suis sûr qu’il y a quelque part, même en plusieurs « quelque part », en province, des gens qui m’envient, en me lisant, d’aller ainsi passer la plupart de mes soirées au théâtre, à entendre de jolies choses, à écouter des acteurs de talent, à CHRONIQUE DRAMATIQUE
voir des « actrices », au milieu d’un public composé d’hommes spirituels et de jolies femmes. Bonnes gens, ne m’enviez pas tant que cela. Les pièces qu’on joue ne sont pas drôles, en plus qu’elles se resssemblent toutes terriblement. Les acteurs de talent sont si bien convaincus qu’ils en ont et y tiennent tellement qu’ils se gardent bien d’y apporter la moindre variété. La plupart des spectateurs ont des visages d’épiciers enrichis et, à entendre leurs réflexions, sont bêtes comme leurs pieds. Les jolies femmes sont rares, ou, quand on en rencontre, elles sont à d’autres. C'est plutôt à moi de vous envier, dans vos veillées paisibles, au milieu d’une petite ville ou d’une petite bourgade. Vous lisez un journal, ou une revue. Vous lisez qu’on a joué, dans tel théâtre, telle pièce, de tel auteur. Vous vous représentez la scène, la salle, les lumières, les entr’actes, les toilettes, les applaudissements, les rappels, les artistes venant saluer, enfin tout ce qui compose une soirée de théâtre à Paris. Tout est pour vous merveilleux, transportant, paradisiaque. Oui, oui, c’est bien plutôt à moi de vous envier. J’aurais tant de plaisir, ce soir, à aller flâner rue de Richelieu, et dans les petites rues avoisinantes : rue de Louvois, rue Chabanais, rue Rameau, rue Chérubini, rue Lulli. Cest un quartier qui me plaît beaucoup, dont l’air et le ton m’enchantent, qui est plein de choses pour moi, si changé qu’en soit déjà l’aspect en certaines parties. J’irais prendre une bavaroise chez le glacier du Passage Choiseul, en face de la sommeillante librairie Lemerre. Je pousserais jusqu’à la rue du Hanovre, en souvenir de H. B., quand il souhaitait avoir dans cette rue, au quatrième étage, un petit salon bien chaud où faire la conversation de sept à huit le soir avec quelques amis sans préjugés et sans gravité. Je rentrerais ensuite, l’esprit occupé de ces choses lointaines et délicieuses. Je m’arrêterais une minute, comme si j’allais encore entrer, à !a porte de la Comédie, où j’allais presque chaque soir, vers onze heures, finir ma soirée, quand j’étais plus jeune. Que de souvenirs aussi je retrouverais là, dans ces couloirs, dans ce foyer des artistes, où l’on a tout refait et modifié, d’ailleurs, et qui n’ont plus rien de l’aspect démodé et charmant que je leur ai connu. Au lieu de cela, je suis enfermé, condamné à la tâche, et il me faut écrire des comptes- rendus de théâtre ! Mon chat Riquet, un être exquis d’intelli332 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
gence et d’affection, et le doyen de la maison, qui est là sur ma table, assis sur son derrière à côté de la bougie qui m’éclaire, semble considérer avec pitié la course de ma plume sur le papier.
Ajoutez, pour empoisonner ma vie, les histoires d’animaux mis à la rue, maltraités, ou égarés sans aucune précaution pour faciliter leur recherche ou leur rapatriement. J’ai dans ma rue, à deux pas de chez moi, une espèce de pensionnat d’enfants tenu par des sœurs. Il y a quelque temps, la porte ouverte, j’avais vu là un brave bonhomme de chien mouton couleur chocolat, les meilleurs yeux du monde, plein de sympathie pour tout le monde. Depuis quelques semaines je ne le voyais plus, ni n’entendais rien qui indiquât sa présence. Où les soeurs pouvaient-elles bien le tenir ? Ce matin, une de ces créatures étant à la fenêtre, quand je passais pour aller prendre le train, je lui demande : « Vous n’avez donc plus votre chien ? — Mais non, me répond-elle, il s’est sauvé. — Et vous ne vous en êtes pas occupée ? — Si ! Nous l’avons cherché... » Entendez que l’une ou l’autre est venue deux ou trois fois sur le pas de la porte regarder dans la rue si elle voyait le chien. Rien de plus. Ce chien n’était dans cette maison que depuis quelques jours. Il fallait le surveiller, s’occuper de lui, l’habituer à sa nouvelle maison, ne pas laisser la porte ouverte à tout hasard, éviter qu’il sorte flâner dans ce pays qu’il ne connaissait pas. Rien de plus simple, mais rien non plus à quoi pensent moins les gens en pareille circonstance. Et pas le moindre collier, j’entends un collier avec nom et adresse. Le malheureux a dû être ramassé, et voilà encore un martyr pour les sinistres charlatans des laboratoires. Je passe deux fois par jour devant ce pensionnat. Deux fois par jour, l’image de ce chien, la pensée de son sort, me reviendront. Le diable emporte ces sœurs dites de charité.
Mais voyons un peu ces chefs-d’œuvre sur lesquels il faut que j’attire l’attention. C’est par la pièce de M. André Pascal qu’il faut que je commence, je crois bien. Oui, c’est bien la plus ancienne dans le petit lot dont j’ai fait une liste. C’est une pièce en quatre actes, ayant pour titre : Lorsqu’on aime... Vous allez compléter et dire : Lorsqu’on aime on fait des folies ? L’idée de M. André Pascal, dans cette pièce, est plutôt : lorsCHRONIQUE DRAMATIQUE - 333
qu’on aime, on devient quelquefois très bon. Le sujet est celui-ci : un homme de cinquante ans, très riche, a épousé une jeune femme de vingt ans, qu’il adore et dont il est l’esclave. Cette jeune fille aimait un jeune homme et en était aimée, mais a préféré un mariage qui lui donnait une existence heureuse. Un jour qu’elle reçoit, elle se retrouve en face du jeune homme en question. Il n’est pas de phrases que celui-ci ne lui débite alors pour lui évoquer le passé, lui rappeler leurs projets, lui dire qu’il n’a rien oublié et qu’il ne peut vivre sans elle. A ce propos, quand nous débarrassera-t-on, au théâtre, de ces scènes d’amour, les mêmes dans toutes les pièces, et presque avec les mêmes mots : « Vous rappelez-vous ? C’était un mardi. Vous aviez une robe mauve. Vous teniez des fleurs à la main. J’étais venu voir votre mère. Votre beauté rayonnait sur tout. Dès ce jour, j’ai senti que je vous appartenais. Votre image ne m’a pas quitté. Vous étiez toute ma vie. » Encore n’est-ce pas aussi bref. Au contraire, un lyrisme, des métaphores, un bavardage... Quand on entend cette scène en moyenne deux fois par semaine, pendant six mois de l’année, depuis quinze ans environ, je vous assure qu’on finit par la trouver un peu béte. La jeune femme proteste, naturellement. Puis, non moins naturellement, elle fait sa partie dans ces admirables couplets et les deux soupirants deviennent amants. L’histoire est bientôt connue de tout l’entourage. Seul le mari l’ignore. Il semble du moins qu’il l’ignore. Son frère la lui découvre avec ménagements. Surprise : on ne lui apprend là rien de neuf. Il sait tout depuis le premier jour. S’il n’a rien dit, c’est qu’il adore sa femme. Il se rend compte qu’il est pour elle un vieil homme. L’autre, elle l’aime et cet amour est pour elle son bonheur. Comme la voir heureuse compte pour lui plus que tout, il se tait. S’il parlait, il la perdrait peut-être. En se taisant, il a au moins la joie de la voir, de l’entendre, de la tenir quelquefois dans ses bras. Mais personne ne peut savoir ce qu’il a souffert, ce qu’il souffre encore. M. Arquillière a été très bien dans cette scène humaine et généreuse, dans laquelle la raison l’emporte sur l’instinct. Ce mari pousse même l’amour et le sacrifice à ce point : il va trouver l’amant, lui explique qu’il va divorcer et le met en demeure de choisir : épouser sa maîtresse, ou recevoir une balle dans la tête. L’amant, qui a une autre histoire en train avec une riche 334 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Américaine, qu’il espère bien épouser, se défile pour ce mariage forcé. La jeune femme, qui se trouvait chez lui à l’arrivée de son mari et qui n’a eu que le temps de se cacher dans une pièce voisine, est ainsi mise à même de juger ce que valaient les jolies phrases et les serments de son amant. Elle revient chez elle se jeter aux genoux de son mari, toute en larmes, implorant son pardon, qu’elle obtient, le mari étant trop heureux de la conserver. Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne me suis nullement attendri sur les malheurs de cette jeune sotte. Une personne d’ailleurs peu intéressante, ayant, je l’ai dit, préféré la fortune à l’homme qu’elle aimait et qui l’aimait, donnant ensuite dans toutes les billevesées qu’il lui racontait, sans voir plus loin que le bout de son nez et sans souci du mari auquel elle devait tout. Je la regardais même pleurer avec plaisir. Ce n’est pas qu’une femme qui pleure soit bien jolie. C’est même plutôt tout le contraire. Mais au théâtre, on sait si bien pleurer en restant jolie ! J’oubliais presque que j’étais au théâtre. Je médisais : « En voilà au moins une qui reçoit une leçon. Pleurez, ma chère amie. Vous ne l’avez pas volé ! » On me dira sans doute qu’elle l’emportait, puisque le mari pardonnait. Il faut s’entendre. Elle l’emportait, là, au théâtre. Mais transportez cette histoire dans la vie. Croyez-vous que l’affaire du jeune homme ne reviendra pas de temps en temps entre les deux époux ? C’est ce qui fait la faiblesse de la plupart des pièces : leur dénouement n’est fait que pour finir un dernier acte, sans aucun rapport avec la réalité. Après cela, il est bien certain que ce mari est bien supérieur aux maris qui tuent et assomment, en parlant de leur honneur outragé. Mêler l’honneur à ces histoires-là ! C’est pour moi d’un comique !... Je ne suis pas marié et ne le serai probablement jamais. Mais le serais-je et m’arriverait-il d’être trompé, — et il me l’arriverait, c’est certain, — je me dirais peut-être que je suis cocu, mais je me garderais bien de mêler mon honneur, ou ce qu’on appelle tel, à cette affaire.
Nous avons ensuite, à l’Odéon, une pièce en trois actes de feu Louis Bénières : Coliche et Griffelin. C’est la mise à la scène d’un personnage d’avare d’un très grand relief, avec des « mots » extrêmement typiques. M. Chaumont l’a fort bien joué, donnant à ce personnage une apparence physique très réussie. On a dit que cette pièce rappelle L'Avare de Molière et qu’ainsi elle CHRONiaUE DRAMATIQUE . -335
était inutile. Le fait est qu’elle montre plusieurs des circonstances de L’Avare : la cassette volée, l’économie sur la table, la résistance à la tentation amoureuse pour la dépense qu’elle représente, la ladrerie vestimentaire... Elle n’en est pas moins amusante et intéressante à voir, avec ses caractères fortement dessinés, ses personnages qui s’expriment en un langage parfaitement en rapport avec les situations, et des scènes d’un réel comique. Et puis, vous savez, la fameuse scène d’amour dont je vous ai parlé plus haut ? Il n’y en a pas, dans Coliche et Griffelin. Rien que cela donne pour moi à cette pièce un mérite inestimable.
Elle était accompagnée, le soir que je l’ai vue, d’une comédie en un acte de M. Paul Gaffieri : Les uns chez les autres, pochade bouffonne fort réussie, nous montrant des petits employés en soirée les uns chez les autres, avec leur médiocrité hypocrite, prétentieuse et poltronne. Pas un mot, un geste de trop. La vérité même. Dire qu’il y a certainement de ces gens qui vont la voir et qu’ils ne se reconnaissent pas ! Je m’arrêterais d’écrire pour rêver à cela, si je m’écoutais.
Je me souviendrai de ma soirée à la Comédie française pour la comédie de M. Paul Géraldy : Aimer. Me suis-je assez ennuyé ! M. Paul Géraldy peut avoir tout le succès possible. Ce succès ne m’impressionne pas. Aimer est une pièce qui a plus de prétention que d’intérêt, plus d’invention que de vérité. Autour de moi des gens bâillaient, d’autres dormaient. Notez que je suis allé voir la pièce plus d’un mois après la première. J ’étais là avec le vrai public. On va voir Aimer, sans doute, parce que c’est la pièce à la mode. De là à s’y sentir ému, ou intéressé, il y a loin. Il y a même impossibilité. Tout est artifice, recherche, dans les situations comme dans le langage. Nous entendons encore là cette scène d’amour ridicule, usée, qui finit par ne plus que faire rire, alors qu’elle devrait toucher. M. Paul Géraldy y montre en outre un vocabulaire dans lequel la préciosité le dispute à la puérilité. Au reste, toute la pièce est écrite de même. J’ai sauvé dans la hataille l’orgueil de moi, le goût de moi. — Je vous aime au-dessus de vous-même. — Je crois en moi. je crois en toi. Tout ce qu’on entend dans Aimer est de cette qualité. Je le répète : au moins pour mon goût, c’est à se sauver, las d’attendre des personnages qu’on voit sur la scène un mot vrai, 336 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
naturel, senti, humain, et qui ne vient pas. Les artistes de la Comédie font leur possible. Mademoiselle Pierat débite avec la plus grande aisance des tirades de mauvais livre qui la feraient moquer à la ville. M. Alexandre, froid et raisonneur, et qui explique à sa femme l’adultère comme un problème à résoudre, y met plus de réserve. Seul M. Hervé, qui est bien laid, semble trouver son rôle très beau et y dépense un grand enthousiasme de voix, de bras et de jambes.
Le Théâtre de l’Œuvre a joué une pièce d’un tout jeune auteur, M. Jacques Natanson : L’âge heureux. C’est encore une pièce sur l’amour, mais pris du point de vue de la rouerie, du calcul, des essais successifs, des leçons qu’on prend en passant de l’une à l’autre, de l’expérience amoureuse qu’on acquiert ainsi, et tout cela chez de très jeunes gens qui sortent du collège et considèrent l’amour comme un problème d’algèbre. Chose étonnante et méritoire : ces personnages s’expriment avec les mots les plus naturels, alors qu’on aurait pu craindre dans leur langage les mêmes complications que dans leurs sentiments ou ce qui leur en tient lieu. Cette pièce, qui met en scène de tout jeunes gens, est jouée par de tout jeunes gens qui ont tous du talent et sont sur la scène comme chez eux.
Une jeune association dramatique s’est formée. C’est la Compagnie d’auditions dramatiques, à la tête de laquelle est Mme Jane Hugard. Elle a donné sa première audition avec La Ronde, de ’écrivain autrichien Arthur Schnitzler. Il paraît que cette Ronde a un grand succès en Allemagne, où elle est jouée dans un ton et avec une mise en scène extrêmement appropriés au sujet. Elle se compose de dix tableaux, qui sont en réalité toujours le même : l’acte sexuel, accompli par des personnages différents au point de vue social. Nous voyons ainsi dans cette opération le soldat, le jeune homme, l’époux, le poète, le comte, avec la prostituée, la bonne, la jeune femme, le trottin, l’actrice, etc., etc. A dire vrai, c’est peu intéressant, et vraiment un peu trop purement animal. Voir dix fois de suite la lumière s’éteindre parce qu’un individu, quelqu’il soit, passe des paroles à l’acte, et, celui-ci accompli, se remet aussitôt à penser à ses affaires... Cela ne nous apprend rien et ne nous montre rien de bien piquant. L’interprétation, composée de tout jeunes amaieurs, méritait la plus grande indulgence. Seul, M. Jean Cassou, dans CHRONIQUE DRAMATIQUE 337
le personnage de l’Epoux, qui paraît dans deux tableaux, savait parfaitement son rôle, et y a montré beaucoup d’aisance et de naturel. M. Jean Cassou est le rédacteur de la rubrique des Lettres espagnoles au Mercure de France. Il a également publié, dans des revues, quelques vers et quelques pages de critique littéraire. Il est jeune et on ne saurait dire ce que tout cela donnera. Mais son jeu, l’autre soir, son naturel, l’aisance qu’il a eue sur la scène, et d’autant plus qu’il jouait couché dans un lit, ce qui ne lui facilitait pas sa tâche, montrent chez lui de grandes qualités pour le théâtre. A son âge, il est encore temps de changer de voie.
M. Tristan Bernard a fait jouer au Théâtre Marigny une nouvelle comédie : My love : mon amour. J’ai été empêché d’aller la voir. M. J. W. Bienstock, mon excellent ami, qui est venu tout exprès de Russie pour juger le théâtre français, m’en a dit son avis pour me consoler : « Vous ne perdez rien, m’a-t-il assuré. C’est très mauvais, ennuyeux... » Il faisait une moue en disant cela!... « Vous devez exagérer, lui dis-je. M. Tristan Bernard a pourtant de l’esprit. Une pièce de lui... — Il a peut- être eu de l’esprit, me répliqua M. J. W. Bienstock. Mais c’est fini. Il vieillit, il baisse .. » Je le revois il y a deux jours. « Eh bien ! avez-vous vu My love ? » me demande-t-il encore. Je lui lui réponds : Non. « C’est une niaiserie, me dit-il alors, une niaiserie sans aucun esprit. » J’ai voulu être fixé pour de bon et j’ai envoyé à Marigny un ami qui avait envie d’aller au théâtre, en le priant de me donner un petit compte-rendu. Le voici :
« Sur un canevas qui a servi à de nombreux romanciers, M. Tristan Bernard a brodé une comédie. S’il existe des formulaires du notariat, on y trouve certainement des modèles de testaments pour vieux monsieur qui trompa autrefois un ami et se trouva ainsi père d’une fille. Dix-huit ou vingt ans après, ce monsieur, — qui toujours est millionnaire, — se sentant près de la tombe, fait un testament qui oblige son principal héritier à épouser la bâtarde : condition sine qua non. Mais le vieux monsieur a des héritiers directs et naturels qui comptent sur l’hoirie et l’ont même déjà escomptée. Naturellement, ces hoirs directs n’acceptent pas de gaieté de cœur les dernières volontés du podagre de cujus et cherchent à provoquer l’application ^38 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de la clause qui, faute d'acceptation du mariage, leur fait reve- nir tout l'héritage. Et naturellement ces héritiers directs emploient tous les moyens, même les plus canailles, pour provoquer ce refus. C'est l'histoire que, sous ce titre de My love, mon amour, M. Tristan Bernard fait jouer au Théâtre Marigny.
« La plus vieille affabulation peut être prétexte à peindre des mœurs et des caractères, ce qui est la raison d'être d'une comédie. M. Tristan Bernard y a réussi en ce qui concerne cer- tains de ses personnages. L'un d'eux, Lerobert, est bien le bon- homme dont la profession est de ne pas avoir de profession, qui mène tout de même sa vie sans trop de malpropretés et qui, s'il lui arrive de boire un peu trop, se ressaisit toujours à temps. Un autre, Bonaventure, vieux soldat qui est comme son pom- pon et vieillit, approche également, quoique un peu exagéré , du vrai et vit. Il semble, d'autre part, que les héritiers, si noceurs qu'ils soient et si privés d'idées et d'esprit, ne doivent pas être à ce point idiots comme il nous les montre.
« M. Tristan Bernard, et c'est son mérite, fait des « mots « sans jeu. Je veux dire que l'esprit est dans la situation et qu'isolé de cette situation le même mot n'aurait plus aucun esprit.
« Dans un compte-rendu de My love, un critique dramatique, avec beaucoup de restrictions, a voulu nous montrer M. Tristan Bernard, — dernier écho du tricentenaire ! — comme le Molière de nos jours. Si on veut, mais avec l'atténuation que les trames donnent aux tableaux vivants. »
MAURICE BOISSARD
�� � NOTES
��LA POÉSIE
L'AGE DE UHUMANITÉ, poème, par André Salimn, avec un portrait de l'auteur par Marie Laurencin (N. R. P.).
J'ai relu plusieurs fois ce poème de M. André Salmon, non snns y découvrir de nouvelles beautés, ce qui prouve qu'elles sont assez nombreuses, et aussi de nouvelles significations, ce qui me laisse en définitive un doute sur le dessein du poète. Il y avait dans Prika\ une forte unité intérieure qui ne sera pas ressentie par le lecteur de l'Age de l'Humanité, soit que le sujet même de ce film épique offre des contours trop flous, soit que M. Salmon, soucieux de décevoir des zélateurs indésirables et de décourager les classificateurs politiques, ait excessivement nuancé sa pensée. Aussi parait-elle semblable à Loïe Fuller que peignent les faisceaux chatoyants et qui, le jeu fini, ne laisse en nos yeux que le souvenir de la forme blanche qu'elle est redevenue, non par prudence, certes ou crainte de se compro- mettre (André Salmon est bien l'écrivain le moins accessible à un sentiment de cette espèce), mais il règne dans son esprit un tyrannique désir d'indépendance et un appétit insatiable de singularité.
Rien d'étonnant si l'aube des temps nouveaux comme l'on dit, s'offre à ses yeux sous des couleurs insolites. Là où d'autres voient blanc ou rouge, André Salmon distingue une infinité de nuances intermédiaires. Aussi nul parti politique ne saurait-il se flatter d'annexer son lyrisme. L'âge de l'Humanité qui, si je comprends bien la pensée du poète, doit succéder à l'âge des nations dont la guerre aurait marqué le couronnement, s'élabore à Paris, dans les milieux curieusement décrits par André Salmon dans ses romans, à Montparnasse, rue des Rosiers, parmi les membres du Syndicat des casquettiers ; chez un oculiste juif et polonais qui garde dans son appartement his-
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torique du quai \^oltaire une incomparable collection de toiles cubistes» germe en secret l'art adéquat au communisme russo-asiatique ; au cinéma « Alhambra noir du peuple en liesse » naissent les dieux des superstitions nouvelles. La grippe espagnole, peste des temps modernes, renouvelle les terreurs
de l'an mil. « Et cependant c'est la victoire » La France
sauvée doit à son tour sauver tous les hommes, et c'est en son nom que M. André SaLmon prêche la religion de l'amour :
Aimer ! c'est la béquille qui se change en aile
Aimer ! le plus juste des ~(les ! Aimer ! voir ce qu'à T]io)nme l'humanité cela
��Aimer ! aimer ! te dis-je Aimer ! c'est bien asse^ : et c'est un asse:( grand prodige
Je ne sais si mon ami Salmon me saura gré de ce rapproche- ment mais les cent derniers vers de VA^e de VHumanité m'ont fait penser à la fin de Satan :
La nuit est la promesse évidente du jour
Le père Hugo n'eut pas désavoué ce vers. Et, ma foi, le comte Tolstoï, en dépit des invectives contre
les malédictions assommantes des pauvres et les dettes des morts et les péchés des autres
eut reconnu dans la pensée de Salmon des lambeaux de cet amour slave qui commence par d'inoft'ensives discussions anarchistes autour d'un samovar, dans un atelier de peintre, et se termine dans les prisons de la tcheka.
Or qui veut entraîner le lecteur dans un tourbillon de pensée lyrique, doit éviter tout ce qui peut le distraire de cet avenir qu'on pavoise, au bout de l'avenue. Et celle-ci, qui mène à l'âge de l'Humanité est toute bordée de baraques où M. André Salmon a disposé des vues d'optique coloriées avec un goût populaire et raffiné. Je suis resté longtemps, pour ma part, devant l'affiche du théâtre Yddish de la rue des Rosiers, en compagnie de cette « Rachel qu'un vice retrouvé fait illustre entre les courtisanes » et des « plus vieux petits enfants du
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monde » à qui le passage d'une auto fait l'effet d'un transatlan- tique abordant rue des Blancs-Manteaux ! Combien d'autres figures, au fil de ce poème dormant, nous poursuivent, d'un regard amer ou sardonique et d'une ironie pitoyable dont le poète ennoblit les faces vulgaires de ses héros.
Mais l'homme nouveau dont les doigts levés)
suspendent les houles de gui aux voûtes des grands jours solaires, ^c'est, connue on dit'jine autre affaire
Parbleu, oui, mon cher Salmon, c'est une autre affaire. Euro- péen avec Romains, humain avec vous, je ne dis pas non, mais je demande à voir. rogerallard
�� ��AMOUR COULEUR DE PARIS et plusieurs autres poèmes par Jules Romains (Editions de la Nouvelle Revue Française),
Voici l'œuvre la plus intime de Jules Romains, la plus secrète : petite suite au Voyage des Amants, composée de pièces brèves, étroites à la manière des flaques d'eau qu'on voit dans les rues désertes, pendant l'interrègne de la vie urbaine, de ses bruits et de ses mouvements, et qui contiennent tout le ciel nocturne. Le poète a tenu la gageure de peindre des paysages parisiens vrais et pourtant anonymes, de suggérer l'aventure sans montrer de visages, que ces « ombres qui peuvent des- cendre » quand la vie et l'âme sont prêtes, de composer avec des reflets, des souffles études rumeurs une sorte de cathédrale où les mâles accents d'une poésie tendre vibrent et prolongent leurs mystérieuses résonnances.
Rien ne serait plus piquant que de comparer ces odelettes graves à certaines chansons de Verlaine. Par des moyens tout opposés Jules Romains obtient des effets de pureté profonde :
Du ciel pour une heure encore, Du bleu qui serre h coeur. Amour couleur de Paris.
On admire avec quelle rigueur, il se garde de l'art le plus facile, et d'une séduction à la fois sûre et commune, l'art des
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impressions parcellaires, des tons justes posés par petites taches. Romains expose et conclut. Son plus court poème est un univers inventé, peuplé d'êtres et de choses recréées par la puis- sante et volontaire ima2;ination de l'auteur des Puissances de Paris.
Sur la technique de Jules Romains, il y aurait beaucoup à dire, et j'y vois pour ma part un trop grand nombre de possi- bilité, offertes aux poètes médiocres. C'est pourtant le plus sérieux et le plus émouvant des efforts tentés pour restituer à la poésie, sous une apparence nouvelle, les beautés vigoureuses de la métrique traditionnelle,
^ ROGER ALLARD
LE ROMAN
SAINT MAGLOIRE, par Roland Dorgelès (Albin Michel).
Pourquoi dire que Roland Dorgelès a choisi un sujet trop vaste et trop difficile ? Les grands sujets ne sont nullement interdits aux Français de ce temps. Et sans doute une boime partie de la littérature française de demain traitera-t-elle de «grands sujets ». Dorgelès n'avait-il pas réussi un livre sur un sujet aussi vaste et aussi difficile : la guerre ? Avoir entrepris de peindre un saint dans la société d'après-guerre, et être allé jus- qu'au bout de son entreprise, ce n'est pas un mince mérite. 11 y fallait une grande ferveur et même quelque héroïsme. Il con- vient donc avant tout de rendre justice à Dorgelès et de lui renouveler notre sympathie et notre confiance.
Mais il convient aussi de constater qu'il a complètement échoué dans son entreprise. Son talent est hors de cause. Dorgelès prendra bientôt sa revanche. Mais Saint Magloire est un livre manqué.
L'anecdote de Saint Magloire est la suivante : Magloire Dubourg rentre en France en 1930 avec une réputation de saint. Il a passé quarante ans en Afrique à évangéliser les Noirs. On rapporte sur son compte des choses miraculeuses. Le village de Barlincourt où il s'établit chez son frère est envahi par les jour- nalistes et les malades. Le saint guérit un coxalgique, un épilcp- lique ; surtout il rend la vue à un aveugle. L'Eglise inquiète des miracles accomplis par ce simple laïque, intervient, s'effraie de ses doctrines. Magloire fait un scandale à la Chambre en protes-
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tant contre une expédition répressive au Congo. II prêche dans les rues de Paris, dans les rues de Barlincourt, semble encourager une grève, provoque indirectement le suicide de sa nièce, inter- vient en Cour d'assises si maladroitement qu'il fait condamner à mort celui qu'il voulait sauver, provoque des émeutes dans Paris, finit par être arrêté. Discrédité, honni, impopulaire, il doit repartir pour l'Afrique.
Je ne crois pas que la faiblesse doctrinale (très réelle) des croyances de Saint-Magloire, mélange incohérent où entrent des ingrédients bouddhistes, gnostiques, orphiques, fouriéristes, etc., mais qui témoignent d'une incompréhension totale de l'anti-naturalisme cattiolique, ait la moindre part dans la faiblesse du roman. Les causes de la non-réussite sont presque unique- ment d'ordre littéraire. Dorgelès en effet prétend non pas nous convertir, mais nous émouvoir. Est-ce que les croyances des gens de Cromedeyre-le-Vieil sont beaucoup plus cohérentes que celles de Saint-Magloire ? Mais dans Cromedeyre, nous voyons les rapports précis qui existent entre la croyance et les actions, comment la décision sort du sentiment. Chez Dorgelès, rien de pareil : nous voyons agir Magloire, nous ne le voyons jamais préparer son action. Nous ne savons rien de la genèse, de l'évo- lution de sa croyance, de son but, de son plan. Nous voudrions connaître ses espoirs, ses doutes, les rebondissements de-sa foi. C'est en vain. Magloire agit, semble-t-il, au hasard. Et à aucun moment, Dorgelès n'a su nous communiquer l'intime frisson mystique qui devait animer son héros.
Une autre faiblesse littéraire de ce roman, c'est sa composi- tion « à tiroirs », la monotonie des épisodes tous construits sur un même modèle, consistant tous (ou presque) en une entrevue du saint et d'une foule sympathique ou hostile. D'où un manque de progression interne dans le récit ; une simple juxtaposition de scènes pittoresques, que l'auteur fait « bien tourner » dans les deux-cents premières pages, « mal tourner » dans les dernières, sans autre préparation et sans autre nécessité que son pur arbi- traire.
Ajoutez que toutes ces scènes, dont les journaux rendent compte le lendemain, au dire de l'auteur, sont traitées par lui comme du grand reportage très soigné et non pas comme des scènes de romans. Les détails savoureux abondent. La bêtise et
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l'idéalisme des foules sont mis en scène de main de maître. Mais toujours l'essentiel manque, l'essentiel, cet impondérable par- tout répandu, par exemple, dans Dostoïewski. C'est l'atmos- phère qui fait défaut.
Dorgelès a essayé pourtant de créer cette atmosphère, et il a cru y parvenir en recourant aux procédés documentaires de Pierre Benoît. Il a évidemment lu et utilisé de nombreux ou- vrages sur l'Afrique, les missionnaires et les hérésies, mais c'est sans résultat appréciable. On salue aussi au passage comme un hommage à Mac Orlan le faux Hollandais Van den Kris, mais cet aventurier passif ne contribue pas à mettre en plus net relief Saint-Magloire.
Le style alerte et, comme on dit, bien troussé fait tantôt curieusement penser à Zola, celui de Lourdes ou celui du Rêve, tantôt à Alphonse Daudet. Changeons la formule du télé- gramme célèbre : <' Naturalisme pas mort. Roman de Dorgelès
suit. » BENJAMIN CRÉMIEUX
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LES COPAINS, par Jules Romains (Editions de la Nou- velle Revue Française).
On s'isole volontiers pour pleurer et bien des douleurs sont incommunicables. Mais on se groupe pour rire. On ne rit bien qu'à plusieurs. Et si chacun pleure selon la complexion per- sonnelle que la nature lui a donnée, il rit à la façon de la caste et de la nation où il est né. Le rire est social par essence. Un Français ne rit pas pour les mêmes causes, ni de la même façon qu'un Chinois. Tout ce qui dans Shakespeare est dramatique est universellement accessible, mais l'on sait — tout au moins depuis la publication d'^ la manière de... — qu'il est bourré de plaisanteries « intraduisibles en français ». La tacilité accrue des communications, dont les économistes se plaisent à énumérer les bienfaits et les crimes dans la vie matérielle de l'humanité, tend à élargir les frontières nationales de chaque rire indigène. La vogue en France du comique anglais depuis trente ans en- est une preuve.
Mais le rire le plus spontané, le plus inextinguible, le phu gratuit implique toujours dans le groupe des rieurs une franc- maçonnerie, une solidarité qui exclut l'étranger. Il y aurait une
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étude à faire sur le rire des divers métiers ou professions, sou- vent associé à un argot : rire des calicots, rire des commis- voyageurs, lire des a coloniaux » (avec son cycle provençal dont le héros légendaire Olive a envahi durant la guerre toutes les popotes d'officiers en campagne et aussi son cycle anna- mite), rire des Polytechniciens, etc.. Qui recueillera en France le folk-lore comique et grivois des métiers comme on l'a déjà recueilli pour les diverses provinces ?
Ces formes du rire, jusqu'ici transmises dans un milieu pro- fessionnel restreint et uniquement par la tradition orale, ne sont- elles pas appelées à élargir et ;\ renouveler le domaine du rire « d'expression littéraire » ? Et les Copains ne sont-ils pas en par- tie une tentative de ce genre, pour hausser jusqu'à la littérature et à l'humanité générale un rire de caractère particulier ?
Regardons-y de près. Le rire français contemporain, en litté- rature, se réduisait à trois courants principaux jusqu'à ces der- nières années. Un courant « Vieille France » qui perpétuait le rire de la Monarchie de Juillet (Henri Monnier — Gavarni — Labiche Jules Moineau) et dont le représentant typique est Courteline. Un courant d'assimilation du comique anglais dont les principaux représentants sont, après Alphonse Allais, Gabriel de Lautrec, Curnonsky, Mac Orlan (à ses débuts), etc.. Enfin un courant d'assimilation du comique juif, surtout suivi par des écrivains Israélites : Tristan Bernard, Duvernois, Max et Alex Fischer, et, dans les cabarets de Montmartre, Jules Moy.
Mais deux courants nouveaux se sont frayés la voie au cours- de ces dix dernières années, qui prennent de plus en plus d'importance et qui ne font que dériver au profit de la totalité des Français un sens du comique propre à un milieu qui n'est pas un milieu professionnel, mais qui y ressemble beaucoup :. un milieu scolaire. Le premier de ces deux courants a pour origine un point nettement localisé de la carte universitaire i c'est le collège Stanislas.
Pour définir ce que comporte de narquoiserie, de satire, d'irrespect, de pseudo-nihilisme, d'esprit de mots, le rire propre aux « Stan » il faudrait des pages, mais, pour caractériser ce rire, il suffira de citer les noms disparates de La Fouchardière, Pierre Chaîne (^Mémoires d'un Rat), Marcel Sembat, Henry de
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Jouvenel, de Monzie, tous, sauf erreur, anciens élèves du Col- lège Stanislas.
Dans les Copains, comme dans Donogoo Tonka et dans Adon- sietir le Trouhadec saisi par la déhanche, Jules Romains acclimate définitivement dans notre littérature le canulard, jusqu'ici réservé aux élèves de TEcole Normale Supérieure, et à un degré moindre à ceux de l'Ecole des Beaux-Arts et aux « carabins » des Salles de Garde. On peut d'ailleurs ranger parmi les précur- seurs de Romains, Jarr}^ dont VUhii roi, apparaît, de plus en plus, comme une énorme farce de collégien. Le canulard mys- tificateur et parfois tortionnaire déclenche un rire féroce et impitoyable, qui exclut de la vie les faibles, les vieux et les imbéciles et qui est avant tout un rire de puissance.
Mais ce n'est pas en vain que l'instaurateur de cette nouvelle forme de comique est un poète de l'envergure de Romains. Ce rire tout gratuit a chez lui a un fond et une résonance lyriques, et la farce que la bande des Copains joue aux citoyens d'Amhert et d'Issoire atteint des proportions d'épopée.
Dans l'univers unanimiste, le rire a une place privilégiée. Et sa caractéristique est de n'avoir aucun arrière-goût d'amertume. Il, n'a rien de la « mâle gaieté » dont il faudrait pleurer après en avoir ri, propre à toutes les comédies de caractère. Il n'a rien non plus du rictus désolé dont La Fouchardière accom- pagne chacune de ses plaisanteries. C'est un rire qui ne déses- père pas de l'humanité, qui est une acceptation allègre de la vie, une interprétation joyeuse de l'univers, une dilatation de tout l'être dans l'aise de la pleine santé, une multiplication de sa force vitale qui accélère sa marche et lui compose mille visages, lui inspire mille combinaisons, lui donne enfin l'âme d'un Dieu créateur et consacre le triomphe de l'esprit sur la matière, du libre-arbitre sur le déterminisme.
Il faudrait examiner aussi comment ce comique nouveau, si étroitement inspiré par notre époque (voyez entre autres la satire de la poésie moderne au début, puis la satire de la démocratie) se rattache à la grande tradition des fabliaux, de Rabelais et des farces molièresques par les accessoires (les beuveries, les céré- monies avec discours latins, etc..) et surtout par h style robuste, dru et, si l'on peut dire, d'une « pureté populaire » inimitable. benjamin crémieux
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��LE ROI DE BÉOTIE, par Max Jacob (Editions de la Nouvelle Revue Française).
Certains auteurs écrivent pour se délivrer d'eux-mêmes ; d'autres semblent ne se séparer jamais de leur œuvre qui les imite et les épouse comme une ombre. Max Jacob est drapé dans sa légende comme un dieu dans son nuage. Chacun de ses livres est un portrait nouveau, toujours ressemblant.
Si j'étais roi de Béotie
J'aurais des sujets pour m'aimei- !
chantait un jeune pêcheur d'opéra-comique, « des lecteurs » diront les livres dédaignés, dans les bibliothèques.
Nouvelles ? Bonnes nouvelles ? Impressions ? Souvenirs ? A quel genre littéraire appartient le dernier livre de Max Jacob ? On ne saurait le dire. L'émotion s'y mêle à l'ironie, la fantaisie au pathétique. On peut regarder la vie « par le gros bout de la lorgnette » ; les hommes sont tout petits, devant Dieu, dit l'au- teur touché de la Grâce. La première partie du livre contient quelques contes ou nouvelles, d'une qualité remarquable.
La Petite Oise de Dandysme étudiée chei un Adolescent met en scène un jeune homme élégant qui, soudain pris d'une maladie de Foi, veut vivre selon la Vérité des Evangiles. Il n'y réussit pas ; moqué par ses amis, fatigué de jouer son rôle d'ange, il renonce au Paradis et, piètrement, remonte au ciel du lit des dames de chez Maxim's.
Alors commença cette vie de privations et de souffi-ances qui est encore aujourd'hui la mienne.
écrit Max Jacob à la fin de Surpris et Charmé que je crois le meilleur de toute la première partie du livre, avec quelques pages de YEntrepôt Voltaire où l'auteur cède moins facilement qu'ailleurs à l'ironie. Je n'oublie pas La Bohême pendant la Guerre de 19 t 4, Bonnes Intentions, Chantage, une charmante comédie — l'art du dialogue est familier à l'auteur du Cinénia- toma et des Lettres avec Commentaires qui souvent confie à ses personnages le soin de se présenter eux-mêmes au public et qui écrivait :
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Pour se venger de l'écrivain qui leur a donné la vie, les héros qu'il a créés lui cachent son porte-plume.
Max Jacob sait attacher et séduire un lecteur ; d'un fait divers sans importance, il dégage un petit drame psychologique. La souplesse de son style, l'élégance — parfois un peu trop recher- chée de son écriture, le don qu'il a d'observer des détails pitto- resques, « uniques » parce qu'il les rend tels, font de lui un écrivain singulier, et de son œuvre, presque aussi surprenante que celle de Restit de la Bretonne, une exception à la règle littéraire — sans parallèle, car l'originalité de Max Jacob le pré- serve de toute évocation précise.
La seconde partie du livre Nuits d'hôpital et l'Aurore est un journal du temps passé par l'auteur chez la « Marquise de Lari- boisière ». L'auteur avait été écrasé par une voiture, place Pigalle. Un ami lui disait :
— Alors, ce taxi...
— Ce n'était pas un taxi, mais une superbe limousine, répon- dit Max Jacob en ce soulevant sur ce lit d'hôpital où les nuits de fièvre et de souffrance étaient si longues. Il raconte son entrée au Purgatoire du boulevard Magenta, un soir d'hiver :
Il était évanoui dans son habit noir trop petit. On l'avait laissé deux heures sur une chaise de jardin dans un rectangle bitumé qui était une salle pour attendre une « baigneuse » et quand la baigneuse était venue, comme elle avait^montré un peu plus de bonne grâce que les agents de ville en civil si nombreux étales agents de ville en uniforme qui s'informaient du nom"de demoiselle de sa mère avec tant de solli- citude, car il n'y avait encore que cela dans l'hôpital endormi, Schwevi- chenbund (c'est le nom que l'auteur prête à sa burlesque image) avait éclaté en amabilités fondantes.
Ces pages sont empreintes d'une tristesse de premier choix et d'une émotion véritable qui nous éloignent un peu de la vie littéraire. Les mots magiques nous ouvrent les portes du monde obscur d'où l'auteur revient douloureux, blessé, mais le cœur plein d'un désir de pureté, espérant la fin du monde et l'aurore L Le plus touchant, c'est que la Muse de Max Jacob ôte enfin son masque de carnaval, essuie le fard de son visage et laisse couler sur ses joues de vraies larmes, sitôt changées en perles.
GEORGES GABORY
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DECADI OU LA PIEUSE ENFANCE, par Paul Ca:-m (Plon-Nourrit).
Décadi est un petit garçon, si réellement petit garçon qu'il faut bien qu'il soit inventé. 11 vit en enfant, en enfant sensible, attentif, réfléchi, curieux, et Imaginatif, autant qu'on peut l'être à cet âge, mais dont les pensées, les observations, la logique, et les rêves, ne sont pas plus la première ébauche de ceux qui occupent l'esprit et le cœur d'un homme que lui-même n'est une ébauche d'homme. Décadi n'est pas un homme en forma- tion ; c'est un individu oomplet, parfait, dont toutes les facultés sont logiquement développées, et adaptées au monde dans lequel il évolue. Et c'est pour cela qul est un véritable enfant, non un de ces personnages comme on en présente souvent, auxquels il ne manque qu'une certaine maturité, un peu de barbeau menton, et une erreur de l'état-civil pour être des hommes : ils vivent dans le monde des hommes, ils découvrent la vie, en reçoivent des impressions diverses, et réagissent devant elle, à peu près de la même façon que ferait un sauvage adulte, débarquant un beau jour sur le pavé parisien. On aurait l'impression, à les voir, que ce sont des hommes faits, un peu innocents, pas mal dessalés et pas très réussis, si l'on ne savait qu'au fond ils sont tout simplement le fruit d'une imagination littéraire qui travaille sur des souvenirs, et les adapte, sans que l'auteur remarque qu'il regarde son enfance avec des yeux d'homme, et se tonde sur des anecdotes, conservées par sa mémoire, où il introduit, pour les animer, non point le carac- tère qu'il avait jadis, en les vivant et dont il a perdu le souvenir, mais le caractère nouveau, qu'il a acquis depuis, et reporte dans le passé, en l'astreignant à se plier à l'image qu'il se figure avoir conservée, et qu'il crée de toutes pièces.
Le monde, tel que le voit Décadi, est aussi éloigné que pos- sible de la réalité. 11 voit bien ce que voient ses parents, et le docteur Dulait, et le Père de la Sorbière et le thermidorien ; mais il le voit autrement, il donne à chaque fait des explications par- ticulières, le situe et l'ordonne dans un univers spécial, qu'il a formé, qu'il cultive amoureusement, où la réalité transformée, l'imagination et le mystère se fondent avec agrément. Le Père de la Sorbière peut lui tenir de beaux discours, pleins de suc et
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de sel ; il les comprendra à sa façon ; et, s'il en retire des fruits, c'est qu'il a l'âme bien faite, et capable de transformer en prunes succulentes et douces à sa gourmandise les pommes de terre nourrissantes que l'on offre à son appétit.
Et cette « Pieuse enfance » n'est point une enfance mystique. Décadi ne demeure pas des heures en adoration devant l'autel ; s'il prie trop longtemps, il s'endort, quand il n'a pas pu s'échap- per pour aller jouer aux billes ; il ne se soucie pas du mvstère de l'Incarnation, et la question de savoir si les bêtes parlent la nuit de Noël lui semble un mystère plus excitant, et plus digne d'être, éclairci. 11 aime le bon Dieu, la Sainte Vierge, son grand- père, ses parents, ses amis, les fçuits et les gâteaux, et l'ânesse du père Garbasse. Que peut-on lui demander de plus ? C'est un petit Français, qui est heureux de vivre, qui pleure quand il a delà peine, qui rit quand il est heureux, qui interroge quand il ne comprend pas, et arrange à sa façon les réponses qu'on lui fait, pour qu'elles deviennent intelligibles, et satisfaisantes. C'est une pieuse enfance puisque ce petit enfant fait son métier de petit enfant, et le fait bien, et suitlesrègles qu'on lui impose, comme il les entend, et a bon cœur.
On ne s'aperçoit pas tout de suite de cette fraicheur, de cette simplicité, de cette vérité, parce que cet enfant ingénu est pré- senté par un auteur ingénieux. Décadi n'est pas seul en scène ; toute une petite ville de province s'agite autour de lui ; des personnages diserts s'entretiennent avec élégance, et, quand ils parlent à Décadi, on sent bien qu'ils ne parlent pas seulement pour lui, mais pour être entendus des lecteurs de M. Cazin. Et comme ils s'expriment bien, qu'ils ont beaucoup d'esprit et d'intelligence, les lecteurs de M. Cazin ne songent pas à le lui reprocher. On prend ainsi la double image de ce petit monde provincial, tel que le peint, dans sa vérité et son ironie, un écri- vain observateur et fin, et tel qu'il apparaît à Décadi, dans la simplicité de son âme sans malice, mais non sans ingéniosité. Je disais que ce petit homme ne pouvait être qu'inventé. Com- ment aurait-il pu, en vérité, conserver dans son souvenir un double aspect si différent ? due tous ces personnages aient existé, je n'en suis pas bien assuré ; mettons qu'ils ont existé juste assez pour servir à M. Cazin de prétexte à les inventer. Mais je suis bien certain que si Décadi a vécu, l'année dernière
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l'a vu naître ; avec un rien de souvenirs — toujours le simple prétexte — beaucoup d'observation et d'imagination, autant d'artifice, et encore plus d'art, M. Cazin l'a composé. Et c'est pour cela qu'il esr vrai. Il n'est rien de pire que la mémoire pour déformer les vérités anciennes. Mais alors ce n'est là que de la littérature ? C'est de la littérature, et l'on aime assez cela dans les livres. Je préfère l'émotion qui crée et l'art qui en ordonne les propos, à l'art qui s'évertue à créer une émotion sous prétexte de la ressusciter, verse le présent dans le passé, fausse l'un et déforme l'autre, introduit partout le désordre.
LOUIS MARTIN-CHAUFFIER
LE PONT TRAVERSÉ, par Jean Paalhan (Camille Bloch).
Il y a un, drame du langage. Qu'on n'en ait pas discerné l'importance et le pathétique depuis sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent — donc qui parlent • — • comment n'en être pas confondu ? Tous les rapports sociaux sont fondés sur le langage. Il stipule les conventions et les lois, cristallise les poèmes. Il est chargé de signifier. Comment ce serviteur de l'humanité avait-il pu jusqu'ici éviter tout contrôle et toute vérification de ses services ? Il avait trop su, c'est certain, se faire aimer pour lui-même. Mallarmé lutta pour le tirer de son rôle subalterne et lui confier toute gratuité d'action. Mais ce rôle subalterne le tenait-il avec fidélité et ne s'était-il pas désen- chaîné tout seul, jusqu'à régenter ses chefs hiérarchiques. Pensées et Sentiments ?
On se rendit enfin à l'évidence. Quelques années avant la guerre, le langage était dénoncé comme il le méritait. Les pamphlets lancés contre lui par Le Spectateur de 191 3 n'ont pas été vains. On vit que les trahisons de ce traducteur infidèle dépassaient les malfaçons et allaient jusqu'à se substituer à la pensée, jusqu'à l'asservir aux mots. Toute réforme intellec- tuelle, morale et sociale devait commencer par une réforme du langage, et peut-être s'5^ réduire.
Ceux qui voient en Jean Paulhan un épigone de Freud oublient, ou n'ont jamais su, qu'il appartenait au groupe du Spectateur, que la guerre a dispersé. Il en est resté le mainte-
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neur. Tous les renforts qui lui sont venus : le renfort lyrique des dadaïstes, le renfort médical de la psychanalyse et, en tout dernier lieu, chaperonné par Valéry Larbaud, le « monologue intérieur » de James Joyce n'empêchent pas qu'il ait été le pre- mier à occuper la place. Entre les pages des dictionnaires, les mots tremblent de terreur: le moment d'expier est proche.
Jacoh Cou> le Pirate ou Si les mots sont des signes n'est qu'un • réquisitoire : « L'on ne parle pas sa pensée directement. On parle ses mots... Les mots vous engagent... Il suffit de retourner l'ordre des mots pour avoir leur sens retourné... L'on n'a plus à penser, les phrases y suffisent... La tâche de la rime est de fonder pour un moment une prétention des sons voisins aux pensées voisines. »
Les mots n'ont-ils donc à invoquer aucune circonstance atténuante? Si. L'incurie de celui qui parle a sa part de respon- sabilité dans les crimes commis par les mots. Si l'on utilise leur « ressource naïve », les mots traduisent, sans trahir. (Voyez les précautions employées par Jean Paulhan lui-même dans le maniement du langage.)
Bien mieux : « Tel maître, tel serviteur. » Freud, par sa théorie des actes manques, nous ouvre des fenêtres sur bien des lieux bas de notre nature : c'est le langage ici qui sert la vérité en faisant apparaître fugacement ces terribles secrets, dans nos lapsus et dans nos rêves. Dans ce conflit permanent, c'est tour à tour l'inspirateur et le traducteur qui est dupe, criminel, véri- dique, faussaire.
S'il ne se joue plus chez un seul individu, mais entre plu- sieurs, combien ce drame de l'expression se compliquera-t-il encore, combien de possibilités engendrera-t-il ? LTne pensée déformée d'abord par les mots de celui qui la parle, interprétée ensuite par l'auditeur qui traduit ces paroles dans son propre langage et les soumet, ainsi traduites, à l'action de son incons- cient, à quelles confusions, à quelles explosions, à quelles interférences ne peut-elle pas conduire ?
Principe d'identité, syllogismes : fondements logiques du langage; figures de rhétorique : fondements poétiques du lan- gage, autant de notions périmées. \'oyez dans Jacoh Coiv l'ana- lyse de la métaphore. Une image n'est originairement qu'une impuissance à nommer l'objet, une approximation :
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Quelque enfant, ou étranger, parle de « cuillère à trous », de « couvercle pour tête ». Quelle fantaisie, dit-on. C'est qu'ils ne con- naissaient pas fourchette ou chapeau, ou bien ces mots leur avaient échappé. Ils ne cherchent qu'à serrer l'objet du plus près et à se faire entendre.
A la conce'pxion physique du langage, Jean Paulhan substitue une conception chimique. Ces unions, ces échanges entre les pensées et les mots, que l'on croyait passagers, fugitifs, sans conséquence, incapables d'apporter un changement soit dans la nature de la pensée, soit dans celle des mots, nous sont révélés comme des phénomènes chimiques, stables, définitifs, donnant naissance à des corps composés, qui, une fois composés, agissent avec leurs qualités propres, provoquant des modi- fications imprévues dans leur entourage immédiat de pensées et de mots.
Cette bataille incessante de la pensée (ou du sentiment) et des mots (ou des images), avec ses alternatives et ses rebondis- sements, c'est évidemment le tissu même de notre existence morale. En donner la notion, en taire revivre toutes les péri- péties, ce serait donner naissance à l'art le plus réaliste qui ait jamais existé.
C'est celui que souhaite Jean Paulhan. L'instinct qui a poussé le dadaïsme à renoncer au jeu normal de recouvrir chaque pensée du mot correspondant en laissant libre carrière aux paroles pour traduire l'inconscient est chez Paulhan volonté réfléchie, née de ses études de psychologie et de linguistique. Notons qu'un réalisme de cette sorte qui nous introduit dans le plus secret laboratoire intérieur, pourvu d'autant de cou- loirs qu'il y a de circonvolutions dans notre cerveau, entraîne à de longs romans cycliques dont l'œuvre de Marcel Proust nous offre un exemple.
Si Jean Paulhan ne nous a donné jusqu'ici que de courts récits, c'est qu'il vise surtout à nous fournir des données élé- mentaires, propres à illustrer ses théories. Le Pont Traversé c'est, après la Guérison Sévère et Aytré qui perd l'habitude, une troisième façon d'étudier, dans un cas psychologique simple, les rapports de la pensée et du langage et le jeu de l'incons- cient.
Pourquoi le héros de la Guérison Sévère ne parvenait-il pas à
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trouver la force de guérir sa grippe espagnole, malgi-é les soins de Juliette ? C'est qu'il avait trompé Juliette avec Simone et que ce secret, avec son fardeau de sentiments et d'images, occupait tout son esprit. A peine a-t-il laissé découvrir par Juliette les lettres de Simone, qu'il s'achemine vers la guérison. Toute la charge de sentiments et d'images qui l'encombraient a été transférée à Juliette par les simples mots révélateurs contenus dans les lettres de Simone.
, Pourquoi le sergent Aytré, qui a tué dans un village mal- gache M"^ Chaulinargues, Européenne, révèlera-t-il son crime ? Simplement parce que les mots trahiront sa pensée à la dérive et que le carnet de route — à lui confié par l'adjudant, chef de convoi, — dévoilera l'aspect imprévu pris par le monde à ses yeux depuis le jour de son crime, aspect imprévu' qu'il exprime par des séries de questions et des projets de réforme. Ici les mots jouent un rôle actif de dénonciateurs.
Enfin, dans le Pont Traversé, c'est le drame même de l'inter- communication des êtres qui est traité. La femme a quitté l'homme en lui reprochant de ne point assez se faire connaître : « Tu expliquais : je ne parlais pas assez, je ne me livrais pas. » Trois jours plus tard, l'homme est décidé à faire les premiers pas vers la réconciliation. Le pont qui séparait les deux amants se trouve ainsi traversé. Ce que cette décision coûte à l'homme, les sentiments qui l'agitent pendant ces trois jours, voilà toute la matière du récit, exposée sous la forme d'une succession de rêves — trois par nuit pendant trois nuits — sobrement com- mentés. Pourquoi ces rêves plutôt qu'une analyse suivie ?
C'est que ce procédé d'exposition permet de montrer avec une pleine liberté les images victorieuses des pensées et des sentiments, puis vaincues par eux. Il \ a des rêves où la sur- abondance des images va jusqu'à étonner le rêveur : « Il est étrange, écrit Paulhan dans le commentaire du troisième rêve de la première nuit, que l'on prenne, étant seul, tant de précau- tions et d'images pour se parler. »
Résumer ces rêves, ce serait presque les supprimer. Il faut avoir la patience d'en suivre tous les méandres, sans jamais s'irriter de leur lenteur. Peu à peu, presque tout s'éclaire et ce qui reste dans l'ombre, c'est que nos yeux n'ont pas su l'en faire sortir. Toute la première nuit est donnée au remords et à
�� � la crainte de ne pas retrouver le bien perdu. Non, je ne savais pas me faire entendre d’Elle, dit le premier rêve. Le second répond : c’est qu’elle était tellement en moi que j’imaginais que nous ne faisions qu’un. Et le troisième : si elle ou moi, pourtant, allions changer ? La deuxième nuit est consacrée à la rancune. La troisième à l’espoir des retrouvailles et d’une entente désormais parfaite grâce à l’emplois de mots nifis. Le nifi est sans doute le vrai langage des amants.
Il y a dans la façon dont Jean Paulhan mène ces jeux une subtilité, dont l’agilité et parfois aussi l’arbitraire souvent nous déconcertent. Et sa prose a l’aridité impitoyable d’un miroir.
Nous nous interrogeons. La méthode proposée est bien séduisante. Mais que rapportons-nous de ce voyage au pays des rêves ? Pas le moindre approfondissement de notre connaissance de l’âme humaine. Simplement une défiance plus expérimentée envers le langage, quelques symboles heureux illustrant une théorie psychologique et linguistique. Nous n’avons pas entendu les cris révélateurs que nous espérions ; nulle illumination s’entr’ouvrant sur les abîmes de l’inconscient. Un intérêt purement cérébral, où l’âme n’a point de part. A quoi bon tout ce réalisme, s’il n’en doit pas jaillir un sentiment nouveau de la vie?
Mais que se cache-t-il derrière le masque d’ironie dont Jean Paulhan n’a point encore consenti à se défaire ? Un visage de mandarin sceptique et mystificateur, qui ne trouve de plaisir qu’aux raffinements de l’ellypse et de l’allusion ? Ou un visage de douleur et de piété humaines qui, par pudeur, a jusqu’ici caché les larmes dont il nous plaisait de nous émouvoir?
BENJAMIN CRÉMIEUX
QUEEN VICTORIA, par Lytton Strachey (Chatto et Windus, Londres).
Lorque parut en mai 1918 Eminent Victorians de Lytton Strachey, le livre obtint un succès retentissant. Le succès — a-t-on dit avec raison — ne prouve rien ni pour ni contre la valeur d’un ouvrage. Il se trouva que cette fois il était justifié. De la pré^5é LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
face, qui définit nettement le point de vue adopte par l'au- teur, j'extrais ces lignes :
L'histoire de l'âge victorien ne sera jamais écrite : nous eu savons trop à son endroit. Car, pour l'historien, l'ignorance est la première condition requise, — l'ignorance qui simplifie et qui clarifie, qui choi- sit et qui omet, avec une placide perfection à laquelle l'art le plus accompli ne saurait atteindre... Ce n'est pas par la méthode directe d'une narration scrupuleuse que l'explorateur du passé peut espérer dépeindre cette époque singulière. S'il est sage, il usera d'une stratégie plus subtile. Il attaquera son sujet en des points inattendus ; il tom- bera sur les flancs ou sur l'arrière-garde ; il dirigera à l'improviste un phare puissant vers des recoins obscurs, jusqu'alors insoupçonnés... Il naviguera sur ce vaste océan de matériaux et plongera çà et là un petit récipient qui des profondeurs fera remonter à la lumière du jour quelque spécimen caractéristique, destiné à être examiné avec une curiosité soigneuse... J'ai essayé, par le moyen de la biographie, d'of- frir à notre regard de modernes quelques visions victoriennes.
Dans Eminent Victorians, Strachey a strictement rempli son programme ; le livre cependant offrait cette particularité d'être à la fois une réussite et une promesse, et la promesse était de celles qui arrêtent l'attention. Tout historien qui est en même temps un artiste le prouve avant tout par sa faculté de rnodeler, et ce pouvoir se reconnait à la progression dans le récit. Un récit ne progresse que dans la mesure où il ne demeure jamais plan : il faut qu'il soit alerte, mais il ne faut pas moins qu'à de constantes ondulations — infiniment délicates à apprécier, mais dont par contre on remarque aussitôt l'absence — se décèle le pouce du modeleur. Eminent Victorians portait à chaque page les traces d'un tempérament d'historien-artiste, et il apparais- sait évident que le jour où Lytton Strachey s'interdirait de nous éblouir, où il restreindrait même en apparence la part faite à l'amusement immédiat, il produirait une œuvre de la plus élé- gante fermeté.
Oueen Victoria a répondu à cette attente. Je sais peu de lec- tures qui divertissent à ce point ; je n'en sais guère où le diver- tissement soit aussi subtilement provoqué. Le secret de l'art de Strachey, c'est qu'il nous prédispose : comme d'un coup de baguette, il suscite les arrière-pensées qui répondront aux sien- nes, et un accord tacite s'établit qui se maintient jusqu'au terme. S'il était dilîicile, — en mon cas impossible — de résis-
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ter à la qualité de la satire dans certains passages à'Eininent Vidorians s on redoutait cependant qu'elle ne rejaillît sur le contexte et qu'elle ne le discréditât quelque peu ; on regrettait surtout qu'elle usurpât une place qu'on devinait pouvoir être mieux tenue encore ; sans doute d'ailleurs aurait-il fallu y voir ce pétillement spécial qui fuse des dons lorsque pour la pre- mière fois ils jouent à plein et qu'ils se découvrent pour ainsi dire en cours de route à celui-là même qui les détient. Avec Queen Victoria, comme une peinture dans la toile, la satire ren- tre dans le constat : une basse continue d'ironie accompagne ce constat, mais toujours à la cantonade ; — d'une ironie si réflé- chie qu'il semble presque que ce soit elle qui donne à l'ouvrage cet air de tranquille autorité. Les conclusions, que l'auteur nous laisse partout tirer, en prennent une portée toute générale. II y a même parfois, entre autres dans l'étonnant paragraphe final, un moelleux auquel avec Strachey nous ne pensions pas avoir droit.
Une traduction de l'ouvrage paraîtra prochainement chez Payot, et je m'en réjouis d'autant plus que ne possédant pas le talent d'exposition de Strachey, j'eusse été fort embarrassé de résumer un livre qui vaut par la science des éliminations non moins que par le nombre et l'imprévu des éclairages. J'essaierai d'indiquer ce qu'apporte de si nouveau l'art de Strachey et en quel domaine précis il s'exerce ; pour ce, ayant marqué la dis- tinction entre les deux livres, je ne me ferai pas scrupule de les mettre tous deux à profit.
Et d'abord c'est bien un art, — qui recouvre sans doute une méthode, sur laquelle nous reviendrons tout à l'heure, mais qui ne la laisse pas transparaître — et c'est un art qui s'appli- que à la fois à l'histoire et à la biographie, qui est situé aux confluents des deux genres, ou plus exactement qui institue un confluent là où coulaient jusqu'alors deux courants parallèles. La signification de l'œuvre de Strachey réside avant tout dans l'originalité de la position où sont installées ses batteries. A
I . Dans un article d'Edmund Gosse : The agony of the Victor ian âge (qui fait partie de Some diversions of a vian of letters) le lecteur trouvera formulées les réserves que l'on peut adresser à Eminent Victorians ainsi que l'indication de certaines lacunes dans la documentation.
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l'ordinaire le don de l'historien se présente isolé, — et aussi bien celui du biographe : un Albert Sorel d'une part, un Ro- main Rolland, un Daniel Halévy de l'autre déploient des quali- tés qui ne s'apparient qu'exceptionnellement. Si chez Strachey le fond premier semble la disposition de l'historien, la curiosité complexe et ce pendant agile, aux insinuations balancées, est celle d'un biographe de race. « Les êtres humains, dit-il, sont trop importants pour qu'on ne les traite que comme des symptômes du passé. Ils ont une valeur indépendante de toutes les circons- tances temporelles, — une valeur éternelle et qui doit être sen- tie pour elle-même. » Gardez-vous d'attacher à cette phrase les concomitants spirituels et moraux qu'elle impliquerait chez un Romain Rolland ; prenez-la au contraire dansj'acception quasi- scientifique où l'entendrait « un botaniste des esprits » comme Sainte-Beuve, tel qu'il apparaît dans le Lundi sur Fontenelle par exemple, — ce Fontenelle cher à Lytton Strachey qui offre avec lui plus d'une affinité.
Strachey avoue son goût pour «. les incomparables éloges de Fontenelle qui dans le lu stre de quelques pages condensent les existences multiples des hommes ». Lui-même ne rencontre pas en son récit un seul personnage qui y joue un rôle important qu'il n'en prenne la mesure : pour faire son portrait il choisit le moment oià l'astre du personnage prévaut, grâce à quoi le portrait s'incorpore au récit sans que ce dernier en soit suspendu. Tout en ne perdant jamais de vue la position qu'elles occupent sub specie seternitatis, Strachey possède à un rare degré le sens de la complexité des figures secondaires.
Je songe, écrivait Stendhal à Balzac, que j'aurai peut-être quelque succès vers 1860 ou 80 ; alors on parlera bien peu de M. de Metter- nich, et encore moins du petit prince. Qui était premier ministre d'An- gleterre du temps de Malherbe ? Si je n'ai pas le malheur de tomber sur Cromwell, je suis sûr de l'inconnu. La mort nous fait changer de rôle avec ces gens-là ; ils peuvent tout sur nos corps pendant leur vie ; mais à l'instant de la mort, l'oubli les enveloppe à jamais. Qui par- lera de M. de Villèle, de M. de Martignac, dans cent ans ? M. de Tal- leyrand lui-même ne sera sauvé que par ses Mémoires, s'il en laisse de bons, tandis que le Roman Comique est aujourd'hui ce que le Père Goriot sera en 1980 '.
I. Lettre de Stendhal à Balzac. Civita-Vecchia le 30 octobre i84o«
�� � Mais précisément Strachey excelle dans le travail inverse : ceux qui, vivants, furent les di majores de leur époque et que la postérité a ramenés à leur rang de minores, l’art de Strachey les tire de cet « oubli » qui menaçait en effet « de les enveloppera jamais » et leur fait contracter un nouveau bail avec l’existence ^. Libre d’un dogme paralysant entre tous, Strachey ne croit jamais à la simplicité des médiocres. Toujours les éléments sont multiples, mêlés, et laquestion pour Strachey reste toujours une question de dosage. Qu’il s’agisse de la galerie des portraits du personnage central : la reine Victoria elle-même — qui nous livre vraiment les différents âges d’une existence humaine, — du Prince Consort (la révélation la plus surprenante peut-être du volume : le personnage réel, d’une complexité si attachante, avait été à la lettre enterré sous les panégyriques officiels), de Lord Melbourne, de lord Palmerston, de combien d’autres, — il semble qu’avec je ne sais quelle cour- toisie narquoise chez l’artiste, la fraîcheur des peintures ait voulu devoir quelque chose à la jeunesse abolie des modèles :
Malgré l’étiquette de la cour et l’ennui qu’on y respirait, les relations de Lord Melbourne avec la Reine avaient fini par devenir pour celui-ci l’intérêt dominant de son existence ; se voir sevré de ces relations lui eût déchiré le cœur ; d’une manière ou d’une autre l’éventualité redoutable avait été conjurée ; il se retrouvait en place, triomphant : sans rien en laisser perdre, il savoura les heures passagères. Et c’est ainsi qu’enveloppée de la faveur d’une souveraine et réchauffée par l’adoration d’une jeune fille, cette rose automnale, en cet automne de 1839, connut une surprenante floraison. Pour la dernière lois, merveilleusement, les pétales s’épanouirent. Pour la dernière fois, en ces relations imprévues, incongrues, presque incroyables, le vieil épicurien goûta l’exquis du romanesque. Observer, instruire, réfréner, encourager la jeune créature royale à ses côtés, c’était déjà beaucoup ; davantage cependant de sentir, à travers cette constante intimité, le contact de son aflfection ardente, le rayonnement de sa vitalité ; plus que tout
I. Je pense ici à Queen Victoria plus qu’aux Eminent Victorians où l’on trouverait par contre la trace d’une tendance opposée : celle d’exécuter un peu rapidement des personnages d’une valeur authentique. Sur ce point je ne puis que renvoyer à l’article de Gosse, mais je tiens à m’associer à ce que dit Gosse au sujet de Arthur Hugh Clough. Dans la présentation de Clough, où rien ne contrebalance l’aspect mis en lumière, entre certainement une pointe d’iniquité. 360 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
peut-être était-il doux de se perdre dans une contemplation enjouée que coupait de temps à autre une vaine apostrophe, — de parler sans suite — de faire d'innocentes plaisanteries au sujet d'une pomme ou du volant d'une jupe, — de rêver. Les sources enfouies de sa sensibi- lité débordaient. Souvent, lorsqu'il se penchait sur la main de la Reine pour la baiser, il se surprenait en larmes.
C'est au moment où il commence un de ces portraits qu'il faut observer Strachey : on dirait qu'il s'attable. Dans cet esprit qui possède un tour si à lui que le moindre détail en est marqué, — mais dont il semble toujours que ce soit en se retirant qu'il s'inscrive, — on surprend alors la délectation. Les problèmes humains qu'il a devant lui, son plaisir est moins d'y apporter une solution définitive — trop intelligent et trop désenchanté pour croire qu'on la tienne jamais — que d'en agiter les élé- ments, de secouer sans cesse le cornet, et de faire se contreba- lancer les multiples combinaisons des dés. Parvenu presque au terme, il introduit parmi les données, au même rang qu'elles et à titre de complémentaire, un doute final sur la valeur des don- nées elles-mêmes, — et par cette dernière chance qu'il lui laisse de s'échapper il achève de circonvenir son modèle.
Car en dépit de tout, le Prince Consort n'avait jamais atteint au bonheur. Son travail, pour lequel en ses dernières années il finit par témoigner d'un appétit presque morbide, le soulageait, ne le guérissait point : tel un dragon, son déplaisir dévorait avec une sombre satisfac- tion le tribut toujours grossissant des jours et des nuits laborieuses, mais sans que sa faim en fût assouvie. Les causes de sa mélancolie étaient cachées, mystérieuses, peut-être par delà toute analyse ; elles plongeaient des racines trop profondes dans les replis les plus secrets de son tempérament pour que l'œil de la raison pût les appréhender. Il y avait des contradictions dans sa nature qui, aux regards de ceux qui le connaissaient le mieux, le faisaient apparaître comme une énigme inexplicable : il avait de la sévérité et de la mansuétude ; il était modeste et méprisant ; il soupirait après l'affection d'autrui et lui-même était froid. Il souffrait de la solitude, non seulement de cette solitude que crée l'exil, mais de celle qui enveloppe une supériorité dont ou a cons- cience et qui n'est pas reconnue. Il avait l'orgueil, à la fois résigné et présomptueux, d'un doctrinaire. Ht cependant ce serait le décrire inexactement que de ne voir en lui qu'un doctrinaire ; car le pur doc- trinaire jouit toujours d'un contentement intime dont Albert était fort éloigné. Il y avait quelque chose que tout son être désirait et qu'il ne
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parvenait jamais à obtenir. Qu'était-ce ? Une svmpathie sans réserve, inexprimable ? Quelque succès extraordinaire, sublime ? Peut-être bien une combinaison des deux. Dominer et être compris, — conquérir du même coup, }.ar le ttiomphe d'une influence identique, la soumission et l'appréciation des hommes, — oui, cela vaudrait vraiment la peine !
Sous de tels résultats il v a certainement une méthode, et j'inclinerais à croire qu'elle consiste en un art de lire très per- sonnel, fait à la fois de flair et d'un détachement dont nous aurons tout à l'heure à préciser la nature. Persuadé que c'est là oià l'on doit le moins les attendre que surgiront le détail, le trait typique, Strachey lit tout sur son sujet : le caput mortuiim de la documentation tombe par son propre poids et Strachey le commet allègrement à l'oubli. Les traits qui survivent, il se garde de les détacher ainsi que nous avons coutume de le faire : il n'y a pas — enviable exemption — d'italiques en cet esprit : le moment venu, les traits occupent tranquillement la place qui leur convient ; et ce rehaut qui les lustre, c'est le soulignement de notre adhésion qui le leur communique en partie : par eux- mêmes ils ne veulent devoir l'essentiel qu'à leur lumière. On sent que tout s'est composé d'abord dans la tète de l'auteur qui, à l'abri de toutes les sortes d'enivrement, ne prend jamais la plume trop tôt.
L'impression qui se dégage de la lecture de ces livres ne rappelle rien autant que celle que donne un grand mémoria- liste. Il semble qu'à vivre avec les témoignages, Strachey ait acquis une expérience qui équivaut pratiquement à la fréquen- tation des personnes et qui le place à l'angle même d'où le mémorialiste écrit. Au « je » du mémorialiste se substituent — parfois sous la forme de propos entre guillemets, mais le plus souvent (et c'est là que Strachey est vraiment incomparable) sous la forme pour ainsi dire de la parole intérieure — les opi- nions, les points de vue et les jugements des personnages qui successivement viennent occuper le devant de la scène ; ailleurs, dans les parties où Strachey ne rapporte plus, où il évoque, il fait toujours figurer l'un ou l'autre de ces détails matériels qui demeurent bizarrement incrustés au premier plan de la vision interne pour y rompre toute perspective : au seul fait de leur mention à la minute opportune, l'apparition surgit.
�� � Il y a dans Oueen Victoria certains chapitres — celui sur la joute engagée entre le Prince Consort et Lord Palraerston, celui sur les rapports contrastés de Gladstone et de Beaconsfield avec la Reine — qui se classent tout près des passages opimes de Retz, — de ces passages où le récit roule sur les rails de telle sorte que parvenu au terme seulement, puis revenant en arrière le lecteur est en mesure d’évaluer le butin. L’histoire, chez l’un et l’autre, est bien « une résurrection », mais sans que nul fiât n’intervienne : ils discernent trop de choses pour être saisis- sants : l’exposition reste leur procédé favori et Strachey a eu raison de placer son premier livre sous cette devise : « Je n’im- pose rien, je ne propose rien, j’expose. »
Qui poursuivrait ces recherches jusque dans le style même de Strachey aboutirait sans doute à des constatations analogues. Non seulement Strachey préfère à tout le mot juste ; mais la justesse même, il la veut attendue, ayant passé par tous les frot- tements de l’usage. Demi-coquetterie d’un artiste qui sait ce dont il est capable. A chacun de ces mots, il semble qu’avant de les employer Strachey ait fait subir une cure d’isolement, et lorsqu’ils apparaissent sur la page, ils le font avec je ne sais quelle propriété négligente qui n’exclut pas l’étincelle : le galet scintille un instant. Dans le style de Strachey il y a comme une rareté, — mais c’est celle d’une familiarité qui a retrouvé son éclat.
Au moment où parut Eminent Victorians, le critique du Times signalait « quelque chose de presque sinistre dans le détachement de l’auteur », et l’épithète rendait avec exactitude le léger frisson que donnent certains passages du livre. A Queen Victoria, pour les raisons que j’indiquais au début, elle n’est plus applicable ; il ne faudrait pas en inférer cependant que le détachement fût moindre ; il semble seulement que l’on en aperçoive mieux les motifs. Essayons de préciser en quoi ce détachement consiste.
Sans doute, lorsque dans la mixture humaine on prise si fort, on isole avec autant d’ingéniosité le condiment personnel, il est impossible qu’on ignore le sien propre, ni qu’on en néglige l’emploi ; — et le détachement d’un Strachey est en tout état de cause aussi inévitable que l’immersion d’un Pégu)\ Mais si NOTES 363
on s'aventurait à en déterminer les composantes, peut-être les trouverait-on dans l'alliance d'un « point de vue de Sirius » (mais qui chez Strachey ne va jamais jusqu'à s'exprimer) avec un goût d'entomologiste qui collige les variétés des humeurs. L'in- térêt qu'il porte à celles-ci semble en son cas fonction de ce détachement premier ; — et par là l'attitude de Strachey devient l'attitude inverse de l'attitude de celui qui donna le premier la formule du « point de vue de Sirius ». « Renan peut être consi- déré comme le type d'une classe d'intelligences absolument con- traire à cette autre classe d'intelligences qui reconnaît son modèle dans Sainte-Beuve. Pour ce dernier, les idées étaient un moyen de voir et de montrer la réalité. Ce,tte réalité n'est guère, au regard de Renan, que la condition d'existence des idées ' ». Fontenelle et Sainte-Beuve, telles sont ici encore les références de Strachev ^■
Mais en sus de la disposition native, le détachement de Stra- chey ressortit à des causes tout intellectuelles, — lesquelles sont solidaires de la conclusion générale qui se dégage de ces volumes, et l'illuminent. Esprit critique avant tout, Strachey s'est constitué l'historien d'une époque où se produisit une éclipse quasi-totale de cet esprit, et son œuvre vient parfaire nos induc- tions à cet égard. Le fait négatif fondamental concernant l'épo- que victorienne semble bien résider dans une acceptation pas- sionnée des données premières, — dans le refus et l'incapacité tout ensemble de les critiquer. A quoi on pourrait objecter que l'époque victorienne fut au premier chef une époque de contro- verse, et en particulier de controverse religieuse ; mais la con-
1. PauLBourget. Essais de Psychologie Contemporaine, appendice B. A propos du Prêtre de Néini.
2. Strachey est à tous égards un amateur exquis des lettres et de l'esprit français. II débuta par un essai sur la poésie de Racine — paru en 1902 dans la New Qiiarterly Review — qui est un modèle de discer- nement et de sagesse critique et qui constitue la première justice ren- due en Angleterre au génie racinien. Strachey est revenu sur ce sujet dans ses Landmarks of French Literature qu'il écrivit pour la Home Uni- versity Library of Modem Knowledge et qui, dans les dimensions prescrites par la série, traite de la littérature française depuis les origi- nes jusqu'à Baudelaire inclusivement : petit volume accompli où la sûreté de la mise en place et l'impartialité des jugements n'excluent jamais des vues et un tour personnels.
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troverse précisément implique un accord tacite sur certaines données premières qui ne rend que plus aigus et plus âpres tous les différends qui surgissent autour de leur interprétation. Même chez les plus grands victoriens il subsiste toujours, par- fois sans qu'ils en aient conscience, une donnée soustraite à toutes les attaques. De l'un à l'autre la donnée varie, mais toujours il y en a une.
Cette carence d'un esprit critique qui aille jusqu'au bout de son travail rend compte à la fois de la prodigalité du génie et de la réaction inévitable contre ce génie même. L'opulente richesse des œuvres qu'il engendra tient pour une part à la solidité jamais mise en question du terrain sur lequel il s'appuie. Il fal- lait que la victorian complaccncy vînt à être battue en brèche, et qu'il en résultât cette désagrégation que fait subir aux données l'analyse d'un Butler par exemple. xMais presque toujours l'épais- seur en est le prix : il semble que l'esprit critique soit obligé de payer par un certain amincissement des œuvres ce qu'il obtient par ailleurs de plus courageuse vérité '. C'est pourquoi lors- qu'on relit tel poème de Hardv composé dans les années i86é- 1867 ^ on mesure mieux que jamais la solitaire grandeur de l'homme qui, nous ébranlant d'une émotion à laquelle aucune région de notre nature ne saurait demeurer soustraite, ne l'ob- tient jamais au dépens de la vue générale de l'univers à laquelle son esprit donne adhésion, — qui par cette vue au contraire communique à l'émotion elle-même une vigueur qui la creuse et la tonifie à la fois. D'oià le respect, la vénération même, mais virile, que lui portent aujourd'hui en Angleterre tous ceux qui ont peine à être justes pour les grands victoriens.
J'ignore tout de l'attitude de Strachey envers le point de vue de Thomas Hardy ; mais s'il le contestait, ce ne pourrait être que
1 . Un des prodiges de l'œuvre de Marcel Proust réside dans le cons- tant démenti qu'elle inflige à cette assertion. • — En France d'ailleurs le problème se poserait dans des termes assez différents, car l'esprit criti- que est si central dans le génie français que celui-ci, plus ou moins, lui a toujours fait sa part. — Cette désagrégation des données premières parait constituer aujourd'hui le fait européen essentiel ; et si grave qu'en puissent être les multiples menaces, dans un domaine au moins — celui de la psychologie — il autorise de vastes espoirs.
2. Les Wessex Poems parurent pour la première fois eu 1898, mais les plus anciens portent la date de 1865.
�� � parce que le détachement de Strachey l’aurait détaché du point de vue cosmique lui-même — et on serait libre alors d’y voir ou le comble de la logique, ou la pièce de choix dans la vitrine de ce perspicace collectionneur des illogismes humains.
CHARLES DU BOS
EDITEURS ALLEMANDS.
Une fois de plus le voyageur qui s’arrête aux devantures des librairies en Allemagne est frappé par l’extraordinaire richesse des publications de tous ordres. En 1911, les éditeurs de là-bas lançaient 31.000 ouvrages sur le marché contre 11.000 en France, 10.000 en Angleterre. La proportion demeure aujourd’hui sensiblement la même. Et la qualité matérielle des éditions semble à peine souffrir des conditions économiques du pays. On est étonné du luxe avec lequel sont présentés des livres comme celui de Grautoff sur la peinture française depuis 1914, des revues comme Genius, Feuer. On se demande comment les éditeurs couvrent leurs frais, le lecteur allemand ayant la réputation de prendre ses livres en location plutôt que d’acheter. Mais la clientèle étrangère se trouve attirée par le change, malgré la majoration des prix à l’exportation et la rapacité des courtiers, et l’Allemand lui-même achète plus qu’autrefois. Certains chiffres sont éloquents. De la fameuse et fumeuse dissertation de Spengler : Untergang des Abendlatids, dont le premier tome — 615 pages grand in-8 — revient à cent marks, 53.000 exemplaires s’étaient vendus en 1920. Du Retour de l’enfant prodigue d’André Gide, tiré en 1917 à 25.000 dans la collection à soixante pfennigs, l’Insel a dû donner une nouvelle édition. Des œuvres de Tagore 300.000 exemplaires se sont enlevés. Il y a là le signe d’une activité intellectuelle exaspérée plutôt que ralentie par la guerre. C’est toujours l’élan d’un peuple qui bien que vaincu, peut-être parce que vaincu, entend jeter dans le plateau de la balance toute sa masse, peser de toute cette Wucht dont il est fier, et qui est à la fois poids et mouvement.
Mais la masse ainsi projetée a-t-elle une orientation nette ? La direction du mouvement intellectuel demeure-t-elle celle d’avant-guerre ? Dans une richesse dont on a toujours dit 366 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
qu'elle était désordonnée et que l'Allemand lui-même ne s'y retrouvait pas, est-il possible de distinguer des valeurs nou- velles, de les démêler des anciennes ? Cela exigerait une lon- gue investigation. Elle n'est pas impossible. Une première et intéressante démarche consisterait à faire le tour par l'extérieur, à prendre les catalogues de librairie, dont l'examen est sugges- tif. Les éditeurs allemands facilitent la besogne. Tous les ans ils publient en commun une liste des ouvrages nouveaux qui peuvent intéresser le grand public. En outre, quelques maisons particulièrement actives, Fischer, Diedrichs, l'Insel-Verlag, Kurt Woltî, offrent régulièrement à la clientèle comme chez nous les grands magasins, un aperçu de leurs nouveautés. Dans des almanachs de plusieurs centaines de pages, soigneuse- ment imprimés, illustrés et cartonnés, on trouve non seule- ment une bibliographie commode, mais des extraits assez longs, de véritables échantillons du roman, du drame, du recueil de vers qui viennent de paraître. En outre les éditeurs se sont grou- pés pour faire paraître dans le même esprit une publication mensuelle : das Deuische Buch, qui est destinée spécialement à l'étranger.
Il ne faut pas voir seulement une ingéniosité commerciale dans cette innovation. Elle répond autant au besoin qu'a le public allemand d'être guidé, qu'à la volonté de l'éditeur de l'engager dans ses voies, et cette réclame est en même temps une propagande d'idées ; elle fait partie de ce que, dans les vingt années qui précédèrent la guerre, on âppehit Kuli urpol il ik. En même temps que Nietzsche, une élite là-bas s'était rendu compte des dangers du réalisme bismarckien pour la vie spiri- tuelle de l'Allemagne. La civilisation neuve dont on avait attendu l'apparition à un coup de baguette magique tardait à naître, menaçait d'étouffer sous le poids de la matière. D'ardents prosél3'tes se mirent en tête d'aider à sa genèse. L'idée d'orga- nisation hantait leur milieu ; ils entreprirent donc d'organiser l'activité intellectuelle du Reich comme d'autres orsranisaient son industrie, son commerce. Penseurs, poètes, artistes, chacun s'enrôla, voulut prendre sa part de la grandiose tâche collec- tive : l'enfantement d'une civilisation allemande, dont on espé- rait qu'un jour elle serait la civilisation tout court.
Quelques éditeurs d'avant-garde furent des premiers à se
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rallier au mot d'ordre. Eux aussi se sentaient chargés d'une mission, la plus importante peut-être de toutes celles qui cons- tituaient la grande mission allemande. Ils eurent leur politique du livre, celle dont Fischer de Berlin fit un exposé si curieux dans son catalogue de 191 1. Dans l'esprit de cet éditeur dont la maison était depuis vingt-cinq ans le quartier général des jeunes, il ne s'agissait plus seulement de lancer au petit bon- heur l'ouvrage qui doit réussir, l'auteur qui mérite de percer, ou de faire sa fortune avec celle d'un cénacle. L'éditeur moderne devait être, sinon le créateur de valeurs nouvelles dans le domaine de l'esprit, du moins l'organisateur de leur marché, le banquier qui use de son crédit pour leur donner cours.
Dans la bourse aux idées on le vit en effet déterminer des courants, imprimer des directions. Choix des auteurs, qu'il groupait de façon à créer une atmosphère, collections à bon marché établies en vue d'une action pédagogique, présentation du livre dans le goût (gothique, ou français ou anglais) que l'on voulait faire prévaloir, suggestions et conseils au lecteur, recettes pour se cultiver, autant de moyens de former la clien- tèle. Le procédé réussit, s'adressant à des gens dociles, avides de se former, impatients de ne plus passer pour « les barbares d'autrefois », et d'autant mieux prêts à admirer l'idéal de culture qui leur était proposé qu'ils en étaient plus éloignés. Ainsi à chaque nouvelle entreprise de librairie une école s'ouvrait pour l'éducation en masse d'un peuple demeuré enfant.
Un trait était commun à ces tentatives de civilisation : la recherche de ce qui est allemand. Comme il est naturel à un pays qui n'est pas fait encore, qui demeure sans unité profonde, des tendances contradictoires s'affirmèrent. Néanmoins, et c'est un point important, Fischer en particulier réussit à mettre un lien entre des intellectuels venus des quatre coins de l'Alle- magne. Gerhai't Hauptmann, Thomas Mann, Dehmel, Alfred Kerr, Rathenau, pour ne citer que ceux-là, se présentaient comme une sorte de bloc fondu au creuset berlinois. La capitale de l'Empire devenait capitale dans le domaine des idées aussi, des impulsions en partaient qui allaient jusqu'à la périphérie. Un certain goût s'y formait, le ton y était donné, donné surtout par des Israélites berlinois. De la souplesse et du système, le goût du nouveau et celui de la tradition, de la seule tradition
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qui existât en Allemagne, la prussienne, et par-dessus tout un éclectisme intelligent, autant d'éléments qui assurèrent le succès de Fischer. Ses publications flattaient par leur allure à la fois libérale et germanique. Eclectiques, accueillantes aux étrangers, en particulier aux Scandinaves, tout en écartant doucement l'influence française, elles agissaient dans le sens national, préparaient l'avenir d'une plus grande Allemagne intellectuelle. La province aussi était à la tâche. Mais les mots d'ordre qui en partaient n'étaient pas toujours ceux de Berlin. Il faudrait signaler les efforts de Diedrichs d'Iéna, visant à retrouver dans le passé allemand, et, malgré un peu de teutomanie, chez les Russes et les Français, les éléments d'une régénération morale, et à constituer une tradition allemande plutôt que prussienne. Même orientation, avec plus de pédanterie, dans les collections du Kunshvart, qui devait faire l'éducation esthétique de la petite bourgeoisie. Ce n'est qu'avec Y Insel-Verlag de Leipzig qu'a commencé de poindre l'esprit artiste. Ici la note fut dès le début franchement cosmopolite. Il faut, disait Van de Velde, chercher' partout, à l'étranger aussi bien qu'en Allemagne, les maîtres de la civilisation nouvelle. Verhaeren, Gide, y prirent une place -d'honneur à côté de Wilde, de Hofmannsthal, de Rilke. Plus de typographie gothique, mais, ce qui était une petite révolution, le signe d'un renoncement à certaine foi tudesque, de claire et belle romaine, et des livres nets, sobres, corrects, à l'anglaise. A la présentation de ces ouvrages et de ceux d'éditeurs comme Paul Cassirer, on reconnaissait qu'une partie au moins de l'Al- lemagne, celle qui souffrait d'être amorphe, qui tendait au %\.y\t, s'orientait vers nous. Les formes du Midi lui semblaient bonnes à contenir l'âme du Nord.
Quelles modifications la guerre a-t-elle apportées aux concep- tions des missionnaires du livre ? Triomphante, elle eût été pour eux aussi l'occasion d'étendre le domaine de leur organi- sation. Au début, presses et auteurs furent mobilisés ; Haupt- mann, Thomas Mann, Dehmel donnèrent de la voix; des collec- tions pour servir à l'histoire contemporaine — entre autres celle de Fischer — furent lancées, où l'on exaltait le Gocheii, YEmdeii, la liberté allemande, la mission allemande, la Prusse et son empreinte. Cela ne dura guère, et il est assez curieux de
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constater combien vite un demi-silence se fit sur les choses de la guerre, ou tout au moins quel changement se produisit dans la façon d'envisager les problèmes qu'elle posait. Dès 191 6, le titre seul des ouvrages lancés annonçait déjà un revirement. Comme si l'unanime mouvement de 19 14 n'avait été qu'une spéculation, comme si sa grandiose faillite eût alors paru évi- dente, il n'intéressait plus ceux dont Rivière a dit la prodigieuse faculté d'oubli. Les écrits nouveaux sortaient volontiers de l'ordre lyrique. Orientés en masse vers l'examen des faits pas- sés, ils trahissaient un besoin de retour sur soi, un lent réveil de l'esprit critique. La Prusse, s'il était encore souvent question d'elle, s'y trouvait passée au crible. Aux manifestes de la foi, de la certitude, succédaient ceux du doute. Gœthe au lieu de Bis- marck redevenait pour quelques-uns le héros, et chaque année c'est un vers de lui que les éditeurs de l'Insel mettaient en épi- graphe à leur catalogue, un vers exhortant à reconstruire après avoir détruit, ou à espérer, tel Epiménide, du fond de la douleur. Espérer, se reprendre, refaire, le mot d'ordre était général Diedrichs et Fischer aussi bien que l'Insel annoncèrent leur intention de contribuer au nettoiement, à la purification, désor- mais nécessaires, de l'esprit allemand.
Et sans doute faut-il louer de ce courage ceux qui naguère ne doutaient point d'eux. Reste pourtant qu'ils continuent de croire à leur mission, modifiée en ce sens seulement que l'esprit y aurait plus de part. Mais toujours l'esprit national. Et, il faut le craindre, toujours hypnotisé par l'idée d'organisation, pas encore délivré du moule ancien, pas encore libre. On n'a pas impunément cru, pendant un quart de siècle, tenir les matrices de la civilisation ; l'attitude d'accoucheurs de mondes nouveaux est devenu habitude. Elle reparait chez ceux qui travaillent à constituer une énorme bibliothèque de la sagesse d'Extrême- Orient, pour ravitailler, régénérer l'univers. Et c'est, autant qu'une tendance au cosmopolitisme, qu'une volonté de « rebâ- tir la civilisation mondiale », un oeu de la sufiisance de l'ère impériale qui pousse YInsel, fière de donner un signal de rallie- ment aux navigateurs dispersés par la tempête, à éditer trois collections nouvelles : Pnudora — Bihlioihcca Mundi — Lihri libroniin — où les œuvres de toutes les littératures sont publiées dans la langue originale, de sorte que l'on peut — au cours du
2.'.
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change, c'est un avantage dont les étrangers ne se privent guère
— acheter Moh'ère, Musset. Baudelaire, Stendhal dans une édi- tion de Leipzig '.
Pourtant, aux yeux de quelques Allemands, chaque jour plus nombreux, h KuUiirpolitik est déj<à du passé. Quelque chose de plus fort que l'esprit d'organisation les anime, un souffle qui par endroits fait sauter les cadres rigides d'hier. L'Empire semblait aux Kullurpolitiker une maison nue mais bien bâtie ; ils s'accom- modaient de son architecture imposante et ne prétendaient qu'à l'orner, à y trouver un coin pour l'art, les livres, pour leur pen- sée, ordonnée selon les lignes mêmes du monument. Tandis qu'aujourd'hui les jeunes — la jeunesse chez eux non plus n'est pas question d'état-civil — se sentent mal à l'aise dans la bâtisse de Bismarck. Fût-elle étendue aux limites du monde qu'ils la trouveraient caserne, que leur pensée y étoufferait encore. La révélation qu'ils apportent, c'est que la pensée doit être libre. Pour eux, dire : Kulturpolitik, subordonner ce qui est de l'ordre intellectuel à ce qui est de l'ordre politique, un ordre politique que tacitement l'on reconnaîtrait fixe, parfait, et devant déter- miner le reste, c'est intervertir les facteurs, fausser leur rapport. Au lieu de Kullurpolitik les nouveaux-venus, s'ils choisissaient une formule, renverseraient les termes, à la française, et diraient « culture politique ». C'est ce qui a le plus manqué à l'Alle- magne, ils le sentent, et de quel prix paie sa faute un pays qui s'abandonne, qui s'en remet à ses dirigeants du soin de l'orien- ter. La pensée qui se croyait le mieux à l'abri des agitations d'un jour y a perdu son autonomie. Ce n'est rien moins que cette autonomie qu'ils veulent retrouver. L'Empire, disent-ils, était tourné contre l'esprit. L'esprit à son tour se réveillant se tourne contre l'Empire. Aux yeux de ces hommes qui n'ont pas encore d'éducation politique, pour qui le mot « Republik » n'est qu'un symbole, il ne s'agit ni de triomphes électoraux, ni départis. Le seul parti qui importerait serait celui de l'esprit
I. Déjà, avant la guerre, Kurt Wolft" avait édité en français ks Précieuses ridicules, Manon Lescaut, Les Fleurs du mal et des « Vers » de Verlaine. Aux éditions de VInsel paraissent Baudelaire, Musset, Sten- dhal, Molière, Balzac, Bossuet, Corneille, La Fontaine, Mérimée, Racine.
— Les volumes de la collection Pandora coûtent 4 mk. 50. Ceux de la Bibliotheca Mundi 25 mk.
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réclamant d'abord le droit de se gouverner, et ensuite le droit à
��gouverner.
��Que leurs idées fassent du chemin, on n'en saurait doutera voir le succès d'ouvrages comme ceux de Heinrich Mann l'Homme de la république allemande. Après son frère, pétrifié dans le germanisme, en opposition à lui, il connaît à son tour les tirages à trente, quarante, cinquante mille. Une partie de la jeunesse allemande échappée aux déformations de l'enseigne- ment ofticiel se nourrit de ses oeuvres. Même accueil est fait aux écrivains qui comme Fritz von Unruh, Cari Sternheim, ont délibérément brisé les attaches avec un régime intellectuel soli- daire du régime politique, qui ont osé dire non, qui se sont opposés à la folie d'acceptation, d'adaptation.
Quelques éditeurs se sont laissés porter par ce flot « révolu- tionnaire ». Cela ne va pas sans choquer ceux qui passèrent longtemps pour « modernes » et qui déplorent avec Diedrichs « une psychose nouvelle succédant à la psychose de guerre ». En fait l'Allemagne bouge dans les profondeurs, et avec elle on voit avancer les plus avisés, un Kurt WoliF de Leipzig, qui édite Tagore, Heinrich Mann, Cari Sternheim, Franz Werfel, — un Paul Cassirer, de Berlin qui déclare chercher dans les œuvres qu'il publie — celles deSchickele, d'Edschmid, de Hasenclever, de Kurt Eisner, de Landauer — une pensée jeune, accordée à de nouveaux besoins moraux et sociaux, libératrice. Il faut également citer ici les tracts de la maison Rowohlt, les collec- tions d'Erich Reiss, de Kiepenheuer et le Rhein-Verlag de Bâle, qui publie surtout des traductions, entre autres une ver- sion française des œuvres de Rathenau.
Le mouvement que l'on devine en passant en revue les édi- teurs allemands n'est point de surface. Il s'accuse puissant dans les œuvres de quelques écrivains que nous aurions intérêt à connaître. Mais il faudrait avant de passer à leur étude conti- nuer d'examiner dans son ensemble la nouvelle Allemagne, chercher ses frémissements à travers les revues et dans les mani- festes qu'elle lance à profusion.
Félix Bertaux
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LE RÈGNE DE L'ANTÉCHRIST, par Dmitri Mérejkowsky; MON JOURNAL SOUS LA TERREUR, par Z. Hippius; NOTRE EVASION, par D. Philosophoff; traduits du russe (Bossard).
L'intérêt et la signiiication de ce recueil me paraissent résider non dans les prophéties et les considérations générales de D. Mérejkowsky, mais dans le Journal de M.me Hippius.
Les considérations générales et les prophéties, ce n'est pas cela qui nous a jamais manqué ; celles de Mérejkowsky ne présentent pas un degré de probabilité supérieur à celui de la plu- part des affirmations de ce genre, si catégorique que soit leur ton. Mais le Journal de M.me « Hippius est un document historique d'une valeur immense dont toute la signification et la vérité atroce ne peuvent être bien saisies que par nous autres, Russes, qui avons passé par les mêmes souffrances, qui avons vu de nos propres yeux ce qu'elle raconte d'une façon si naturelle, si exacte, qui avons vécu ces sentiments, ces émotions qu'elle transcrit avec une si parfaite sincérité. Mais les témoignages de ce genre sont très nombreux déjà : aussi quand j'insiste sur la valeur documentaire du Journal de M.me Hippius j'ai en vue non ses descriptions des rues de Pétrograd, les renseignements qu'elle nous donne sur le prix du pain, sur la température dans les maisons, etc., mais sa propre personnalité, ce qu'elle nous laisse voir de ses pensées, de ses sentiments.
L'accusation la plus terrible qu'on ait pu porter contre le régime bolchéviste c'est d'avoir « avili les âmes ». Sous l'action de la faim, du froid, de la terreur, les esprits se débilitèrent, la crainte, la haine et la rage impuissante prirent possession des cœurs, d'anciens instincts depuis longtemps éteints s'y réveillèrent. M.me Hippius elle-même, malgré son beau talent, malgré son intelligence si claire, si précise et sa grande culture intellectuelle, M.me Hippius ne put échapper à la contagion : elle distingue très bien que les autres sont malades ; a-t-elle conscience d'être également atteinte ? Nous devons lui être reconnaissant en tout cas de son entière sincérité ; l'action déprimante, avilissante du régime russe ne peut plus faire de doute lorsque nous voyons M.me Hippius, le poète, le romancier, le critique que nous avons tous aimé, rapporter très sérieu■NOTES '373
scment des racontars et des potins de concierge sur les maî- tresses des commissaires, les gains de tel ou tel spéculateur, les menus des dîners de Gorky et de Lounatcharsky, etc., lorsque nous lisons des phrases comme celle-ci,: « Après l'ex- plosion de Moscou (attentat fort bien conçu, mais dont les résultats ont été insignifiants — quelques petits youpins de médiocre importance ont seuls été tués et Nakhamkès assourdi)... ». On comprend à la rigueur que M^^^ Hippius ait pu écrire cette phrase sur son carnet le 21 septembre 19 19, à Pétrograde ; mais on s'étonne qu'elle ait pu la faire paraître sans restriction aucune, sans un mot d'explication, en 1921, à
Paris !... B. de schlœzer
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LE MONSIEUR DE SAN FRANCISCO, par Ivan Bouuine. Traduit du russe par Maurice (Bossard).
C'est un recueil de nouvelles, choisies dans l'œuvre déjà considérable de l'écrivain russe, jusqu'ici ignorée en France et dont la valeur n'a été reconnue, même dans son propre pays, que depuis la guerre, depuis la révolution surtout. Dans sa préface à l'édition française, Ivan Bounine s'étend lui-même avec quelque complaisance sur les difficultés qu'il a eu à sur- monter, sur l'accueil réservé, indifférent qu'ont fait à ses livres le grand public, la critique. Les causes de l'erreur d'apprécia- tion dont il se plaint, apparaissent très clairement aujourd'hui : en Russie, les considérations et les sympathies politiques ont toujours joué un très grand rôle dans les destinées des écrivains ; on y a vu des écrivains de second, de troisième ordre arriver très rapidement à une grande notoriété pour des raisons tout à fait extra-littéraires ; l'ardeur de leurs convictions libérales ou socialistes leur servait de talent. Des opinions conservatrices, réactionnaires, au contraire, un attachement trop marqué pour l'église, paralysèrent l'action de maints écrivains remarquables, par exemple de l'admirable Lièskov.
Bounine jusqu'en ces dernières années ne s'occupait jamais de politique ; il faisait pis encore : il traçait des paysans une peinture cruelle qui était en complet désaccord avec la légende doucereuse que depuis des années cultivait avec une sorte de fétichisme la littérature russe. D'autres avant lui, Tchékhov
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par exemple dans ses Paysans, avaient déjà peint des tableaux peu flatteurs du peuple des campagnes. On ne le leur avait pas pardonné, et Tchékhov lui-même fut long à se remettre du coup qu'avaient porté à sa popularité les Paysans. Mais les scènes tracées par Bounine étaient particulièrement terribles et produisaient une impression d'autant plus douloureuse que l'écrivain conservait toujours un calme épique, contait avec un parfait détachement et paraissait ne nous présenter qu'une simple épreuve photographique.
Aujourd'hui la situation a complètement changé ; les esprits ont tourné et ce qui nuisait au succès de Bounine — la peinture du paysan russe poussée au noir, son éloignement de tout socia- lisme — - lui est maintenant porté à crédit. Le voilà promu au rôle de prophète de la révolution russe ; lui seul, dit-on, a vu clair. Bounine lui-même, semble-t-il, se prête volontiers à ce nouveau rôle. Des considérations extra-littéraires viennent donc une fois de plus fausser nos appréciations.
En réalité, Bounine n'est ni un prophète, ni un penseur, ni un homme politique. C'est tout simplement un grand artiste, et, vraiment, cela suffit.
Le lecteur français pourra maintenant jusqu'à un certain point se faire un jugement personnel sur ce maître écrivain, car le volume qui vient de paraître comprend quelques-unes de ses oeuvres les plus caractéristiques : Le Monsieur de San Francisco, Frères, Bouche Close et ces épouvantables Propos Nocturnes. Il est vrai que ce n'est qu'une traduction, traduction qui tout en reproduisant exactement la signification des mots, alourdit souvent le rythme de la phrase, estompe les images vigoureuse- ment taillées, détaille parfois trop minutieusement la pensée et parfois l'appuie d'un trait trop souligné. Mais la version fran- çaise laisse pourtant transparaître la puissance et la richesse de vie de l'original, son art pleinement conscient, sobre et con- centré.
Le vrai domaine de Bounine — c'est le monde des formes, des volumes, des couleurs, des odeurs, le monde matériel, l'univers extérieur. Son imagination est surtout visuelle, tactile aussi et olfactive. Lorsqu'il veut faire œuvre de psychologue, quand il pénètre dans le domaine de l'âme, il traite celle-ci par analogie avec le monde matériel. C'est ce qui fait justement sa
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force, mais aussi sa faiblesse : pour saisir le monde des pensées, des sentiments, des désirs il le transpose en volumes, en cou- leurs. Sous ce rapport, il est complètement différent de Dos- toïevski pour qui le monde spatial n'existait pour ainsi dire pas comme tel. B.ounine se rapproche de Tolstoï dont l'influence se fait surtout sentir dans le Monsieur de San Francisco. C'est non seulement la tendance générale de l'œuvre qui fait songer à Tolstoï (à la Mort d'Ivan Ilitch, surtout), mais aussi les des- criptions : Bounine est sobre de détails, mais son regard saisit toujours dans le monde matériel la particularité marquante : un geste, un timbre, une odeur, une teinte, qui sufiisent à évo- quer l'objet, le caractère, l'être tout entier en un raccourci prodigieux et avec une puissance de suggestion, parfois même pénible. Sous ce rapport l'arrivée du Monsieur de San Francisco à Capri et sa mort, les dialogues des Propos Nocturnes, les rêves du chien Tchang, sont de véritables chefs-d'œuvre.
BORIS DE SCHLŒZER
DIVERS
SOUVENIRS DE VOYAGE, par le comte de Gobineau (Grès).
Les Souvenirs de Voyage de Gobineau méritent de prendre place à côté des Nouvelles Asiatiques. Gobineau était un maître conteur, qu'il serait peut-être excessif de mettre au rang de Mérimée, mais qui, s'il a moins de maîtrise dans l'exécution, a peut-être plus de verve et de sève dans l'invention. Des circons- tances heureuses permettent aujourd'hui à sa famille ces réédi- tions. Mais au lieu de les disperser sous tant de formes chez tant d'éditeurs, pourquoi n'entreprend-on pas une publication des œuvres complètes, rangées par ordre chronologique ? Gobineau mérite ce monument, et il gagnerait à être vu en masse. Il est vrai qu'il faudrait y introduire le lourd fatras des œuvres poéti- ques, et on peut hésiter. Albert thibaudet
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VOYAGE A LA GRANDE-CHARTREUSE, texte et
dessins par Rodolphe Tôppfcr (Edition Boissonas à Genève).
Le Journal de Genève fronça le sourcil un jour que je faisais
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de Toppfer un auteur local, comme les vins de la Côte sont des vins locaux. Ce n'était pas un mauvais compliment de ma part. Mais le Voyage à la Grande-Chartreuse, réédité ici luxueuse- ment, ne pouvait guère lui fournir un titre à figurer dans la grande littérature. Reste que ces notes improvisées seraient charmantes à lire et ces dessins à la plume exquis à feuilleter entre une fondue et quelques décis de vin de Montreux. Les Français, à lire Toppfer, gagneraient au moins de ne plus voir Genève à travers l'image d'un sombre Picard. Toppfer est à Genève ce que Piron est à Dijon, Gélo à Marseille, Roumieux à Nîmes, un dieu indigète et tutélaire.
��ALBERT THIBAUDET
��*
��SUR LES CHEMINS DE FRANCE, par Georges Delazv
(Crès).
L'aimable fantaisie de Georges Delaw se partage : voici, d'un
coté, les images, qui sont plus raisonnables qu'à l'ordinaire ; le
récit de l'autre. Après quelques pages, les deux se rapprochent
suffisamment pour que le lecteur découvre le tableau le plus
malicieux et ingénu qui soit de la Champagne, des Ardennes
ou du Quercy.
LA PEINTURE ANGLAISE, par John Charpentier (La Renaissance du Livre).
Cette suite d'études ingénieuses et sobres va de Hogarth aux préraphaélites. Les portraits des peintres les plus divers y sont tracés avec un bon sens piquant ; M. John Charpentier écrit, assez sévèrement, de Reynolds : « Il devra le plus durable de ses titres de gloire à sa compréhension des vérités qui gouvernent les arts » ; et de Hogarth : « Que ses toiles sont verbeuses ! »
JEAN PAULHAN
- *
LE COURRIER DES MUSES.
Mon confrère Lucien de Rubempré, pauvre poète chassé du Parnasse, vous avez fait cet ennuyeux métier : Journaliste \ Poursuivre la nymphe « Echo » fuyant au Bois de Boulogne.
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Aller à la chasse au canard, la nuit, dans les petits théâtres où s'allument de fausses étoiles et souper chez les actrices. Faire de son cœur un article de Paris...
Aujourd'hui Lucien, Lousteau même, on les rencontre rare- ment sur le boulevard. Les héros de Balzac ne se trouvent pas toujours sous le pas d'un cheval, ce cheval fût-il Pégase et bien des journalistes n'ont pas d'illusions à perdre.
Un jeu littéraire amusant, c'est celui des enquêtes. Dans les Annales, M. André Lang raconte le voyage qu'il fait à travers la République des Lettres, d'où presque tous les poètes sont bannis.
Nous n'irons plus au bois sacré. . .
— Q.ue pensez-vous de l'Art, de la littérature, du théâtre ? a demandé aux gens célèbres M. André Lang qui s'est engagé d'honneur à répéter exactement ce qu'ils auront dit ; et ce n'est pas toujours agréable, quand on songe à la qualité de cer- taines réponses.
M. Maurice Rostand qui voudrait bien être Alcibiade, mais qui n'osera jamais couper la queue de son chien, M. Maurice Rostand aime Henri Barbusse, La Fontaine l'ennuie. M. Mau- rice Rostand n'a pas toujours mauvais goût, il aime aussi la lit- térature confidentielle. Hélas ! il est l'auteur du Cercueil de Cris lai.
— Ce jeune homme ! Touché par l'aile du Génie, ça n'est pas niable ! dit de lui M'"^ Sarah Bernhardt qui s'exprime d'une façon remarquable. Evidemment, M^^^ Sarah Bernhardt fut une excel- lente interprète, une « artiste », comme on dit, mais pourquoi veut-elle dépasser son rôle et devenir un symbole ? M"^^ Sarah Bernhardt appartient à la légende, aux chroniques et je ne vou- drais pas toucher aux gloires nationales, mais un temps ne vient-il pas où « il faut songer à faire la retraite » ? J'oublie que M™« Sarah Bernhardt ignore le temps, elle qui disait, la tête levée vers le cintre, à un machiniste tapageur :
— Vous voulez me tuer? Eh bien, tuez-moi, je suis immor- telle !
M. André Lang interroge des représentants de toutes les espèces littéraires : le vieillard indulgent, le grand homme incompris, le jeune poète perpétuel. Il est rare que ces aveux
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soient intéressants et bien peu seront à retenir pour les antho- logies. Personne n'a répondu, par exemple :
— L'intelligence est notre profession.
ou :
— La beauté, notre pain quotidien...
Mais l'enquête n'est pas terminée.
��*
- *
��La revue Littérature posa jadis — déjà ! — une question plai- sante : Pourquoi écrivez-vous ? Feu Dada qui invitait au suicide, si aimablement, aurait pu demander : Pourquoi vive\-vous ?
Le Pessimisme est facile. Pourquoi vivons-nous ? se demandent des jeunes filles de joie et de tristesse qui croient avoir lu Scho- penhauer et compris Baudelaire et qui veulent trouver à la vie
Le charme inaticndu d'un bijou rose et noir.
L'une d'elles...
Le peintre Kisling habite un atelier où ses amis ont quel- qu-efois regardé la vie à travers les nuages roses de l'ivresse. Un soir, en revenant du cinéma, Kisling trouva sous la porte une carte de visite :
Monsieur X
vous prie d'assister aux obsèques de celle qui fut toute sa vie.
Un nom encore était écrit sur le carton, celui de la jeune morte : Dédée. Elle était bien connue à Montparnasse. Mon- sieur X devait l'épouser.
Le cortège funèbre a suivi la route du cimetière de Pantin. Derrière le char tout fleuri de roses marchaient trois manne- quins de chez Madeleine et Madeleine, le directeur d'un théâtre 011 l'on danse et mon ami Kisling menacé par une Rolls-Royce impatiente que conduisait un jeune homme très chic.
Adieu, petit cœur souvent ouvert toute la nuit, naguère, et maintenant à jamais fermé pour cause de décès !
J'ai raconté, non ! évoqué ce fait-divers parce qu'il présentait un caractère littéraire et que la vie est parfois pittoresque, quoi
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qu'on en dise. Les gens heureux n'ont pas d'histoires, mais les autres ? L'Ange du Bizarre n'est pas encore déchu et les singu- larités ont toujours leur charme.
��GEORGES GABORY
��*
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��LES REVUES
L'AME ET LA. DANSE
Du beau dialogue de Paul Valéry, qu'a publié la Revue Musi- cale (i^^"" décembre 1921), détachons ce fragment :
SocRATE. — ... Voyez-moi ce corps, qui bondit comme la flamme remplace la flamme, voyez comme il foule et piétine ce qui est vrai !. Comme il détruit furieusement, joyeusement, le lieu même où il se trouve, et comme il s'enivre de l'excès de ses changements !
Mais comme il lutte contre l'esprit ! Ne voyez-vous pas qu'il veut lutter de vitesse et de variété avec son âme ? — Il est étrangement jaloux de cette liberté et de cette ubiquité qu'il croit que possède l'esprit !...
Sans doute, l'objet unique et perpétuel de l'âme est bien ce qui n'existe pas : ce qui fut, et qui n'est plus ; ce qui sera et qui n'est pas encore ; — ce qui est possible, ce qui est impossible, — voilà bien rafi"aire de l'âme, mais non jamais, jamais, ce qui est !
Et le corps qui est ce qui est, voici qu'il ne peut plus se contenir dans l'étendue ! — Où se mettre ? — Où devenir? — Cet Un veut jouer à Tout. Il veut jouer à l'universalité de l'âme ! Il veut remédier à son identité par le nombre de ses actes ! Etant chose, il éclate en événe- ments ! — Il s'emporte ! — Et comme la pensée excitée touche à toute chose, vibre entre les temps et les instants, franchit toutes diff'érences ; et comme dans notre esprit se forment symétriquement les hypothèses, et comme les possibles s'ordonnent et sont énumérés, — ce corps s'exerce dans toutes ses parties, et se combine à lui-même, et se donne forme après forme, et il sort incessamment de soi !... Le voici enfin dans cet état comparable à la flamme, au milieu des échanges les plus actifs... On ne peut plus parler de « mouvement «... On ne distingue plus ses actes d'avac ses membres...
Cette femme qui était là, est dévorée de figures innombrables... Ce corps, dans ses éclats de vigueur, me propose une extrême pensée : de même que nous demandons à notre âme bien des choses pour lesquelles elle n'est pas faite, et que nous en exigeons qu'elle nous éclaire, qu'elle prophétise, qu'elle devine l'avenir, l'adjurant même de découvrir le
�� � 380 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Dieu, — ainsi le corps qui est là, veut atteindre à une possession entière de soi-même, et à un point de gloire surnaturel... Mais il en est de lui comme de l'âme, pour laquelle le Dieu, et la sagesse, et la pro- tondeur qui lui sont demandées, ne sont et ne peuvent être que des moments, des éclairs, des fragments d'un temps étranger, des bonds désespérés hors de sa forme...
Phèdre. — Regarde, mais regarde !... Elle danse là-bas et donne aux veux ce qu'ici tu essayes de nous dire... Elle fait voir l'instant... O quels joyaux elle traverse !... Elle jette ses gestes comme des scintilla- tions !... Elle dérobe à la nature des attitudes impossibles, sous l'œil même du Temps !... Il se laisse tromper... Elle traverse impunément l'absurde... Elle est divine dans l'instable, elle en fait don à nos regards !...
Erv.kimaq.ue. — L'instant engendre la forme, et la forme fait voir l'instant.
Phèdre. — Elle fuit son ombre dans les airs !
SocR.'VTE. — Nous ne la vo\ons jamais que devant tomber...
��INTENTIONS
Intentions, qui paraît depuis le i^"^ janvier sous la direction de Pierre André-May, a publié une curieuse nouvelle de Georges Duvau : Fiançailles de Suiiinne, des contes ironiques de Maurice David, et, en guise de manifeste, quelques noms qui nous sont précieux. \oici un beau poème de Georges Chennevière :
FÊTES
Loin de la fête et des hètes cabrées, La lune attend, à la porte du ciel, La nuit promise et le sit^ne de Tombre.
-, Des lampes crues plaquent sur les visages
Un faux vernis, dont le reflet glacé Fait qu'ils ont l'air de sourire à des songes.
Foule foraine, embrasse l'encolure
Et ceins les flancs de l'aveugle monture
Dont l'clan fou nulle part ne s'achève.
Sur le poisson, la sirène et la vache, Sur le lion, le porc et le cheval, Délivre-toi du séjour et de l'heure.
�� � LES REVUES - 381
Ta bouche est ivre et se crispe au passage D'un jeune dieu qui t'invite au baiser Pour s'effacer à l'approche des lèvres.
L'horizon vibre, et les formes s'allongent Comme un filet qu'on lance sur la mer Et qui s'étale avant de retomber.
Hérisse-toi de flammes et de bruits, Sans autre amour et sans autre désir Que du présent où plongent tes naseaux.
Laisse ta chair, au souffle des musiques, Se dévêtir et fondre avec délice En un vertiç[e où ton dnw renaisse.
Ferme les yeux, et puise à cette noce,
Dont la lueur éclabousse les deux
Un bref tourment, meilleur que le plaisir.
f'irai sans toi, le long des rues désertes. Fouiller, d'un œil ébloui de silence, Le monde obscur par delà les lumicres.
��SUR MARCEL PROUST
Détachons d'un ingénieux et fin article de M. René Rous- seau : Marcel Proust et TEsthétiqiic de Vinconscient (Mercure de France, 15 janvier 1922) les passages qui suivent :
Marcel Proust s'est employé à découvrir, sous les étiquettes appli- quées aux mobiles humains, et qui les confondent sous les noms à'ava- rice, d'ambition, de vanité, de jalousie, etc., le travail préparatoire et sourd qui les explique. Il est allé au bout du problème ; parti de la solution, il en a retrouvé la donnée. Au fond des manifestations bruyantes ou méchantes de ses contemporains, il a vu le petit cinéma actif, fébrile, de leurs désirs dramatisés. Il s'est dit qu'un acte gétiér eux, égoïste, vain, déloyal, luxurieux, était considéré pour tel par une per- version naturelle du jugement et une inclination irrésistible de l'habi- tude, mais qu'il répondait avec la véracité d'une réplique aux images qui passent dans la chambre noire de notre âme. Délicatement, scrupu- leusement, avec une volupté spéciale et un peu équivoque, il a examiné ces images au microscope. Et, tout de suite, au premier examen, il a dirigé son objectif sur l'appareil de mensonges dressé au seuil de nos passions
�� � 382 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Renouant la tradition des moralistes, il a exploré les cœurs ; il a cru aux choses de l'âme, de laquelle il a décrit, expliqué les passions. Avec lui, le ton s'est élevé ; Marcel Proust a rejoint les grands connaisseurs des vicissitudes humaines dans l'étude qu'il a entreprise de l'homme. De fin, il ne s'en est pas proposé d'autre, mais il nous suffit, pour lui rendre grâces, qu'il ait rempli les vastes limites qu'il s'était tracées.
Déjà, dans la Nation du 7 décembre 1921, Ellen Fitzgerald avait présenté l'œuvre de Proust aux lecteurs américains :
Le roman de Proust n'a pas de héros, pas de personnage dominant dont la destinée captive l'attention du lecteur. Si en lisant les volumes de Proust, on ne sait pas voir un triomphe de la technique du roman, dans la iaçon impersonnelle, anonyme dont il dépeint pour ainsi dire à contre jour l'enfant, le garçon, l'adulte qui remplissent successive- ment le rôle de héros, si on ne comprend pas que la maîtrise de Proust apparaît d'autant plus grande que c'est précisément en obser- vant cette réserve envers son personnage qu'il se crée la perspective sous laquelle il étudie, analyse, projette et peint des groupes dans leur ensemble, on ignore ce qu'il y a de plus merveilleux dans son art. Dans l'œuvre de ce grand magicien il n'y a pas à proprement parler d'histoire qui se puisse raconter, mais sous sa main se cristallise un monde complexe et vaste et pourtant tout en nuances, à côté duquel le monde si multiple d'un Balzac apparaît décousu et fortuit, et celui de Jean Christophe une création très simple.
Et plus loin :
Peu à peu une philosophie se dessine à travers ce tissu de vies enchevêtrées, et, c'est étrange à dire, cette philosophie présente des analogies avec le grand motif qui inspire le roman tel que Scott, Balzac, et Henry James l'ont conçu, je veux dire que ce qu'il y a de neuf a moins de valeur que ce qu'il y a d'ancien, que l'avenir ne doit pas porter atteinte au passé. L'ancienneté est la note qui revient tou- jours dans le roman de M. Proust. C'est une œuvre dans laquelle un homme dont la vie est imprégnée de vieillesse retrace ses souvenirs. L'enfant, le garçon, le jeune homme sont vieillis par le contact avec un groupe de vieilles gens : les grands parents, et leurs familiers, et leurs domestiques
Les Français sont un peuple courageux ; ils n'ont pas peur de leurs propres émotions, et ce sont des artistes ; ils n'ont pas peur de leurs vices, et ce sont des moralistes ; ils n'ont pas peur des idées, et ce sont, dans le sens vrai du mot, des intellectuels. A chacun de ces trois points de vue, M. Proust est un vrai Français de France.
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��* :
��LE THÉÂTRE DU MARAIS
M. Jules Delacre présente le théâtre du Marais, qu'il vient de fonder à Bruxelles :
Nous renions tout ce qui peut paraître tolérable à la scène et devient sottise à la lecture, tout ce qui ne révèle qu'une recttte ayant fait ses preuves par la vente, une habileté — parfois remarquable d'ailleurs — de fabrication. Blessés par un certain ton qui fait ressembler plus d'un théâtre à un mauvais lieu, excédés de cette rudimentaire psychologie, de cette sentimentalité à bon marché, ou, pis encore, de cette préten- tion à la pensée — que Jules Romains si justement appelle « un voyage en train de plaisir sur les frontières de la philosophie » — nous rejetons tout ce qui ne peut que duper un public, conscient ou non, grâce au prestige du comédien ou à cette habitude de se mal nourrir qui est dans les possibilités de l'homme. Des œuvres — nous ne voulons pas d'autre raison d'être, nous n'avons pas d'autre mot d'ordre, et nous ne rougissons point de cet élémentaire acte de foi puisqu'il met en jeu toute notre conscience, et que le fâcheux état du théâtre d'aujourd'hui nous force bien à recommencer par le commencement
Nous sommes prêts à tenir bon, à ne pas désespérer de sitôt d'un public auquel il nous faut peu à peu faire entendre que notre scène est un lieu déterminé, où règne une unité d'action.
Cette unité, si le public la comprend, peut-être l'aidera-t-elle à se refaire la sienne. Elle est aussi indispensable, et plus difficile à réaliser que la nôtre, car elle dépend à la fois des individus et du nombre. Pour y atteindre, il faut précisément, et avant tout, dépasser cette notion d'élite qui a fait échec à plus de tentatives qu'elle n'en a aidées. Il ne s'agit point d'un public d'élite, pas plus que d'un public populaire. Il s'agit d'un public tout court. Trop souvent, le souci d'une pédante et facile inteilectualité a desservi la cause du Théâtre, qui semble souffrir avant tout d'une sorte de déchéance physique. Songeant à cet admi- rable équilibre de l'âme et du corps que, sur la scène, ont su célébrer les maîtres de jadis, ranimons-le par l'hygiène du comique et du lyrisme, rappelons-nous qu'il naquit d'un bondissement divin, faisant large part à la joie, qu'il n'est point de grande époque sans un Théâtre à sa taille, et que Molière, dans son génie, pouvait à la fois enchanter sa servante et son Roi.
Aux programmes des premiers spectacles figurent des pièces de J. M. Barrie, Tristan Bernard, Maeterlinck, Jean Schlum-
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berger, Synge, Verhaeren, Vildrac, et, d'abord, Sganarelle ou le cocu imaginaire avec les costumes d'Yves Alix.
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L'Esprit Nouveau (no 13) : Mosaïques romaines, par de Fayet.
Le Mercure de France (15 déc.-ij iév.) : La :;vne dangereuse, par
Marthe Genlis.
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MEMENTO BIBLlOGRAPHiaUE ANGLAIS
AnEnglish AnthoJogy, by Sir Henry Newboldt (Dent et Co). A History of the Great JVar, by John Buchan (Nelson). India, Old and Neiv, by Sir Valentine Chirol (Macmillan). Matthetu Maris, by Ernest Fridlander (Jonathan Cape). My Diaries 1888-1^14, by Wilfrid Scaen Blunt (Alfred KnopO- Greeh Hero Cuits and Ideas of Itiniiortality, by L. R. Varnell (The Clarendon Press, Oxford).
��CORRESPONDANCE Mon cher Rivière,
Je vous prie d'apporter une rectification à mon article du numéro de Février sur la question des relations intellectuelles franco-allemandes. L'article, paru dans la revue de M. Massis, auquel M. Ernst Robert Curtius fait allusion, dans la phrase de lui que je cite ', n'est pas, ainsi qu'il a pu le croire, de M. Massis, mais de M. Johannet. C'est donc à celui-ci que s'adresse la protestation de M. Curtius et la mienne. Je m'excuse de mon erreur auprès de vous, de vos lecteurs et de M. Massis lui-même, et compte sur votre obligeance pour m'aider à la réparer.
Croyez...
ANDRÉ GIDE
I. « Massis me fait dire que le uatioualisme français est moribond. Eh ! Je ne sais que trop que c'est le contraire qui est vrai... »
LE gérant : GASTON GALLIMARD. AU1ÎEVILLE. — IMPRIMERIE F. PAILLART.
�� � JAMES JOYCE
��Ce qui suit est le texte d'une conférence faite le 7 décembre dernier à la Maison des Amis des Litres, fe la donne ici telle que je l'ai rédigée, en indiquant, par des parenthèses, les passages qm la brièveté du temps dont je disposais ma obligé à sauter ou à résumer à la lecture. Telle quelle est elle peut donner de l'œuvre de fautes foyce une idée, sommaire sans doute, mais asseï exacte.
Depuis deux ou trois ans James Joyce a obtenu, parmi les gens de lettres de sa génération, une notoriété extraor- dinaire. Aucun critique ne s'est encore occupé de son œuvre et c'est à peine si la partie la plus lettrée du public anglais et américain commence à entendre parler de lui ; mais il n'y a pas d'exagération à dire que, parmi les gens du métier, son nom est aussi connu et ses ouvrages aussi dis- cutés que peuvent l'être, parmi les scientifiques, les noms et les théories de Freud ou de Einstein. Là, il est pour quelques-uns le plus grand des écrivains de langue anglaise actuellement vivants, l'égal de Sv^'ift, de Sterne et de Fiel- ding, et tous ceux qui ont lu son Portrait de l'Artiste dans sa feunesse s'accordent, même lorsqu'ils sont de tendances tout opposées à celles de Joyce, pour reconnaître l'impor- tance de cet ouvrage ; tandis que ceux qui ont pu lire les fragments d' Ulysse publiés dans une revue de New- York ea 19 19 et 1920 prévoient que la renommée et l'influence de James Joyce seront considérables. Cependant, si, d'autre part, vous allez demander à un Membre de la « Société
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(américaine) pour la Suppression du Vice » : Qui est James Joyce ? vous recevrez la réponse suivante : C'est un Irlandais qui a écrit un ouvrage pornographique intitulé Ulysse que nous avons poursuivi avec succès en police cor- rectionnelle lorsqu'il paraissait dans la « Little Review » de New-York,
Il s'est en effet passé pour Joyce aux Etats-Unis ce qui s'est passé chez nous pour Flaubert et pour Baudelaire. Il y a eu plusieurs procès d'intentés contre « The Little Re- view » à propos d'Ulysse. Les débats ont été parfois drama- tiques et plus souvent comiques, mais toujours à l'honneur de la directrice de « The Little Review », Miss Margaret Anderson, qui a combattu vaillamment pour l'art méconnu et la pensée peisécutée.
Etant donné les précédents que je viens de citer (Flau- bert et Baudelaire) auxquels il convient d'ajouter celui de Walt Whitman, dont les livres ont été, en leur temps, officiellement classés comme « matière obscène » et de ce fait déclarés intransportables par l'administration des Postes aux Etats-Unis — nous ne pouvons pas hésiter un instant entre les jugements des membres de la Société pour la Sup- pression du Vice et l'opinion des lettrés qui connaissent l'œuvre de James Joyce. Il est en effet bien invraisemblable que des gens assez cultivés pour goûter un auteur aussi difficile que celui-ci, prennent un ouvrage pornographique pour un ouvrage littéraire.
Je vais maintenant essayer de décrire l'œuvre de James Joyce aussi exactement que possible, et sans chercher à en faire une étude critique : j'aurai bien assez à faire de déga- ger, ou d'essayer de dégager, pour la première fois, les gran- des lignes de cette œuvre et d'en donner une idée un peu précise (aux lecteurs pour lesquels elle n'est pas, ou pas encore, accessible, car, au moment où j'écris ces lignes, le plus récent et jusqu'ici le plus important des ouvrages de Joyce, Ulysse n'a pas encore paru en volume).
�� � JAMES JOYCE 387
D'abord, quelques mots sur l'auteur : l'indispensable no- tice biographique.
James Joyce est né en 1882, à Dublin, d'une très an- cienne famille, originaire en partie du sud et en par- tie de l'ouest de l'Irlande. Il est ce qu'on appelle un pur « Milésien » : Irlandais et catholique de vieille souche ; de cette Irlande qui se sent quelques affinités avec l'Espagne^ la France et l'Italie, mais pour qui l'Angleterre est un pays étranger dont rien, pas même la communauté de langue, ne la rapproche.
Il a été élevé dans un établissement d'éducation des Pères Jésuites, qui lui ont donné une solide culture classique, la même qu'ils donnaient chez nous à leurs élèves au xviir siècle : le latin enseigné comme une langue vivante, et allant de pair avec la langue nationale, etc. Ses huma- nités finies, Joyce entreprit, d'abord à l'Université de Du- blin, puis à celle de Paris, des études de médecine qu'il ne termina pas, mais qui ont certainement contribué à la for- mation de son esprit. En même temps, il étudiait, pour son propre compte et sans songer à une carrière, la philo- sophie, et en particulier la philosophie grecque et la scho- lastique. C'est ainsi que, pendant qu'il était à Paris, il pas- sait plusieurs heures chaque soir à la Bibliothèque Sainte- Geneviève, lisant Aristote et Saint Thomas d'Aquin, — alors que la Sagesse Mondaine, peut-être, aurait voulu qu'il préparât avec plus de soin son P. C. N.
Revenu en Irlande il s'y maria, et presqu'aussitôt aprèsil s'expatria, et habita successivement Zurich, Trieste, Rome, et de nouveau Trieste. Il s'était consacré à l'enseignement, sans toutefois abandonner ses études personnelles, qu'il poussa très loin dans plusieurs directions : philosophie et mathématiques surtout. En 19 15, il quitta Trieste pour Zurich et depuis 1920 il habite de nouveau, avec sa famille, Paris. Tout compte fait, c'est en Italie, ou en pays italien qu'il a vécu le plus longtemps^ (environ quatorze ans), et c'est en Italie que ses enfants sont nés.
�� � 388 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Comme élève des Jésuites, il serait également inexact de dire qu'il les sert ou qu'il les combat. Attitude bien diffé- rente de celle qu'ont eue ceux de nos propres écrivains du xix^ siècle qui sont sortis des établissements d'éducation des Pères ; et c'est ce qu'il ne faudra pas perdre de vue lorsqu'on voudra porter un jugement sur son œuvre. Lui-même se plaît à reconnaître que son esprit porte l'empreinte de l'éducation que les Pères Jésuites lui ont donnée et il admet qu'au point de vue intellectuel il leur doit beaucoup. Du reste, — je puis bien le dire dès à présent, — je crois que l'audace et la dureté avec lesquelles Joyce décrit et met en scène les instincts réputés les plus bas de la nature humaine lui viennent, non pas, comme l'ont dit quelques-uns des critiques de son Portrait de l'Artiste, des Naturalistes fran- çais, mais bien de l'exemple que lui ont donné les grands cassuites de la Compagnie. Quiconque se souvient de cer- tains passages des « Provinciales », et notamment de ceux où il est question de l'adultère et de la fornication, com- prendra ce que je veux dire ; et il semble bien qu'au fond, derrière James Joyce, c'est Escobar et le P. Sanchez que la Société pour la Suppression du Vice a poursuivis en police correctionnelle ! De ces grands casuistes, Joyce a la froideur intrépide, et, à l'égard des faiblesses de la chair la même absence de tout respect humain.
Comme Irlandais, James Joyce n'a pas pris effectivement parti dans le conflit qui a mis aux prises, de 19 14 à ces derniers jours, l'Angleterre et l'Irlande. Il ne sert aucun parti, et il est possible que ses livres ne plaisent à aucun et qu'il soit également désavoué par les Nationalistes et les Unionistes. Quoi qu'il en soit, il ne fait pas figure de patriote militant, et n'a rien de commun avec ces écrivains du Risorgimento qui étaient surtout les serviteurs d'une cause et se présentaient comme les citoyens d'une nation opprimée pour laquelle ils réclamaient l'autonomie, et en faveur de laquelle ils demandaient l'aide des patriotes et des révolutionnaires de tous les pays. Autant que nous en
�� � JAMES JOYCE 389
pouvons juger, James Joyce présente une peinture tout à lait impartiale, historique, de la situation politique de l'Ir- lande. Si, dans ses livres, les personnages anglais qu'il introduit sont traités en étrangers et quelquefois en enne- mis par ses personnages irlandais, il ne fait nulle part un portrait idéalisé de l'Irlandais. En somme, il ne plaide pas. Cependant, il faut remarquer qu'en écrivant Gens de. Dublin, Portrait de l'Artiste et Ulysse, il a fait autant que tous les héros du nationalisme irlandais pour attirer le respect des intellectuels de tous les pays vers l'Irlande. Son œuvre redonne à l'Irlande, ou plutôt donne à la Jeune Irlande, une physionomie artistique, une identité intellectuelle; elle fait pour l'Irlande ce que l'œuvre d'Ibsen a fait en son temps pour la Norv^ège, celle de Strindberg pour la Suède, celle de Nietzsche pour l'Allemagne de la fin du xix' siècle, et ce que viennent de faire les livres de Gabriel Miro et de Ramôn Gomez de la Serna pour l'Espagne contemporaine. Le fait qu'elle est écrite en anglais ne doit pas nous donner le change : l'anglais est la langue de l'Irlande moderne, comme il est la langue des États-Unis d'Amérique ; ce qui montre combien peu nationale peut être une langue litté- raire. Ecrire de nos jours en Irlandais, — ce serait comme si un auteur français contemporain écrivait en vieux fran- çais. Bref, on peut dire qu'avec l'œuvre de James Joyce, et en particulier avec cet Ulysse qui va bientôt paraître à Paris, l'Irlande fait une rentrée sensationnelle dans la haute littérature européenne.
Je voudrais pouvoir vous parler à' Ulysse dès mainte- nant, mais je crois qu'il vaut mieux suivre l'ordre chrono- logique, et du reste Ulysse, qui est par lui-même un livre difficile, serait presque inexplicable si on ne connaissait pas les ouvrages antérieurs de Joyce. Nous allons donc les examiner l'un après l'autre, dans l'ordre où ils ont été composés et publiés.
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��Chamber Music.
Son premier ouvrage est un recueil de trente-six poè- mes, dont aucun ne remplit plus d'une page. (Cette pla- quette parut en mai 1907. A première vue, c'étaient de petits poèmes lyriques ayant l'amour pour thème principal. Cependant les connaisseurs, et notamment Arthur Symons, virent tout de suite de quoi il s'agissait.) Ces courts poè- mes présentés modestement sous le titre de Musique de Chambre continuaient, ou plus exactement renouvelaient une grande tradition : celle de la chanson élizabéthaine. (Cet aspect de l'époque littéraire, la plus glorieuse de l'An- gleterre, nous est trop souvent caché par l'éclat et le pres- tige des dramaturges, et nous ne savons pas assez que les chansons dont Shakespeare a orné quelques unes de ses pièces sont des échantillons (et souvent des chefs-d'œuvre) d'un genre qui eut à la même époque une grande quantité d'adeptes, et quelques maîtres qui ont laissé des œuvres et des noms immortels à la fois dans l'histoire littéraire et dans l'histoire musicale de l'Angleterre : par exemple William Bj'-rd, John Dowland, Thomas Campion, Robert Jones, Bateson, Rosseter (le collaborateur de Campion), Greeves, etc.
De 1888 à 1898 plusieurs anthologies de ces chansons élizabéthaines avaient été publiées, notamment par A. H. Bullen, et les recueils de l'époque avaient paru si riches en pièces lyriques du plus haut mérite, que même les admira- teurs les plus passionnés de l'époque Shakespearienne en étaient surpris. Mais personne ne songeait sérieusement à une renaissance de ce genre. On ne pouvait guère espérer que d'habiles pastiches. Eh bien, ce que Joyce fit, dans ces trente-six poèmes, ce fut de renouveler le genre sans tom-
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ber dans le pastiche. Il obéit aux mêmes lois prosodiques que les Dowland et les Campion, et, comme eux, il chante, sous le nom d'amour, la joie de vivre, la santé, la grâce et la beauté. Et cependant il a su être moderne dans l'expres- sion comme dans le sentiment. Le succès obtenu parmi les lettrés fut grand et cette mince plaquette suffit à classer Joyce parmi les meilleurs poètes irlandais de la génération de 1900 : deux ou trois des poèmes de « Musique de Chambre » furent insérés dans « The Dublin book of Irish verse », une anthologie de la poésie irlandaise publiée à Dublin en 1909 ; et en 19 14 lorsque le groupe des Ima- gistes publia son premier recueil, une des poésies de Joyce y figurait.
Nous retrouverons le poète lyrique dans l'œuvre ulté- rieure de James Joyce, mais ce sera seulement par échap- pées et pour ainsi dire accessoirement. Il aura dépassé ce stage. D'autres aspects de la vie, d'autres formes de la pen- sée et de l'imagination l'attireront. Il prêtera, il abandon- nera son don lyrique à ses personnages : c'est ce qu'il fait par exemple dans les trois dernières pages de la quatrième partie et dans certains passages de la cinquième partie de Portrait de l'Artiste, et très souvent dans les monologues de Ulysse. Mais déjà au moment où il composait les derniers de ces poèmes, dont quelques-uns ont été mis en musique, soit par Joyce lui-même, soit par ses amis, son imagination se tournait de plus en plus vers ces autres aspects de la vie, plus graves et plus humains que les sentiments qui peuvent servir de thème à la poésie lyrique. Je veux dire qu'il se sentait de plus en plus possédé par le désir d'exprimer et de peindre des caractères, des hommes, des femmes : en somme ce que ses maîtres les Jésuites lui avaient appris à appeler des âmes.)
�� � 392 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
II
Duhliners ' .
(Et en effet, il avait commencé à écrire des nouvelles qui devaient paraître, après bien des retards et des diffi- cultés, sous le titre de Gens de Dublin, à Londres en 19 14. je dirai quelques mots de ces difficultés.) Ce recueil se compose de quinze nouvelles qui se trouvaient achevées et prêtes à paraître dès 1907, sinon plus tôt. (La seconde, intitulée Une rencontre, traite, d'une manière parfaitement décente, et qui ne peut choquer aucun lecteur, un sujet assez délicat : en fait, elle raconte comment deux collé- giens qui font l'école buissonnière rencontrent un homme dont les allures et les discours étranges, — principalement sur les châtiments corporels et les petites intrigues amou- reuses des écoliers et des écolières — , les étonnent, puis les effraient. Dans une autre, la sixième, l'auteur met en scène deux Dublinois de position sociale indécise et de pro- fession douteuse, et qui sont en somme des confrères irlandais de notre Bubu-de-Montparnasse. Ce sont là les deux seules nouvelles du recueil dont les sujets soient de ceux que semblent ou plutôt que semblaient, jusqu'à ces dernières années, éviter les romanciers et conteurs de langue anglaise. Cependant, elles pouvaient fournir aux éditeurs un prétexte pour refuser le manuscrit. Mais à défaut de ce prétexte, les éditeurs irlandais pouvaient trouver quelques raisons plus sérieuses pour refuser de publier le livre tel qu'il était. D'abord, non seulement toute la topographie de Dublin y est exactement repro- duite ; c'est-à-dire que les rues et les places y gardent leur
1. Quelques-unes des nouvelles de Dublhurs ont été traduites en français par M^ Hélène du Pasquier et publiées dans Les Écrits Nou- veaux.
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vrai nom, mais encore les noms des commerçants n'ont pas été changés et certains notables habitants pouvaient se croire mis en scène et protester. Mais surtout,) dans la nouvelle intitulée : L'anniversaire de la mort de Parnell dans la salh du Comité- électoral, des bourgeois de Dublin, des journalistes, des agents électoraux, parlent librement de la politique, donnent leur opinion sur le problème de l'autonomie irlandaise et font quelques remarques assez peu respecteuses, ou plutôt très familières, sur la reine Victoria et sur la vie privée d'Edouard VII. C'est cela qui fit hésiter même l'éditeur le plus désireux de publier Gens de Dublin. En effet, étant données les conditions politiques de l'Irlande, les exemplaires mis en vente auraient pu être saisis et confisqués par l'autorité. Devant les hésitations de son éditeur, Joyce écrivit à Sa Majesté Georges V, sou- mettant à son appréciation les passages considérés comme dangereux. La réponse fut, par l'intermédiaire du secré- taire de S. M., qu'il était contraire à l'étiquette de la Cour que le Roi formulât une opinion sur une question de ce genre. Là-dessus l'éditeur irlandais consentit à imprimer le livre, à condition que l'auteur verserait une caution en prévision d'une action judiciaire de la part des autorités. Au reçu de cette nouvelle, Joyce, qui habitait alors Trieste, partit pour Dublin. Avec l'aide de quelques amis il réunit la caution demandée. Et enfin, le livre fut imprimé. Mais le jour où il vint prendre livraison de l'édition, l'éditeur, à sa grande surprise, lui apprit que l'édition avait été achetée, — par qui ? on ne l'a jamais su, — achetée en bloc et aussitôt après brûlée, dans l'imprimerie même, à l'exception d'un seul exemplaire, qui lui fut remis. Comme je l'ai dit. Gens de Dublin ne put paraître qu'en juin 19 14, à Londres.
(La plupart des critiques qui se sont occupés de ce livre parlent beaucoup de Flaubert, et de Maupassant, et des Naturalistes français. Et en effet il semble bien que c'est de là que Joyce est parti et non pas des romanciers anglais
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et russes qui l'ont précédé, ni des romanciers français qui ont succédé aux grands maîtres du naturalisme. Cependant avant de se prononcer sur cette question, il faudrait faire une recherche sérieuse des sources de chacune des nou- Yelles. Ce n'est^ qu'une hypothèse que je vous soumets. En tout cas, c'est avec nos naturalistes que le Joyce de ce premier ouvrage en prose a le plus d'affinités. Toutefois, il faudrait bien se garder de le considérer comme un natu- raliste attardé, comme un imitateur ou un vulgarisateur, en langue anglaise, des procédés de Flaubert, ou de Maupas- sant, ou du groupe de Médan. Ce serait aussi absurde que de voir en lui un pasticheur de Dowland et de Campion. Même l'épithète de néo-naturaliste ne lui conviendrait pas, car, alors, on serait tenté, sur une connaissance toute super- ficielle de son oeuvre, de le prendre pour un Zola ou un Huyscnans, ou encore pour un Jean Richepin aux audaces purement verbales. Car même en admettant qu'il est parti du naturalisme, on est bien obligé de reconnaître qu'il n'a pas tardé, non pas à s'affranchir de cette discipline, mais à la perfectionner et à l'assouplir à tel point que dans Ulysse on ne reconnaît plus l'influence du naturalisme et qu'on songerait plutôt à Rimbaud et à Lautréamont, que Joyce n'a pas lus.)
Le monde de Gens de Dublin est déjà le monde du Por- trait de r Artiste et d'Ulysse. C'est Dublm et ce sont des hommes et des femmes de DubHn. Leurs figures se détachent avec un grand relief sur le fond des rues, des places, du port et de la baie de Dublin. (Jamais peut-être l'atmosphère d'une ville n'a été mieux rendue, et dans cha- cune de ces nouvelles, les personnes qui connaissent Dublin retrouveront une quantité d'impressions qu'elles croyaient avoir oubliées.) Mais ce n'est pas la ville qui est le personnage principal, et le livre n'a pas d'unité : chaque nouvelle est isolée : c'est un portrait, ou un groupe., et ce sont des individualités bien marquées que Joyce se plaît à faire vivre. Nous en retrouverons du reste quelques-unes^
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^ue nous reconnaîtrons, autant à leurs paroles et à leurs traits de caractères qu'à leurs noms, dans ses livres suivants. (La dernière des quinze nouvelles est peut-être, au point ie vue technique, la plus intéressante : comme dans les autres, Joyce se conforme à la discipline naturaliste : écrire sans faire appel au public, raconter une histoire en tour- nant le dos aux auditeurs ; mais en même temps, par la hardiesse de sa construction, par la disproportion qu'il y a entre la préparation et le dénouement, il prélude à ses futures innovations, lorsqu'il abandonnera à peu près com- plètement la narration et lui substituera des formes inu- sitées et quelquefois inconnues des romanciers qui l'ont précédé : le dialogue, la notation minutieuse et sans lien logique des faits, des couleurs, des odeurs et des sons, le monologue intérieur des personnages, et jusqu'à une forme empruntée au catéchisme : question, réponse ; question, réponse.)
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��A portrait of the artist as a^young inan '.
Portrait de V Artiste dans sa jeunesse parut, deux ans après^ Gens de Dublin, à New- York, les imprimeurs anglais ayant refusé de l'imprimer ; mais il avait attendu beaucoup moins longtemps et il n'avait pas rencontré les mêmes difficultés.
Dans ce livre, qui a la forme d'un roman, Joyce s'est proposé de reconstituer l'enfance et l'adolescence d'un artiste dans un milieu et des circonstances données. En même temps, le titre nous indique que c'est aussi, en un cer- tain sens, l'histoire de la jeunesse de l'artiste en général, c'^^st-à-dire de tout homme doué du tempérament artiste.
Le héros, — l'artiste — s'appelle Stephen Dedalus :
I. Une traduction française est annoncée.
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Etienne Dédale. Et ici, nous abordons une des difficultés de l'œuvre de Joyce : son symbolisme, que nous retrouverons dans Ulysse et qui sera la trame même de ce livre extraor- dinaire.
D'abord le nom de Stephen Dedalus est symbolique : son patron est S'-Etienne, le protomartyr, et son nom de famille est Dédale, le nom de l'architecte du Labyrinthe et du père d'Icare. Mais dans l'esprit de l'auteur, il a aussi deux autres noms, il est le symbole de deux autres per- sonnes. L'un de ces noms est James Joyce. L'enfance et l'adolescence de Stephen Dedalus sont évidemment l'en- fance et l'adolescence de James Joyce : c'est son milieu, ses souvenirs de famille, ses études chez les Jésuites. Même, les armoiries de Stephen Dedalus sont les armoi- ries de la famille Jo5'ce. Et à la fin Stephen part pour conti- nuer ses études à Paris, exactement comme le fit Joyce lui-même. Mais il est aussi — nous le verrons dans Ulysse — Télémaque, l'homme dont le nom grec signifie Loin-de-la-Guerre, l'artiste qui reste à l'écart de la mêlée des intérêts et des appétits qui mènent les hommes d'action ; l'homme de science et l'homme de rêve qui reste sur la défensive, toutes ses forces absor- bées par la tâche de connaître, de comprendre et d'ex- primer.
Ainsi le héros de ce roman est à la fois un personnage symbolique et un personnage réel, comme le seront tous les personnages à' Ulysse. C'est du reste la seule apparition que tait le symbolisme dans Portrait de F Artiste. Tout le reste est purement historique, et le plan du livre est fondé sur l'ordre chronologique. Autour du héros, nous rencon- trons une foule de personnages très réellement vivants et humains : des enfants, des prêtres, des « Gens de Dublin », des étudiants, tous présentés avec un relief saisissant et une netteté extraordinaire. Il n'y a pas d'à peu près, pas de profils perdus dans les livres de Joyce : on peut faire le tour de ses personnages ; rien n'est en trompe-l'œil. Les
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livres de Joyce sont grouillants, animés, sans truquage, sans morceaux de bravoure.
Les critiques anglais qui se sont occupés du Pm-trait de V Ar- tiste ont encore une fois parlé de naturalisme, et de réalisa- tion à peu près comme s'il se fût agi de tel ou tel roman de Mirbeau. Ce n'était pas cela. Ils auraient pu tout aussi bien, ou aussi mal, parler de Samuel Butler. En effet, et j'en parlais l'autre jour avec une amie qui était arrivée à la même con- clusion que moi, il y a certaines ressemblances fortuites, commandées par la situation et par le génie des deux écri- vains, entre la crise religieuse d'Ernest Pontifex et celle de Stephen Dedalus ; comme aussi entre les longs mono- logues de Christina et la forme du monologue intérieur qui' tient tant de place chez Joyce. Mais c'est tout au plus si on peut considérer Butler comme le précurseur de Joyce sur ces points-là.
Non, ces critiques se sont fourvoyés. A partir du Portrait de ï- Artiste, Joyce est lui-même et rien que lui- même.
Ils se sont trompés aussi ceux qui n'ont voulu voir dans ce livre qu'une autobiographie : « l'auteur qui, sous un nom supposé, etc.. » Ce n'est pas cela. Joyce a tiré Stephen Dedalus de lui-même, mais en même temps, il Ta créé. Autant dire alors, que Raskholnikoff, c'est Dos- toïewski.
Le succès de ce livre a été grand, et c'est à partir de sa publication que Joyce a été connu des lettrés. C'a été un succès de scandale. Les critiques, pour la plupart anglais et protestants, ont été choqués par la franchise et l'absence de respect humain dont témoignaient ces « confessions » (toujours l'autobiographie). Quelqu'un a même écrit que c'était un livre « extraordinairement mal élevé ». Il est certain qu'en pays catholique, le ton de la presse aurait été bien différent. Nous avons eu en France, dans ces dix der- nières années, plusieurs romans dans lesquels un collégien se débat entre ses croyances ou ses habitudes religieuses et
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les exigences de ses sens qui le poussent à des visites fur- tives aux maisons closes. En fait, le meilleur article de critique consacré au Portrait de l'Artiste fut celui de la « Dublin Review », une des grandes revues du monde catholique, rédigée ou du moins inspirée par des prêtres.
(Le style du Portrait est en grand progrès sur celui de Gens de Dublin. Le monologue intérieur et la conversation se substituent de plus en plus à la narration. Nous sommes de plus en plus fréquemment transportés au sein de la pensée des personnages : nous voyons ces pensées se for- mer, nous les suivons, nous assistons à l'arrivée des sensa- tions à la conscience et c'est par ce que pense le personnage que nous apprenons qui il est, ce qu'il fait, où il se trouve et ce qui se passe autour de lui. Le nombre des images, des analogies et des symboles augmente. Sur la page où le collégien résout son problème, les équations se développent comme des constellations et puis se résolvent comme une poussière d'étoiles qui. tombent à travers l'infini. Nous ne sommes pas prévenus, nous ne sommes pas préparés; les choses ne nous sont pas racontées ; elles arrivent ; elles nous arrivent. Et déjà les symboles apparaissent : tout le symbolisme de l'Eglise. Les différentes significations de chaque objet employé dans le culte, de chaque geste fait par le prêtre, sans parler des préfigurations, des prophéties et des concordances. Comme dans les Bestiaires mystiques, comme dans le Livre de Kells et dans la statuaire des cathédrales, les figures symboliques et la figuration des péchés avec toutes les représentations obscènes qui, évi- demment, ne choquaient pas les Chrétiens de ces siècles, qui nous apparaissent comme des époques de grande fer- veur religieuse. Tout cela, du reste, s'applique encore mieux à Ulysse qu'au Portrait de V Artiste.)
Je laisse de côté, à mon grand regret, mais encore une fois notre temps est limité, le beau drame publié en 1918, et intitulé Exilés', et je passe à Ulysse.
I . Exilés n'est pas un hors-d'œuvre dans l'ensemble de la production
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IV
Ulysses.
Le lecteur qui, sans avoir l'Odyssée bien présente à l'es- prit, aboide ce livre, se trouve assez dérouté. Je suppose, naturellement, qu'il s'agit d'un lecteur lettré, capable de lire sans en rien perdre des auteurs comme Rabelais, Mon- taigne et Descartes ; car un lecteur non lettré ou à demi- lettré abandonnerait Ulysse au bout de trois pages. Je dis qu'il est d'abord dérouté ; et en effet, il tombe au milieu d'une conversation qui lui paraît incohérente, entre des personnages qu'il ne distingue pas, dans un lieu qui n'est ni nommé, ni décrit, et c'est par cette conversation qu'il doit apprendre peu à peu où il est et qui sont les interlo- cuteurs. Et puis, voici un livre qui a pour titre Ulysse, et aucun des personnages ne porte ce nom, et même le nom d'Ulysse n'y apparaît que quatre fois. Enfin, il commence à voir un peu clair. Incidemment, il apprendra qu'il est à Dublin. Il reconnaît le héros du Portrait de l'Artiste, Stephen Dedalus, revenu de Paris et vivant parmi les intellectuels de la capitale irlandaise. Il va le suivre pendant trois cha- pitres, le verra agir, l'écoutera penser. C'est le matin, et de huit heures à onze heures, le lecteur suit Stephen Deda- lus ; puis au quatrième chapitre, il fait la connaissance d'un certain Léopold Bloom qu'il va suivre pas à pas toute la journée et une partie de la nuit, c'est-à-dire pendant les quinze chapitres qui, avec les trois premiers, constituent le livre entier, environ 800 pages. Ainsi, cet énorme livre raconte une seule journée ou, plus exactement, commence à huit heures du matin et finit dans la nuit, vers trois heures.
de James Joyce, et c'est beaucoup plus que l'essai honorable, dans le drame, d'un romancier et d'un poète : c'est un monument important du Théâtre irlandais.
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Donc, le lecteur va suivre Bloom à travers sa longue journée ; car même si, à une première lecture, beaucoup de choses lui échappent, assez d'autres le frappent pour que sa curiosité et son intérêt demeurent constamment en éveil. Il s'aperçoit qu'avec l'entrée en scène de Bloom, l'action reprend à huit heures du matin, et que les trois premiers chapitres de la marche de Bloom à travers sa journée, coïncident dans le temps avec les trois premiers chapitres du livre, ceux au cours desquels il a suivi Stephen Dedalus. C'est ainsi qu'un nuage, que Stephen a vu du haut de la tour à neuf heures moins le quart, par exemple, est vu, soixante ou quatre-vingt pages plus loin, mais à la même minute, par Léopold Bloom qui traverse une rue.
J'ai dit qu'on suit Bloom pas à pas ; et en effet, on le prend dès son lever, on l'accompagne de la chambre où il vient de laisser sa femme Molly encore mal éveillée, jusqu'à la cuisine, puis dans l'antichambre, puis aux cabinets où il lit un vieux journal et fait des projets littéraires tout en se soulageant ; puis chez le boucher où il achète des rognons pour son petit déjeuner, et en revenant il s'excite sur les hanches d'une servante. Le voici de nouveau dans sa cuisine où il met les rognons dans une poêle et la poêle sur le feu ; puis il monte rejoindre sa femme à laquelle il porte son déjeuner ; il s'attarde à lui parler ; une odeur de viande qui brûle ; il redescend précipitamment à la cuisine ; et ainsi de suite. De nouveau dans la rue ; au bain ; à un enterrement; à la salle de rédaction d'un journal ; au restaurant où il déjeune ; à la bibliothèque publique ; dans le bar d'un hôtel où un concert est donné ; sur la plage ; dans une Maternité où il va prendre des nouvelles d'une amie et où il rencontre des camarades; au quartier de la prostitution et dans un bordel où il reste très longtemps, perd le peu de dignité qui pouvait lui rester, sombre dans un morne délire provoqué par l'alcool et la fatigue, et enfm, sort accompagné de Stephen Dedalus qu'il a retrouvé et avec qui il va passer les deux dernières heures de sa journce, c'est-à-dire le seizième et le
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dix-sepdème chapitres du livre, le dernier étant rempli par le long monologue intérieur de sa femme qu'il a réveillée en se couchant près d'elle.
Tout cela, je vous l'ai dit, ne nous est pas raconté, et le livre n'est pas que l'histoire détaillée de la journée de Stephen et de Bloom dans Dublin. Il contient un grand nombre d'autres choses, personnages, incidents, descriptions, con- versations, visions. Mais pour nous, lecteurs, Bloom et Stephen sont comme les véhicules dans lesquels nous passons à travers le livre. Installés dans l'intimité de leur pensée, et quelquefois dans la pensée des autres person- nages, nous voyons à travers leurs yeux et entendons à travers leurs oreilles ce qui se passe et ce qui se dit autour d'eux. Ainsi, dans ce livre, tous les éléments se fondent constamment les uns dans les autres, et l'illusion de la vie, de la chose en train d'avoir lieu, est complète, et le mou- vement est partout.
Mais le lecteur lettré que j'ai supposé ne se laisserait pas continuellement entraîner par ce mouvement. Ayant l'habi- tude de lire et une longue expérience des livres, il voudrait voir comment et de quoi est fait ce qu'il lit. Il analyserait Ulysse tout en continuant à le lire. Et voici quel serait, sans doute, après une première lecture, le résultat de cette analyse. Il dira : en somme, c'est encore une fois le monde de Gens de Dublin et les dix-huit parties d'Ulysse peuvent, provisoirement, s'assimiler à dix-huit nouvelles ayant pour sujets différents aspects de la vie de la capitale irlandaise. Toutefois, chacune de ces dix-huit parties diffère de l'une quelconque des quinze nouvelles de Gens de Dubliu par beaucoup de points, et en particulier : par son étendue, par la forme dans laquelle elle est écrite, et la qualité des personnages qu'elle met en scène : ainsi, les gens qui lont figure de personnages principaux dans chacune des nou- velles de Gens de Dublin ne seraient dans Ulysse que des comparses, de petites gens, ou, ce qui revient au même, >des gens vus de l'extérieur par l'écrivain. Ici, dans Ulysse,
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ceux qui sont au premier plan sont tous, littérairement parlant, des Princes, des personnages sortis de la vie profonde de l'écrivain, faits avec son expérience et sa sensibilité et auxquels il prête son intelligence, son émo- tion et son lyrisme. Les conversations ne sont plus seule- ment typiques d'individus appartenant à telle ou telle classe sociale : certaines constituent de véritables essais philoso- phiques, théologiques, de critique littéraire, de satire poli- tique, d'histoire. Des théories scientifiques y sont exposées ou discutées. Or, ces morceaux que nous pourrions consi- dérer comme des digressions ou plutôt comme des pièces rapportées, des essais composés en dehors du livre et arti- ficiellement insérés dans chacune des « Nouvelles » sont si bien adaptés à l'action, au mouvement et à l'atmosphère des différentes parties où ils figurent, que nous sommes obligés de reconnaître qu'ils appartiennent au livre, au même titre que les personnages dans la bouche ou dans la pensée desquels ils ont été mis. Mais déjà même, nous ne pouvons plus considérer ces dix-huit parties comme des nouvelles isolées : Bloom, Srephen, et quelques autres personnages en restent, tantôt ensemble, tantôt séparément, les figures principales, et l'histoire, le drame et la comédie de leur journée se poursuit à travers elles. Il faut le recon- naître : bien que chacune de ces dix-huit parties ditfère de toutes les autres par la forme et le langage, elles forment cependant un tout organisé, un livre.
Et en même temps que nous arrivons à cette conclusion, toutes sortes de concordances, d'analogies et de correspon- dances entre ces différentes paities nous apparaissent, comme la nuit lorsqu'on regarde un peu de temps le ciel, le nombre des étoiles visibles paraît augmenter. Nous commençons à découvrir et à pressentir des symboles, un dessein, un plan, derrière ce qui nous paraissait d'abord une masse brillante mais confuse de notations, de paroles, de faits, de pensées profondes, de cocasseries, d'imnges splen- dides, d'absurdités, de situations comiques ou dramatiques.
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et nous comprenons que nous sommes en présence d'un livre beaucoup plus compliqué que nous n'avions cru, que tout ce qui paraissait arbitraire et parfois extravagant, est en réalité voulu et prémédité, et enfin, que nous sommes peut-être en présence d'un livre à clé.
Mais alors, où est la clé ? Eh bien, elle est, si j'ose dire, sur la porte, ou plutôt sur la couverture : c'est le titre : « Ulysse ».
Se pourrait-il donc que ce Léopold Bloom, ce personnage que l'auteur traite avec si peu de ménagements, qu'il nous montre dans toutes sortes de postures ridicules ou humi- liantes fût le fils de Laerte, le subtil Ulysse ?
Nous le verrons tout à l'heure. En attendant, je reviens à ce lecteur non lettré qui a été rebuté dès les premières pages du livre, trop difficile pour lui, et je suppose qu'après lui avoir lu quelques passages pris dans différents épisodes, on lui dise : « Vous savez, Stephen Dedalus est Télémaque, et Bloom est Ulysse ». Il croira, cette fois, qu'il a compris : l'œuvre de Joyce ne lui paraîtra plus ni rebutante, ni cho- quante; il dira : « Je vois : c'est une parodie de l'Odyssée. » Et, en effet, pour lui l'Odyssée est une grande machine solennelle, et Ulysse et Télémaque sont des héros, des hommes de marbre inventés par la froide antiquité pour servir de modèles moraux et de sujets de dissertations sco- laires. Ce sont pour lui des personnages solennels et ennuyeux, inhumains, et il ne peut s'intéresser à eux que si on le fait rire à leurs dépens, — c'est-à-dire, en somme, quand on leur donne un peu de cette humanité dont W- croit, de bonne foi, qu'ils manquent.
Or, il y a des chances pour que le lecteur lettré n'ait pas une opinion bien différente de celle-là sur l'Odyssée. Il est resté sous l'impression qu'il en a reçu au collège : une impression d'ennui ; et comme il a oublié le grec, s'il a jamais été capable de le lire couramment, il lui est à peu près impossible de vérifier par la suite si cette impression était juste. La seule différence qui le sépare du lecteur non
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lettré c'est que pour lui l'Odyssée est, non pas solennelle et pompeuse, mais simplement sans intérêt, et par consé- quent il n'aura pas la naïveté de rire quand il la verra tra- vestie : la parodie l'ennuiera autant que l'œuvre elle-même. Combien de lettrés sont dans ce cas, même parmi ceux qui pourraient lire l'Odyssée dans le texte ! Pour d'autres, elle sera une étude de grand luxe, surtout philologique, histo- rique et ethnographique, une spécialisation, une très noble manie, et ils ne sentiront qu'accidentellement la beauté de tel ou tel passage. Quant aux créateurs, aux poètes, ils n'ont pas le temps d'examiner la question et préfèrent la considérer comme réglée. L'Antiquité, l'Athènes intellec- tuelle, est trop loin et le voyage coûte trop cher et ils sont trop occupés pour y aller. Du reste, sa civilisation ne leur a-t-elle pas été transmise par héritage, de poète en poète, jusqu'à eux ? Pourtant, eux seuls pourraient comprendre les paroles de leur ancêtre commun. Certains finissent cependant par faire le voyage^ mais ils s'y prennent trop tard, à une époque de leur vie où la puissance créatrice est éteinte en eux. Ils ne peuvent plus qu'admirer et parler aux autres de leur admiration ; quelques-uns essaient de la faire partager et de la justifier, et alors ils consument leurs dernières années à faire une traduction, généralement mauvaise, et toujours insuffisante ' , de l'Iliade et de l'Odyssée.
Le grand bonheur, la chance extraordinaire de James Joyce, c'a été de faire le voyage à l'époque où la puissance créatrice commençait à s'éveiller en lui.
Encore enfant, chez les Pères, il s'était senti attiré vers Ulysse, tout juste entrevu dans une traduction de l'Odyssée, et un jour que le professeur avait proposé à toute la classe ce thème : Quel est votre héros préféré ? tandis que ses camarades répondaient en citant les noms des différents héros nationaux de l'Irlande ou de grands hommes tels que Saint François d'Assise, Galilée ou Napoléon, il avait
I. En disant cela, je songeais à S. Butler, anssi bien qu'à V. Alfieri.
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répondu : Ulysse, — réponse qui n'avait que médiocrement plu au professeur qui, bon humaniste et connaissant assez bien le héros d'Homère, devait le juger défavorablement. Ce choix d'Ulysse pour héros favori ne fut pas chez Joyce un caprice d'enfant. Il resta fidèle au fils de Laerte, et au cours de son adolescence il lut et relut l'Odyssée, non pas pour l'amour du grec ou parce que la poésie d'Homère l'attirait alors particulièrement, mais pour l'amour d'Ulysse. Le travail de création dut commencer dès cette époque-là. Joyce tira Ulysse hors du texte et surtout hors des énormes remparts que la critique et l'érudition ont élevés autour de ce texte, et au lieu de chercher à le rejoindre dans le temps, à remonter jusqu'à lui, il fit de lui son contemporain, son compagnon idéal, son père spirituel.
Quelle est donc, dans l'Odyssée, la figure morale d'Ulysse ? Il me serait impossible de répondre à cette ques- tion, mais des gens compétents l'ont étudiée et il existe plusieurs études sur ce sujet. Je prends celle d'Emile Gebhart, qui a le mérite d'être courte et dont la conclusion est précise. En voici les points principaux : « Homo est », il est homme : « Ithacae, matris, nati, patris sociorumque amans » : il est attaché à son pays, à sa femme, à son fils, à son père et à ses amis ; « Misericordia benèvolentiaque insignis » : il est sensible aux peines des autres et d'une grande bonté... Mais, poursuit notre auteur : « Humanam fragilitatem non effugit » : il n'est pas exempt des faiblesses humaines. Léopold Bloom non plus, nous l'avons bien vu. « Mortem scilicet reformidat » : en eflfet, il craint la mort ; « ac diutius in insula Circes moratur » : et il reste trop longtemps dans l'île de Circé ; oui, — comme Bloom au bordel.
Il est homme, et le plus complètement humain de tous les héros du cycle épique, et c'est ce caractère qui lui a valu d'abord la sympathie du collégien ; puis peu à peu, en le rapprochant toujours davantage de lui-même, le poète adolescent a recréé cette humanité, ce caractère humain.
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comique et pathétique de son héros. Et en le recréant, il l'a placé dans les conditions d'existence qu'il avait sous les yeux, qui étaient les siennes : à Dublin, de nos jours, dans la complication de la vie moderne, et au milieu des croyan- ces, des connaissances et des problèmes de notre temps.
Du moment qu'il recréait Ulysse, il devait, logiquement, recréer tous les personnages qui, dans l'Odyssée, tiennent de près ou de loin à Ulysse. De là à recréer une Odyssée à leur niveau, une Odyssée moderne, il n'y avait qu'un pas à franchir.
Et de là le plan du poème. Dans l'Odyssée, Ulysse n'ap- paraît qu'au chant V. Dans les quatre premiers, il est ques- tion de lui, m.ais le personnage qui est en scène est Télé- maque ; c'est la partie de l'Odyssée qu'on appelle la Télémachie : elle décrit la situation presque désespérée dans laquelle les Prétendants mettent l'héritier du Roi d'Ithaque, et le départ de Télémaque pour Lacédemone, où il espère avoir des nouvelles de son père. Donc, dans Ulysse les trois premiers épisodes correspondent à la Télé- machie : Stephen Dedalus, le fils spirituel d'Ulysse et son héritier, est constamment en scène.
Du chant V au chant XIII se déroulent les aventures d'Ulysse. Joyce en distingue douze principales, et c'est à elles que correspondent les douze chapitres ou épisodes centraux de son livre. Les derniers chants de l'Odyssée racontent le retour d'Ul)'^sse à Ithaque et toutes les péripé- ties qui aboutissent au massacre des Prétendants et à sa reconnaissance par Pénélope. A cette partie de l'Odyssée, qu'on appelle le Retour, Nôo-tos, correspondent, dans Ulysse, les trois derniers épisodes qui, dans Ulysse même, font pendant aux trois épisodes de la Télémachie.
Voilà les grandes lignes du plan qu'on peut représenter graphiquement de la façon suivante : en haut, trois pan- neaux : la Télémachie ; au-dessous, les Douze Episodes ; et, en bas, les trois épisodes du Retour. En tout : dix-huit pan- neaux, — les dix-huit nouvelles.
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A partir de là, sans perdre complètement de vue l'Odys- sée, Joyce trace un plan particulier à l'intérieur de chacun de ses dix-huit panneaux, ou épisodes.
Ainsi chaque épisode traitera d'une science ou d'un art particulier, contiendra un symbole particulier, représentera un organe donné du corps humain, aura sa couleur parti- culière (comme dans la liturgie catholique), aura sa tech- nique propre, et en temps qu'épisode, correspondra à une des heures de la journée.
Ce n'est pas tout, et dans chacun des panneaux ainsi divisés, l'auteur inscrit de nouveaux symboles plus particu- liers, des correspondances.
Pour être plus clair, prenons un exemple : l'épisode IV des aventures. Son titre est Eole : le lieu où il se passe est la salle de rédaction d'un journal ; l'heure à laquelle il a lieu est midi ; l'organe auquel il correspond : le poumon ; l'art dont il traite : la rhétorique ; ses couleurs : le rouge : sa figure symbolique : le rédacteur en chef; sa tech- nique : l'enthymème ; ses correspondances : un person- nage qui correspond à l'Eole d'Homère ; l'inceste comparé au journalisme ; l'île flottante d'Eole : la presse ; le person- nage nommé Dignam, mort subitement trois jours avant et à l'enterrement duquel Léopold Bloom est allé, (ce qui consti- tue l'épisode de la descente au Hadès) : Elpénor.
Naturellement, ce plan si détaillé, ces dix-huit grands panneaux tout quadrillés, cette trame serrée, Joyce l'a tracée pour lui et non pour le lecteur ; aucun titre ni sous- titre ne nous le révèle. C'est à nous, si nous voulons nous en donner la peine, de le retrouver.
Sur cette trame, ou plutôt dans les casiers ainsi préparés, Joyce a distribué peu à peu son texte. C'est un véritable travail de mosaïque. J'ai vu ses brouillons. Ils sont entière- ment composés de phrases en abrégé barrées de traits de crayon de différentes couleurs. Ce sont des annotations destinées à lui rappeler des phrases entières, et les traits de crayon indiquent, selon leur couleur, que la phrase rayée
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a été placée dans tel ou tel épisode. Cela fait penser aux boîtes de petits cubes colorés des mosaïstes.
Ce plan, qui ne se distingue pas du livre, qui en est la trame, en constitue un des aspects les plus curieux et les plus absorbants, car on ne peut pas manquer, si on lit Ulysse attentivement, de le découvrir peu à peu. Mais, quand on songe à sa rigidité et à la discipline à laquelle l'auteur s'est soumis, on se demande comment a pu sortir, de ce formidable travail d'agencement, une œuvre aussi vivante, aussi émouvante, aussi humaine.
Evidemment, cela vient de ce fait que l'auteur n'a jamais perdu de vue l'humanité de ses personnages, tout ce mélange de qualités et de défauts, de bassesse et de grandeur dont ils sont faits : l'homme, la créature de chair, parcourant sa petite journée. Mais c'est ce qu'on verra en lisant Ulysse.
Entre tous les points particuHers que je devrais peut-être et que je n'ai pas l'espace de traiter ici, il y en a deux sur lesquels il est indispensable de dire quelques mots. Le premier de ces points, c'est le caractère prétendu licencieux de certains passages d' Ulysse, ces passages qui ont provo- qué, aux États-Unis, l'intervention de la Société pour la Suppression du Vice. Le mot licencieux ne leur convient pas ; il est à la fois vague et faible ; c'est obscènes qu'il fau- drait dire. Joyce a voulu, dans Ulysse, représenter l'homme moral, intellectuel et physiologique dans son intégrité, et pour cela, il était forcé de faire entrer en ligne de compte, dans le domaine moral, l'instinct sexuel et ses diverses manifestations et perversions, et dans le domaine physiolo- gique, les organes de la reproduction et leurs fonctions. Pas plus que les grands casuistes, il n'hésite à traiter ce sujet, et il le traite en anglais de la même manière qu'ils l'ont fait en latin, sans aucun égard pour les conventions et les scrupules des laïcs. Son intention n'est ni grivoise ni sensuelle ; il décrit et représente, simplement ; et dans son livre, les manifestations de l'instinct sexuel ne tiennent ni plus ni moins de place, et n'ont ni plus ni moins d'im-
�� � JAMES JOYCE 409
portance, que la pitié par exemple ou la curiosité scienti- fique. C'est surtout, naturellement, dans les monologues intérieurs des personnages et non dans leurs conversations que l'instinct sexuel et la rêverie erotique apparaissent : par exemple, dans le grand monologue intérieur de Pénélope, c'est-à-dire de la femme de Bloom, qui est aussi le symbole de Gè, la Terre. Dans ce morceau qui n'est pas un de ceux qui contiennent le plus de passages obscènes, les expressions toujours très crues, que les traducteurs français, sous le contrôle de l'auteur, ont choisies, correspondent très exacte- ment à celles du texte. La langue anglaise est très riche en mots et en expressions obscènes, et l'auteur d'Ulysse a puisé largement et hardiment dans ce vocabulaire.
L'autre point est celui-ci : pourquoi Bloom est-il juif ? C'est pour des raisons de symbolique, de mystique et d'ethnographie que je n'ai pas le temps d'indiquer ici, mais qui apparaîtront clairement aux lecteurs d'Ulysse. Ce que je peux dire, c'est que si Joyce a fait de son héros préféré, du père spirituel de ce Stephen Dedalus qui est un autre lui-même, un Juif, ce n'est évidemment pas par antisémitisme.
VALERY LARBAUD
Note. — Depuis que cette conférence a été faite, Ulysses (le texte anglais, naturellement) a paru, édité par la maison (f Shakespeare and C° » (sous la direction de Miss Sylvia Beach) 12 rue de l'Odéon, Paris (VP). L'édition, à tirage limité, et presque entièrement souscrite d'avance, a com- mencé à sortir le 2 Février 1922.
V. L.
�� � LE JARDIN
��A Jean-Richard Blogh.
��C'étaient deux gars du Nord Qui arrivaient à pied, de che:( eux. Et allaient s'embaucher, je ne sais où. Beaucoup plus loin qiiici.
C'est chei la mère Hilaire Que ces deux gars du Nord Entrèrent au crépuscule Pour dîner et dormir.
— « y a-t-il pas moyen, la patronne, Y a-t-il pas moyen d'avoir,
ly avoir de la salade?
Quelques brins de salade
Ça nous ferait bien plaisir. »
— « Je veux bien mes enfants,
Mais — sans vous commander : — qu'un de vous
Aille choisir lui-même :
Au fond de mon jardin
Qu'est tout à l'abandon.
Qu'est un jardin de vieille,
Il y a peut-être encore deux ou trois chicorées. »
�� � LE JARDIN 411
Celui qui se leva aussitôt
Et qui tout en mangeant dit : J'y vais.
C'était Ch'tiot Cottineau
Des pays dévastés.
Et c'est la nuit tombante Et voilà brusquement Voilà CFtiot Cottineau Au milieu du silence Au milieu du jardin.
��*
- *
��C'est un endroit à part du monde, Clos par les murs et la maison ; Tous les arbustes et les plantes Et la terre nue et les pierres Y regardent celui qui vient.
C'est un jardin comme tous les jardins Qui sont derrière les maisons de villages Ch'tiot Cottineau en avait un Dont le fléau na pas laissé trace ; Un tout pareil à celui-ci.
Un tout pareil avec sa ingne En espalier sur le mur gris, Sa tonnelle de clématites. Son puits fleuri de pissenlits.
Un tout pareil avec ses buis fidèles Bordant ses deux allées en croix Et son prunier qui dressait la tête Et son pommier qui tordait ses bras ;
�� � 412 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Un tout pareil an crépuscule ; Et voici, pour qu'une voix parle Au cœur crispé qui se rappelle. Que le cri apeuré d'un merle Ricoche sur l'air immobile.
— Cljtiol Coitineau, vois ton jardin ! Vois-le déchu et délaissé :
Le chiendent mange les fraisiers La bêche rouillée gît dans l'herbe.
Vois, r oseille est montée à graine Ce carré inculte est plein de chardons Les rames des pois de l'année dernière Sont restées au sol comme un buisson tnort.
Et Ch'tiot Cottineau, tour à tour Va, tombe en arrêt, regarde et rêve. Mais qui vient vers lui ? La mère Hilaire : C'est pour lui montrer l'endroit des salades.
- *
— « Vous ave:{ là du plan, la patronne, Du plan qui va se perdre.
Si vous vouliez demain m'éveiller Une heure avant les autres. Je vous retournerais ce carré Rien que pour le plaisir.
Rien que pour le plaisir
De dérouiller la bêche ;
Rien que pour le plaisir
De faire — de vous faire —
Une belle planche de laitues
Connue il y en avait tout l'été
Chei moi dans mon jardin qui n'est plus,
En pays dévasté. »
�� � LE JARDIN 4^3
— c( Cest bien aimable à vous, mmi garçon, Je vous éveillerai donc / Mais si vous vous trouve^ bien au lit. Au lit vous restere^. »
��Les vieux ne sont pas si matinaux Que jeunesse en voyage : Qui réveilla Ch'tiot Cottinean ? Ce fut son camarade ;
Son camarade qui lui dit : — « Viens, marchons à la fraîche Et après sauper s'il fait chaud Nous pourrons faire la sieste. »
Ce fut seulement sur la route Alors que les deux gars sifflaient Loin du village et de l'auberge, Que Ch'tiot Cotlineau se souiint Des salades et du jardin.
Il ne dit rien, n et ajit pas parlant.
Mais il s'arrêta brusquement
De siffler l'air du Ch'tiot Quin-quin.
Et jusque vers les dix-on:^e heures. Où il but un coup de vin frais Au soleil et devant la plaine, Ch'tiot Cottineau eut l'âme en peine
��Et du regret.
��CHARLES VILDRAC
�� � POEME
��// naissait un poulain sous les feuilles de bronze. Un homme mit des baies amer es dans nos mains. Etranger. Qui passait. Et voici quHl est bruit d^ autres provinces à mon gré... « Je vous salue, ma fille y sous le plus grand des arbres de Vannée. »
��#
��Car le Soleil entre au Lion et V Etranger a mis son doigt dans la bouche des morts. Etran- ger. Qui riait. Et nous parle d^une herbe. Ah ! tant de souffles aux provinces ! Qu'il est d'ai- sance da?is nos voies ! que la trompette m'est dé- Uce et la plume savante au scandale de l'aile ! ... <( Mon âme, grande fille, vous aviez vos façons qui ne sont pas les nôtres. »
�� � POÈME 4^^
// naquit un poulain sous les feuilles de bronze. Un homme mit ces baies amer es dans nos mains. Etranger. Qui passait. Et voici d'un grand bruit dans un arbre de bronze. Bitume et roses, don du chant ! tonnerre et flûtes dans les chambres ! Ah ! tant d'aisance dans nos voies, ha ! tant d'histoires à Vannée^ et T Etranger à ses façons par les chemins de toute la terre!... « Je vous salue, ma fille ^ sous la plus belle robe de Vannée. »
��* * *
�� � LE CAMARADE INFIDÈLE
��Première Partie
��I
��Le silence qui dure depuis quelques secondes, Clymène sait qu'il faut le mettre à profit, sous peine de ne plus trouver, jamais peut-être, de chemin vers l'objet qui la préoccupe. Elle n'entend plus la mer déferler sous les murs de la villa ; la branche de vigne vierge a cessé de se balan- cer dans l'ouverture de la fenêtre ; les mouches même ne volent plus dans le salon.
— Mon oncle, je voudrais vous poser une question,
La pipe ne quitte pas les dents qui la tiennent, mais un regard, qui déjà se durcit un peu, signifie qu'on écoute.
— La veille de l'attaque du i6 juin... Elle est interrompue aussitôt :
— Mon enfant, tu manques à nos conventions. Il était décidé que nous n'en parlerions plus.
Elle a l'audace que donne une grande timidité et pour- suit, comme si elle n'avait pas entendu :
— Quand, la veille du i6 juin, vous avez donné l'ordre
d'attaquer. . .
— Non pas donné : transmis. Un simple brigadier reçoit de l'État-Major de l'armée un plan qu'il se contente d'exé- cuter. Non, Clymène, je ne parlerai plus. Tu te plais à te
�� � LE CAMARADE INFIDELE 4I7
faire du mal en ne cessant de revenir sur des événements dont tu connais tout ce qu'on peut savoir.
— Je me fais beaucoup plus de mal en cherchant à me représenter tant de circonstances qui m'échappent. Ne comprenez-vous pas tout ce que l'imagination peut ajouter de cruel à la réalité ?
Il a posé les deux mains sur les accotoirs de son fauteuil, comme s'il allait se lever ; mais elle s'écrie, les joues brû- lantes :
— Vous devenez très lâche quand vous croyez voir poindre, de si loin que ce soit, quelque chose qui pourrait conduire à de l'attendrissement. Soyez juste pourtant : je ne vous ai jamais fatigué de mes larmes.
Tant de fermeté luit dans le regard de sa nièce, qu'il laisse retomber son grand corps avec un grognement de protestation :
— Il y a une espèce de piété, dit-il, à ne pas parler vai- nement de ce que les morts ont souffert.
Elle riposte avec douceur :
— Si du moins nous comprenions ce qui s'est passé ^ans le cœur des survivants, ce serait déjà quelque chose, car ils ont eu part à la même action. Mais ils sont presque aussi fermés pour nous que les disparus.
Le général de Pontaubault n'est pas de ceux que l'on mène aisément où ils ne veulent pas, et il apporte à se dérober une grâce où il se sait maître :
— Crois-tu qu'avec sa conscience chargée de peccadilles, un homme consentira jamais à se montrer tout à fait sin- cère devant un petit nez, busqué si joliment, et à laisser regarder jusque dans le fond de son cœur par des yeux auxquels il aurait si grand chagrin de déplaire ?
Mais la galanterie ne la fait même pas sourire.
— Ainsi je comprends bien, continue-t-elle, que ce n'est pas vous qui décidiez l'heure de l'attaque, ni le secteur, ni les effectifs. Mais, dans votre propre division, vous étiez pourtant le maître de disposer les compagnies à votre gré ?
-7
�� � 4l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il est sur ses gardes, comme le prouve l'immobilité de ses cils roux :
— Oui et non...
— C'est vous qui avez désigné celle qui tiendrait la pointe de ce terrible saillant ?
Il réplique durement :
— Où veux-tu en venir... Et détachant chaque mot :
— A me faire avouer que j'ai prononcé l'arrêt de mort ?... Elle a la force de ne pas baisser les \eux, mais elle pose
sur sa robe noire des mains entr'ouvertes et un peu trem- blantes. Il continue plus doucement :
— Tu sais pourtant que, dans la pratique, on suit une sorte de roulement...
— Ce ne pouvait pas être le cas^ puisque son régiment donnait pour la première fois, après avoir été complètement refondu !
Un de ces courts silences qui sont, chez lui, comme le ramassement de la volonté avant le bond, ces trois secondes de suspens qui coupent le souffle à certains de ses officiers et qui donnent de la hauteur au moindre de ses ordres. Le courage, où qu'il le rencontre^, a toujours sur lui quelque prise, aussi murmure-t-il, avec une résignation maus- sade :
— Soit ! Interroge, je répondrai.
Décontenancée par une capitulation si brusque, Ch'mène tâche d'être nette, car son oncle ne peut souffrir qu'on balbutie :
— Dans l'instant où vous donniez un de ces ordres qui signifient la mort pour un grand nombre de ceux qui les reçoivent... (ne vous étonnez pas de mes questions ; tout ce qui s'est passé ce jour-là prend pour moi tant de gra- vité!...) je voudrais savoir si vous n'aviez dans l'esprit qu'un problème de stratégie ou si vous imaginiez tel ou tel visage pour chacun des rôles que vous distribuiez.
— Tant d'hommes ont passé sous mon commandement.
�� � LE CAMARADE INFIDELE 4I9
ma pauvre petite, et si souvent les visages ont fait place à d'autres !
— Je ne parle pas de ceux que vous ne pouviez connaître individuellement. Mais... les officiers qui vous approchaient, qui mangeaient avec vous...
Il rêve une minute ; à chaque aspiration, un petit gémis- sement se fait entendre dans le fourneau de sa pipe :
— Mon camarade de promotion, le général de Crissé, m'a dit qu'il priait Dieu tous les matins pour chacun de ses bataillons en le désignant par le nom de son commandant. Il devait regretter de ne pas pouvoir prier pour chaque escouade en nommant le sergent. C'était un brave homme, mais un pauvre chef. Il a fait massacrer tout son monde, faute de consentir rapidement aux sacrifices nécessaires. Nos subordonnés sont, entre nos mains, une monnaie avec laquelle il s'agit d'acheter quelque chose : acheter le plus qu'on peut avec le moins de dépense. Quand tu paies, tu ne considères pas l'effigie des pièces ; toutes celles qui ont cours se valent. Et puis, vois-tu, celui qui regarde se succé- der autour de sa table tant de têtes de soldats, ce n'est pas qu'il devienne indifférent nique son jugement s'émousse; au contraire, plus la guerre s'est prolongée, plus j'ai fait de distinction entre les individus et mis d'écart entre les excellents et les médiocres ; mais si je savais toujours parfaitement combien j'avais d'officiers d'élite et de non- valeurs, c'est effrayant comme, dans une même catégorie, les visages se superposaient, s'effaçaient... Irais-je jusqu'à dire que, pour un chef responsable, le vide laissé par un mort, c'est surtout la quahté de son remplaçant qui le détermine ?
L'orgueil la maintient droite sous ces considérations qui rabrouent si brutalement son chagrin. Mais elle souffre d'une peine si vive qu'elle aurait soulagement à blesser elle aussi :
— Parfois vous perdiez au change, parfois non... Est-ce que j'ose comprendre ?... Dieu merci, je ne sais pas qui a pris la place de mon mari !...
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Mais déjà elle a peur de sa propre hardiesse et, plus encore, de cette sincérité masculine qui parfois se venge si lâchement sur une femme des humiliations que d’autres femmes ont pu lui faire endurer. Aussi sa voix redevient-elle discrète, égale :
— Le terrible pouvoir que vous déteniez, n’avez-vous jamais eu la tentation de vous en donner la preuve à vous-même, non en faisant mourir, mais en sauvant malgré lui un de ces pauvres garçons ?
— Ce que tu appelles sauver un homme, c’est dans un cas pareil rejeter le danger sur d’autres. Si j'ai commis quelques charités de cet ordre, je n’en suis pas fier en tout cas. Oui, tu me fais souvenir d’un de mes téléphonistes, un gamin qui sifflait et chantait toute la journée et qu’on ne pouvait pas plus songer à envoyer sous les obus qu’on n’imagine de tirer sur un rossignol. Je crois bien qu’une fois, juste à temps, je l’ai fait partir pour l’arrière…
Mais il se sent, malgré tout, sur terrain glissant :
— Encore de tels manquements à la justice n’ose-t-on se les permettre qu’en faveur d’hommes qui ne peuvent pas en mesurer le sens véritable, de très petites gens, qui n’ont pas, dans cet ordre de choses, les mêmes susceptibilités que nous.
Clymène a compris tout de suite où tendait cette précaution, et sa fierté se révolte :
— Vous pensez bien que mon mari aurait refusé une pareille faveur !
Craint-elle qu’une ombre de doute ne se marque sur les lèvres de son oncle ? Mais il murmure d’une voix si naturelle : — Personne n’en doute ! — qu’elle regrette la naïveté de son exclamation ; et comme il ne se laissera pas deux fois interroger si docilement, elle se remet à l’encercler avec une craintive audace :
— Du moins, vous redites-vous parfois les noms de ceux à qui vous avez donné l’ordre d’un si grand sacrifice ?
— Faut-il te répéter que mon rôle était plus modeste ?…
— Tout de même, c’est vous qui décidiez les opérations secondaires, les coups de main !
— Pour ces affaires-là, jamais il ne m’a fallu donner d’ordres. J’ai toujours eu plus de volontaires que je n’en avais besoin.
Elle s’impatiente :
— Ne jouez donc pas sur les mots ! Pour tout homme courageux, un simple souhait de votre part, la simple offre d’une mission périlleuse équivalait à un ordre. Leur vaillance vous a déchargé d’un fardeau pénible, mais en fin de compte…
Il la contemple avec surprise ; il aime constater qu’une fille de sa famille sait ne pas raisonner sottement :
— Ma parole, dit-il gentiment, personne ne m’a jamais soumis à un pareil interrogatoire.
— Peut-être ne vous êtes-vous jamais soucié de savoir… ce que pense une femme qui a tout perdu.
— Tout perdu par mon ordre, veux-tu dire.
Elle ne répond pas. Il contemple sur la table une photographie qui représente un homme tenant sur ses genoux trois bambins. Les têtes bouclées permettraient de discuter et d’en rabattre un peu sur ce « tout perdu », mais il goûte une sorte de plaisir à se laisser glisser sur une pente où il s’aventure rarement de lui-même, et il s’étonne de s’intéresser à ses propres sentiments.
— Nous sommes drôlement faits, dit-il. Tandis que tu parlais, tout à l’heure, sais-tu quel visage j’ai revu d’abord ? Non pas celui d’un de mes compagnons, ni d’aucun de ces braves garçons dont j’ai pourtant aimé quelques-uns presque paternellement ; mais le plus ridicule de tous, un cuistot bègue et presque imbécile, qui fut tué parce que je lui avais commandé d’établir ses chaudrons dans un endroit qui s’est trouvé brusquement bombardé.
Clymène n’a cessé de le contempler :
— Et moi qui vous connais depuis que je suis née, je vous écoute, je vous regarde. Je n’arrive pas à mettre bout à bout le présent et le passé… Car enfin, pour vous aussi, une vie humaine a représenté quelque chose d’inestimable. Quand votre petit Pierre a été pris des poumons, vous avez lutté, des années durant, comme n’importe quel père ; vous avez demandé Briançon, malgré de grands inconvénients pour votre carrière… Vous étiez parmi nous, je ne dis pas un homme comme les autres, car nous vous avons toujours admiré, mais tout de même un homme de la même race, du même niveau que notre père. Et soudain, tandis qu’il continuait, lui, dans sa terre, à ne régner que sur quelques bestiaux et quelques pommiers, vous voilà disposant de la vie des hommes comme aucun prince ne le fait plus. Et cette main qui tout à l’heure caressait mon chien, comme n’importe quelle main, la voilà qui signe des ordres où la mort est entre les lignes. Elle écrit : « Le sous-lieutenant Heuland occupera tel boyau et ne le quittera sous aucun prétexte ». Cela suffit. Pas besoin d’insister. Il y va de lui-même. Les siens ne vous demandent pas de comptes. Ils s’inclinent comme si la foudre était tombée.
— Les comptes, tout de même, finissent par se rendre.
— Ceux qui intéressent votre avancement peut-être, mais les autres ? Tout ce qu’il y avait de courage en France s’employait à vous justifier. Suis-je venue discuter avec vous ? J’ai voulu tout connaître, l’heure, l’endroit, les moindres circonstances, mais je n’ai jamais tâché de savoir si l’ordre était nécessaire, si vous aviez travaillé votre plan jusqu’à la limite de vos forces, si vous n’aviez pas négligé des détails parce que c’était l’heure de vous coucher ou que vous aviez la tête obscurcie par vos cigares.
La corbeille à ouvrage placée sur le bord de la table a basculé. Clymène se lève et en ramasse le contenu. Elle va jusqu’à la fenêtre et n’en finit pas de chercher une bobine qui a roulé dans cette direction. M. de Pontaubault a un petit mouvement des lèvres qui semble annoncer une explication ; mais c’est assez d’un remous dans l’air de la pièce pour faire chavirer cette velléité. Il vide sa pipe dans un cendrier, annonce habituelle du départ.
— Tes petits vont remonter de la plage, dit-il en se levant, et il est temps que je rentre à mon hôtel.
Il prend la tête de Clymène entre ses robustes mains et poursuit avec un tendre regard :
— Pour te récompenser (et ce mot supplée à tout ce qu’il n’a pas dit), je veux t’amener un de mes anciens lieutenants, Vernois, que j’ai eu la surprise de rencontrer hier sur la digue. Il a connu ton mari au Chemin des Dames.
Aussitôt elle s’affole :
— J’ai déjà vu trois de ses camarades. Aucun d’eux n’a su me dire la moindre chose. Ils paraissaient tellement gênés ; et moi j’étais honteuse de leur arracher de si pauvres phrases.
— Celui-là est intelligent ; il passait seulement pour un peu bizarre.
— C’est justement ce qu’il y a de plus intimidant. Si encore il était tout simple !
— Comme tu voudras.
Elle l’accompagne jusqu’au perron. Il s’arrête sur la dernière marche et regarde le couchant, de sorte qu’elle aperçoit le gris de la mer des deux côtés de ses épaules. Elle murmure :
— J’ai une amie dont le mari a disparu dans un naufrage. Voilà longtemps de cela, mais elle n’a jamais pu regarder la mer sans horreur.
Il tourne vers elle ses yeux clairs, si experts à jauger une âme forte :
— Tandis que tu continues à me regarder (c’est bien cela que tu veux dire ?) avec un visage sans effroi ni haine… avec un pauvre visage tout ému et tout blanc…
Elle se contente de lui tendre une joue qu’il embrasse.
424 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
��II
��Le hasard veut qu'après le dîner, faisant les cent pas sur la digue, le général de Pontaubault laisse échapper sa canne, qui glisse le long de l'escarpe et va se ficher dans le sable. La nuit n'est pas assez tombée pour qu'un groupe de promeneurs, parmi lesquels il y a des jeunes gens, ne le voie pas interroger du regard l'échelle usée ; mais, peut-être à cause d'un certain coup d'œilque, d'un peu haut, l'homme grisonnant a commencé par jeter à la ronde, la gaucherie de sa descente sur les premières marches est observée avec quelque malice. Brusquement, quelqu'un se lève du banc où il était assis, bouscule les badauds avec une phrase déso- bligeante qu'on ne perçoit pas clairement, descend la pente abrupte et, par l'échelle, rapporte la canne. Il y a, dans le respect avec lequel l'objet est rendu, une leçon à l'adresse des jeunes joueurs de tennis, qui d'ailleurs s'esquivent.
— Quelle bande, mon général ! dit le nouveau venu de manière à ce qu'on l'entende.
— Diable, mon cher Vernois, vous êtes vif. Et d'abord merci, mon ami. Mais pourquoi ces jeunes gens me traite- raient-ils autrement que n'importe quel promeneur mala- droit ?
— Ils m'agacent, mon général.
M. de Pontaubault passe son bras sous celui de son ancien officier. Il vient d'aspirer une bouffée venue de loin et dont ses narines voudraient prolonger le plaisir.
~ Singulière existence que la nôtre, dit-il en entraînant son compagnon. Quelle souplesse on nous demande ! Tan- tôt chefs et chargés d'imposer à des hommes ce qu'ils peu- vent endurer de plus rude, tantôt leurs égaux et forcés d'es- suyer le choc en retour de ce qu'ils ont souffert. \'ous ne connaissiez qu'un de mes avatars ; la modestie du second vous a surpris.
�� � LE CAMARADE INFIDELE - 425
Tout autre que Vernois serait gêné par cette insistance ;. mais il est trop absorbé dans ses propres sentiments :
— Je ne me suis habitué facilement à rien de ce que j'ai retrouvé depuis la guerre, mon général. Cette subordina- tion parfaite que n-ous avions acceptée, on la dégrade à nos propres yeux, quand on manque de respect à ceux qui étaient nos chefs. Si ces gamins font les importants en face d'un homme devant qui je me suis incliné, ils se placent par trop au-dessus de moi.
La vivacité de cette sortie est un hommage assez délicat :
— \'ous m'amusez, mon ami. C'est vous qui n'êtes pas souple !
— Je n'essaie p;-is.
— Et pourquoi donc ?
Nul moins que le général de Pontaubault n'est capable de s'intéresser à la vie intérieure d'autrui. Vernois le sent bien et se dérobe :
— Oh, question de caractère.
Mais, dans le fond, il ne lui déplaît pas que ce cavalier dont il admire la promptitude ait peu souci de ces nuances. Comment Vernois ne se souviendrait-il pas de l'allégresse animale qu'ils ont ressentie certains jours, ses camarades et lui, à se trouver lancés par le général de Pontaubault, comme un cheval enlevé par-dessus l'obstacle ? Il voudrait mettre à profit cet instant de familiarité et cette demi-nuit favorable aux aveux, pour lui faire comprendre sa gratitude. Il cherche un biais :
— Vous rappelez-vous, mon général, ce que vous nous expliquiez dans votre poste de commandement sur l'assou- plissement des volontés ? J'y ai songé bien des fois depuis, dans mes rapports avec mes subordonnés et, plus encore, si je puis dire, dans mes rapports avec moi-même.
Au reste tout, ce soir, l'invite au bien-être, depuis les lambeaux de musique que le vent happe aux baies ouvertes du casino, jusqu'à la présence, contre son épaule, de l'hom'me qui fut si longtemps, pour dix mille soldats.
�� � comme un mur dans leur dos et une protection contre toute faiblesse. Il se laisserait conduire, indifférent à la route et à l’heure, si M. de Pontaubault ne l’arrêtait au tournant de la digue :
— Mon ami, je me suis emparé de vous, parce que je trouve plaisir à votre conversation, mais il me semble tout à coup que vous n’étiez pas seul. C’est bien vous qui vous teniez sur ce banc, dans un renfoncement du parapet ? Et même (excusez-moi si je suis indiscret) je ne vous avais pas reconnu, mais j’avais bien cru distinguer l’institutrice de mes petits neveux, Mlle Gassin.
— En effet, hier je l’ai rencontrée au pied de la falaise. Heuland s’est toujours montré pour moi bon camarade. Quand j’ai su que sa famille était ici, j’ai eu la curiosité de voir ses enfants. Je cherchais un prétexte pour m’approcher, quand justement un filet de pêche a perdu son manche…
Tant de détails précis ne font que rendre l’histoire plus suspecte, comme aussitôt d’ailleurs M. de Pontaubault ne manque pas de le lui faire sentir :
— Je vois que les folles mèches de l’institutrice vous ont plus intéressé que les caboches rondes des élèves.
— Oh, mon général, l’impression qu’elle donne est un mélange de franchise et de fausseté qui fait qu’on reste sur ses gardes.
— Eh bien, puisque nous avons le même sentiment, je vous avouerai que je verrais sans déplaisir Mme Heuland la mettre à la porte. C’est une fille aigrie et prétentieuse. Je ne lui ferai pas grief, puisque c’était à votre profit, de venir causer le soir sur la digue…
Le général prévient la protestation de Vernois :
— Tant qu’à faire, mieux vaut que vous me laissiez vous présenter à ma nièce. J’ai déjà prononcé votre nom devant elle et je sais lui être agréable en vous amenant.
— Vous avouerai-je, mon général, que j’ai failli la faire prier de me recevoir, mais qu’au dernier moment de sots scrupules m’ont arrêté.
— Lesquels donc ?
— Quelques mots de Mlle Gassin m’ont déjà prouvé que ma prudence était déplacée. Mais convenez qu’on peut tomber mal en venant rappeler à une jeune veuve le souvenir d’un homme enterré depuis bientôt trois ans.
— Si vous estimez la constance, vous en trouverez chez Mme Heuland un exemple qui impose le respect.
Une certaine causticité pointe souvent dans les phrases les moins ironiques du général, mais le ton de celle-ci surprend Vernois au point qu’il ne peut s’empêcher de le laisser voir :
— Pardonnez-moi si je me trompe, mon général, mais il y a, dans la façon dont vous prononcez cela… je ne sais comment dire… une arrière-pensée.
— Mon Dieu, pour parler franc, simplement cette idée qu’il doit y avoir proportion entre le deuil et celui qu’on pleure. Je ne voudrais pas manquer à la mémoire de mon neveu, mais vous l’avez connu…
— C’était un garçon courtois et sans méchanceté, qui s’efforçait de bien faire.
— Oui mais, entre nous, pas très fort. Je ne dirai rien de ses examens…
— Bien d’autres ont échoué dans les concours, sans manquer pour cela d’intelligence !
— D’accord ; seulement, dans son industrie, il n’était pas plus remarquable. Il se croyait un génie d’inventeur. Or il n’existe pas de personnage plus dangereux qu’un fruit sec qui se mêle d’inventer. Il ne vous a jamais parlé de son piège électrique ?
Vernois s’impatiente :
— Je ne sais qu’une chose, c’est qu’avant lui le poêle de notre cagna ne cessait de fumer et qu’il a su l’arranger très ingénieusement.
— Je vous concéderai donc son talent de fumiste, fait M. de Pontaubault piqué par tant de résistance. Mais convenez que s’il n’avait pas eu sa fortune pour se faire pardonner son manque d’éducation et sa famille…
La riposte trop longtemps retenue part avec une impétuosité maladroite :
— Pour se faire pardonner tout ce que vous dites, il a ceci qu’il s’est fait tuer !
— Évidemment…
— Eh non, ce n’est pas évident, sans quoi sa place ne lui serait pas contestée. Mourir n’est pas un sacrifice comme un autre.
— Pensez-vous me l’apprendre ? réplique glacialement M. de Pontaubault.
La crevasse s’est ouverte entre eux si soudainement qu’ils sont presque aussi surpris l’un que l’autre de se trouver sur les bords opposés. Celui qui tantôt mettait toute son application à rentrer dans les habitudes de l’obéissance, s’est dégagé d’un bond ; et l’autre est forcé de mesurer la distance qui sépare la subordination véritable de ses plus généreuses contrefaçons. Mais étant celui qui a le plus à perdre, le général est aussi le plus prompt à se ressaisir :
— Croyez bien, mon ami, que je serais le dernier à vouloir amoindrir le sacrifice de mon neveu. Je vous supposais plus de sang-froid. La mort est toujours un scandale, mais depuis qu’il y a des hommes et qu’ils meurent…
La bonhomie reste sans prise.
— Cette mort-là, mon général, est d’un ordre particulier.
— En êtes-vous sûr ?
— S’il était revenu, songeriez-vous à l’éliminer de votre famille ?
— J’aurais le droit de trouver votre question impertinente. J’y réponds cependant. Oui, je souhaite que ma nièce ne passe pas dans les larmes le reste de sa vie. C’est une des grandes lâchetés contemporaines que cette disposition à voir dans la mort un événement tellement monstrueux qu’on refuse de la regarder, qu’on la cache à ceux qui s’en approchent, qu’on déclame contre elle, qu’on refuse de l’accepter, comme si elle n’avait pas ses bonnes raisons pour être là. Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas : qu’elle est peu de chose ou qu’elle n’est pas plus atroce dans telle condition que dans telle autre. Mais (libre à vous de voir en moi un esprit gauchi par le métier) j’estime viril de ne pas perdre son temps à la qualifier ou à la maudire. C’est en créant de la vie nouvelle qu’on la combat.
La force de ce langage calme la nervosité de Vernois mais ne vainc pas son entêtement :
— Il n’en résulte pas moins qu’Heuland a eu tort de mourir.
Dans l’intransigeance du jeune homme, tout n’est pas pour déplaire à son ancien chef.
— On a souvent raison d’avoir tort, mon ami. C'est moins simple qu’il ne paraît d’abord. Vous avez 28 ans ? 30 ans ? Tant mieux si vous raisonnez moins sèchement qu’on ne fait à mon âge. Admettons que je n’aie rien dit, voulez-vous ? Et prenons date pour une visite à ma nièce.
— Je crains qu’il ne me faille repartir dès demain, mon général.
— Drôle de garçon ! Vous aviez parlé de rester quinze jours. Enfin, si vous changez une seconde fois d’avis, vous saurez où me rencontrer. Bonsoir.
Chagrin, Vernois ne va même pas jusqu’au prochain banc, mais s’assied à l’endroit où il se trouve, sur le bord du môle, les jambes ballantes, les regards tournés vers l’eau noire où danse le reflet d’une lanterne. Il sursaute en s’apercevant qu’il est observé depuis un moment déjà et que la jupe blanche de Mlle Gassin est arrêtée à deux pas de lui.
— Il vous a condamné aux arrêts de rigueur ? Il vous a défendu de me parler ? Il vous a dit du mal de moi ? Enfin que vous a-t-il fait pour vous plonger dans une pareille mélancolie ? Peut-on s’asseoir à côté de vous ?
De deux ou trois coups de sa casquette, Vernois balaie la pierre, puis offre l’appui de sa main à la jeune femme. L’ombre d’un chapeau de lingerie ne laisse apercevoir ni le front ni les yeux, mais la faible lumière du quinquet durcit le dessin d’un nez qui peut passer pour spirituel et d’une bouche aux coins de laquelle les années ont mis un premier avertissement.
— Alors vous ne voulez pas dire ce qui vous rend si rêveur ?
Vernois commence posément :
— C'est bien Mme Heuland, n’est-ce pas, qui signe ses lettres d’un C souligné d’une barre ?
— Mon Dieu, vous aurait-elle écrit ?
— Quand un de nos camarades tombait, nous étions bien forcés de trier les papiers qui traînaient dans ses poches ou dans sa cantine. Il y a beaucoup de lettres qu’il valait mieux ne pas renvoyer aux familles. Vous savez la manie qu’avait Heuland de ne rien jeter. J’ai dû dépouiller de vraies liasses, car sa dernière permission remontait bien à trois mois. Beaucoup de lettres de sa femme… beaucoup d’autres aussi.
— Écrites… par qui ?
— Par une femme. Pas signées d’ailleurs. D’une écriture couchée, un peu anguleuse.
— Vous avez bien fait d’épargner aux siens cette révélation. Personne ne le croyait capable d’une folie.
— Vous estimez que rien n’a transpiré ? que ni Mme Heuland ni sa famille n’ont eu le moindre vent de l’aventure ?
— Mme Heuland ne me fait pas ses confidences, mais la manière dont elle cultive ses souvenirs prouve qu’elle n’a jamais douté de son bonheur. Quant à ses sœurs, qui l’ont toujours jalousée (elles ne lui pardonnent pas de s’être mariée, alors qu’elles, les aînées, montaient en graine) soyez sûr que le moindre soupçon elles l’auraient exploité contre leur beau-frère.
Il suffit d’un regard intéressé pour la faire poursuivre :
— Si vous saviez les airs que prenait cette famille à l’égard de la vieille Mme Heuland et de son fils. C’était encore plus risible qu’odieux. On ne sait pas si, dans leur manoir, ces demoiselles de Pontaubault mangent autre chose que des choux et des pommes de terre ; peut-être un morceau de lard le dimanche. Mais quand elles s’étaient bien repues chez leur beau-frère, il fallait les voir échanger des clins d’yeux chaque fois qu’il prenait la parole. Pas ostensiblement, de peur de se faire remettre à leur place par Mme Heuland. Mais c’étaient des soupirs, des froncements de sourcils. Elles s’en croient parce qu’elles savent les dates des rois de France depuis Mérovée et elles n’ont pas manqué de me faire la leçon pour un imparfait du subjonctif. Mais à leurs dédains, on aurait cru que leur sœur avait épousé un bouvier. Remarquez que Mme Heuland est une charmante femme, beaucoup moins sotte que son milieu ; mais en somme elle a le goût des grands mots plus que l’esprit vraiment ouvert.
L’hostilité qu’il a ressentie pour M. de Pontaubault porte Vernois à l’indulgence envers ce qu’il sent de révolte sous ces commérages un peu trop sifflants.
— Je ne voudrais pas insinuer, poursuit l’institutrice, que toute femme soit pour quelque chose dans les infidélités de son mari ; mais enfin, d’après ce que vous me dites, il est vraisemblable qu’en quelque manière elle aura déçu le sien. Allons, donnez-moi raison. Je fais la part des hommes terriblement belle.
Vernois reprend :
— M. de Pontaubault ne cache pas qu’il voudrait voir sa nièce se remarier…
— Elle vous intéresse d’une manière incroyable !
— C’est Heuland qui m’intéresse. Elle, je ne l’ai jamais vue.
— Ce n’est pas une raison. Jusqu’à ce que ses fils soient majeurs, je pense qu’elle est un beau parti. Et puisque ce sont toujours les mêmes après qui l’on court, il n’y a pas de raison pour qu’elle ne vous plaise pas.
— Je vous en prie, Mademoiselle…
— Et puis, même sans fortune, on peut la trouver agréable. Elle a la peau très blanche, des yeux allongés qui lui donnent un air un peu brebis… D’ailleurs convenez que ce grand étalage de deuil ne laisse pas d’être déplacé, si ce que vous venez de raconter est bien exact.
— Oh, parfaitement exact, n’en doutez pas. Rappelez-vous d’ailleurs qu’Heuland, qui n’était pas avare, l’était particulièrement peu de ses confidences. Quand on n’a plus rien à se dire depuis trois ou quatre mois, et qu’on n’aime pas le silence, il faut avoir une discrétion bien ombrageuse pour ne jamais ouvrir la bouche sur un sujet auquel on pense continuellement. Reconnaissons qu’Heuland n’était pas discret jusqu’à ce point-là. Et puis, Mademoiselle, dans un terrier où l’on écrit à deux ou trois, assis sur la même paillasse, il faudrait se couvrir les yeux d’un mouchoir pour ne pas remarquer les noms qui chaque jour reviennent sur les enveloppes des voisins.
Mlle Gassin redresse la tête si brusquement que Vernois craint d’avoir tout gâté ; mais il voit se dessiner un sourire où il y a du cynisme et de l’amertume.
— Après tout, dit-elle, je ne regrette pas qu’un homme tel que vous ait pénétré mon grand secret, même s’il doit me juger sévèrement.
— Oh, juger…
— Je ne puis même m’empêcher d’en éprouver une espèce de bonheur. Quand on a le cœur plein d’un sentiment qu’il faut taire, c’est déjà une joie bien rare que d’y entendre faire allusion. En outre, peut-être pourrez-vous me rassurer sur un point qui me préoccupe, en me disant ce que sont devenues ces lettres.
— Soyez tranquille : je les ai brûlées et leurs cendres sont ensevelies sous deux mètres de terre avec des rondins et des rails par-dessus, car l’abri s’est effondré quelques jours plus tard. Mais à mon tour, permettez-moi de vous demander ce qu’il en est du reste de sa correspondance avec vous : non pas où elle se trouve, ce qui ne me regarde pas, mais si elle est en sûreté. Un jour que le besoin de confidences le démangeait plus particulièrement, Heuland m’a raconté les précautions un peu étranges dont il s’était fait une règle…
Mlle Gassin ne sourit plus :
— Ah, il vous a dit cela aussi…
— Il est donc bien exact qu’il vous redemandait ses lettres ?
— Ne le jugez pas sur les apparences. Vous savez comme il excellait à ces petites maladresses qui donnaient le change sur ses sentiments réels. Ne voyez en tout ceci qu’un enfantillage d’homme amoureux. Il voulait que mes lettres fussent conservées avec les siennes, intercalées entre elles.
— Mais, continue impitoyablement Vernois, vous saviez où il cachait ces reliques ?
— Naturellement !
Au léger silence qui s’établit, Mlle Gassin comprend qu’elle s’est trop avancée :
— C’est-à-dire, reprend-elle, je le savais. Mais, à son dernier départ, il a eu l’idée d’une cachette plus sûre. Il n’a pas jugé prudent de me l’indiquer par lettre, de sorte qu’aujourd'hui… En croyant agir pour mon bien, poursuit-elle avec plus de vivacité, mon ami m’a cruellement désarmée ; car enfin, si j’étais poussée à bout…
Un instant endormie, la méfiance de Vernois se réveille en sursaut :
— Je ne vois pas bien, Mademoiselle, dans quelles circonstances vous pourriez avoir besoin…
La voix de Mlle Gassin, qu’elle a nette et timbrée, prend plus d’éclat :
— Mais qu’elle se marie donc, qu’elle se marie, et que c’en soit fini de ces voiles, de ces soupirs, de ces photographies sur tous les meubles. Vous me voyez en demi-deuil (Vernois remarque, en effet, une ceinture noire et un liseré de même couleur autour de la cravate) ; mais j’y suis par ordre, comme les enfants et les domestiques, pour honorer son chagrin à elle. Le mien, il faut que je le cache. Ces lettres, vous pensez bien que j’aurais eu la générosité de ne pas m’en servir ; mais enfin, dans le fond d’un tiroir, pour mon propre réconfort, j’aurais eu cette preuve de mon bon droit. La vie est dure pour une femme seule, qui ne doit compter sur aucun appui.
Sentant qu’il importe de serrer son jeu et de ne perdre aucun indice, Vernois scrute ce visage avec une insistance qui achève d’abuser Mlle Gassin.
— Je suis peut-être ingrate, reprend-elle, car dans toute votre attitude il me semble discerner… une loyauté… je ne sais comment dire… presque une sympathie… qui m’est déjà un grand soutien. Vous non plus vous n’êtes pas de leur monde ; cela nous rapproche. Soyons amis, voulez-vous ?
Elle tend la main avec cette franchise qui passe pour anglaise et prend celle de Vernois qui retombe aussitôt. Pour n’avoir pas à répondre, il s’empresse de demander :
— Vous avez cherché ces lettres ?
— Vous ne sauriez croire combien je m’en suis tourmentée. Elles ne peuvent être qu’à Paris. J’ai vainement fouillé toute la maison. Mais il y a des bureaux et des ateliers où je n’ai pas facilement accès. Si seulement vous vouliez m’aider ?
Pris au piège, son premier mouvement est de se dégager :
— Malheureusement, il faudrait un hasard bien extraordinaire…
Mais il comprend encore à temps sa gaucherie. Va-t-il perdre sa dernière chance de mener à bien le projet qui l’a conduit sur cette plage, et comme un enfant boudeur s’en ira-t-il en laissant le champ libre à ceux qui le froissent ou qui lui déplaisent ? Il reprend donc :
— Jamais je n’ai mis les pieds dans cette maison. Tantôt M. de Pontaubault m’offrait de m’y conduire, mais j’ai LE CAMARADE INFIDELE ' 435
refusé dans un accès de mauvaise humeur, pour n'avoir pas à reprendre une conversation qui m'irritait...
— Allez-y pour moi, murmure-t-elle.
— Eh bien soit, je verrai M""^ Heuland.
��III
��Le lendemain, Vernois ne fait pas attention à un petit garçon de dix ans, la nuque et les jambes dorées, qui se tient sur les planches, à l'angle de l'établissement de bains, et qui le regarde fixement. Mais à l'autre bout de la palis- sade, il le retrouve, qui a dû faire en courant un détoar par le sable pour venir se poster dans la même attitude. Et sou- dain il se souvient de l'avoir déjà croisé, cinq minutes plus tôt, à côté de la boîte aux lettres, tenant ce même filet de pêche et l'interrogeant de ce même regard. Dès que le petit se voit reconnu, il a un grand sourire.
— Eh bien, la pêche ? demande Vernois.
Le petit rit toujours et montre les morceaux disjoints du filet.
— Quoi ? il s'est encore déboîté ? Montre un peu. L'enfant l'observe anxieusement :
— J'ai de la ficelle, dit-il.
— Où ça ?
Pour toute réponse, la petite main le saisit par un de ses doigts et se met à l'entraîner.
— Où me mènes-tu ?
Le jeune Antoine tire plus fort et Vernois se laisse faire, ravi de cette confiance et de ce mutisme, admirant la har- diesse des pieds nus qui trébuchent sur les galets, jusqu'à ce qu'impérieusement ramené vers le sol, il se trouve assis dans un trou de sable en face de Clymène. Excuses ni pro- testations n'empêchent qu'ils n'aient à tenir le filet, chacun par un bout, et que Vernois ne doive commencer une iiure. L'enfant veut comprendre comment le fil est con-
�� � duit ; avec application, il achève lui-même les derniers tours, et sitôt le bout du lien tranché, il s’empare de son bien, sans une parole, et court vers la mer. Alors seulement Vernois peut se présenter :
— Le général de Pontaubault que j’ai eu l’honneur d’avoir pour chef…
Elle l’interrompt gaiement :
— Mon oncle est impardonnable… Croiriez-vous qu’il m’avait fait peur de vous, au point que je l’avais supplié de ne pas vous amener chez moi.
— Et moi, Madame, j’avais décliné son invitation, tant il avait trouvé moyen de m’impatienter par ses théories. Je ne le regrette pas, puisque votre fils a si gentiment réparé ma faute. Nous sommes, lui et moi, de grands amis depuis deux jours.
Les louanges qu’on fait de ses garçons touchent Clymène en un point si sensible qu’elle rougit et feint de ne pas les avoir entendues.
— Qu’est-ce que mon pauvre oncle avait bien pu vous dire ?
— Oh, rien qui ne fût tout naturel. La guerre n’est dans sa vie qu’un grand incident où il a pu donner la mesure de son énergie. Ces années n’ont rien commencé pour lui, rien interrompu. J’admire les hommes qui ont une assiette aussi ferme, mais je ne puis faire qu’ils ne me révoltent un peu.
À la manière dont on l’écoute, il sent qu’il peut continuer, car il hait les explications incomplètes :
— C’est paradoxal à dire, mais l’obstacle qui nous sépare de tous ceux qui n’ont pas mené la vie de soldats, eh bien, il me semblait le sentir hier soir entre le général et moi. D’où cela vient-il ? Cet homme qui fut pour nous l’esprit même de la guerre, il raisonnait d’une manière aussi déroutante que ces gens de l’arrière qui ne sont pas sortis de leur maison et de leurs habitudes. Nous parlions justement de mon camarade Heuland. Je m’étonnais qu’il l’eût si mal connu, qu’il n’eût pas su voir plusieurs de ses qualités les plus certaines.
Cette fois il ne peut faire autrement que de poursuivre :
— Nous avons partagé, Heuland et moi, la même vie pendant près de deux ans. Cela ne veut pas dire qu’on se connût parfaitement, car dans nos cantonnements et nos cagnas, certaines parties seulement de nous-mêmes trouvaient à s’exprimer. Mais par l’égalité de son humeur, par son obligeance à rendre mille petits services, Heuland était populaire auprès de tout le monde. D’abord chacun comprenait une chose, c’est qu’il était là de son plein gré, puisque en invoquant l’intérêt de son usine, il n’aurait pas eu de peine à s’y faire affecter.
— Oh, dit Clymène, il n’y a jamais pensé !
— D’autres, qui font étalage de grands sentiments, l’auraient pensé et l’auraient fait, surtout s’ils avaient pu se cacher derrière trois enfants. Et ce n’est même pas par gloriole qu’il restait avec nous. Il confessait ingénument qu’il n’avait aucun goût des aventures ni des honneurs. Même il n’y avait pas à le pousser longtemps pour lui faire déclarer, sans aucune fausse honte, qu’il n’aimait pas les coups.
— Vous du moins, s’écrie Clymène, vous ne lui teniez pas rigueur de ces boutades. Tant de gens lui en ont fait grief !
— On l’en plaisantait quelquefois ; mais, en fin de compte, ce sont les bourreurs de crânes que sa simplicité faisait paraître ridicules. Et je vous réponds que si l’on supportait sans trop d’irritation les petits ennuis de la vie en commun, on le doit en bonne part à son inlassable gaieté.
— Sa mère, dit Clymène, raconte qu’il riait dès le lendemain de sa naissance. Et le fait est que nous ne possédons pas une seule photographie où il ait trouvé moyen de garder un air grave.
— Pourtant, reprend Vernois, c’est dans un grave souvenir que je revois son visage le plus volontiers. Il a dû vous parler de la cote 122 et des quarante-huit heures que la brigade y a passées, oubliée dans des trous d’obus. Pour moins souffrir du froid, les hommes avaient roulé les uns sur les autres, formant des sortes de nids où rien ne bougeait ni ne parlait plus ; et j’avais fini par me laisser tomber à mon tour, tellement transi et harassé que je n’entendais plus les explosions, tant j’avais la tête emplie du bruit de mes dents qui claquaient. Et je ne sais pas si je serais sorti de l’engourdissement où j’étais tombé peu à peu, si quelqu’un ne m’avait secoué par l’épaule en s’écriant avec une angoisse extraordinaire : « On vient nous relever ! » C’était Heuland ; et malgré sa barbe et la boue, je me souviens qu’il me parut rose et frais : un enfant qui sort de son bain. Il continuait à me secouer et à m’annoncer, comme s’il m’apportait la vie : « On n’entend plus tirer vers l’ouest ! » (J’ai souvent remarqué sa prodigieuse faculté de reprendre espoir sitôt qu’il était seul, et la fragilité de son optimisme dès que quelqu’un le contredisait.) Ce qu’il voulait de moi, c’est un encouragement ; mais la mort m’effrayait beaucoup moins que l’idée d’avoir à me remettre debout. Aussi ai-je commencé par le rembarrer grossièrement. Il insistait ; je me fâchais, je le suppliais de me ficher la paix. Devant mon abattement, il commençait à prendre peur. Il s’accoudait sur moi ; je faisais simplement « Non » de la tête. (Il faut vous dire que, la veille, je ne sais comment, ma dernière boîte de conserves avait disparu de ma musette, et que j’étais mal en point pour lutter contre l’épuisement.) Est-ce qu’il a deviné comment il pouvait attaquer mon pessimisme et du même coup se rassurer ? Soudain il murmure : « Prends ça, mais cache-le » ; et il me passe la moitié d’une grosse table de chocolat, puis un bidon qui contenait un reste de café. Dans mon attendrissement, j’aurais trouvé bonnes toutes les raisons qui pouvaient flatter sa lubie. À mesure que je mangeais, son espoir, il est vrai, commençait à me paraître moins extravagant ; mais j’allais bien au-delà ; je le comblais d’arguments stratégiques ; je le réconfortais de toutes les chimères qui me venaient à l’esprit. Dans cet instant, nous trouvions vraiment l’un dans l’autre ce dont notre faiblesse à chacun manquait le plus. Non que je veuille comparer la valeur de ce que nous nous donnions réciproquement : de mon côté, le plus vain bavardage : du sien, ce qu’un homme perdu dans le brouillard et la boue possède de plus précieux, des vivres qui pouvaient, quelques heures plus tard, lui faire cruellement défaut. Mais tous deux, nous avons gardé de ce tête-à-tête un attachement sentimental qui ne s’est pas démenti et que nous n’éprouvions pour aucun autre camarade. Je n’ai pas raconté ce trait au général : le chocolat l’aurait fait sourire ; ce n’est pas matière à citations. Mais je me suis toujours promis que si, quelque part, on gardait de l’affection à la mémoire d’Heuland, on connaîtrait cette anecdote qui, pour moi, le peint avec tant de vérité.
Devant l’émotion de Clymène, Vernois soudain se sent penaud d’avoir remué ce souvenir avec si peu de circonspection. Mais elle n’a pas coutume de se laisser aller :
— Oui, dit-elle simplement, c’est bien lui.
Il reprend au bout de quelques secondes :
— Je me représente mieux que naguère tout ce qui pouvait séparer deux hommes tels qu’Heuland et le général de Pontaubault.
— Oh, non, s’écrie-t-elle, vous ne le savez pas encore ! Pour commencer à le deviner, il faut être monté dans la vieille tour de Follebarbe puis avoir longé la grille de l’usine à Levallois. Il vous avait sûrement parlé de Follebarbe ? Il vous en avait au moins dit le nom ? C’est l’endroit du monde le plus beau. Les gens qui passent sur la route et qui voient au-dessous d’eux ce pauvre petit château de granit, avec son étang rempli d’herbes et son boqueteau de sapins, s’imaginent qu’on doit y mourir de mélancolie. Mais si vous arrivez par le fond du vallon, et que vous débouchez brusquement dans la cour, vous sentez tout de suite que vous êtes dans un royaume de fées. Même le sous-bois de sapins, vu de là, paraît charmant avec sa vieille table de pierre, et vous comprenez, au premier coup d’œil, qu’il n’y a pas de lieu dans le monde où une lecture semble aussi belle. Et dès que vous entrez dans la maison ! Cette odeur qui n’existe nulle autre part, ces délicieux papiers des murs, dont certains morceaux étaient déjà tombés bien avant notre naissance, de sorte que le plâtre apparaît, formant d’étranges figures et des cartes de géographie où quelquefois s’ajoute un nouveau pays. Et le vieux mobilier où presque rien n’a changé depuis la Révolution, non par goût mais parce que les revenus ont toujours été modestes à Follebarbe : de braves meubles Louis XVI, dont on ne voit presque plus les sculptures tant on les a souvent repeints. Pourquoi est-ce que je vous dis tout cela ? Oui, pour vous expliquer l’humeur du général. C’est là qu’il est né, ainsi que mon père, c’est toujours là qu’il est revenu durant ses congés, dans cette maison qui est à nous depuis le milieu du xviie siècle, où tout est pauvre mais aimable et large, et sent la bonne compagnie. Vous le figurez-vous transporté tout à coup dans l’habitation que mon beau-père avait fait construire à la porte de son usine, parmi ces boiseries, ces tentures de peluche, ces vitraux ? Mes sœurs sont bien drôles quand elles racontent la première visite qu’il vint y faire, lors de mes fiançailles. Il regardait les poufs, les lustres ; il humait toutes ces choses cossues, avec un peu de dégoût, avec un peu de respect tout de même. Il faut vous dire que j’étais l’enfant gâtée et que, pour me savoir à l’abri de bien des difficultés dont ils n’avaient que trop souffert, les miens approuvaient un mariage qu’aucun d’eux n’aurait peut-être accepté pour lui-même. Ils étaient bien contents et en même temps ils n’étaient pas très fiers ; vous comprenez sans que j’insiste. Ils prenaient mon mari par-dessus le marché. Moi, naturellement, tout d’abord je ne voyais rien. J’étais tellement heureuse et de bonne foi. Autour de nous, j’avais vu tant de célibat, tant de vies incomplètes, tant de femmes sans enfants ; et telle cousine aigrie, telle parente entrée en religion sans vocation véritable nous présentait une image si triste de ce que nous serions nous-mêmes dans vingt ou trente ans. Oui, tout d’abord j’étais trop heureuse pour comprendre chez les autres des sentiments à mon égard qui ne fussent pas uniquement joyeux. Peut-être me les cachait-on. Je n’ai commencé d’entrevoir qu’au bout d’un ou deux ans ce qu’une éducation si différente peut créer de malentendus.
Jamais elle n’a tant parlé d’elle-même. Il a fallu l’espèce de vertige éprouvé devant ce vide que représente un inconnu.
— Quelle sorte de malentendus ? demande Vernois. Il avait une nature si accommodante.
Alors elle sent qu’elle s’est aventurée en eau profonde, et agilement elle cherche à se rapprocher du bord :
— Comment vous l’expliquer ? Il ne pouvait, pour prendre un exemple, partager dans tous ses excès notre idolâtrie pour l’Ille-et-Vilaine, pour ses landes, ses genêts, son herbe broutée par les troupeaux d’oies. Songez qu’à nos yeux tout y est un charme de plus : la pauvreté du sol, le rocher qui affleure, le ciel gris, la pluie même. Pendant les nuits d’hiver, quand les renards battent les bois pour donner la chasse aux lapins et qu’ils jappent si tristement (vous ne connaissez pas leur cri ? on dirait des enfants qui ont du chagrin) eh bien, quand nous l’entendons, notre cœur se serre d’émotion et de joie. C’est toute notre enfance, c'est tout l’hiver, c’est un Follebarbe que les passants ne connaissent pas, un Follebarbe du milieu de la nuit, tel qu’il est pour nous seuls.
— Tel qu’il ne pouvait être pour Heuland. Mais cette incompréhension, si l’on peut employer ce mot, il la corrigeait par tant de bon vouloir. Je comprends bien : dans une maison où depuis longtemps la vie est immobile et comme ralentie, sa gaieté pouvait paraître naïve, un peu bruyante…
Elle demande aussitôt :
— Est-ce qu’il vous a jamais laissé entendre ?… On a parfois chez nous la parole si vive… Il pourrait avoir cru sentir un reproche… Il pourrait en avoir souffert sans le montrer…
— Je n’ai aucune raison de le croire. Mais je sais combien ceux qui sont raffinés depuis longtemps rendent malaisément justice à celui dont la culture est plus récente.
— C’est vrai, dit Clymène. Pourtant si vous saviez à quel point mon père a souci d’être juste. Je ne voudrais pas vous donner des miens une idée qui vous fasse mal penser d’eux.
— Je pense du bien d’Heuland ; c’est tout. Je pense qu’il apportait dans votre famille quelque chose de neuf, de jeune, qui lui venait de son milieu et de ce qu’il y a d’esprit scientifique dans les applications d’une industrie mécanique. Il avait peut-être autant à donner qu’à recevoir.
Devant la surprise que marque un instant Clymène, il craint de ne pas s’être fait comprendre :
— Je veux dire qu’un certain tour d’esprit créé par le maniement des affaires, et qui peut n’être pas fort riche en lui-même, agit comme un ferment véritable là où les idées ont toujours procédé d’habitudes toutes différentes. D’abord il choque ou surprend…
Elle l’interrompt avec chaleur :
— Je comprends bien… Oui, je saisis… Seulement c’est un raisonnement que jamais je n’avais entendu formuler ni par mon mari ni par personne de son entourage. Vous voulez dire, n’est-ce pas, que des habitudes de pensée très différentes des nôtres peuvent nous apporter ce qui nous manquait, et qu’elles nous heurtent nécessairement, dans la mesure même où elles sont neuves et salutaires pour nous.
Elle reste absorbée, puis reprend :
— Comment se peut-il qu’une idée pareille, qui nous semble évidente dès qu’on nous la propose, nous n’ayons pas su la trouver tout seuls, même dans les moments où nous en aurions eu si grand besoin, où elle nous aurait apporté des raisons de confiance et de bonheur ?… Il est bien vrai qu’à Follebarbe, je ne dis pas que mon mari fût honteux de son métier, mais il s’abstenait d’en parler. On évitait de l’en faire souvenir. Et moi-même bien souvent… si quelque chose me déroutait dans son langage ou ses actions… je jugeais tout de suite… je ne me demandais pas…
Lâche devant les larmes, Vernois préférerait ne pas voir celles dont s’emplissent les yeux de la jeune femme ; cependant la fierté d’une mission bien remplie l’emporte, et il regarde sans trouble, presque avec dureté, cet hommage au compagnon disparu. Ils restent silencieux. Mais soudain Vernois se relève. À son tour, Clymène aperçoit le général de Pontaubault qui s’avance en longeant la frange des vagues. Ils n’ont pas à se concerter, aussi ombrageux l’un que l’autre à l’idée de voir un tiers surprendre leur entretien.
— Il ne vous a pas encore aperçu, dit-elle. Je ne veux même pas qu’il sache que nous avons parlé !
Et elle n’est rassurée que lorsqu’elle a vu Vernois s’éloigner derrière les tentes.
C’est pourtant M. de Pontaubault qui, le rencontrant un peu plus tard, lui dit tout d’abord :
— Ma nièce se tourmente à l’idée de vous avoir laissé partir ainsi, et j’ai mis le comble à son inquiétude en l’informant que vous preniez le train aujourd’hui même. Si pourtant vous restez encore, je suis chargé de vous faire savoir qu’elle ne quittera pas sa villa de toute l’après-midi !
Le regard de Vernois interroge vainement ce visage sans mobilité.
— Je ne doutais pas que vous sauriez l’intéresser, dit le général.
Pour essayer de trouver un point de prise, Vernois répond en appuyant :
— Je n’y ai pas eu de peine ; nous avons uniquement parlé d’Heuland.
M. de Pontaubault ne semble pas percevoir l’intention et rêve une seconde :
— Nous autres Chouans, dit-il, nous savons ce que c’est que la fidélité. Mme Heuland est bien du même sang que celles de nos grand’mères (elle ressemble étonnamment au portrait de l’une d’elles) qui soutenaient par des exercices d’imagination poussés jusqu’à la virtuosité, leur foi dans les princes en exil. Ceux-ci ne pouvaient montrer de faiblesse où ces femmes chevaleresques ne prétendissent découvrir une nouvelle vertu, et si la déception ne pouvait être masquée, tout ce qu’on parvenait à tirer d’elles c’est quelque chose comme : « Il n’en a que plus grand besoin de notre respect. » Ma nièce, qui possède l’esprit le plus raisonnable et qui n’est point du tout mystique, doit trouver quelque difficulté à ces prouesses spirituelles. Vous me faites souvenir d’un mot qu’elle a eu, après un déjeuner de chasse où plusieurs de nos voisins étaient réunis. Heuland s’était permis, quelques jours auparavant, une plaisanterie un peu lourde sur le compte de l’un d’eux à qui on l’avait répétée, mais comme si ma nièce en était l’auteur. En prenant congé d’elle, cet invité, fort aimable homme, a su glisser dans un compliment courtois une pointe qui laissait clairement entendre d’où il croyait que venait le coup. Nous attendions ce qu’allait dire Heuland, mais il s’est avisé de courir rattacher un chien. Sa femme, décontenancée, s’est tirée du mauvais pas le plus crânement qu’elle a pu. Nous étions si mortifiés pour elle que personne n’aurait eu la cruauté de faire allusion à cette petite félonie conjugale ; mais notre silence lui était insupportable et il fallut qu’elle me dît : « Je tremblais qu’il ne manquât de sang-froid et ne blessât doublement ce pauvre homme en intervenant. » Cette anecdote simplement pour vous faire comprendre ce caractère si ferme dans ses affections et qu’un soupçon de romanesque après tout ne gâte pas. LE CAMARADE INFIDÈLE 445
��IV
��Dès le seuil clu' salon, Vernois reçoit le naïf aveu de Cly- mène :
— J'étais résolue à ne pas m'inquiéter avant six heures ; mais vous voyez qu'à trois je commençais à désespérer. Est-ce mon oncle que vous avez rencontré ou si vous êtes tombé sur Antoine qui vous guette à l'entrée de la digue ? Pardonnez-moi mon inconséquence ; mais j'ai pris peur, car rien ne pouvait vous faire deviner quelle importance avait pour moi ce que vous m'avez dit ce matin sur la plage.
Elle l'entraîne vers une embrasure où, sur une petite table, quelques photographies sont disposées. Le rien de solennité que présente cet accueil enlève à Vernois l'ai- sance qu'il éprouvait dans la rencontre inattendue de la matinée ; aussi va-t-il droit aux portraits. li en reconnaît un qu'il a vu prendre, à l'entrée d'un abri, dans un village où sa brigade était au repos. Les autres datent d'avant la guerre ; c'est ceux-là qu'il regarde particulièrement. D'abord celui d'Heuland assis dans l'herbe, un de ses garçons sur les épaules, les deux autres sur ses genoux ; puis sa photogra- phie en équipement de chasse, le fusil à la bretelle, un bro- cart abattu à ses pieds. Est-ce le sourire avantageux, est-ce quelque chose d'un peu bouffi qui le surprend dans ce visage et qui s'accorde mal avec ses souvenirs ? Il cherche le regard... celui de l'homme qui feignait dene pas entendre et qui s'en allait rattacher son chien.
— Vous voyez, dit Clymène, tous ses portraits res- pirent le bonheur.
En effet, c'est partout le même sourire, qui bride un peu les yeux et empêche d'en surprendre l'accent.
— Le plus vrai, c'est encore celui-ci, dit Vernois dési- gnant l'officier adossé au bloc de béton.
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— Pourquoi dites-vous le plus vrai ?
Il ne sait comment exprimer sa pensée avec ménagement :
— Certains d’entre nous se sont dépréciés durant la guerre ; d’autres au contraire y ont atteint leur sommet, sans le savoir eux-mêmes, portés par les événements. Je crois qu’Heuland était du nombre. À la longue, il s’est produit du fléchissement chez presque tous, non pas dans leur conduite mais dans leur ferveur. La fatigue a fini par tout user, même la souffrance, et l’habitude a dû suppléer à nos autres soutiens. Mais Heuland n’a pas eu le temps de connaître ce dessèchement. Croyez-moi : c’est lorsqu’il avait ce visage-là qu’il a touché son point le plus haut.
Le regard de Clymène ne se détache pas de la photographie :
— Vous voulez encore m’enlever quelque chose, murmure-t-elle, et toujours au profit de la guerre. Elle m’a trop pris déjà, elle est trop forte pour que je prétende contester avec elle. Admettons que la part la plus pure lui revienne ; mais cette part-ci du moins est bien à moi.
Elle prend dans ses mains le cadre où le père et les trois petits sont réunis :
— Je comprends bien qu’il y a dans l’uniforme une noblesse qui manque ici ; mais par contre je le distingue, lui, davantage ; il est plus près de moi ; il a son air de tous les jours ; je vois ses mains…
Les yeux de Vernois vont au portrait militaire, où les mains disparaissent dans les poches de la vareuse. Clymène essaie d’expliquer :
— Oui, ses mains étaient si adroites. Quand il travaillait dans son atelier, j’aimais voir comme elles maniaient les outils. Elles semblaient agir toutes seules, pour leur propre plaisir. On peut discuter sur les idées et les sentiments ; mais les mains, on sait ce qu’elles valent, quand on les tient, quand elles vous touchent. Peut-être un homme ne peut-il pas comprendre… Que cela soit détruit, ces articulations, ces veines, tout cet agencement si délicat, si habile… ce n’est pas, dans le chagrin qu’on éprouve, la perte la plus affreuse, mais c’est peut-être ce qui fait le plus de mal.
La pudeur avec laquelle s’exprime ce regret du corps disparu remue Vernois ; et la pitié le distrait un instant de la garde qu’il monte auprès du souvenir de son ami.
— J’ai vu des femmes, poursuit Clymène, qui trouvaient leur première consolation dans l’idée du pays, de l’héroïsme. Moi qui me croyais courageuse, j’ai mesuré ce jour-là ma faiblesse, car je ne savais que me répéter : « Il n’a pas souffert ! » Son capitaine m’a écrit une longue lettre. C’est par lui que j’ai reçu les renseignements les plus explicites, car, dans la bagarre de ces terribles journées, mon oncle n’a rien su qu’indirectement. La lettre disait : « Un obus, éclatant à un mètre de lui, l’a tué net. » Vous ne sauriez croire quel rôle a joué pour moi la pensée qu’il n’a pas souffert. Je sais bien qu’à l'heure de la mort chacun est seul, eût-il tous les siens autour de son lit. Mais quand la souffrance dépasse ce qu’on peut supporter avec patience, et que l’isolement réel s’y ajoute, comme on doit se sentir trahi par ceux qu’on aimait ; comme ils doivent paraître inutiles et détachés ; et le bonheur qu’on avait fondé sur eux, comme il doit tout à coup sembler un leurre !
Elle ajoute :
— J’ai craint parfois… que par ménagement pour les familles… on n’atténuât systématiquement la vérité…
— Je n’étais pas à l’endroit même, dit Vernois sans lever les yeux du portrait qu’il regarde toujours ; mais qu’est-ce qui peut vous induire à douter de ce qu’on vous écrivait, sous le coup des événements, au lendemain de ce malheureux jour ?
— Je ne sais pas… murmure-t-elle. Le besoin de se tourmenter…
Serait-ce qu’elle attendait une réponse plus décisive et que, craignant soudain d’en trop apprendre, elle recule ? Vernois voudrait la rassurer :
— Dans de pareils moments, on n’a pas le loisir de corriger les faits de manière à les rendre moins cruels, surtout lorsque les pertes sont nombreuses et que la situation reste indécise…
Et, pour gagner un autre terrain, il demande en montrant l’homme au chevreuil :
— N’avait-il pas du tout changé depuis le temps de cet exploit de chasse ?
Mais elle a retrouvé son sang-froid et reprend :
— Ce qui m’a troublée, c'est qu’il y avait de légères contradictions dans les faits tels qu’ils m’ont été rapportés. La lettre de son capitaine disait : « Il a été frappé à la tête de ses hommes, au cours d’un assaut victorieux, dans l’intervalle de 200 mètres qui sépare la première tranchée allemande de la seconde. » De son côté, mon oncle disait : « Il est tombé dans le va-et-vient d’une attaque dont les péripéties ont été dramatiques. On n’a pu retrouver son corps que le lendemain. » La différence entre les deux rapports n’est pas considérable. Les termes employés par mon oncle sont moins officiels ; ils ont donc chance d’être plus vrais. Or ils donnent l’impression que le succès a été moins décisif et bien plus chèrement acheté. Depuis, je l’ai vainement interrogé ; il croit faire un pas dans le sens de ce qu’il appelle ma guérison, chaque fois qu’il peut éluder un entretien où risque de surgir le nom de mon mari. Je ne puis certes pas douter de la tendre affection qu’il a pour moi : je me sens presque sa fille. Mais ce matin nous parlions, vous et moi, de tout ce qui le séparait de votre ami. Il est bien trop loyal pour vouloir frustrer un mort de la pauvre part de mérite qui lui revient ; mais ce n’est jamais de tout à fait bon cœur qu’il la lui accorde. Vous qui êtes entre eux un arbitre impartial…
— Impartial, dit Vernois, jadis oui. Même je crois bien que j’aurais tâché de donner raison au chef, par instinct de vénération, et aussi, délibérément, pour aider au roulement de la machine. Aujourd’hui c’est un peu différent… Il m’a fallu venir ici pour m’apercevoir que j’avais changé… C’est qu’aussi l’injustice est trop blessante. Heuland a tout donné : trente ou quarante ans sur lesquels il pouvait compter de lumière, de bon sommeil, de joie à manger et à respirer, avec tout ce qu’il avait en outre de bonheur, et l’on vient lésiner sur la reconnaissance, lui disputer le peu de place qu’il occupe encore ! Notez que le général de Pontaubault l’eût accablé d’excuses s’il l’avait seulement bousculé dans une porte ou frustré de deux sous dans le règlement d’une partie de bridge. Qu’il lui laisse donc sa mort qui est belle, et qu’il respecte toutes les raisons, même les plus fragiles, qui peuvent le maintenir près de votre pensée.
— Une seule personne, dit Clymène au bout d’un instant, m’a jamais laissé voir, oh bien timidement, les mêmes préoccupations que vous. C’est un brave homme de l’usine, qui tenait en ordre le petit atelier de mon mari et souvent lui donnait un coup de main. Il a cru qu’on allait tout disperser et s’est armé de courage pour venir me dire : « Si chaque chose reste à sa place, ça vous donnera de l’aide pour vous le rappeler. » En dehors de ce pauvre vieux, tous ceux qui m’ont témoigné de la sympathie ne parlaient que de consolation, c’est-à-dire d’oubli. Et une conjuration tacite s’est formée tout autour de moi, entre gens qui n’avaient jamais pu s’entendre sur rien, mais qui se trouvaient tous d’accord pour m’aider à triompher des scrupules, pour prendre sur eux le blâme des infidélités progressives… Et trois années s’écoulent avant que, par hasard, un de ses camarades s’égare sur cette plage, se laisse attendrir par la bonne mine d’un petit garçon et m’adresse, à l’instant de s’en aller, quelques phrases courageuses.
Vernois répond avec un peu d’embarras :
— Je partais, pour ne pas avoir à vous tenir le langage qu’eût souhaité le général. Mais puisque la consigne est tournée, je ne saurais trouver un meilleur endroit pour y passer ce qui me reste de vacances.
Elle a un petit mouvement de surprise où il est difficile de ne pas voir quelque chose qui ressemble à de la contrariété. Aussitôt d’ailleurs elle s’en aperçoit, rougit, puis prend le parti de la franchise :
— Pardon, dit-elle en souriant ; mais devant un homme qu’on pensait ne plus jamais revoir, on parle avec une sincérité dont on est un peu confuse après coup. C’est comme les dernières volontés qu’on a formulées sur son lit de mort : quand à l’improviste on guérit, on est vexé d’avoir été si solennel…
Il y a trop de bonne grâce dans cette explication pour que, passé quelques secondes, il subsiste entre eux de la gêne ; cependant le fil de la confidence est rompu. Ils font bien quelques efforts pour le renouer, mais sans vigueur, sachant désormais qu’ils ont du loisir.
— Voulez-vous, dit-elle, accepter ce souvenir de lui. J’ai d’autres épreuves. Cette vue vous rappellera un de vos postes d’écoute.
Vernois prend la photographie :
— C’est un abri, explique-t-il, qu’on avait construit en seconde ligne. (Ma foi, je ne sais plus le nom du village.) Il devait nous servir ainsi qu’aux bonnes gens des maisons voisines ; mais je n’ai pas souvenir que nous ayons eu besoin d’y descendre.
— Comme les hommes nous en imposent avec leur précision ! Vous voyez pourtant, dit-elle, que vos souvenirs sont inexacts.
Et elle lui montre, au dos du carton, l’indication tracée par Heuland : « Poste d’écoute de G., pendant une accalmie. »
Il ne peut maîtriser l’agacement que lui cause cette petite vantardise :
— Non, non, il s’est trompé. C’était à côté d’une église à demi démolie. Tenez, il traîne une pierre de taille sur ce talus.
Mais il se rattrape encore à temps :
— Après tout… On a vu tant d’abris pareils… Mais gardez cette épreuve puisqu’elle porte un mot de sa main, et permettez-moi, demain, de venir en chercher une autre.
Mlle Gassin se trouve déboucher par la petite porte du jardin au moment où Vernois, sorti par l’autre issue, reprend le chemin de la plage.
— Je ne devrais pas l’avouer, dit-elle ; mais en passant sous les fenêtres du salon, je n’ai pu m'empêcher d’entendre quelques-uns de vos propos.
Vernois répond par un « Ah ? » si impertinent qu’elle riposte :
— Admettons que j’aie écouté. Dites-vous qu’une vie de domestique développe des défauts de domestique,… puisque vous ne voulez pas me faire bénéficier des excuses qu’on accorde pourtant presque toujours à un sentiment sincère.
— Nous n’avons rien dit qu’on ne pût entendre. Vous l’aurez constaté.
— Vous n’avez rien dit qui ne fût propre à réconforter ceux qui ne cessent de penser à votre ami. Il était si cruel de se demander si, malgré le dire de ses supérieurs, il n’avait pas souffert.
Vernois la dévisage :
— Vous le demandiez-vous vraiment avec le désir de savoir ?
— On ne m’a pas, riposte-t-elle, élevée avec douilletterie. Je ne suis pas née Pontaubault pour m’étourdir de phrases, et je n’ai pas peur de la vérité.
— Apprenez donc, dit-il d’une voix sourde et dure, qu’il a souffert plus que jamais vous n’avez osé le craindre. Il est bien exact que, le 16 juin, un obus de gros calibre est tombé juste à côté de lui et l’a mis en charpie. Mais cela ne s’est passé qu’à la nuit, alors que l’attaque avait eu lieu dès l’aube, et qu’il hurlait depuis ce moment-là, le ventre ouvert, entre les lignes, sans qu’il fût possible de lui porter secours. D’ailleurs qu’aurions-nous fait de lui ? Il souffrait moins, couché sur le sol, que trimballé dans les boyaux, et il courait la chance d’être achevé par un projectile. Dans un pareil endroit, il n’a pas eu de veine d’attendre quatorze ou quinze heures sa délivrance.
Le souffle coupé, Mlle Gassin ne parvient plus à le suivre. Il finit par avoir pitié et ralentit sa marche.
— Pourquoi, balbutie-t-elle, me dites-vous ces choses atroces… Vous les inventez pour le seul amusement de faire souffrir !…
Il se contente de lever les épaules.
— Pourquoi la rassurez-vous, elle, tandis que vous me torturez ainsi ?
— Il a dû mourir, reprend Vernois, vers sept heures du soir, car on a vu tomber un obus juste à l’endroit où il se trouvait, et surtout on a cessé d’entendre ses cris. Le lendemain, les Allemands se sont résignés à l’abandon définitif de leur seconde tranchée, de sorte que nous avons pu visiter le terrain et ramasser nos morts. Les lambeaux qu’on a retrouvés de lui, il n’y en avait pas le poids d’un petit enfant ; encore a-t-il fallu glaner sur les buissons, « dégarnir les arbres de Noël », comme disait un homme.
À cause des passants, Mlle Gassin ravale ses larmes ou les essuie d’un brusque coup de mouchoir :
— Comment voulez-vous, gémit-elle, que je vive avec cette idée ?
— Vous prétendiez avoir son cœur et ses pensées, et vous ne voulez rien savoir de son agonie ? C’est trop commode.
— Au moins dites-moi qu’il est mort avec le sentiment que ses souffrances n'étaient pas perdues.
— Plaise à Dieu qu’il n’ait plus été en état de se le demander, car le recul qui a fait refluer sa formation de la deuxième tranchée allemande dans la première était l’effet d’une simple panique. Il faut soi-même avoir été roulé dans une de ces avalanches, pour savoir avec quel désespoir l’esprit se débat, tandis que le corps obéit à l’esprit des autres.
Rétractée par l’attente de nouveaux coups, encore une fois Mlle Gassin presse en vain le pas. Mais voyant que Vernois ne dit plus rien, elle reprend de la hardiesse :
— Comment n’avez-vous pas honte de charger ainsi la mémoire de votre ami ?
— S’il a connu la souffrance de mourir inutilement, pourquoi ne le mettrais-je pas à son acquis ? Est-ce qu’il était responsable de cette poussée qui lui a coûté la vie en le ramenant dans une zone découverte ? S’il était resté seul dans la seconde tranchée (ce que certains lui reprochent de n’avoir pas fait, mais qui eût été fou) ne croyez-vous pas qu’il aurait été quitte à bien meilleur compte soit prisonnier, soit fusillé sur place ? C’est pour que vous lui rendiez justice que je parle comme je fais. Il est dur de mourir ainsi.
Mlle Gassin est à bout de forces :
— Si vous pensez vraiment ce que vous dites, pourquoi suis-je la seule qui doive porter ce terrible secret ? Donnez-en leur part aux autres.
— Vous n’avez donc pas le courage…
— Le général est en droit de tout apprendre !
— Et il sait tout ; mais il paierait beaucoup pour pouvoir en oublier une partie.
Mlle Gassin saisit la manche de Vernois :
— Mais Mme Heuland, elle au moins…
— Laissez-la tranquille, répond-il durement.
Puis, se radoucissant, il cherche à être habile :
— Je m’imaginais que vous mettriez votre fierté à rester la seule femme qui sache la vérité entière. Puisque vous avez le mépris des phrases, montrez cette forme de courage qui se passe de rien embellir.
— Ces cris dont vous parlez ! gémit-elle. Je ne pourrai plus songer à lui sans les entendre.
Il sourit avec méchanceté :
— Un mourant qui crie et perd ses entrailles, on ne peut pas, en effet, lui faire place dans toutes les rêveries. Si je me suis trompé en vous parlant de la sorte, excusez-moi.
— Non, murmure-t-elle, vous aviez raison. Si vous m’aidez, j’aurai du courage… Adieu, je prends par ici. Non, ne dites plus rien…
Il regrette de l’avoir laissée partir dans un trouble qui peut être mauvais conseiller, mais il répugne à la rejoindre dans une rue trop passante. Soudain la voix de Mme Heuland le fait sursauter :
— On ne va pas plus loin !
Aussitôt il sent le ridicule de son imagination : c’est Antoine qui l’appelle, suçant un bâton de sucre d’orge, à califourchon sur le mur bas qui sépare la chaussée de la plage. Sans comprendre comment, sous le timbre cristallin, il a pu percevoir l’autre voix, Vernois enjambe le mur et fait face au petit garçon :
— Alors tu m’as attendu longtemps ?
— Pendant treize sucres d’orge. Car j’avais le droit d’en sucer jusqu’à votre arrivée ; mais défense de croquer.
— Et pas une fois, pour aller plus vite, tu n’as donné le moindre coup de dent.
— Oh si, j’en ai bien croqué six ou sept, parce que c’est meilleur. Mais c’était tout de même des bâtons sucés, vu qu’après je laissais passer un grand moment sans en reprendre. Ça n’était pas tricher. Je suis même sûr que j’y perdais.
Vernois se plaît à retrouver, sous le rose et le blond du père, ce jeu de scrupules qui vient de Mme Heuland.
— Sais-tu qui aimait le sucre autant que toi ? C’est un bon camarade que j’avais et qui portait toujours sur lui la photographie de ses trois petits gars. Dès qu’on s’installait dans une cagna, il l’épinglait à la paroi ; mais quand les marmites commençaient à tomber trop fort, on lui criait : « Voilà la pluie ! Il est temps de serrer tes mômes ! » Alors il rentrait ses garçons dans sa poche. Nous les connaissions comme s’ils avaient fait la campagne avec nous : le plus gros, celui qui tenait un bateau à la main et qui s’appelait Antoine ; et le second… attends… quelque chose comme Henri.
Trois sûretés valent mieux que deux ; l’enfant demande :
— Et le plus petit s’appelait comment ?
— Robert, je crois, comme son père.
Alors seulement le visage d’Antoine s’illumine.
— Eh bien, poursuit Vernois, un jour que nous cantonnions pas loin de Verdun, qui est la ville des dragées, il nous en a rapporté non pas une boîte ni cinq ni dix, mais un grand bocal tout entier, enveloppé dans un sac. La marchande n’avait pas demandé mieux que de le lui vendre, parce que les bombes commençaient à mettre tout en l’air dans la ville. Seulement, pour rentrer, la route n’était pas commode ; il fallait se coucher par terre à cause des obus, et naturellement le bocal s’est cassé. Et naturellement aussi, à son arrivée, nous plongeons nos mains dans le sac pour voir quelles bonnes choses il nous rapporte ; et nous nous enfonçons des éclats de verre dans les doigts et nous lui en disons de toutes les couleurs. Il était tellement fatigué qu’il s’est laissé tomber sur sa paillasse avec son sac à côté de lui. Sa main avait juste encore assez de force pour s’avancer jusqu’à une dragée et la ramener à sa bouche. Au bout d’un moment il ronflait, mais sa mâchoire travaillait tout doucement et sa main allait toujours se ravitailler. On croit qu’il n’a pas cessé d’un bout à l’autre de la nuit, et pourtant, le matin, il n’avait pas une coupure. On a tâché de le blaguer, mais quand il a vu nos doigts enveloppés dans des chiffons, c’est lui qui s’est payé notre tête.
Les yeux brillants d’Antoine laissent deviner qu’on ne lui parle pas souvent de son père sur un ton si familier.
— Je pense, dit Vernois, que tu te le rappelles bien. Moi j’ai perdu mon père juste au même âge que toi et pourtant je le revois comme s’il venait de me quitter.
— Il est aussi mort à la guerre ?
— Non, c’était dans un temps où l’on ne savait même plus du tout ce que c’est que la guerre. Il était garde forestier et il est mort dans la montagne, d’une congestion de froid. Eh bien, souvent je cherche dans mon souvenir tout ce que je puis me rappeler de lui — comme il faut que tu recherches dans le tien tout ce que tu peux retrouver de ton père à toi. Je l’aperçois assis à table, ou lisant son journal, ou marchant devant moi, des heures et des heures, dans les grandes forêts de sapins. Et tu devrais te rappeler bien plus de choses que moi, parce que ton père était jeune et gai et qu’il jouait avec vous, tandis que le mien commençait à se faire vieux et ne me parlait presque jamais.
— Pourquoi il ne vous parlait pas ?
— Parce que c’était son caractère, et que sa vie n’avait pas été bien facile ; ma mère était morte quand je savais à peine marcher, et sans doute il ne trouvait pas grand’chose à dire à ce petit bonhomme qui trottait derrière lui dans ses promenades. Quand il apercevait un champignon comestible, il se contentait de me le montrer du bout de sa canne ; je courais le cueillir et je le mettais dans un filet que nous emportions pour cela. Dès qu’il voyait que le filet devenait trop lourd, il me faisait signe de le lui remettre. Dans le fond il était très bon. Mais combien j’aurais été plus heureux d’avoir un père sur le dos duquel on pût grimper, avec qui l’on pût faire des niches !
Ce n’est pas sur lui-même que Vernois désire attacher l’esprit de l’enfant, mais il est touché de l’entendre demander :
— Et une fois que vous étiez tout seul, qu’est-ce que vous avez fait ?
— J’avais un grand frère, plus âgé que moi de quinze ans et qui m’a recueilli. Je l’aimais plus que personne au monde ; mais il avait une femme qui me trouvait de trop dans la maison. Au lieu de me dire du bien de mon père, comme ta mère fait pour toi, elle profitait des moments où nous étions seuls pour glisser quelque méchanceté qui me remplissait de chagrin et de honte… Dis-moi : est-ce que parfois Mlle Gassin vous parle de lui ?
Un brusque assombrissement se fait dans le visage d’Antoine. Il rougit, regarde ses pieds :
— Oh, elle !
— Quoi ? Vous ne l’aimez pas ?
Il s’écrie avec passion :
— C’est une menteuse, une rapporteuse !
— En quoi ment-elle ?
— Elle se donne l’air de tout savoir, mais vite elle regarde dans un livre. Quand elle s’est trompée, elle dit que c’est nous.
La droiture blessée de l’enfant le rend tout tremblant de colère.
— C’est donc elle, demande Vernois, qui vous donne toutes vos leçons ?
— Non, mais c’est pis. Elle nous conduit dans un cours dégoûtant, plein de filles !
Devant le rire amusé qu’il provoque, le petit se décontenance. Il rougit de nouveau ; Vernois sent la confiance à peine éclose qui va se refermer. Il se penche sur l’enfant et doucement lui prend le bras :
— Écoute, mon petit…
Mais Antoine a un mouvement de timidité.
— Écoute, que je te dise : elle me déplaît autant qu’à toi, Mlle Gassin.
Il voit des yeux, d’abord incrédules, qui le scrutent, mais où l’émerveillement peu à peu grandit. Et soudain il sent à ses épaules les deux bras de l’enfant, qui s’est mis à genoux :
— C’est vrai, dites, c’est vrai ?
Par crainte d’avoir à s’expliquer davantage, Vernois demande :
— Pourquoi ne vous envoie-t-on pas au lycée ?
— Ils ne voudront jamais !
— L’as-tu demandé à ta mère ?
— Oh, elle dira comme Mademoiselle.
— Mais non, vu qu’avant tout elle désire que tu sois heureux.
Il est visible que, dans son fatalisme, le petit n’espère plus aucun secours et que même il ne distingue déjà plus bien nettement le visage maternel.
— Voyons, mon petit gars, si tu lui parlais bien résolument ?
Les bras d’Antoine se resserrent, sa tête se coule contre celle de Vernois et il lui murmure à l’oreille :
— Si vous lui parliez, vous !…
— Elle me dirait : « Vous devez vous tromper. Connaissez-vous donc mieux que moi le cœur de mon garçon ? » Ou bien elle me dirait encore : « Vous êtes ingénieur et non pas maître d’école ; occupez-vous de votre teinturerie, là-bas dans les Vosges, et de vos produits chimiques. »
La déception met un instant à faire son œuvre ; sous son poids, peu à peu, le nœud des bras se relâche. Mais inopinément une forte main s’abat sur la nuque de l’enfant, une autre pèse sur l’épaule de Vernois.
— Non, ne vous levez pas, dit M. de Pontaubault ; vous faites un tableau trop touchant.
Vernois saisit l’occasion :
— Il m’expliquait, mon général, qu’il en avait assez d’être élevé parmi des filles et qu’il travaillerait bien plus gaiement avec des camarades.
Il sent contre lui le petit corps traversé par la tempête de l’appréhension, puis, au premier mot de M. de PontauLE CAMARADE INFIDELE 459
bault, qui est un grognement de bonne humeur, rebondir instantanément :
— Si vous saviez, oncle Philippe, ce qu'elle est men- teuse ! Elle nous a prétendu qu'elle avait une maladie de cœur et qu'avec Ta vie que nous lui faisions on la trouve- rait morte dans son lit. Tous les matins nous regardions par le trou de la serrure. Mais pas de danger qu'elle meure^ ah non, pas de danger !
Il est arc-bouté contre la poitrine de son ami ; et cette fois les hommes ont beau rire, ils ne parviennent plus à le déconcerter :
— Et puis, oncle Philippe, ajoute-t-il en saisissant Ver- nois par sa veste, il parlera du lycée à maman.
— Vraiment ? fait M. de Pontaubault d'un ton de sur- prise désobligeante.
En vain Vernois balbutie quelque chose, il en résulte un peu de froid.
— Allons viens, dit le général, il est temps que nous remontions.
(A suivre). jean schlumberger
�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE
��LE ROMAN DE LA DOULEUR
Lorsque Socrate, reprenant et refaisant le discours de Lysias, a montré au jeune Phèdre combien l'amant raisonnable et pru- dent est supérieur à l'amant enflamme et démoniaque, il sent autour de lui, parmi les puissances invisibles qui l'entourent et l'inspirent, une réprobation. 11 se compare à Stésichore, qui, ayant mal parlé d'Hélène, perdit la vue, et ne la retrouva que lorsque, tenant sur la plus belle des créatures le langage des vieillards aux portes Scées, il eût écrit sa palinodie. Non, s'écrie Socrate, on ne saurait comparer la sagesse, qui est humaine, à l'inspiration, qui est divine, ni l'amour prudent, qui marche sur la terre, à l'amour orageux, pathétique et furieux, qui a des ailes et l'espace. Je louais l'autre jour l'heureuse inspiration de deux aimables esprits, M. Beaunier et M. de Miomandre, qui, ayant songé que le plaisir, fraîcheur précaire de notre vie, pou- vait à lui seul animer un roman, avaient élevé dans le feuillage un autel gracieux au petit dieu qu'ils servaient. Mais, hélas !
Le veut de l'aiilre nuit a jeté bas l' Amour Oui dans le coin le plus mystérieux du parc Souriait en bandant malignement son arc, Et dont l'aspect nous fil tant ré-ver tout un jour.
Notre louange du plaisir ne sera, comme celle de la raison dans le Phèdre, supportable que si elle est suivie de la palinodie, et si, derrière le dieu délicat et lumineux, nous apercevons comme fond de notre art et de notre pensée la grande forme tra-
�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 46 1
gique qui se confond avec la nuit et révèle comme elle le rayon des mondes lointains, — la douleur.
Les êtres que j'imaginais, et qui, succédant à l'homme, ne pourraient le connaître que par ses livres, ne verraient presque de lui que sa face douloureuse. Quand l'homme a chanté ses plaisirs et en a fait de l'art, il est bien vite arrivé au bout de cet art, comme est bien vite au bout du plaisir celui qui lui consacre sa vie. Mais les poésies, le théâtre, le roman, ont trouvé dans la souffrance humaine leur air respirable et leur carrière indéfinie. Et même dans les arts plastiques, qui donnent bien davantage au plaisir sensible, ce primat de la douleur subsiste : une œuvre qui nous apporte une idée de santé et de joie comme celle de Raphaël et de Rubens, ne la mettons-nous pas au-dessous de celle qui décèle une inquiétude et un mécontentement, celle d'un Léonard ou d'un Rembrandt ? Et quelle qualité plastique trouverons-nous supérieure au tragique de Michel-Ange ?
L'art n'existerait pas sans la présence de la douleur, ou bien il se serait arrêté à des formes superficielles. Qu'il survienne pour la calmer ou pour la rendre plus consciente, il lui est lié par une communauté fraternelle. Le langage ici nous avertit. De ce qui est écrit sur le plaisir, nous ne dirons jamais que c'est profond : nous imaginerons toutes les épithètes laudatives, excepté celle-là. Mais dès qu'une ligne, une page, un livre sur la douleur humaine nous frapperont et nous saisiront, ce sera le premier mot qui nous viendra ; nous les appellerons profonds. C'est que, par leur mouvement et leur être, ils vont toucher à nos propres profondeurs, et, comme le son de la pierre qui tombe, nous aident à les mesurer. Dans le plaisir nous sentons quelque chose qui se répand comme un plumage ou un chant d'oiseau à la surface de nous-mêmes, la multiplie sous la lumière en facettes cristallines. Dans la douleur nous éprouvons ce qui en nous se ramasse et pèse, le mouvement qui contracte et inten- sifie notre densité pour nous ne savons quelles balances. Il n'existe, au fond, qu'un sujet de l'art et de la pensée humaines : l'homme devant l'énigme de la vie. Le plaisir va probablement dans le courant de la vie (tout au moins de la vie de l'espèce), mais il nous fait tourner le dos à cette énigme. La douleur est sans doute un obstacle que rencontre la vie, mais cet obstacle nous retourne le visage et les yeux vers cette énigme, nous l'ex-
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pose SOUS un biais qui lui donne des lignes intelligentes et qui nous permettrait peut-être de la deviner.
��Ce n'est pas seulement le dernier roman de M. Edouard Estaunié, l'Appel de la Route, qu'on pourrait appeler le roman de la douleur, ce sont à peu près tous ses romans, qui vivent dans cet élément de la souffrance humaine, et qui en tirent leur nourriture et leur style. Si je disais qu'il ne nous montre jamais que des êtres qui souffrent, la caractéristique serait bien banale. Un personnage romanesque ou tragique n'entre en effet dans l'art qu'en raison de la souffVance qu'il subit, de la souffrance qu'il inflige, ou de la souffrance qu'il guérit. Sous ces trois for- mes c'est toujours autour du même centre que gravitent les mondes du roman et du théâtre. Mais la plupart du temps ou du moins très souvent, cette souffrance qui vaut à un personnage de devenir le sujet d'une histoire intéressante ou typique est une souffrance qui lui vient par une catastrophe, par un coup de hasard, par une disposition singulière, ou bien qui est donnée comme la conséquence d'une passion, d'une erreur, d'une ambi- tion ; elle a été apportée par des causes qui auraient pu ne pas être. Elle se détache exceptionnellement sur certain fond de plaisirs vulgaires et de satisfactions normales incorporées au train des affaires humaines.
Pour M. Estaunié au contraire elle est ce train même, cette réalité des affaires humaines, la douleur se confond avec la vie, et l'énigme de la vie avec l'énigme de la douleur. Il y a évi- demment des êtres qui nous paraissent heureux, qui le sont peut- être, mais cela, pour M. Estaunié, signifierait presque qu'ils ne vivent pas, ou qu'ils vivent dans un monde à deux dimensions, dans un^Tionde sans profondeur. Et cette douleur qui se con- fond avec la vie, qui se confond avec le roman, semble se con- fondre aussi avec le style même de M. Estaunié. On pourrait dire qu'il existe en français un stvle de certitude, un style de découverte, un style d'inquiétude (et beaucoup d'autres, mais la couoe dont j'ai besoin pour le moment ne comporte que ces trois). Le style de certitude est un style oratoire au mouvement uniforme et progressif : Bossuet qui expose ce qu'il croit voir clairement, ce qu'il croit être indubitablement, en réalise le
�� � type. Le style de découverte donne la sensation que l'auteur aperçoit, comprend çc qu'il dit au fur et à mesure qu'il l'écrit, transporte dans l'écriture le graphique même d'une invention actuelle qui s'enregistre en même temps qu'elle se déroule : tel le st3'le de Montaigne et celui de Sainte-Beuve ; c'est a priori le type du style que devrait écrire un bergsonien, si d'une part un vrai bergsonien ne savait combien Va priori est trompeur, et si d'autre part M. Bergson n'avait le style précisément contraire (tout cela est à la fois très clair et très compliqué). Enfin le style d'inquiétude procède par une série de phrases discontinues, pressées, et cependant uniformes, qui paraissent frapper comme des coups de doigt à la porte d'un mystère, et qui imposent à notre vision la présence d'une figure anxieuse, de même que le style de certitude lui imposait celle d'une figure impérieuse et satisfaite, et le style de découverte celle d'une figure cher- cheuse : le type saisissant de ce style d'inquiétude nous est fourni par les Pensées de Pascal. Je ne comparerais pas plus M. Estaunié à Pascal que Zola à Bossuet ou M. Proust à Mon- taigne. Mais on donnerait le style de Zola, tout oratoire et affirmatif, et absolument pur de toute réticence, c'est-à-dire de toute critique, comme un exemple de stvle de certitude, le style de M. Proust comme un type de style de découverte, et enfin le style de M. Estaunié me paraîtrait, pour des raisons que l'on comprendra en relisant une page des Pensées, vivre selon le mouvement même d'un style d'inquiétude. En d'autres termes, le premier style extrait, de l'image ou de l'idée, la décision de l'homme qui a raison et qui propage cette raison toute faite, le deuxième le problème où se plaît l'homme qui aime chercher et pour qui les trouvailles ne sont qu'un moyen de chercher plus loin, le troisième l'angoisse où se consume l'homme qui est perdu dans un mystère et qui frappe à la porte sous laquelle des rais de lumière paraissent. A cette porte on peut d'ailleurs frapper tumultueusement ou méthodiquement. M. Maeterlinck y frappe un peu tumultueusement, comme un poète romantique. M. Estaunié y frappe méthodiquement, comme un ingénieur. Notons qu'il y avait un ingénieur en puissance dans l'inventeur de la machine arithmétique et des carrosses à six sous, et qvi'on trouverait, avec beaucoup d'artifice, un plan d'ingénieur dans l'Apologie de la religion chrétienne.
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M. Estaunié s'est attaché à écrire, avec une sécheresse d'ingé- nieur vraiment consubstantielle au sujet, le roman de la do