La Confession de Stavroguine
Parmi les différents documents et manuscrits de Dostoïevsky découverts récemment dans les archives de l’Académie des Sciences de Petrograd se trouvait le manuscrit d’un chapitre inédit des Possédés, intitulé La Confession de Stavroguine, celui-là même que Katkov, le directeur de la revue le Messager Russe (où parurent en 1870 les Possédés), avait refusé de publier et qu’on croyait définitivement égaré. Ce manuscrit est une copie faite entièrement de la main de la femme de Dostoïevsky. Le texte russe a été publié il y a quelques semaines dans le premier fascicule des Documents pour servir à l’histoire de la littérature (Moscou), ainsi que dans les journaux le Nouveau Monde (de Riga) et le Gouvernail (Berlin). La traduction allemande a paru dans la Gazette de Francfort. Nous donnons ici pour la première fois la traduction française de ces pages extraordinaires qui devaient former le neuvième chapitre de la seconde partie du roman. Nicolaï Vsiévolodovitch Stavroguine est le personnage principal des Possédés ; l’évêque Tikhon, son interlocuteur, ne paraît que dans cet épisode qui forme un tout complet.
Nicolaï Vsièvolodovitch ne dormit pas cette nuit-là, il resta jusqu’au jour assis sur son divan, dirigeant parfois un regard fixe vers un seul point, vers un coin derrière la commode. Sa lampe brûla toute la nuit. Vers sept heures du matin il s'endormit, toujours assis, et lorsque Alexéï Egorovitch, selon une habitude depuis longtemps prise, entra chez lui à neuf heures et demie sonnantes avec le café du matin et l'éveilla, ouvrant les yeux, il parut désagréablement surpris d'avoir pu dormir si tard. Il but rapidement son café, s'habilla et sortit d'un pas pressé. A la question prudente d'Alexeï Egorovitch : « Quels seront vos ordres ? » — il ne répondit rien. Il traversa les rues, les yeux baissés, profondément absorbé ; par moments seulement, levant le regard, il semblait en proie à une agitation mal définie, mais pénible. A un carrefour, non loin encore de la maison, un groupe d'une cinquantaine d'individus traversa sa route. Ils avançaient, calmes, presque en silence, maintenant un certain ordre dans leurs rangs.
Près de la boutique où il dut attendre un instant quelqu'un lui dit : « Ce sont les ouvriers de Chpigouline. » Il y fit à peine attention. Enfin, vers dix heures et demie, il atteignit la grande porte de notre couvent de la Vierge de Spasso-Evfimi, à la limite de la ville, près de la rivière. Il s'arrêta alors brusquement comme se souvenant de quelque chose, tâta rapidement et anxieusement sa poche de côté et sourit. Etant entré dans la cour, il demanda au premier novice qu'il rencontra, de l'introduire auprès de l'évêque Tikhon, en retraite dans ce couvent. Le novice le conduisit avec force saluts. Au bout d'un long bâtiment à deux étages un gros moine à cheveux gris s'empara impérieusement de sa personne et le conduisit à travers un long corridor, sans cesser de le saluer (comme il était très gros, il ne pouvait s'incliner bas, mais il secouait la tête d'un mouvement court et régulier). Bien que Stavroguine le fît spontanément, il l'invitait sans cesse à le suivre. Il ne cessait aussi de poser des questions et parlait du père archimandrite ; n'obtenant aucune réponse, il se faisait de plus en plus respectueux. Stavroguine remarqua qu'on le connaissait dans le couvent, bien qu'autant qu'il pût se rappeler, il n'y eût plus pénétré depuis son enfance. Quand les deux hommes furent parvenus à la porte au bout du corridor, le moine l'ouvrit d'une main autoritaire, demanda familièrement au domestique immédiatement accouru si l'on pouvait entrer et sans même attendre la réponse, ouvrit largement la porte et s'inclinant laissa passer « son cher hôte ». Remercié, il disparut immédiatement, comme s'il avait pris la fuite.
... Nicolaï Vsièvolodovitch entra dans une chambre étroite, et presque aussitôt dans l'encadrement de la porte de la chambre voisine apparut un homme grand et maigre, âgé d'une cinquantaine d'années, vêtu d'une soutane grossière, l'aspect quelque peu maladif, le regard étrange, timide, un sourire indécis sur les lèvres. C'était ce Tikhon, dont Nicolaï Vsièvolodovitch avait entendu parler pour la première fois par Chatov et sur le compte duquel il avait ensuite recueilli plusieurs renseignements. Ces renseignements étaient contradictoires, mais avaient tous un trait commun : ceux qui aimaient Tikhon et ceux qui ne l'aimaient pas (il y en avait aussi) taisaient quelque chose en lui : ceux qui ne l'aimaient pas — par dédain, et ses partisans, même ardents — par une sorte de discrétion ; on semblait vouloir cacher certaines choses en lui, une faiblesse, une manie innocente. Nicolaï Vsièvolodovitch apprit qu'il habitait au couvent depuis six ans déjà et qu'on venait souvent l'y visiter (des gens du peuple, mais aussi des personnes du plus haut rang), qu'il avait d'ardents admirateurs, même à Petersbourg, mais surtout des admiratrices. Mais il entendit aussi déclarer par un des membres les plus âgés et les plus importants de notre club, par un homme vraiment religieux : « Ce Tikhon est presque fou ; c'est en tout cas un être tout à fait nul et sans doute un ivrogne. » J'interviendrai ici pour dire que cette dernière accusation était complètement tifiée, et que Tikhon ne souffrait que d'un rhumatisme dans les jambes et, quelquefois, de convulsions nerveuses. Nicolaï Vsièvolodovitch apprit aussi que, soit par suite de sa faiblesse de caractère, soit par suite d'une distraction inexcusable et incompatible avec sa « dignité », l'évêque en retraite n'avait pas réussi à imposer au couvent un grand respect. On disait même que le père archimandrite, homme austère et très strict en tout ce qui concernait ses devoirs de prieur, et qui, de plus, était connu pour sa science, nourrissait contre Tikhon un certain sentiment d'hostilité et blâmait (à vrai dire pas directement) sa vie relâchée et ce qu'il appelait « ses hérésies ». Les moines aussi traitaient l'évêque malade, sinon avec dédain, tout au moins avec une certaine familiarité.
Les deux chambres qui formaient l'appartement de Tikhon étaient meublées quelque peu étragement. Près de meubles anciens et lourds garnis de cuir éraillé, on remarquait quelques jolis objets : un fauteuil très riche et confortable, une grande table à écrire d'un travail admi- rable, une élégante armoire à livres, des tables, des éta- gères. C'étaient autant de cadeaux. A côté d'un riche tapis de Boukhara des nattes étaient jetées. Il y avait quelques gravures « mondaines », mythologiques et, occupant tout un coin, des icônes recouvertes d'or et d'argent et dont une, très ancienne, contenait des reliques. La bibliothèque aussi, disait-on, était composée avec trop d'éclectisme : à côté des œuvres des pères de l'église et des saints, il y avait là des pièces de théâtre « et peut-être pis encore ».
Après les premiers compliments, échangés, on ne sait pourquoi, avec une gêne évidente et très indistinctement, Tikhon fit entrer son hôte dans le cabinet de travail et le fit asseoir sur le divan, en face de la table ; lui-même s'installa tout près, dans un fauteuil en osier. Nicolaï Vsièvolodovitch dominé par une émotion intérieure gardait un air très distrait. 11 semblait avoir pris une décision extraordinaire, inéluctable, mais en même temps irréaSon regard parcourut la chambre ; mais il ne remarquait pas ce qu’il voyait ; il songeait, mais ne savait certainement pas à quoi. Le silence le réveilla et il lui sembla soudain, que Tikhon, confus, avait abaissé les yeux et qu’il avait même eu un sourire étrange, inutile. Cela souleva immédiatement en lui un dégoût. Il voulut se lever et partir, d’autant plus que Tikhon, à son avis, était complètement ivre. Mais celui-ci leva tout à coup les yeux et le regarda d’un regard si ferme, si chargé de pensée et, en même temps, si inattendu, si énigmatique, qu’il tressaillit presque. Il lui sembla que Tikhon savait déjà pourquoi il était venu, qu’il était déjà prévenu (bien que personne au monde ne pût connaître la raison de sa visite) et que, s’il ne parlait pas le premier, c’était parce qu’il le ménageait et craignait de l’humilier.
— Vous me connaissez ? questionna-t-il brusquement, d’une voix saccadée. Me suis-je présenté ou non en entrant ? Je suis si distrait...
— Vous ne vous êtes pas présenté, mais j’ai eu le plaisir de vous voir une fois, il y a quatre ans de cela, dans ce même couvent, par hasard.
Tikhon parlait très lentement, d’une voix égale, douce, prononçant chaque mot clairement, distinctement.
— Vous dites que je suis venu ici il y a quatre ans ? répondit Nicolaï Vsièvolodovitch presque grossièrement. Je n’y suis venu que lorsque j’étais encore enfant ; vous n’y étiez donc pas...
— Peut-être avez-vous oublié ? observa prudemment et sans insister Tikhon.
— Non, je n’ai pas oublié ; ce serait ridicule de ne pas se souvenir, insista avec une sorte d’exagération Stavroguine. Vous avez entendu parler de moi probablement, vous vous êtes fait une certaine idée ; et maintenant vous vous imaginez m’avoir vu.
Tikhon se tut. Nicolaï Vsièvolodovitch remarqua alors que son visage était parcouru parfois par une sorte de frisson nerveux, indice d’une ancienne faiblesse nerveuse.
— Je vois seulement que vous n’êtes pas bien portant aujourd’hui, dit-il, et il vaudrait mieux, peut-être, que je m’en aille.
Il se leva même.
— Oui, hier et aujourd’hui, j’ai ressenti de violentes douleurs dans les jambes et j’ai peu dormi cette nuit.
Tikhon s’arrêta. Son hôte retomba brusquement dans sa vague songerie. Le silence dura longtemps, deux minutes à peu près.
— Vous m’observez, demanda tout à coup anxieusement et avec méfiance Stavroguine.
— Je vous regardais et me rappelais les traits du visage de votre mère. Malgré la dissemblance extérieure il y a une grande ressemblance intérieure, spirituelle.
— Aucune ressemblance, surtout spirituelle. Ab-so-lument aucune, fit, s’alarmant de nouveau et sans aucune nécessité, Nicolaï Vsièvolodovitch, qui insista exagérément, sans savoir lui-même pourquoi. — Vous dites cela comme ça... par compassion pour ma situation. Bêtises !... lança-t-il soudain. Mais quoi ? est-ce que ma mère vient chez vous ?
— Oui.
— Je ne le savais pas. Jamais elle ne m’en a rien dit. Souvent ?
— Presque chaque mois ; et plus souvent parfois.
— Jamais, jamais je n’en ai rien su. Rien. Mais vous ? vous avez certainement appris d’elle que j’étais fou ? ajouta-t-il brusquement.
— Non, elle ne m’a pas parlé de vous tout à fait comme d’un fou. D’ailleurs, j’ai déjà entendu parler de cette chose ; mais cela venait d’autres personnes.
— Vous avez certes une bonne mémoire si vous pouvez vous souvenir de pareilles vétilles. Et du soufflet, n’avez-vous rien entendu dire ?
— Si, quelques mots !
— C’est-à-dire tout. Vous avez beaucoup de temps de reste. Et du duel, vous en a-t-on parlé ?
— Du duel aussi.
— Vous apprenez beaucoup de choses ici. Voilà où les journaux sont inutiles. Chatov vous a-t-il parlé de moi ? Eh bien ?
— Non. Je connais Monsieur Chatov, mais il y a longtemps que je ne l’ai pas vu.
— Hum ! Qu’est-ce que cette carte que vous avez là ? Oh ! La carte de la dernière guerre. Quel besoin en avez-vous, vous ?
— Je l’étudiais avec le texte en regard. C’est une description extrêmement intéressante.
— Montrez ! Oui, ce n’est pas mal décrit. Etrange lecture, pourtant, pour vous.
Il attira le livre vers lui et y jeta un regard. C’était une histoire très détaillée et très bien faite de la dernière guerre, écrite d’ailleurs d’un point de vue non spécialement militaire, mais général et littéraire. Il tourna et retourna le livre, puis le rejeta avec impatience.
— Je ne sais décidément pas pourquoi je suis venu ici, prononça-t-il d’un air dégoûté en regardant Tikhon droit dans les yeux, comme s’il attendait de lui une réponse.
— Vous aussi vous ne paraissez pas bien portant.
— En effet, je ne suis pas bien.
Et soudain il se mit à raconter, en courtes phrases entrecoupées difficiles même parfois à comprendre, qu’il avait d’étranges hallucinations, surtout la nuit, qu’il voyait parfois, ou sentait auprès de lui une sorte d’être méchant, railleur et « raisonnable » qui lui apparaissait sous différents aspects, avec différents caractères, « mais c’est toujours le même, et j’enrage toujours... »
Bizarres et confuses étaient ces révélations qui paraissaient vraiment être le fait d’un dément. Mais Nicolaï Vsièvolodovitch parlait en même temps avec une franchise si extraordinaire, avec une sincérité si étrangère à son caractère qu’il semblait que l’homme ancien avait complètement et subitement disparu en lui. Il n’eut aucune honte à exprimer la crainte que lui causait son fantôme. Mais tout cela ne dura qu’un instant et ces dispositions disparurent aussi inopinément qu’elles étaient apparues.
— Des bêtises tout cela, dit-il avec dépit, en se ressaisissant. J’irai voir le docteur.
— Allez-y, il le faut absolument, confirma Tikhon.
— Vous parlez bien affirmativement. Vous en avez vu des gens comme moi, avec ce genre d’hallucination ?
— Oui, j’en ai. vu, mais très rarement. Je m’en rappelle un ; c’était un officier, après la perte de sa femme qui avait été pour lui une compagne incomparable. J’ai entendu parler d’un autre. Tous les deux ont été guéris à l’étranger... Y a-t-il longtemps que vous êtes sujet à ces choses là !
— Un an à peu près. Mais tout cela ce sont des bêtises. J’irai chez le docteur. Bêtises ! Bêtises ridicules ! C’est moi-même sous différents aspects, et voilà tout. Puisque je viens d’ajouter cette phrase, vous allez certainement penser que je continue à douter et que je ne suis pas sûr que c’est vraiment moi, et non pas le diable.
Tikhon le regarda interrogativement.
— Et... vous le voyez réellement, demanda-t-il, je veux dire sans conserver du tout l’idée que c’est une hallucination mensongère et maladive ; voyez-vous réellement une image quelconque ? — C’est étrange que vous insistiez là-dessus, quand je vous ai déjà expliqué ce que je voyais, répondit Stavroguine dont l’irritation croissait de nouveau à chaque mot... Je vois certainement, comme je vous vois... Parfois je vois et ne suis pas sûr de voir, bien que je sache que c’est la vérité : c’est moi ou bien lui... Bêtises ! Mais est-ce qu’il vous est impossible de supposer que c’est véritablement le diable ? ajouta-t-il en riant et en tombant trop brusqu ement dans un ton railleur. Ce serait plus conforme à votre profession ?
— La maladie est plus probable, pourtant...
— Quoi, pourtant ?
— Les démons existent, sans aucun doute ; mais on peut les concevoir de différentes façons.
— Vous avez de nouveau baissé les yeux, reprit Stavroguine sur un ton irrité et moqueur, parce que vous êtes honteux pour moi que je puisse croire au diable et que, jouant l’incrédulité, je vous pose astucieusement la question : Existe-t-il réellement ou non ?
Tikhon eut un sourire vague.
— Et vous savez ? Cela ne vous va pas du tout de baisser les yeux : ce n’est pas naturel, c’est ridicule, c’est maniéré. Eh bien, pour compenser cette grossièreté je vous dirai sérieusement, avec impudence : oui, je crois au diable. Je crois canoniquement ; je crois au diable personnel, et non allégorique, et je n’ai nul besoin de questionner ; voilà, c’est tout. Vous devez être extraordinairement heureux. — Il éclata d’un rire forcé, nerveux. Tikhon le fixa curieusement d’un regard très doux, quelque peu timide, semblait-il.
— Croyez-vous en Dieu ? jeta brusquement Stavroguine.
— Je crois en Dieu.
— Mais il est dit : si tu crois et si tu ordonnes à la montagne de marcher, elle marchera... Bêtises d’ailleurs ! Je suis curieux de le savoir pourtant : pouvez-vous faire marcher la montagne ?
— Oui, si Dieu l’ordonne, prononça avec douceur et
réserve Tikhon, abaissant de nouveau les yeux.
— Alors c’est comme si Dieu lui-même la mettait en marche. Non, vous-même, vous-même, en récompense de votre foi en Dieu ?
— Peut-être que oui.
— Peut-être ! — Ce n’est pas mal. Pourquoi doutez-vous ?
— Je ne crois pas tout à fait.
— Comment ? Vous ? Pas tout à fait ?
— Oui... il se peut que ma foi ne soit pas parfaite.
— Mais au moins vous croyez qu’avec l’aide de Dieu vous la ferez marcher ; ce n’est pas mal. C’est tout de même mieux que le « très peu » d’un archevêque, il est vrai, sous le couteau. Vous êtes certainement chrétien ?
— Que je n’aie pas honte de ta croix, Seigneur, fit Tikhon presque dans un murmure, avec une sorte de passion et en inclinant la tête encore plus bas. Les commissures de ses lèvres se mirent tout à coup à trembler nerveusement.
— Mais peut-on croire au diable tout en ne croyant pas tout à fait en Dieu ?
— Oh, c’est très possible et cela arrive souvent. Tikhon releva les yeux et sourit aussi.
— Et je suis certain que vous considérez une telle foi comme plus respectable que l’incrédulité complète. Oh pope ! — éclata de rire Stavroguine. Tikhon lui sourit de nouveau.
— Au contraire, l’athéisme complet est plus respectable que l’indifférence des gens du monde, répliqua-t-il gaiement et simplement.
— Ho ! ho ! comme vous y allez 1
— L’athée parfait occupe l’avant-dernier échelon qui précède la foi parfaite (fera-t-il ou non ce dernier pas ? c’est autre chose) ; l’indifférent au contraire ne possède aucune foi, mais seulement une mauvaise crainte.
— Pourtant, vous-même... vous avez lu l’Apocalypse ?
— Oui.
— Vous souvenez-vous : « Ecris à l’Ange de l’Eglise de Laodicée » ?
— Je me souviens. Charmantes paroles !
— « Charmantes » ? Quelle étrange expression pour un évêque. En général, vous êtes un original. Où est le livre ? s’agita tout à coup Stavroguine, en cherchant des yeux le livre sur la table. Je voudrais vous lire ; y a-t-il une traduction russe ?
— Je connais ce passage, je m’en souviens très bien, prononça Tikhon.
— Vous le connaissez par cœur ? Lisez !
Il baissa vivement les yeux, mit ses mains à plat sur ses genoux et, tendu, s’apprêta à écouter. Tikhon prononça, se rappelant chaque mot :
— Et écris à l’Ange de l’Eglise de Laodicée :
« Voici ce que dit l’Amen, le témoin fidèle et véritable, le commencement de la création de Dieu :
« Je connais tes œuvres. Je sais que tu n’es ni froid ni bouillant. Puisses-tu être froid ou bouillant ! Ainsi, parce que tu es tiède, et que tu n’es ni froid, ni bouillant, je te vomirai de ma bouche. Parce que tu dis : Je suis riche, je me suis enrichi, et je n’ai besoin de rien, et parce que tu ne sais pas que tu es malheureux, misérable, pauvre, aveugle et nu, je te conseille d’acheter de moi de l’or éprouvé par le feu, afin que tu deviennes riche, et des vêtements blancs, afin que tu sois vêtu et que la honte de ta nudité ne paraisse pas, et un collyre pour oindre tes yeux, afin que tu voies. »
— Assez, interrompit Stavroguine ; c’est pour le juste milieu, n’est-ce pas, pour les indifférents ? Vous savez, je vous aime beaucoup.
— Et moi aussi, répondit à mi-voix Tikhon.
Stavroguine se tut et brusquement retomba dans sa rêverie de tantôt. Cela se répétait pour la troisième fois, comme une sorte d’accès. C’est dans une de ces crises qu’il jeta à Tikhon : « Je vous aime. » En tout cas, ce fut d’une façon inattendue pour lui-même. Plus d’une minute se passa.
— Ne te fâche pas — murmura Tikhon, effleurant à peine du doigt le coude de Stavroguine, et comme si lui-même avait peur. Stavroguine eut un sursaut et fronça les sourcils, irrité
— Pourquoi avez-vous pensé que j’étais fâché ? demanda-t-il rapidement. Tikhon voulut parler, mais il l’interrompit, saisi d’une émotion incompréhensible :
— Pourquoi assez-vous supposé que j’étais nécessairement fâché ? Oui, j’étais irrité, vous avez raison, et justement parce que je vous avais dit que je vous aimais. Vous avez raison. Mais vous êtes un cynique grossier. Vous avez une opinion trop basse de la nature humaine. Cette colère aurait pu ne pas s’éveiller si vous aviez eu à faire à un autre que moi… D’ailleurs, il ne s’agit pas d’un homme quelconque, mais de moi. Et, tout de même, vous êtes un original, un innocent.
… Il s’excitait de plus en plus et, chose étrange, n’avait plus de retenue dans ses paroles.
— Ecoutez bien, je n’aime pas les psychologues, et les espions, ceux d’entre eux, au moins, qui veulent s’introduire dans mon âme. Je n’appelle personne, je n’ai besoin de personne, je m’arrangerai tout seul. Croyez-vous que j’aie peur de vous ? — Il éleva la voix et releva la tête en un mouvement de défi. — Vous êtes tout à fait certain que je suis venu vous confesser un terrible secret et vous l’attendez avec toute la curiosité monastique dont vous êtes capable. Eh bien, sachez que je ne vous découvrirai rien, aucun secret, parce que je n’ai nul besoin de vous.
Tikhon le regarda fermement.
— Vous avez été frappé de voir que l’Agneau préfère les froids aux tièdes, dit-il, vous ne voulez pas être tiède. Je sens qu’une décision extraordinaire, horrible peut-être, s’empare de vous. Si c’est ainsi, je vous en supplie, ne vous tourmentez plus et dites tout ce dont vous étiez plein eu venant.
— Et vous êtes sûr que je suis venu avec quelque chose ?
— Je l’ai deviné… d’après votre visage, murmura Tikhon, les yeux baissés. Nicolaï Vsièvolodovitch était un peu pâle, ses mains tremblaient légèrement. Pendant quelques secondes il fixa silencieusement Tikhon, paraissant se décider définitivement. Enfin, il retira de la poche de côté de sa redingote des feuillets imprimés et les posa sur la table.
— Ces feuillets sont destinés à être répandus, prononça-t-il d’une voix quelque peu entrecoupée. S’ils sont lus ne fût-ce que par une personne, sachez bien que je ne les cacherai pas et que tous les liront. C’est décidé. Je n’ai nul besoin de vous, car j’ai tout décidé. Mais lisez... Pendant que vous lirez, ne dites rien et quand vous aurez fini, dites tout…
— Faut-il lire ? demanda Tikhon, indécis.
— Lisez ! Je suis parfaitement calme depuis longtemps déjà.
— Non, sans lunettes je ne distingue rien ; les caractères sont très petits ; cela a été imprimé à l’étranger.
— Voilà les lunettes. — Stravroguine les prit sur la table et les lui tendit ; puis il se rejeta en arrière et s’appuya au dossier du divan.
Tikhon se plongea dans la lecture.
C’était cinq feuilles brochées de papier à lettre de petit format qui avaient été en effet imprimées secrètement à l’étranger, probablement dans une imprimerie russe clandestine ; à première vue les feuillets ressemblaient beaucoup à des proclamations. En tête on lisait : de la part de Stavroguine.
Je cite ce document textuellement dans ma chronique (il faut croire que beaucoup le connaissent déjà maintenant). Je me suis permis seulement de corriger les fautes d’orthographe, assez nombreuses, et qui m’ont même étonné, car l’auteur était malgré tout un homme cultivé et qui avait beaucoup de lecture (comparativement). Quant au style, je l’ai laissé tel quel, malgré ses incorrections et même ses incohérences. Il est évident en tout cas que l’auteur n’est pas un écrivain. Je me permets encore une autre observation, en devançant ainsi les faits.
A mon avis ce document est l’œuvre de la ma ladie, l’œuvre du diable qui s’était emparé de cet homme. Ainsi un malade souffrant de douleurs violentes s’agite désespérément dans son lit cherchant une position qui, ne fût-ce que pour un instant, calmera sa douleur ou, si elle ne l’allège pas, la remplacera tout au moins par une autre, pour une minute au moins. Et alors, il n’est évidemment plus question de savoir si ce changement est beau ou raisonnable. Ce qui domine dans ce document, c’est le besoin formidable, sincère de châtiment, la recherche de la croix à porter, du châtiment public. Mais cette soif de crucifiement vit dans un être qui n’a pas foi dans la croix. « Et cela seul déjà représente une idée », comme s’exprima un jour Stepan Trofimovitch, à propos d’autre chose d’ailleurs.
D’autre part, il y a dans ce document quelque chose de violent, de provocant, un certain défi, bien qu’il ait été écrit dans un tout autre dessein. L’auteur déclare qu’il « n’a pas pu » ne pas écrire, qu’il a été « obligé », et cela est fort probable. Il aurait été heureux de pouvoir écarter de lui ce calice ; mais cela lui a été vraiment impossible, et alors il a encore profité de cette occasion pour donner cours à sa violence. Oui, le malade s’agite dans son lit et essaye de remplacer une souffrance par une autre. Et voilà qu’il lui semble que la lutte contre la société lui apportera un certain soulagement et il lui lance son défi. Le fait même d’avoir écrit ce document est un défi inattendu, un manque de respect envers la société. Il s’agit pour l’auteur de provoquer au plus vite un adversaire quelconque...
Et qui sait, il se peut fort que tout cela, c’est-à-dire ces feuillets destinés à être publiés appartiennent au même ordre de faits que la morsure à l’oreille du gouverneur ! Pourquoi cette idée me vient-elle aujourd’hui, quand tout s’est déjà expliqué, je ne peux le comprendre. Je n’apporte aucune preuve d’ailleurs et ne peux affirmer que le document est faux, c’est-à-dire imaginé de toutes pièces. Le plus vraisemblable est que la vérité est entre ces extrêmes... D’ailleurs, je devance trop les faits ; il vaut mieux s’en référer au document même. Voilà donc ce que lut Tikhon.
« De la part de Stavroguine.
« Moi, Nicolaï Stavroguine, officier en retraite, j’ai passé les années 186... à Pétersbourg en m’adonnant à la débauche dans laquelle je ne trouvais pas de satisfaction. J’eus alors pendant un certain temps trois logements : dans l’un je demeurais moi-même avec une domestique qui faisait mon ménage ; Marie Lébiadkina, aujourd’hui ma femme devant la loi, y habitait également. J’avais loué les deux autres logements pour y recevoir mes maîtresses : dans l’un je recevais une dame qui m’aimait et dans l’autre sa femme de chambre, et mon désir en ce temps-là était de les faire se rencontrer toutes les deux, la dame et la fille, chez moi. Connaissant bien leur caractère, j’augurais beaucoup d’agrément de cette stupide plaisanterie. Afin de préparer à l’aise cette rencontre, je devais me rendre souvent dans un de ces deux appartements, situé dans une vaste maison, rue Gorokhovaia ; c’est là que venait la femme de chambre. J’y occupais chez des petits bourgeois russes, une chambre au quatrième étage. Mes propriétaires en occupaient une autre plus petite, si petite même que la porte qui nous séparait devait toujours rester ouverte ; c’était justement ce que je voulais. Le mari, en long caftan, barbu, travaillait dans un bureau ; il partait le matin et ne revenait que la nuit. La femme, âgée d’une quarantaine d’années, cousait et réparait les vieux habits ; elle sortait souvent vendre et porter son travail chez ses clients. Je restais donc seul avec leur fille, une enfant. On l’appelait Matriocha. La mère l’aimait, mais la battait souvent et criait sur elle comme c’est l’habitude chez ces femmes. Cette petite me servait et faisait ma chambre derrière le paravent. Je déclare avoir oublié le numéro de la maison. Maintenant, renseignements pris, je crois que la vieille maison a été démolie et que sur l’emplacement de deux ou trois maisons anciennes, on en a bâti une nouvelle, très grande. J’ai également oublié le nom de mes propriétaires ; il se peut d’ailleurs que je ne l’aie jamais su. Je me souviens qu’on appelait la femme Stepanida ; quant à son nom à lui — je ne me le rappelle pas. Où sont-ils maintenant ? — Je ne le sais pas du tout. Je suppose que si l’on se met à chercher et à recueillir des renseignements à la police de Pétersbourg, on finira par retrouver leur trace. Le logement donnait sur la cour ; il en occupait un coin. Cela se passait en juin. La maison était peinte en bleu pâle.
Un jour mon canif disparut de ma table ; je n’en avais d’ailleurs pas besoin ; il ne me servait à rien. J’en parlai à ma propriétaire, ne supposant nullement qu’elle fouetterait sa fille ; mais elle venait de crier sur elle à cause d’un torchon disparu et dont elle soupçonnait que l’enfant s’était servie pour fabriquer une poupée ; elle l’avait même tirée par les cheveux. Quand ce même torchon se retrouva plus tard sous la nappe, la fillette ne voulut pas prononcer un mot de reproche et resta silencieuse. J’observai qu’elle le faisait exprès et m’en souvins, parce que c’est alors que pour la première fois je remarquai le visage de l’enfant qui jusqu’ici ne faisait que passer devant mes yeux. Elle était d’un blond pâle, avec des taches de rousseur ; un visage ordinaire ; mais il y avait en lui quelque chose de très enfantin et de calme, d’extrêmement doux et calme. La mère était mécontente qu’elle ne lui lit pas de reproches et se tût ; c’est alors justement qu’arriva l’histoire du canif. La femme fut prise de rage d’avoir pour la première fois battu injustement sa fille ; elle saisit des verges dans un balai et sous mes yeux même elle fouetta l’enfant jusqu’au sang bien qu’elle entrât déjà dans sa douzième année. Matriocha ne cria pas sous les verges parce que j’étais là debout certainement ; mais à chaque coup elle sanglotait étrangement ; elle continua à sangloter encore pendant toute une heure. L’exécution terminée, je découvris tout à coup le canif sur mon lit, dans la couverture ; je le mis en silence dans la poche de mon gilet et quand je lus dehors, je le jetai loin dans la rue, afin que personne ne sût rien. Je sentis immédiatement que je venais de commettre une lâcheté, mais je sentis aussi un certain plaisir car une idée me traversa brusquement et me brûla, tel un fer rouge, et je m’y attardai. Je remarquerai à ce propos que maintes fois déjà j’avais été possédé presque jusqu’à la démence par divers mauvais sentiments dans lesquels je m’obstinais passionnément, mais jamais jusqu’à m’oublier complètement. Lorsque même leur ardeur me consumait, je pouvais toujours les vaincre, les arrêter, même lorsqu’ils atteignaient leur plus puissant développement ; mais il est rare que je voulusse le faire. Je déclare en même temps que je ne cherche pas à plaider l’irresponsabilité, en me référant à l’influence du milieu, ou bien aux maladies.
J’attendis ensuite deux jours. Après avoir pleuré, l’enfant devint encore plus silencieuse ; contre moi, j’en suis sûr, elle n’avait aucun mauvais sentiment, bien qu’elle ressentît certainement quelque honte d’avoir été ainsi punie sous mes yeux. Mais, en enfant soumise, elle s’accusait elle-même pour cette honte. Je l’indique parce que c’est très important pour mon récit... Je passai ensuite trois jours dans mon appartement principal. C’était une maison meublée, où l’on respirait une mauvaise odeur de mangeaille, toujours pleine de monde : petits fonctionnaires, employés sans place, médecins sans clientèle, toute sorte de Polonais, toujours empressés autour de moi. Je me souviens de tout. Je vivais dans cette Sodome très solitaire, solitaire intérieurement, mais toujours entouré d’une bande bruyante de « camarades », extrêmement dévoués et qui m’adoraient presque à cause de mon porte-monnaie. Je pense que nous faisions beaucoup de vilenies ; les autres locataires avaient même peur de nous, c’est-à-dire qu’ils continuaient à être aimables malgré nos polissonneries et nos bêtises, parfois même impardonnables. Je le répète. Je caressais même avec un certain plaisir l’idée d’être déporté en Sibérie ; je m’ennuyais tellement que j’aurais pu même me pendre ; si je ne me pendis pas, c’est que j’espérais encore quelque chose, comme durant toute ma vie. Je me souviens que je m’occupais alors de théologie, et très sérieusement même. Cela arriva à me distraire quelque peu ; mais je m’ennuyais encore plus après. Quant à mes sentiments sociaux, ils se réduisaient au désir de placer de la poudre aux quatre coins et de faire tout sauter à la fois, si seulement cela avait valu la peine. D’ailleurs, sans nulle méchanceté, mais simplement parce que je m’ennuyais beaucoup ; pas autre chose. Je ne suis nullement socialiste. Je suppose que c’était une maladie. A ma question plaisante : « N’existe-t-il pas de gouttes quelconque pour activer l’énergie civique ? » le docteur Dobrolioubov, échoué, sans place, avec une nombreuse famille dans notre maison meublée, me répondit une fois : « Pour exciter l’énergie civique, il n’y en a pas, je crois, mais en ce qui concerne l’énergie criminelle, il s’en trouverait, peut-être. » Et ce calembour lui fit grand plaisir, bien qu’il fût terriblement pauvre et chargé d’une femme enceinte et de deux petites filles affamées. D’ailleurs, si les gens n’étaient pas satisfaits d’eux-mêmes, personne ne voudrait vivre.
Trois jours se passèrent encore et je retournai à la Gorokhovaïa. La mère se préparait à sortir avec un gros paquet ; le père n’était pas a la maison, naturellement ; je restai donc seul avec Matriocha. Les fenêtres (dans la cour) étaient ouvertes. Il y avait beaucoup d’artisans, dans la maison et tous les étages retentissaient du bruit des marteaux et des chansons. Une heure s’était déjà écoulée. Matriocha était assise le dos tourné dans son coin, sur un petit banc ; elle cousait quelque chose. Tout à coup elle se mit à chanter, doucement, très doucement ; cela lui arrivait parfois. Je tirai ma montre ; il était deux heures. Mon cœur se mit à battre fortement. Je me levai et commençai à m’approcher d’elle. Les fenêtres étaient garnies de géraniums ; le soleil était ardent. Je m’assis silencieusement à côté d’elle, sur le plancher. Elle tressaillit, eut épouvantablement peur au premier instant et se dressa brusquement. Je pris sa main et l’embrassai, la fis se rasseoir sur son banc et la regardai fixement dans les yeux. Que je lui eusse embrassé la main — cela la fit rire comme une enfant ; mais un instant seulement, car elle se dressa de nouveau, saisie d’une telle épouvante qu’une convulsion passa son visage. Elle me regarda avec des yeux atrocement fixes, tandis que ses lèvres se mettaient à trembler comme si elle allait pleurer. Mais elle ne cria pourtant pas. Je lui embrassai encore une fois la main et la pris sur mes genoux. Elle eut alors un mouvement subit de recul et sourit honteusement, mais d’un sourire oblique. Tout son visage rougit de honte. Je ne cessai de rire et de lui murmurer quelque chose. Enfin, il se produisit une chose si étrange que jamais je ne l’oublierai et qu’elle me frappa d’étonnement. La petite fille entoura mon cou de ses deux bras et se mit elle-même à m’embrasser ardemment. Son visage exprimait le ravissement. Je me levais presque furieux ; cela m’était désagréable de la part de ce petit être, et puis, j’eus aussi subitement pitié... »
Le feuillet finissait là et la phrase s’interrompait. Il se passa alors un fait qu’il est nécessaire de relater.
Il y avait en tout cinq feuillets ; l’un était entre les mains de Tikhon qui venait de le lire ; la dernière phrase n’était pas achevée. Les quatre autres étaient aux mains de Stavroguine qui attendait, et en réponse au regard interrogateur de Tikhon lui remit immédiatement la suite.
— Mais cette phrase non plus n’est pas complète, dit Tikhon en examinant la feuille. C’est le troisième feuillet, et il nous faut le second.
— Oui, c’est le troisième ; quant au second… Le second est censuré en attendant, répondit rapidement Stavroguine en souriant gauchement. Il était assis sur un coin du divan et fiévreux, immobile, ne quittait pas des yeux Tikhon pendant sa lecture.
— Vous le recevrez tantôt, quand… quand vous en serez digne, ajouta-t-il avec un geste qui voulait être familier. Il riait, mais faisait pitié à voir.
— Pourtant, au point où nous en sommes, le deuxième feuillet ou le troisième — n’est-ce pas indifférent ? fit observer Tikhon.
— Comment est-ce indifférent ? Pourquoi ? s’écria en se redressant brusquement Stavroguine. Ce n’est pas du tout la même chose. Ah ! en votre qualité de moine vous soupçonnez immédiatement la plus affreuse vilenie. Les moines feraient des juges d’instruction idéaux.
Tikhon le regarda en silence.
— Calmez-vous, ce n’est pas ma faute si la fillette fut sotte et ne me comprit pas. Il n’y eut rien. Rien du tout.
— Grâce à Dieu ! Tikhon se signa.
— C’est long à expliquer... il y eut ici... il y eut un malentendu psychologique.
Il rougit tout à coup. Le dégoût, l’angoisse, le désespoir se reflétèrent sur son visage. Il se tut. Ils ne se regardaient plus et le silence régna entre eux plus d’une minute.
— Vous savez, il vaut mieux que vous lisiez, prononça machinalement Stavroguine en essuyant avec ses doigts la sueur froide qui trempait son front. Et... le mieux serait que vous ne me regardiez pas du tout... Il me semble que c’est un rêve... Et... n’épuisez pas ma patience, ajouta-t-il tout bas.
Tikhon détourna rapidement les yeux, saisit le troisième feuillet et se mit à lire sans plus s’arrêter jusqu’à la fin. Dans les trois feuillets que lui avait remis Stavroguine rien plus ne manquait ; le troisième débutait ainsi :
« ... Ce fut un instant de terreur véritable, bien que point très intense. J’étais très gai ce matin-là et très bon pour tous et ma bande était fort satisfaite de moi. Mais je les quittai tous et allai à la Gorokhovaïa. Je la rencontrai en bas, dans l’entrée. Elle revenait d’une boutique où on l’avait envoyée acheter de la chicorée. En me voyant elle s’élança dans l’escalier en proie à une peur terrible. Ce n’était même pas de la peur, mais une terreur muette, paralysante. Quand j’entrai, sa mère la frappait « pour s’être jetée dans la chambre tête baissée. » Ainsi elle pu t cacher la vraie cause de sa terreur. Tout était donc encore tranquille. Elle se terra dans un coin et ne se montra pas durant tout le temps que je passai dans la maison. Au bout d’une heure je sortis. Mais le soir j’eus peur de nouveau, et beaucoup plus fort cette fois. Le plus pénible pour moi dans cette peur était que j’en avais parfaitement conscience. Je ne connais rien de plus stupide et de plus atroce. Jamais jusque-là je n’avais connu la peur et jamais depuis je ne l’ai plus ressentie. Mais à ce moment-là j’avais peur, je tremblais même. J’en avais parfaitement conscience ainsi que de mon humiliation. Si j’avais pu, je me serais tué, mais je ne me sentais pas digne de la mort. D’ailleurs, ce n’est pas pour cette raison que je ne me suis pas tué, mais à cause de cette même peur. On se tue parfois de peur, mais il arrive aussi que de peur on continue à vivre. L’homme commence par ne pas oser se tuer et l’acte ensuite devient impossible. De plus, le soir, chez moi, je ressentis une telle haine contre l’enfant que je résolus de la tuer. Dès l’aurore je courus cette idée en tête à la Gorokhovaïa. Je me représentais tout en marchant comment je la tuerais et comment je l’outragerais. Ma haine s’excitait surtout au souvenir de son sourire : un mépris s’élevait en moi, et un dégoût immense pour la manière dont elle s’était jetée à mon cou, s’imaginant je ne sais quoi. Mais en traversant la Fontanka, je me sentis mal. En même temps, une nouvelle idée surgit en moi, terrible, et d’autant plus terrible que j’en avais conscience. Revenu chez moi, je me couchai, frissonnant de fièvre et en proie à une terreur telle que j’en venais à ne plus haïr l’enfant, je ne voulais plus la tuer, et c’était justement la nouvelle idée dont j’avais pris conscience en traversant la Fontanka. C’est alors que je compris pour la première fois que, lorsque la peur est extrême, elle chasse la haine et même tout sentiment de vengeance contre l’offenseur.
Je me réveillai vers midi, relativement dispos et m’étonnant même de l’intensité des sentiments que j’avais éprouvés la veille. J’eus honte d’avoir voulu tuer. J’étais pourtant de mauvaise humeur et malgré toute ma répugnance, je tus obligé de me rendre à la Gorokhovaïa. Je me souviens que j’aurais beaucoup désiré à ce moment avoir une querelle avec quelqu’un, une querelle vraiment sérieuse. Mais en entrant chez moi à la Gorokhovaïa, j’y trouvai Nina Savélièvna, la femme de chambre, qui m’attendait déjà depuis une heure. Je n’aimais pas du tout cette fille et elle était venue avec une certaine appréhension, craignant de me déplaire par sa visite. Elle venait toujours avec cette crainte. Mais je fus très heureux de la voir, ce qui la mit dans le ravissement. Elle n’était pas mal ; de plus elle était modeste et possédait ces bonnes manières que les petits bourgeois estiment particulièrement ; c’est pourquoi ma propriétaire m’en faisait depuis longtemps grand éloge. Je les trouvai toutes deux, en train de prendre du café et ma propriétaire enchantée de l’agréable conversation. Dans un coin de l’autre chambre, j’entrevis Matriocha : elle était debout et dévisageait fixement, en dessous, sa mère et la visiteuse. Quand j’entrai, elle ne se cacha pas comme elle l’avait fait la fois précédente, et ne s’enfuit pas. C’est un point que je me rappelle bien, car j’en fus frappé. Je remarquai seulement à première vue qu’elle avait fortement maigri et qu’elle semblait avoir la fièvre. Je fus très caressant avec Nina et elle me quitta, fort heureuse. Nous sortîmes ensemble et pendant deux jours je ne retournai plus à la Gorokhovaïa. J’en avais assez, mais je m’ennuyais.
Enfin, je résolus de terminer tout en une fois et de quitter même Pétersbourg s’il le fallait. Mais quand je me rendis à la Gorokhovaïa pour y annoncer mon départ, je trouvai ma propriétaire en grande peine et en grand émoi : Matriocha était malade depuis trois jours et délirait toutes les nuits. Naturellement je demandai tout de suite ce qu’elle disait dans son délire (nous causions tout bas dans ma chambre). Des choses terribles, me murmura la mère : « J’ai tué Dieu ». Je proposai d’amener un médecin à mes frais, mais elle refusa : « Dieu nous aidera, cela passera de soi-même ; d’ailleurs elle n’est pas couchée tout le temps ; tantôt elle a fait une course dans une boutique. » Je résolus de voir Matriocha seule et comme ma propriétaire avait laissé échapper dans la conversation qu’elle aurait à aller dans le faubourg, je décidai de revenir le soir. Je ne savais d’ailleurs pas au juste pourquoi ni ce que je voulais foire.
Je dînai au restaurant, puis à cinq heures et quart je revins. J’entrais en tout temps grâce à ma clef. Matriocha était seule ; elle était couchée derrière un paravent sur le lit de sa mère et je remarquai qu’elle avançait la tête pour voir, mais elle ne fit semblant de rien. Les fenêtres étaient ouvertes ; l’air était chaud, même brûlant. Je fis quelques pas, puis je m’assis sur le divan. Je me souviens de tout jusqu’à la dernière minute. Je ressentais une grande satisfaction de ne pas parler avec Matriocha et de la faire ainsi languir, je ne sais pas pourquoi. J’attendis une heure entière et tout à coup je l’entendis se lever brusquement derrière le paravent. J’entendis le choc de ses deux pieds sur le plancher, quand elle se leva, puis quelques pas rapides, et elle apparut sur le seuil de ma chambre. J’étais si lâche que j’étais heureux qu’elle fût entrée la première. Oh ! comme tout cela était vil, et comme j’étais humilié ! Elle se tenait debout et me regardait en silence. Depuis le jour où je l’avais vue pour la dernière fois de près, elle avait en effet extrêmement maigri. Son visage était comme desséché et son front était certainement brûlant. Ses yeux, agrandis, me dévisageaient avec une curiosité hébétée, me sembla-t-il d’abord. Je restai assis et la regardai sans bouger. Et de nouveau je ressentis de la haine. Mais bientôt je remarquai que Matriocha n’avait nullement peur de moi et que probablement elle délirait. Mais non ! ce n’était pas non plus du délire. Elle se mit tout à coup à hocher la tête comme le font, pour adresser un reproche, les gens très naïfs et qui n’ont pas de manières ; puis elle leva subitement son petit poing et m’en menaça de loin. Au premier moment ce geste me parut ridicule, mais je ne fus plus en état de le supporter ensuite ; je me levai brusquement et m’approchai d’elle, épouvanté. Son visage exprimait un désespoir pénible à voir dans un être si petit ; elle continuait à me menacer du poing et à hocher la tête -avec reproche. Je lui adressai la parole prudemment, tout bas, avec douceur, car j’avais peur, mais je vis immédiatement qu’elle ne pouvait me comprendre et ma terreur s’en accrut. Mais elle se couvrit rapidement le visage de ses deux mains, comme l’autre fois et alla vers la fenêtre en me tournant le dos. Je me détournai alors, moi aussi, et m’assis près de la fenêtre. Je ne peux pas du tout comprendre pourquoi je ne sortis pas et restai là à attendre ; j’attendais donc vraiment quelque chose. Il aurait pu se faire que je demeure longtemps assis à cette place, puis, que me levant, je la tue, par désespoir, pour en finir d’une façon ou d’une autre.
Bientôt j’entendis de nouveau ses pas précipités ; elle sortit par la porte qui donnait sur une galerie en bois par où l’on atteignait l’escalier. Je m’approchai rapidement de la balustrade et pus encore l’entrevoir qui pénétrait -dans un petit réduit, sorte de poulailler, qui se trouvait à côté d’un autre endroit. Quand je me rassis, près de la fenêtre, une idée étrange se glissa dans mon esprit : je ne peux pas comprendre encore maintenant pourquoi ce fut justement cette idée-là plutôt qu’une autre qui m’apparut la première ; tout convergeait donc vers cela. Il était évident que je ne pouvais pas encore y croire, « et pourtant... ». Je me souviens parfaitement de tout ; mon cœur battait. Au bout d’une minute je regardai de nouveau ma montre et constatai l’heure exacte. Qu’avais-je besoin de savoir l’heure si justement ? — Je ne sais pas ; mais il y avait, à ce moment, en moi une volonté générale de tout observer ; je me rappelle donc très bien tout et je vois en particulier descendre le crépuscule. Une mouche bourdonnait autour de moi et venait continuellement se poser sur mon visage. Je l’attrapai, la tins quelques instants entre mes doigts et la laissai s’échapper par la fenêtre. Un camion pénétra avec grand bruit dans la cour. Un apprenti tailleur chantait à pleine gorge (depuis longtemps déjà) près de sa fenêtre, dans un coin de la cour. Il travaillait et je pouvais le voir de ma place. Il me vint à l’esprit que puisque personne ne m’avait rencontré lorsque j’avais traversé la cour et monté l’escalier, il valait certainement mieux qu’on ne me rencontrât pas non plus à la sortie ; aussi écartai-je prudemment ma chaise de la fenêtre et m’assis-je de telle façon que les voisins ne pussent me voir. Oh ! que c’était donc lâche ! Je pris un livre, puis le rejetai et me mis à suivre, sur une feuille de géranium, les démarches d’une minuscule araignée rouge ; je m’oubliai pendant un instant. Mais je me souviens aujourd’hui de tout, jusqu’au dernier moment.
Je tirai brusquement ma montre. Il y avait déjà vingt minutes qu’elle était sortie. Mais je résolus d’attendre encore exactement un quart d’heure. Je me donnai ce temps. Il me vint aussi à l’esprit qu’elle avait pu rentrer et que je ne l’avais pas entendue. Mais c’était impossible. Il faisait maintenant un silence de mort et j’aurais pu entendre voler la moindre mouche. Tout à coup mon. cœur se remit à battre. Je regardai ma montre : il manquait encore trois minutes ; je restai donc assis, bien que mon cœur battît à me faire mal. Je me levai enfin, mis mon chapeau, boutonnai mon paletot et examinai la chambre : n’y laissais-je aucune trace de mon passage ? J’approchai la chaise de la fenêtre et la plaçai exactement. à l’endroit qu’elle occupait à mon arrivée. J’ouvris la porte enfin, la refermai doucement avec ma clef et me dirigeai vers le réduit à provisions ; la porte en était fermée, mais non à clef ; je le savais bien, mais ne voulus pas l’ouvrir ; je me soulevai sur la pointe des pieds et regardai à travers une fente qu’il y avait dans le haut de la porte. Dans l’instant même où je me dressais ainsi sur la pointe des pieds, je me souvins que lorsque j’étais assis près de la fenêtre et regardais la petite araignée rouge, pendant cet oubli d’un instant, je me représentais en réalité que je me dresserai sur la pointe des pieds, que je regarderai à travers la fente comme je le faisais maintenant. Je cite ce détail parce que je veux absolument démontrer à quel point j’étais en possession de mes facultés, et que, par conséquent, je ne suis nullement fou et dois répondre de mes actes. Je regardai longtemps par la fente, car il faisait sombre dans ce réduit ; pas complètement cependant ; si bien qu’enfin je distinguai ce qu’il fallait... Je me dis alors que je pouvais partir et je descendis l’escalier. Je ne rencontrai personne ; personne donc dans la suite ne put déposer contre moi. Trois heures plus tard, chez moi, nous jouions tous aux cartes, en manches de chemise, en buvant du thé. Lébiadkine lisait des vers, racontait toutes sortes d’histoires et, comme par un fait exprès, des choses très drôles, au lieu des bêtises, dont il nous abreuvait d’habitude. Kirilov était là aussi. Personne ne buvait, bien qu’il y eût une bouteille de rhum sur la table ; seul Lébiadkine lui fit honneur. Prokhor Malov observa : « Quand Nicolaï Vsièvolodovitch est content et de bonne humeur, nous sommes tous gais, dans notre bande, et parlons bien ». Je remarquai cette phrase ; c’est donc que j’étais gai, content, de bonne humeur et disais des choses amusantes. Mais je me souviens que je savais parfaitement que ma joie d’être délivré reposait sur une lâcheté infâme et que plus jamais je ne pourrais me sentir noble, ni sur terre, ni dans une autre vie, jamais. Autre chose encore : je réalisais en cet instant le proverbe juif : « Ce qui est à nous est mauvais mais n’a pas d’odeur. » J’avais bien conscience d’être un misérable, mais je n’en avais pas honte, et dans l’ensemble, j’en souffrais peu. C’est à ce moment, tandis que je buvais du thé et bavardais avec ma bande, que je pus me rendre compte très nettement, pour la première fois de ma vie, que je ne comprenais pas et ne sentais pas le Bien et le Mal ; que non seulement j’en avais perdu le sentiment, mais que le Bien et le Mal, en soi, n’existaient pas (cela m’était fort agréable), n’étaient que des préjugés, que je pouvais certainement me libérer de tout préjugé, mais que si j’atteignais à cette liberté, j’étais perdu. Je pris conscience de tout cela pour la première fois, en une formule nette, devant cette table à thé, pendant que je plaisantais et riais avec mes camarades je ne sais même plus à propos de quoi. Mais je me souviens de tout. Il arrive souvent que de vieilles idées que tout le monde connaît, apparaissent tout à coup neuves, originales, même après cinquante années d’existence.
Cependant je ne cessais pas d’attendre quelque chose. Et en effet, vers onze heures du soir, je vis accourir la fille du concierge que m’avait dépêchée ma propriétaire de la Gorokhovaïa pour me dire que Matriocha s’était pendue. Je suivis la fillette et pus constater que ma propriétaire ne se rendait pas compte elle-même pourquoi elle m’avait fait venir. Elle sanglotait et criait comme font ces sortes de gens en pareil cas. Il y avait du monde, des agents de police. Je laissai passer un moment, puis je sortis.
On ne vint guère me déranger pour cette affaire ; on me posa pourtant quelques questions. Mais je déclarai seulement que l’enfant avait été malade et avait eu le délire et que j’avais proposé de faire appeler le médecin à mes frais.. On me parla aussi du canif : je racontai que ma propriétaire avait fouetté sa fille, mais que cela n’avait aucune importance. Personne ne sut que j’étais revenu le soir. L’affaire finit donc ainsi.
Pendant une semaine entière je m’abstins de retourner à la Gorokhovaïa et je n’y passai enfin que pour résilier ma location. La propriétaire continuait a verser des larmes ( et je me souviens que cela me fut désagréable), mais elle s’occupait déjà de nouveau de son travail de couture. « C’est à cause de votre canif que je l’ai offensée », me dit-elle, sans grand reproche. Je réglai mes comptes avec elle sous le prétexte qu’il ne m’était plus possible désormais de recevoir Nina Savélièvna dans leur logement. Au cours de nos adieux, elle me dit encore beaucoup de bien de Nina Savélièvna. Je lui fis cadeau de cinq roubles en plus de ce que je lui devais pour la chambre. A cette époque je m’ennuyais à mourir. Le danger passé, j’aurais tout à fait oublié l’affaire de la Gorokhovaïa, comme tous les événements de cette période, si de temps en temps je ne m’étais souvenu avec rage de la terreur que j’avais ressentie. J’épanchais ma rage sur qui se présentait. C’est alors que l’idée me vint — mais sans motif aucun — de gâcher ma vie de la façon la plus bête possible. Un an auparavant je songeais à me faire sauter la cervelle ; un autre moyen se présentait, bien meilleur. Un jour, en voyant Marie Timoféèvna Lebiadkina, la bancale, qui vaquait à son service dans la maison, l’idée me vint d’en faire ma femme. Elle n’était pas encore tout à fait folle, mais c’était une idiote toujours en extase et mes camarades avaient découvert qu’elle m’aimait secrètement à la folie. L’idée d’un mariage entre Stavroguine et cet être infirme excitait agréablement mes nerfs. On ne pouvait rien imaginer de plus ridicule, de plus stupide. Mais je ne peux pas arriver à savoir si ma décision fut déterminée, ne fût-ce qu’inconsciemment (inconsciemment, c’est certain), par la rage dont m’avait empli contre moi-même la vile crainte que j’avais éprouvée dans l’affaire avec Matriocha. Je ne le pense vraiment pas. En tout cas ce mariage ne fut pas seulement le « résultat d’un pari conclu après un dîner largement arrosé. » Les « témoins » furent Kirilov et Piotr Verkhovensky, alors de passage à Pétersbourg, puis Lebiadkine lui-même et Prokhor Malov (aujourd’hui décédé). En dehors de ceux-là, personne ne sut rien, et ils me promirent sur l’honneur de se taire. Ce silence me parut toujours une vilenie ; mais jusqu’ici le secret n’a pas été trahi, bien que j’eusse l’intention de déclarer tout ; je le déclare donc maintenant. Après le mariage je me rendis chez ma mère, à la campagne. J’y allais pour me distraire, car la vie m’était insupportable. Dans notre ville je produisis l’impression d’un dément, et cette impression a persisté jusqu’à aujourd’hui, ce qui peut m’être très préjudiciable, ainsi que je l’expliquerai. Je partis ensuite pour l’étranger où je passai quatre ans.
J’ai visité l’Orient ; j’ai assisté sur le mont Athos à des services religieux qui duraient huit heures, j’ai été en Egypte, en Suisse, en Islande même ; j’ai suivi pendant une année les cours de l’université de Goettingen. Pendant la dernière année de mon séjour à l’étranger je fus à Paris l’ami d’une famille russe très haut placée et, en Suisse, de deux jeunes filles russes. De passage à Francfort il y a deux ans, je remarquai à la devanture d’une papeterie, parmi diverses photographies, le petit portrait d’une fillette, élégamment habillée mais qui ressemblait beaucoup à Matriocha. J’achetai immédiatement le portrait et, de retour à l’hôtel, je le plaçai sur ma cheminée. Je restai sans y toucher pendant toute une semaine, je n’y jetai même pas un regard et lorsque je quittai Francfort, j’oubliai de le prendre avec moi.
Je cite ce fait pour montrer jusqu’à quel point je pouvais dominer mes souvenirs et combien j’y étais insensible. Je les repoussais tous à la fois, en masse, et toute leur masse disparaissait immédiatement dès que je le voulais. Cela m’ennuyait toujours de me souvenir du passé et je n’ai jamais pu causer longuement du passé comme presque tout le monde le fait. En ce qui concerne Matriocha, j’allai jusqu’à oublier son portrait sur la cheminée.
Il y a eu un an au printemps, comme je voyageais en Allemagne, je laissai passer par distraction la station où je devais descendre pour prendre une autre ligne. Je m’arrêtai à la station suivante ; il était trois heures de l’après-midi, la journée était claire. C’était une toute petite ville allemande. On m’indiqua un hôtel ; il fallait attendre : le train suivant ne passait qu’à onze heures du soir. J’étais content de cette petite aventure, car rien ne me pressait. L’hôtel était mauvais et petit, mais tout entouré d’arbres et de parterres de fleurs. On me donna une chambrette étroite. Je dînai bien et comme j’avais passé toute la nuit en chemin de fer, je m’endormis très profondément à quatre heures de l’après-midi.
Je fis un rêve complètement inattendu pour moi, car jamais jusqu’alors je n’en avais fait de tel. Il y a au musée de Dresde un tableau de Claude Lorrain qui figure au catalogue sous le titre d’Acis et Galathée, je crois ; moi je l’appelais, je ne sais pourquoi, l’ Age d’or. Je l’avais déjà remarqué depuis longtemps, mais je l’avais revu encore, en passant, trois ou quatre jours auparavant. C’est ce tableau que je vis en rêve, non comme un tableau pourtant, mais comme une réalité. C’est un coin de l’Archipel grec : des flots bleus et caressants, des îles et des rochers, des rivages florissants ; au loin un panorama enchanteur, l’appel du soleil couchant... Les paroles ne peuvent décrire cela. C’est ici que l’humanité européenne retrouve son berceau ; ici que se déroulèrent les premières scènes de la mythologie ; ce fut son vert paradis. Ici vécut une belle humanité. Les hommes se réveillaient et s’endormaient heureux et innocents ; les bois retentissaient de leurs gaies chansons ; le surplus de leurs forces abondantes s’épanchait dans l’amour, dans la joie naïve. Le soleil versait ses rayons sur ces îles et sur la mer, et jouissait de ses beaux enfants. Vision admirable ! Illusion splendide ! Rêve le plus impossible de tous et auquel l’humanité a donné toutes ses forces, pour lequel elle a tout sacrifié, au nom duquel on mourut sur la croix, on tua les prophètes, sans lequel les peuples ne voudraient pas vivre, sans lequel ils ne voudraient même pas mourir. Dans mon rêve il me sembla vivre tout cela ; je ne sais pas exactement ce que je vis, mais les rochers, la mer, les rayons obliques du soleil couchant — tout cela il me semblait encore le voir quand je m’éveillai et ouvris les yeux, pour la première fois de ma vie, littéralement trempés de larmes. La sensation d’un bonheur encore inconnu me traversa le cœur ; j’en eus même mal. C’était déjà le soir ; à travers la fenêtre de ma petite chambre, à travers la verdure des fleurs qui garnissaient la fenêtre, le soleil couchant dardait un faisceau oblique d’ardents rayons et me baignait de lumière. Je refermai rapidement les yeux, comme pour essayer d’évoquer encore une fois le rêve disparu, mais soudain je distinguai, au milieu d’une lumière vive, très vive, une sorte d’image et tout à coup je vis très distinctement la petite araignée rouge. Je la reconnus, immédiatement, telle que je l’avais contemplée sur la feuille de géranium tandis que le soleil couchant déversait ses rayons obliques. Quelque chose d’aigu pénétra en moi ; je me soulevai et m’assis sur le lit (voilà exactement comment les choses se passèrent).
Je vis devant moi (Oh ! pas réellement ! si seulement cela avait été une vraie hallucination !), je vis Matriocha, amaigrie, les yeux fiévreux, exactement telle qu’elle était lorsqu’elle se tenait sur le seuil de ma chambre et, hochant la tête, me menaçait de son petit poing. Et rien jamais ne me parut si douloureux. Pitoyable désespoir d’un petit être impuissant, à l’intelligence encore informe et qui me menaçait (de quoi ? que pouvait-il me faire ?) mais qui certainement n’accusait que lui-même. Jamais jusque-là rien de semblable ne m’était arrivé. Je restai assis toute la nuit, sans bouger, ayant perdu la notion du temps. Est-ce là ce qu’on appelle des remords de conscience, le repentir ? Je l’ignorais et ne le sais pas encore aujourd’hui. Il se peut que, même encore maintenant, le souvenir de mon action ne me paraisse pas répugnant. Il se peut. même que ce souvenir contienne encore en soi quelque chose qui satisfait mes passions. Non, ce qui m’est. insupportable, c’est uniquement cette vision, et justement sur le seuil, avec son petit poing levé et menaçant ; rien que l’aspect qu’elle avait à cette minute, rien que cet. instant, rien que ce hochement de tête. Voilà ce que je ne puis supporter ; car depuis lors elle m’apparaît presque chaque jour. Elle n’apparaît pas d’elle-même, mais je l’évoque et je ne peux pas ne pas l’évoquer et je ne peux pas vivre avec cela. Oh ! si je pouvais la voir une fois réellement, au moins en hallucination !
J’ai d’autres vieux souvenirs encore, peut-être encore plus beaux que celui-là. J’ai agi plus mal encore avec une femme et elle en est morte. J’ai tué en duel deux hommes qui ne m’avaient rien fait. J’ai été une fois mortellement offensé et je ne me suis pas vengé de mon ennemi. J’ai sur la conscience un empoisonnement prémédité et qui réussit ; personne n’en sait rien.
(S’il le faut, je donnerai des précisions), mais pourquoi donc aucun de ces souvenirs n’éveille-t-il en moi rien de semblable ? Une simple haine peut-être, d’ailleurs surexcitée par ma situation présente et qu’auparavant j’écartais et j’oubliais avec le plus grand sang-froid.
J’errai toute une année après cela, essayant de m’occuper. Je sais que je peux encore écarter l’image de la petite fille quand je le voudrai. Je suis entièrement maître de ma volonté, comme précédemment. Mais toute la question est justement que je n’ai jamais voulu le faire, que dans le fond de moi-même je ne le veux pas et que je ne le voudrai pas ; je le sais très bien. Cela durera ainsi jusqu’à ma folie complète. En Suisse, deux mois plus tard, je réussis à devenir amoureux d’une jeune fille, ou plutôt je ressentis de nouveau un de ces accès de passion, un de ces élans fous semblables à ceux que j’avais connus dans ma première jeunesse. Je me sentis tenté par un nouveau crime, la bigamie (puisque j’étais déjà marié), mais je pris la fuite sur le conseil d’une autre jeune fille à laquelle je m’étais presque entièrement confessé. D’ailleurs, ce nouveau crime ne m’aurait nullement délivré de Matriocha. C’est pourquoi je résolus de faire imprimer ces feuillets et de les introduire en Russie au nombre de trois cents exemplaires. Quand le moment arrivera, je les enverrai à la police, aux autorités locales ; je les ferai parvenir en même temps aux rédactions de tous les journaux avec prière de les publier, ainsi qu’à mes nombreuses connaissances à Pétersbourg, dans toute la Russie. Ils paraîtront également en traduction à l’étranger. Je sais qu’il est probable que je ne serai pas inquiété par la justice ou qu’en tout cas je ne le serai que peu sérieusement. Je m’accuse moi-même et n’ai pas d’accusateurs. De plus, il n’y a pas de preuves, ou très peu, en tout cas. Enfin, il y a cette opinion très répandue concernant le dérangement de mon cerveau et il est certain que mes parents feront tous leurs efforts pour profiter de cette opinion et éteindre ainsi toute poursuite judiciaire dangereuse. J’annonce cela, entre autres raisons, afin de prouver que je suis en possession de mon intelligence et que je comprends ma situation. Il y aura pourtant ceux qui sauront tout et qui me regarderont, et je les regarderai aussi. Et plus ils seront, mieux cela vaudra. Est-ce que cela me soulagera ? Je l’ignore. C’est ma dernière ressource. Encore une fois : si l’on cherche bien dans les archives de la police de Pétersbourg, on découvrira peut-être quelque chose. Ces petits bourgeois sont encore à Pétersbourg, peut-être. On se rappellera certainement la maison : elle était bleu pâle. Quant à moi, je ne m’éloignerai pas et, pendant un an ou deux encore, je demeurerai aux Skvoréchniki, propriété de ma mère. Si on l’exige, je me présenterai où il faudra.
La lecture dura près d’une heure. Tikhon lisait lentement et relisait peut-être même certains passages. Depuis l’interruption qu’avait provoquée le feuillet qu’il avait retenu, Stavroguine était resté assis, immobile, silencieux, appuyé au dossier du divan et paraissant attendre. Tikhon ôta ses lunettes, tarda un instant, puis jeta un regard indécis sur Stavroguine. Celui-ci tressaillit et d’un mouvement rapide en avant se pencha.
— J’ai oublié de vous prévenir, prononça-t-il d’un ton brusque et sec, que toutes vos paroles seront vaines ; je ne modifierai pas mes intentions ; ne perdez pas votre peine à me dissuader. Je publierai cela.
Il rougit et se tut.
— Vous n’avez pas manqué de m’en prévenir, avant la lecture.
Il y avait une certaine irritation dans le ton de Tikhon. Le « document » avait évidemment produit sur lui une forte impression. Son sentiment chrétien avait été blessé et il y avait des moments où il ne pouvait pas se contenir. Je remarquerai à ce propos que ce n’est pas en vain qu’il avait acquis la réputation « de ne pas savoir se conduire avec le public » comme disaient de lui les moines. Malgré tout son esprit de charité, une véritable indignation se fit entendre dans sa voix.
— Cela ne fait rien, continua Stavroguine d’un ton coupant et sans remarquer le changement qui s’était produit chez Tikhon. Quelle que soit la force de vos arguments je ne renoncerai pas à mes intentions. Remarquez qu’au moyen de cette phrase habile — ou malhabile, comme vous voudrez — je ne songe pas du tout à provoquer vos arguments et vos prières. En prononçant ces derniers mots, il eut un ricanement.
— Il n’est pas en mon pouvoir de vous réfuter et surtout de vous demander de renoncer à votre décision. Votre intention est très noble et il serait impossible de mieux exprimer une idée véritablement chrétienne. La pénitence ne peut aller plus loin : ce serait une action admirable que de se punir soi-même, comme vous je projetez, si seulement...
— Si ?
— Si c’était véritablement une pénitence, si c’était réellement une idée chrétienne.
— Finesses que tout cela, murmura Stavroguine, pensif et distrait ; il se leva et commença à parcourir la chambre, sans même remarquer ce qu’il faisait.
— Il me semble que vous avez voulu vous représenter exprès plus grossier que vous ne l’êtes, que votre cœur ne désire l’être, fit Tikhon avec plus de franchise.
— Me représenter ? Je ne me « représentais » pas et, surtout, je ne jouais pas : « plus grossier » ? Qu’est-ce que cela veut dire « plus grossier » ? — Il rougit de nouveau et s’en sentit fâché : je sais que c’est un fait petit, insignifiant, misérable, dit-il en indiquant les feuillets, mais que sa petitesse même serve à approfondir... Il s’arrêta soudain comme s’il avait honte de continuer et considérait comme humiliant de se lancer dans des explications ; mais en même temps il se soumettait douloureusement, encore qu’inconsciemment, à la nécessité de rester pour s’expliquer. Il est à remarquer que pas un mot ne fut prononcé au sujet de ce qu’il avait dit précédemment quant à la confiscation du second feuillet ; ce feuillet paraissait avoir été oublié aussi bien par l’un que par l’autre. Stavroguine s’était arrêté près de la table à écrire ; il y prit un petit crucifix en ivoire, commença à le faire tourner entre ses doigts et tout à coup le brisa en deux. Surpris, il revint à lui et jeta à Tikhon un regard perplexe ; mais soudain sa lèvre supérieure trembla, comme s’il avait reçu une offense et comme s’il se préparait à lancer un défi :
— Je supposais que vous me diriez quelque chose de sérieux. C’est pour cela que je suis venu, dit-il à mi-voix, comme s’il tendait toutes ses forces pour se contenir ; il jeta les débris du crucifix sur la table.
Tikhon baissa rapidement les yeux.
— Ce document exprime directement le besoin d’un cœur mortellement blessé ; est-ce ainsi que je dois le comprendre ? demanda-t-il avec insistance et presque avec ardeur. Oui, c’est le besoin naturel de pénitence ; il s’est emparé de vous. La souffrance de l’être que vous avez offensé vous a frappé à tel point que c’est pour vous une question de vie ou de mort : il y a donc encore de l’espoir pour vous et vous suivez maintenant la vraie voie en vous préparant à accepter devant tous le châtiment de la honte. Vous vous adressez au jugement de l’église, bien que vous ne croyiez pas en l’église.
Est-ce que je comprends bien ? Mais il semble que vous haïssez déjà d’avance et que vous méprisez tous ceux qui liront ce qui est écrit là ; il semble que vous leur jetez un défi.
— Moi ? Je jette un défi ?
— Vous n’avez pas eu honte de confesser votre crime ; pourquoi avez-vous honte de faire pénitence ?
— Moi ? J’ai honte ?
— Oui, vous avez honte et vous avez peur.
— J’ai peur ! Stavroguine eut un rire convulsif et de nouveau sa lèvre supérieure trembla.
— Qu’ils me regardent, dites-vous. Mais vous-même, comment les regarderez-vous ? Vous attendez déjà leur haine pour leur répondre par une haine plus grande encore. Certains passages de votre confession sont encore soulignés par votre style. Vous avez l’air d’admirer votre psychologie et vous profitez des choses les plus insignifiantes pour étonner le lecteur par votre insensibilité, par votre cynisme qui peut-être n’existent même pas en vous. D’un autre côté, les mauvaises passions et les habitudes qu’engendre le désœuvrement vous ont en effet rendu insensible et bête.
— La bêtise n’est pas un vice, ricana Stavroguine en pâlissant.
— C’est un vice parfois, continua Tikhon, ardent et inexorable. Blessé à mort par la vision qui se tient sur votre seuil, vous ne semblez pourtant pas voir, dans ce document, en quoi consiste votre crime et de quoi vous devez être honteux devant les hommes dont vous demandez le jugement : est-ce de votre insensibilité dans le crime ou de la terreur que vous avez ressentie ? A un certain moment vous vous empressez même d’assurer votre lecteur que le geste de menace de la fillette ne vous semblait plus drôle, mais mortel. Mais est-ce que véritablement il a pu vous paraître drôle, ne fût-ce qu’un instant ? Oui, il vous a paru tel, je le certifie.
Tikhon se tut ; il parlait comme quelqu’un qui a renoncé à se contenir.
— Parlez, parlez, le pressa Stavroguine. Vous êtes irrité et vous me grondez. Cela me plaît de la part d’un moine. Mais voilà ce que je vous demanderai : il y a déjà dix minutes que nous parlons depuis cela (il montra les feuillets) et bien que vous m’injuriez, je ne vois en vous aucun signe spécial de dégoût, de honte... vous n’êtes pas dégoûté et vous parlez avec moi comme avec votre égal.
Il ajouta cela en baissant la voix et les mots « comme avec votre égal » parurent jaillir de ses lèvres sans qu’il y eût songé. Tikhon le regarda attentivement.
— Vous m’étonnez, dit-il après un silence, car vos paroles sont sincères, je le vois, et dans ce cas... c’est moi qui suis coupable vis-à-vis de vous. Sachez donc que j’ai été désagréable avec vous et dédaigneux, mais que dans votre soi ! de pénitence, vous ne l’avez même pas remarqué, bien que vous ayez remarqué mon impatience que vous avez appelée gronderie. Mais vous vous considérez vous-même comme méritant un mépris infiniment plus profond et vos paroles : « comme avec un égal », bien qu’elles nient été prononcées involontairement sont de belles paroles. Je ne vous le cacherai pas : elle m’épouvante, cette grande force inutile qui ne cherche à se déployer que dans des infamies. Ce n’est pas en vain qu’on se transforme en étranger : un châtiment poursuit tous ceux qui se détachent du sol natal : l’ennui et l’oisiveté les assaillent même s’ils recherchent l’action. Mais le christianisme admet la responsabilité, quel que soit le milieu où l’on vit. Dieu ne vous a pas privé d’intelligence ; réfléchissez vous-même : si vous pouvez vous poser la question : « suis-je ou non responsable de mes actes ? » c’est donc nécessairement que vous êtes responsable. Il est impossible que la tentation ne s’introduise pas dans le monde, mais, malheur à celui par qui elle s’introduit. D’ailleurs, en ce qui concerne votre... faute, beaucoup agissent comme vous avez fait, mais continuent à vivre dans la paix et le calme, et vont jusqu’à considérer ces fautes de jeunesse comme inévitables. Il y a des vieillards qui exhalent déjà l’odeur du tombeau, mais qui pèchent et qui se consolent avec enjouement. Le monde est rempli de ces horreurs. Vous, au moins, vous en avez ressenti toute la profondeur ; à un tel degré c’est extrêmement rare.
— N’allez-vous pas vous mettre à me respecter après la lecture de ces feuillets ? ricana Stavroguine. Vous... respectable père Tikhon, — je l’ai déjà entendu dire par les autres — vous ne sauriez faire un bon directeur de conscience, continua-t-il avec un sourire forcé. On vous critique beaucoup ici. On dit que dès que vous découvrez dans le pécheur quelque humilité, quelque sincérité, vous tombez immédiatement en admiration, vous êtes prêt à vous repentir, à vous humilier et à vous précipiter au-devant de votre... pénitent.
— Je ne répondrai pas directement à cela, mais il est certain que je ne sais pas m’adresser aux hommes. Ce fut toujours mon grand défaut, soupira Tikhon, et avec une simplicité telle que Stavroguine le regarda en souriant. Quant à cela — e : il regarda les feuillets — il ne peut y avoir à coup sûr de crime plus atroce, plus terrible que celui que vous avez commis.
— Cessons de le mesurer à l’archine, dit après un silence Stavroguine non sans un certain dépit dans la voix. Ma souffrance n’est peut-être pas aussi grande que je l’ai décrite ici ; il se peut aussi que je me sois trop chargé, conclut-il soudain.
Tikhon ne dit rien. Stavroguine, la tête baissée, plongé dans sa méditation, marchait de long en large.
— Et cette jeune personne, demanda tout à coup Tikhon, avec laquelle vous avez rompu en Suisse où est-elle maintenant ?
— Ici.
Il y eut un nouveau silence.
— Il se peut que je vous aie menti sur mon compte, répéta en insistant Stavroguine. Je ne sais pas bien moi-même.... D’ailleurs, je provoque les gens par l’impudence de ma confession, puisque vous avez remarqué ma provocation. C’est ce qu’il faut. Ils méritent bien ça.
— C’est-à-dire qu’il vous est plus facile de les haïr que d’accepter leur pitié.
— Vous avez raison, je n’ai pas l’habitude d’être franc, mais puisque j’ai commencé... avec vous, sachez que je les méprise tout autant que moi-même, tout autant, si ce n’est pas plus, infiniment plus. Aucun d’eux ne peut être mon juge... J’ai écrit ces bêtises, parce que cela m’est venu à l’esprit, par cynisme... Il se peut même que j’aie simplement menti, dans une minute de fanatisme. — Il s’interrompit soudain, irrité, et de nouveau rougit d’avoir parlé contre son gré. Il s’approcha de la table en tournant le dos à Tikhon et saisit de nouveau un fragment du crucifix brisé.
— Répondez à ma question, mais sincèrement, à moi seul, ou bien comme si vous vous parliez à vou s-même, la nuit. Si quelqu’un vous pardonnait cela (il indiqua les feuillets) non pas un de ceux que vous respectez ou que vous craignez, mais un inconnu, un homme que vous ne connaîtriez jamais, qui vous pardonnerait silencieusement en lui-même, en lisant votre confession, cette pensée vous apaiserait-elle ou bien vous serait-elle indifférente ? Si c’est trop pénible pour votre amour-propre, ne me répondez pas, mais pensez en vous-même.
— Cela m’apaiserait, répondit Stavroguine à mi-voix. Si vous me pardonniez, cela me ferait beaucoup de bien, ajouta-t-il très vite et presque dans un murmure, sans toutefois se détourner de la table.
— Mais à condition que vous me pardonniez également.
— Quoi donc ? Ah oui, c’est votre formule monastique. Triste humilité ! Vous savez, toutes vos anciennes formules monastiques ne sont pas élégantes du tout. Mais vous, vous vous imaginez qu’elles sont très belles. — Il éclata d’un rire irrité. — Je ne sais vraiment pas pourquoi je suis ici, ajouta-t-il soudain en se retournant. Ah oui, j’ai brisé... Dites, cela coûte bien vingt-cinq roubles ?
— Ne vous inquiétez pas de cela, dit Tikhon.
— Ou bien cinquante ? Pourquoi donc ne dois-je pas m’en inquiéter ? Pour quelle raison viendrais-je casser vos objets et pourquoi donc me pardonneriez-vous ce dégât ? Tenez, voilà cinquante roubles. — Il tira l’argent de sa poche et le déposa sur la table. — Si vous ne voulez pas les prendre pour vous, prenez-les pour les pauvres, pour l’église... — Il s’excitait de plus en plus. — Ecoutez, je vous dirai toute la vérité : je veux que vous me pardonniez et un autre avec vous et un troisième, mais que tous, que tous me haïssent.
— Seriez-vous capable de supporter en toute humilité la pitié générale ?
— Non, je ne le pourrais pas. Je ne veux pas de la pitié de tous. D’ailleurs, c’est une question sérieuse ; elle ne peut exister cette pitié. Ecoutez, je ne veux pas attendre, je publierai certainement... N’essayez pas de me convaincre... Je ne peux pas attendre, je ne peux pas. — Il était hors de lui. — J’ai peur pour vous, dit presque timidement Tikhon.
— Vous avez peur que je n’y résiste pas ? Que je ne puisse supporter leur haine ?
— Non pas seulement leur haine.
— Quoi donc encore ?
— Leur.... rire. Il prononça ces paroles tout bas, comme malgré lui.
Le malheureux n’avait pu se contenir et commença à parler de ce qu’il eût mieux valu taire : il savait bien d’ailleurs qu’il eût mieux valu le taire. Stavroguine se troubla, l’anxiété se refléta sur son visage.
— Je le pressentais. Donc je vous suis apparu comme un personnage comique pendant que vous lisiez mon « document ». Ne vous inquiétez pas, ne vous troublez pas. Je m’y attendais.
Tikhon, en effet, était confus ; il essaya de s’expliquer au plus vite, mais il ne fit que gâter encore plus les choses.
— Pour accomplir de telles actions le calme moral est indispensable ; dans la souffrance même il faut conserver une haute sérénité... Or, de nos jours, la sérénité morale est absente. Partout ce ne sont que discussions et disputes. Les hommes ne se comprennent pas plus entre eux, qu’au temps de la tour de Babel.
— C’est très ennuyeux tout cela ! Je le sais. On l’a répété mille fois déjà, interrompit Stavroguine.
— D’ailleurs, vous n’atteindrez pas votre but, continua Tikhon, passant directement à la question. Juridiquement, vous êtes à peu près inattaquable. C’est ce qu’on vous fera tout d’abord remarquer en vous raillant. Ensuite beaucoup se montreront perplexes : qui comprendra les véritables motifs de votre confession ? On fera exprès de ne pas les comprendre, car on craint ce genre d’exploits ; on l’a ccueille avec terreur, on le déteste et on s’en venge ; le monde aime sa boue et ne veut pas qu’on l’agite. C’est pourquoi il tournera au plus vite l’affaire en plaisanterie ; car c’est avec des plaisanteries que ces gens-là viennent le plus facilement à bout de ces choses.
— Parlez plus nettement. Dites tout, le pressait Stavroguine.
— Au début, certainement, ils exprimeront leur horreur, mais elle sera plutôt feinte que sincère et n’aura pour but que de satisfaire les convenances. Je ne parle pas des âmes pures : celles-là seront horrifiées, mais elles s’accuseront et se tairont et ne se feront donc pas remarquer. Les autres, les gens du monde, ne craignent que ce qui menace directement leurs intérêts. Le premier étonnement, la première terreur conventionnelle passés, ceux-là justement riront. Votre folie leur paraîtra très curieuse ; car ils vous considéreront comme un peu fou, tout en vous accordant suffisamment de responsabilité pour pouvoir rire de vous. Supporterez-vous cela ? Votre cœur ne s’imprégnera-t-il pas d’une haine telle qu’elle vous détruira ? Voilà ce que je crains.
— Eh bien... et vous... et vous-même... je m’étonne que vous ayez une si mauvaise opinion des hommes ; avec quel dégoût vous les jugez ! répliqua Stavroguine quelque peu agacé.
— Croyez-vous ! s’exclama Tikhon, en parlant ainsi des hommes, je les jugeais surtout d’après moi-même.
— Y aurait-il donc en votre âme quelque chose qui se délecterait de ma souffrance.
— Qui sait ? peut-être bien. Eh ! oui, il se peut fort.
— Assez ! Dites-moi donc en quoi mon attitude vous paraît ridicule dans ce récit. Je le sais moi-même, mais je veux que vous me l’indiquiez du doigt. Dites-le-moi cyniquement, avec toute la sincérité dont vous êtes capable. Je vous le répète une fois de plus : vous êtes un grand original.
— Il y a quelque chose de ridicule jusque dans la forme même de la pénitence admirable que vous vous imposez. Oh, ne doutez pas de votre victoire, s’écria-t-il, soudain presque en extase. Cette forme même vaincra (il désigna les feuillets), si seulement vous acceptez en toute sincérité les soufflets et les crachats. La croix la plus ignominieuse finit toujours par aboutir à la plus haute gloire, à la puissance, lorsque l’humilité est sincère. Il se peut même que vous soyez consolé dès cette vie.
— Ce n’est donc que dans la forme que vous entrevoyez quelque chose de ridicule, insista Stavroguine.
— Et dans le fond aussi. C’est la laideur qui tuera, murmura Tikhon en baissant les yeux.
— La laideur ! Quelle laideur ?
— La laideur du crime. Il y a des crimes véritablement laids. En général, quel que soit le crime, plus il y a de sang, plus il y a d’horreur, plus grand est l’effet, plus il est pittoresque, pourrait-on dire. Mais il y a des crimes honteux, ignominieux, à quoi l’horreur même ne peut s’attacher, qui sont par trop inélégants...
Tikhon n’acheva pas.
— C’est-à-dire, dit Stavroguine, très agité, que vous trouvez ridicule mon attitude lorsque je baisais les mains d’une petite souillon... je vous comprends très bien, et vous craignez pour moi, parce que c’est laid, vilain, non, pas vilain, mais honteux, ridicule. Et vous croyez que c’est cela justement que je ne pourrai supporter.
Tickhon se taisait.
— Je comprends maintenant pourquoi vous m’avez demandé si la demoiselle de Suisse était ici.
— Vous n’êtes pas préparé, vous n’êtes pas suffisamment bien trempé, murmura timidement Tikhon, les yeux baissés. Vous vous êtes détaché du sol, vous n’avez pas la foi.
— Ecoutez, père Tikhon, je veux obtenir mon propre pardon, et c’est là mon but principal, mon but un ique, déclara tout à coup Stavroguine avec un enthousiasme sauvage. C’est alors seulement, je le sais, que la vision disparaîtra. Voilà pourquoi j’aspire à une souffrance démesurée, je la recherche moi-même. Ne m’effrayez donc pas ou bien je périrai de rage.
Cet élan fut si subit que Tikhon se leva.
— Si vous croyez que vous pouvez vous pardonner vous-même et que vous obtiendrez votre pardon en ce monde par la souffrance, si vous vous posez cette tin en toute sincérité, oh ! alors vous croyez complètement, s’écria avec joie Tikhon. Comment donc avez-vous pu dire que vous ne croyiez pas en Dieu ?
Stavroguine ne répondit pas.
— Dieu vous pardonnera votre manque de foi, car vous vénérez le Saint-Esprit sans le connaître.
— A propos, et le Christ, me pardonnera-t-il ? demanda brusquement Stavroguine sur un tout autre ton et avec un sourire ambigu. Et dans le ton de cette question il y avait une légère nuance d’ironie.
— Il est écrit dans le livre : « Si vous séduisez un de ces enfants... » Vous vous rappelez. D’après l’Evangile il n’y a pas de plus grand crime.
— Vous avez tout simplement une peur affreuse du scandale, père Tikhon, et vous me tendez un piège, prononça Stavroguine d’une voix nonchalante et pâteuse et sur un ton de dépit. — Il parut vouloir se lever. — Pour tout dire, il faudrait pour vous que je fasse une fin, que je me marie même peut-être, que je termine mes jours membre du club et qu’à chaque fête je vienne au couvent. En voilà une pénitence ! N’est-ce pas vrai ? D’ailleurs, en votre qualité de connaisseur du cœur humain il se peut que vous prévoyiez déjà que c’est justement ainsi que les choses vont se passer et qu’il ne s’agit que de me prier instamment, afin de sauver les apparences, car au fond je ne désire que cela, n’est-ce pas vrai ?
Un sourire tordit sa bouche.
— Non, il ne s’agit pas de cette pénitence ; je vous en prépare une autre, continua avec chaleur Tikhon sans prêter nulle attention au rire et aux remarques de Stavroguine.
— Je connais un vieillard, il n’est pas ici, mais non loin de chez nous. Un ermite, un ascète d’une sagesse chrétienne telle que ni vous, ni moi ne pourrions la concevoir. Il écoutera ma prière ; je lui raconterai toute votre histoire. Allez auprès de lui, soumettez-vous à son autorité pendant cinq ou sept ans, le temps que vous-même jugerez plus tard nécessaire. Imposez-vous cette pénitence et grâce à ce grand sacrifice vous obtiendrez tout ce dont vous avez. soif et ce que vous n’espérez même pas ; car vous ne pouvez même pas concevoir maintenant ce que vous acquerrez.
Stavroguine l’écouta très sérieusement.
— Vous me proposez de prononcer les vœux monastiques dans ce couvent.
— Vous n’avez pas besoin d’entrer au couvent ; il ne faut pas prononcer de vœux ; ne soyez qu’un novice, et en secret ; vous pouvez même continuer à vivre dans le monde.
— Laissez, père Tikhon, interrompit Stavroguine avec une expression de répugnance. Il se leva ; Tikhon aussi.
— Qu’avez-vous, s’écria-t-il tout à coup, fixant presque avec terreur Tikhon. Celui-ci était debout devant lui, les bras tendus en avant ; une convulsion rapide contracta son visage horrifié.
— Qu’avez-vous ? qu’avez-vous ? répétait Stavroguine s’élançant vers lui pour le soutenir. Il lui sembla que le prêtre allait tomber.
— Je vois… je vois clairement, s’écria Tikhon d’une voix pénétrante et qui exprimait une souffrance intense, je vois que jamais, malheureux jeune homme, vous n’avez été aussi près d’un nouveau crime, encore plus atroce que l’autre.
— Calmez-vous, insista Stavroguine très inquiet pour Tikhon. Il se peut que je remette finalement tout à plus tard ; vous avez raison.
— Non, non pas après la publication, mais avant cela, un jour avant, une heure avant cette action admirable, vous chercherez une issue dans un nouveau crime et vous ne l’accomplirez que pour éviter la publication de ces feuillets.
Stavroguine trembla de colère et aussi de peur.
— Maudit psychologue, s’écria-t-il pris de rage, et sans se retourner il quitta la chambre.
Traduction boris de schloezer dostoïevski
- ↑ Voir la Nouvelle Revue Française du ier juin.