Dostoïevski et la lutte contre les évidences

Ce texte est considéré comme dans le domaine public aux États-Unis, car publié il y a plus de 95 ans. Mais encore soumis aux droits d’auteur dans certains pays, notamment en Europe. Les téléchargements sont faits sous votre responsabilité.


DOSTOÏEVSKY
ET
LA LUTTE CONTRE LES ÉVIDENCES


LÉON SCHESTOV


Dans le domaine de la spéculation systématique, nous n’avons pas encore formé d’école, nous autres Russes, nous ne possédons pas encore de traditions qui puissent être comparées aux écoles françaises, allemandes, anglaises dont la plupart de nos philosophes ont toujours subi jusqu’ici les influences et auxquelles quelques-uns d’entre eux ne surent opposer que certaines traditions orientales : néo-platoniciennes, gnostiques, patristiques. Le génie russe — et c’est une de ses caractéristiques les plus essentielles — si téméraire qu’il soit — s’appuie toujours sur le fait concret, sur la réalité vivante ; il se lance ensuite dans les spéculations les plus abstraites, les plus osées, mais pour revenir finalement, riche de toute la pensée acquise, à cette même réalité, au fait, son point de départ et son aboutissement. Celui qui veut juger de la pensée russe doit s’adresser donc non aux professeurs de philosophie, non aux gnosséologues et métaphysiciens de profession, parmi lesquels, pourtant, il y a des hommes de grand talent, tels Zossky, Franck et d’autres encore, mais à tous nos romanciers, à nos poètes, à nos critiques, à nos publicistes qui travaillent tous sur le vif.

L’œuvre philosophique et critique de Léon Schestov, totalement inconnue en France[1], est extrêmement caractéristique à cet égard. Schestov est certainement l’esprit le plus original, le plus audacieux, le plus profond parmi les écrivains russes contemporains, le plus complexe aussi et le plus difficile à définir.

« Quel est l’objet de la philosophie, demande Schestov. Faut-il rechercher la signification du tout et travailler obstinément à édifier une théodicée parfaite à l’exemple de Leibniz et de tant d’autres penseurs célèbres, ou bien faut-il s’attacher à suivre jusqu’au bout les destinées des individus particuliers, autrement dit : poser des questions, qui excluent toutes possibilités de réponse ? » Schestov choisit la seconde voie, malgré ses difficultés et ses dangers : il s’attache à l’individuel, au concret, au fait unique, spécial. Bergson veut que le philosophe fasse appel au « romancier hardi » qui « déchire la toile habilement tissée de notre moi conventionnel pour nous montrer sous cette logique apparente une absurdité fondamentale ». C’est ce que fait justement Schestov : il s’adresse tour à tour à Shakespeare, à Ibsen, à Tolstoï, à Dostoïevsky, à Tchékhov, à Nietzsche ; ce n’est pas leurs idées, leur philosophie, leur système en eux-mêmes, qui l’intéressent, c’est leur personnalité vivante et celle de leurs héros, telles qu’elles se manifestent dans leurs œuvres. Il les presse, il les questionne, il les tourmente, impitoyable, non pour en tirer des leçons, des conclusions générales. Mais pour nous faire saisir ainsi, toute palpitante, une réalité profondément cachée, pour nous faire pressentir et entrevoir brusquement une vérité obscure qui se dérobait à l’étreinte de la raison.

La témérité de ses recherches, l’audace tranquille de ses points d’interrogation lui attirent l’accusation de scepticisme et de cynisme. Son scepticisme, en réalité, n’est qu’un procédé, une méthode d’examen ; sous ce rapport on pourrait le rapprocher de Socrate, avec lequel, d’ailleurs, il a encore d’autres points de contact. Schestov doute, mais il ne se confine pas dans ce doute, il ne s’y plaît pas : il cherche toujours, tantôt en « gémissant » pour employer l’expression de Pascal souvent citée par lui, et tantôt en plaisantant, en riant de lui-même et des autres, toujours ardent et inquiet.

Ses maîtres furent Nietzsche, le Nietzsche d’Humain, trop humain, du Gai Savoir ; puis Dostoïesvky, Tolstoï, Pascal qui l’aidèrent à découvrir sa propre personnalité, fortifièrent son courage, son audace et versèrent en lui une soif inextinguible de liberté. Ses recherches l’orientèrent plus tard vers l’étude de Plotin, de saint Augustin, des mystiques médiévaux, de Luther.

Son style extrêmement simple, familier même, dépouillé d’artifices, sans trace de pédantisme et d’une admirable limpidité, le place parmi les meilleurs prosateurs russes. Mais cette simplicité est toute de surface ; sous ce ton familier se cache une pensée étrangement subtile, toujours tendue, qui creuse et fouille profondément. Rien n’est plus clair, ne paraît plus facile qu’un aphorisme, qu’une étude de Schestov pour les esprits ingénus ; rien n’est plus compliqué, plus obscurément attirant pour ceux qui essayent d’y pénétrer plus avant.

Schestov débuta avec Shakespeare et son critique Brandès, puis suivirent avec plusieurs années d’intervalle : Le Bien dans la doctrine de Nietzsche et de Tolstoï, Dostoïevsky et Nietzsche, un premier recueil d’aphorismes : L’apothéose du déracinement, et deux volumes d’essais philosophiques et critiques : Débats et Conclusions et Les Grandes Veilles ; deux autres volumes vont paraître prochainement : Les Mille et une Nuits et De la Racine des choses. L’article sur Dostoïevsky que nous publions ici est la traduction, fortement abrégée (avec l’autorisation de l’auteur), d’une vaste étude de Schestov que publie, à l’occasion du centenaire de Dostoïevsky, la revue russe Les Annales Contemporaines.

BORIS DE SCHLŒZER


 
Τίς δ' οἶδεν εἰ τὸ ζῆν μέν ἐστι
κατθανεῖν, τὸ κατθανεῖν δὲ ζῆν.
EURIPIDE


« Qui sait, dit Euripide, il se peut que la vie soit la mort et que la mort soit la vie. »

Platon, dans un de ses dialogues, fait répéter ces paroles par Socrate, le plus sage d’entre les hommes, celui-là même qui créa la théorie des idées générales et considéra le premier la netteté et la clarté de nos jugements comme l’indice de leur vérité. Depuis les temps déjà anciens les hommes les plus sages vivent dans cette ignorance énigmatique ; seuls les hommes ordinaires savent bien ce que c’est que la vie et ce que c’est que la mort. Comment se peut-il que les plus sages hésitent là où les esprits ordinaires ne voient aucune difficulté ? Et pourquoi donc les difficultés sont-elles toujours réservées aux plus sages ? Or il ne peut y avoir de difficulté plus atroce que de ne pas savoir si l’on est mort ou vivant ? La « Justice » exigerait que cette connaissance ou bien cette ignorance fût l’apanage de tous les humains. Que dis-je la justice ! C’est la logique elle-même qui l’exigerait, car il est absurde que les uns sachent distinguer la vie de la mort, tandis que les autres restent privés de cette connaissance ; ceux qui la possèdent diffèrent complètement de ceux auxquels elle est refusée et nous n’avons donc pas le droit de les considérer tous comme appartenant à l’espèce humaine. Celui-là seul est un homme, qui sait ce que c’est que la vie et ce que c’est que la mort. Celui qui ne le sait pas, celui qui, ne fût-ce que de loin en loin, ne fût-ce que pour un instant seulement, cesse de saisir la limite qui sépare la vie de la mort, celui-là cesse d’être un homme pour devenir... pour devenir quoi ?

Il y a lieu d’ajouter pourtant que de naissance tous les hommes savent très bien distinguer la vie de la mort. L’ignorance ne vient — à ceux qui sont prédestinés — que plus tard seulement et — si tout ne nous trompe pas — brusquement, on ne sait d’où, ni comment. Mais il y a plus. Cette ignorance n’est qu’intermittente : elle s’efface et cède la place à la connaissance normale aussi brusquement, aussi subitement qu’elle était apparue. Euripide et Socrate, et tous ceux qui sont destinés à porter le fardeau sacré de la suprême ignorance, tous savent très bien ordinairement, tout comme les autres hommes, ce que c’est que la vie, ce que c’est que la mort. Mais il leur arrive d’éprouver exceptionnellement la sensation que leur connaissance ordinaire les abandonne. Ce que tous savent, ce que tous admettent, ce qu’ils savaient eux-mêmes il n’y a qu’un instant, ce que le consentement unanime confirmait et justifiait, cela même perd à leurs yeux toute signification. Ils possèdent maintenant leur propre savoir, injustifié, injustifiable, inadmissible pour les autres. Peut-on jamais espérer en effet que le doute d’Euripide soit unanimement admis ?

Un ancien livre raconte que l’Ange de la Mort, qui descend vers l’homme pour séparer l’âme du corps, est couvert d'yeux. Qu’a-t-il besoin de tous ces yeux ? Je pense qu’ils ne sont pas pour lui : l’Ange de la Mort s’aperçoit parfois qu’il est venu trop tôt, que le terme de l’homme n’est pas encore échu ; dans ce cas il n’emporte pas son âme, il ne se montre même pas à elle, mais il laisse à l’homme une de ces nombreuses paires d’yeux dont son corps est couvert. Et l’homme sait alors — en plus de ce que voient les autres hommes et de ce qu’il voit lui-même avec ses yeux naturels — des choses nouvelles et étranges, et il les voit autrement que les anciennes, non comme voient les hommes, mais comme voient les habitants des « autres mondes », c’est-à-dire qu’elles existent pour lui non « nécessairement », mais « librement », qu’elles sont et qu’au même instant elles ne sont pas, qu’elles apparaissent quand elles disparaissent et disparaissent quand elles apparaissent. Or, comme tous les autres organes des sens et même notre raison sont en connexion étroite avec notre vision ordinaire, et que l’expérience de l’homme tout entière, individuelle et collective, s’y raccorde aussi, les nouvelles visions paraissent ridicules, fantastiques et semblent être produites par une imagination déréglée. Encore un pas, et ce sera la folie, semble-t-il, non pas la folie poétique, l’inspiration dont il est question même dans les manuels de philosophie et d’esthétique et qui, sous les noms d’Eros, de Manie, d’Extase, fut tant de fois décrite et justifiée où et quand il le fallait, mais cette folie qu’on traite dans les cabanons. Alors, c’est la lutte entre les deux visions, lutte dont l’issue est aussi problématique et aussi mystérieuse que les débuts.

Dostoïevsky fut certainement un de ceux qui possédèrent cette double vue. Mais quand donc fut-il visité par l’Ange de la mort ? Le plus naturel serait de supposer que ce fut lorsqu’il écoutait au pied de l’échafaud la lecture de son arrêt de mort. Il est probable pourtant que les suppositions « naturelles » ne sont plus de mise ici. Nous pénétrons dans le domaine de l’antinaturel, du fantastique par excellence et si nous voulons y entrevoir quelque chose, il nous faut renoncer à toutes les méthodes, à tous les procédés qui donnaient jusqu’ici à nos vérités et à notre connaissance une certitude garantie. On exigera peut-être de nous un sacrifice plus important encore. Il faudra peut-être que nous soyons prêts à admettre que la certitude n’est nullement le prédicat de la vérité ou, pour mieux dire, que la certitude n’a absolument rien de commun avec la vérité. Il se peut que tout le charme, toute l’attirance de ces vérités consistent justement en ce qu’elles nous délivrent de la certitude, en ce qu’elles nous font espérer vaincre ce qu’on appelle les évidences.

Ce n’est donc pas lorsqu’il attendait l’exécution de l’arrêt que Dostoïevsky fut visité par l’Ange de la mort. Et ce n’est pas non plus lorsqu’il vivait au bagne. Les Souvenirs de la Maison des Morts, une des meilleures œuvres de Dostoïevsky, en font foi. L’auteur des Souvenirs est encore plein d’espoirs. Il souffre, il souffre terriblement, mais il se souvient toujours qu’en dehors des murs de cette prison, il y a encore une autre vie. Le coin de ciel bleu qu’il entrevoit par dessus les hautes murailles lui est une promesse de liberté. Un temps viendra, et la prison, les visages marqués, les jurons ignobles, les coups, les gardiens, la saleté, les chaînes — tout cela passera et une nouvelle existence commencera, noble, élevée. « Je ne suis pas ici pour toujours », se répète-t-il constamment ; « bientôt, bientôt je serai là-bas. » Là-bas c’est la liberté. La véritable vie, riche, pleine de signification, n’existe que là où l’homme voit au-dessus de lui non plus un petit coin du ciel, mais un dôme immense, là où il n’y a plus de murs, mais où s’étend un espace infini, là où la liberté est illimitée — en Russie, à Moscou, à Pétersbourg, au milieu d’hommes intelligents, bons, actifs et libres.

Dostoïevsky a terminé son temps de bagne ; il a fini aussi son service militaire. Il est à Tver, puis à Pétersbourg. Tout ce qu’il attendait se réalise. Il est un homme libre, comme tous les hommes dont il enviait le sort lorsqu’il portait des chaînes. Il ne lui reste donc plus qu’à accomplir les engagements qu’il a pris en prison vis-à-vis de lui-même. Il faut croire que Dostoïevsky n’a pas oublié si tôt ces engagements, son « programme » et qu’il a fait plus d’une tentative désespérée pour arranger sa vie de telle sorte que les « anciennes chutes et les anciennes erreurs » ne se répètent plus. Mais il semble que plus il s’y est efforcé, moins il y a réussi. Il fit bientôt la remarque que la vie libre ressemblait de plus en plus à l’existence du bagne et que « jadis le ciel tout entier » qui, lorsqu’il était en prison, lui paraissait illimité, l’oppressait et l’écrasait tout autant que les plafonds bas du bagne ; que les idéals à l’aide desquels il apaisait son âme au temps où il vivait parmi les derniers des hommes, que ces idéals n’élevaient pas l’homme, ne le libéraient pas, mais l’enchaînaient et l’humiliaient tout autant que les fers qu’il portait au bagne. Le ciel oppresse, les idéals enchaînent et l’existence humaine tout entière n’est plus qu’un sommeil lourd, douloureux, plein de cauchemars.

Comment cela s’est-il produit ? Hier encore Dostoïevsky écrivait ses Souvenirs de la Maison des Morts ; la vie des forçats lui paraissait un cauchemar ; mais il suffisait d’enlever les chaînes, d’ouvrir les portes de la prison et l’homme serait libre et la vie atteindrait sa plénitude. Les yeux de Dostoïevsky le lui certifiaient, ainsi que tous ses autres sens, et même la « divine » raison. Mais voilà que contre tous ces témoignages un autre se dresse, qui les détruit.

Dostoïevsky ne pouvait repousser le don qui lui avait été fait, de même que nous ne pouvons repousser les cadeaux de l’Ange de la Vie. Tout ce que nous possédons, nous le recevons, on ne sait de qui, on ne sait d’où. Tout cela nous a été octroyé, avant même que nous ayons eu le pouvoir de poser des questions et d’y répondre. La seconde vue fut donnée à Dostoïevsky, qui ne la demandait pas, d’une façon aussi inattendue, aussi subite que la première.

Dostoïevsky découvrit brusquement que le ciel et les murs de la prison, les idéals et les chaînes ne se contredisent nullement, comme il le voulait, comme il le pensait auparavant, quand il voulait et quand il pensait comme tous les gens normaux. Ils ne se contredisent pas, parce qu’ils sens la même chose. Il n’y a pas de ciel, il n’y a de ciel nulle part, il n’y a qu’un horizon bas et borné. Il n’y a pas d’idéals, il n’y a que des chaînes, invisibles, il est vrai, mais qui maintiennent l’homme plus solidement encore que les fers.

Nul acte d’héroïsme, nulle « bonne œuvre » ne peuvent ouvrir devant l’homme les portes de ce lieu de « détention à perpétuité ». Les vœux qu’il avait formés au bagne lui parurent alors sacrilèges. Il se produisit en lui à peu près ce qui était déjà arrivé à Luther quand il s’était souvenu avec horreur des vœux qu’il avait prononcés en entrant au couvent : Ecce ! Deus, tibi voveo impietatem et blasphemiam per totam meam vitam.

C’est cette « vision » nouvelle qui forme le thème de la Voix souterraine, une des œuvres les plus extraordinaires de la littérature universelle. La plupart n’ont vu et ne veulent voir jusqu’ici dans ce petit livre qu’une leçon. Il y a là-bas, quelque part, dans les souterrains, des êtres misérables, malades, anormaux, frappés par le sort, qui dans leur rage impuissante atteignent les dernières limites de la négation. Ces êtres, d’ailleurs, sont le produit de notre époque ; il n’en existait même pas jusqu’à ces dernières années. Dostoïevsky lui-même nous suggère ce point de vue dans la note qu’il place en tête de l’œuvre. Il se peut qu’il ait été sincère à ce moment, et véridique. Les vérités du genre de celles qui apparurent aux yeux de l’homme souterrain sont telles, de par leur origine même, qu’on peut les énoncer, mais qu’il n’est pas nécessaire, qu’il est impossible même d’en faire des vérités bonnes dans tous les cas et pour tous. Celui-là même ne peut en prendre possession qui les a découvertes. Dostoïevsky lui-même ne fut pas certain, jusqu’à la fin de sa vie, d’avoir vraiment vu ce qu’il avait décrit dans la Voix souterraine. C’est ce qui explique le style si étrange du récit de l’homme souterrain ; c’est à cause de cela que chacune de ses phrases dément la précédente et s’en rit, c’est là l’explication de ces crises d’enthousiasme, de joie inexplicable entrecoupées par les explosions d’un désespoir non moins inexplicable. Il semble que le pied lui ait manqué et qu’il tombe dans un abîme sans fond. C’est l’allégresse du vol, la peur de ne plus sentir le sol sous ses pieds et l’horreur du vide.

Dès les premières pages du récit, nous sentons qu’une puissance formidable, surnaturelle (peut-être que cette fois notre jugement ne nous trompe pas — rappelez-vous l’Ange de la Mort) enlève l’écrivain et l’emporte. Il est en extase, il est « hors de lui », il court il ne sait où, il attend il ne sait quoi. Lisez ces lignes qui terminent le premier chapitre :

« Oui, l’homme du XIXe siècle doit être, est moralement obligé d’être un individu sans caractère, l’homme d’action doit être un esprit médiocre. Telle est la conviction de ma quarantaine. J’ai quarante ans ; or, quarante ans, c’est toute la vie. Il est inconvenant, bas, immoral de vivre plus de quarante ans ! Qui vit plus de quarante ans ? — Répondez-moi sincèrement, honnêtement. Je vous le dirai, moi : les imbéciles et les chenapans. Je dirai cela en face à tous les vieillards, à tous ces vieillards à la chevelure argentée et parfumée. Je le dirai en face à tout l’univers. J’ai le droit de le dire parce que je vivrai moi-même jusqu’à soixante ans, jusqu’à soixante-dix ans, jusqu’à quatre-vingts ans. Attendez, laissez-moi reprendre souffle ! »


En effet, dès le début il faut s’arrêter et reprendre souffle. Et ces mots pourraient servir de conclusion à chacun des chapitres qui suivent : laissez-moi reprendre souffle. Dostoïevsky lui-même et son lecteur ont la respiration coupée par l’élan fougueux, sauvage de ces pensées « nouvelles ». Il ne comprend pas ce qu’il éprouve, et pourquoi ces pensées. Sont-ce même des pensées ? A qui adresser ces questions ? à ces questions nul ne peut répondre ; ni les autres, ni Dostoïevsky lui-même ne peuvent être certains que ces questions puissent être même posées, qu’elles aient une signification quelconque. Mais il est impossible aussi de les écarter et il semble même parfois qu’il ne faille pas les écarter. Relisez cette phrase, par exemple : « L’homme du XIXe siècle doit être un individu sans caractère ; l’homme d’action doit être un esprit médiocre ». Est-ce une conviction sérieuse ou bien un assemblage de mots vides de sens ? A première vue cela ne fait même pas question — des mots ! Mais permettez-moi de vous rappeler que Plotin (dont Dostoïevsky, je crois, n’avait jamais entendu parler) émet la même pensée, bien que sous une autre forme. Lui aussi affirme que l’homme d’action est toujours médiocre, que l’essence même de l’action est une limitation. Celui qui ne peut pas, qui ne veut pas « penser », « contempler », celui-là agit. Mais Plotin, qui est tout aussi « hors de lui » que Dostoïevsky, dit cela très tranquillement, presque comme une chose qui va de soi, que tout le monde sait, que tout le monde admet. II se peut qu’il ait raison : quand on veut dire quelque chose qui contredit les jugements unanimement admis, le mieux est de ne pas élever la voix. Le problématique, l’impossible même, présenté comme une chose évidente par elle-même, est souvent facilement admis comme tel.

Platon aussi d’ailleurs connaissait le « souterrain », mais il l’avait appelé « grotte » ; il créa ainsi l’admirable parabole, célèbre dans le monde entier. Il fit si bien qu’il ne vint à l’esprit de personne que la grotte de Platon était un « souterrain » et que Platon était un être anormal, maladif, aigri, un de ceux pour lesquels les autres hommes, les hommes normaux doivent imaginer des théories, des traitements, etc. Or il arriva à Dostoïevsky dans son souterrain la même chose qu’à Platon dans sa grotte : ses nouveaux yeux s’ouvrirent et l’homme ne découvrit plus qu’ombres et fantômes là où « tous » voyaient la réalité ; il entrevit la vraie, l’unique réalité dans ce qui pour « tous » n’existait même pas.

Antisthène, qui se considérait comme l’élève de Socrate, disait qu’il préférerait perdre la raison que de ressentir un plaisir. Et Diogène, que ses contemporains appelaient un Socrate dément, craignait par dessus tout au monde l’équilibré, l’accompli. Il semble bien que sous certains rapports la vie de Diogène nous découvre la vraie nature de Socrate plus complètement que les brillants dialogues de Platon. Celui en tout cas qui veut comprendre Socrate doit étudier l’affreux visage de Diogène tout autant que les admirables traits classiques de Platon. Le Socrate dément est peut-être bien celui qui nous parlera sincèrement de lui-même. L’homme sain d’esprit — l’imbécile aussi bien que l’intelligent — ne nous parle pas en réalité de lui-même, mais de ce qui peut être nécessaire et utile à tous. Sa santé consiste justement en cela qu’il émet des jugements bons pour tous, et ne voit même que ce qui est bon pour tous et dans tous les cas. Mais les cyniques ont passé sans laisser de traces dans l’histoire. Ce qui caractérise justement l’histoire, c’est qu’avec un art admirable, presque humain, conscient, elle efface les traces de tout ce qui survient d’étrange dans le monde, d’extraordinaire. L’objet principal de la science de l’histoire, telle qu’on la comprend toujours, est de rétablir le passé sous l’aspect d’une série d’événements reliés entre eux par la causalité. Pour les historiens, Socrate n’était et ne devait être qu’un « homme en général ». Ce qu’il y avait en lui de spécifiquement « socratique » « n’avait pas d’avenir » et n’existait donc pas aux yeux de l’historien. L’historien n’accorde une certaine signification qu’à ce qui est entré dans le cours du temps et le nourrit ; le reste ne le concerne pas. Ce qui est important, c’est Socrate « homme d’action », celui qui a laissé des traces de son existence dans le torrent de la vie sociale. Aujourd’hui encore nous avons besoin des « pensées » de Socrate. Nous avons besoin de certaines de ses actions qui peuvent servir d’exemple, de sa fermeté, de son calme en face de la mort. Mais quant à Socrate lui-même, quelqu’un en a-t-il besoin ? C’est justement parce qu’il n’était nécessaire à personne qu’il a disparu sans laisser de traces. S’il avait été nécessaire, il y aurait eu une « loi » pour le conserver.


Dostoïevsky voyait aussi la vie avec des yeux d’historien, des yeux naturels. Mais quand on lui donna une seconde paire d’yeux, il vit autre chose. Le « souterrain », ce n’est pas du tout cette niche misérable où Dostoïevsky fait vivre son héros et ce n’est pas non plus sa solitude. Au contraire — il faut se le répéter continuellement — Dostoïevsky recherche la solitude pour s’évader, pour essayer de s’évader du « souterrain » (de la « grotte » de Platon) dans lequel « tous » doivent vivre, que tous considèrent comme le seul monde réel, comme le seul monde possible, c’est-à-dire justifié par la raison. C’est ce que nous observons aussi chez les moines du moyen-âge. Ils haïssaient par-dessus tout cet équilibre mental qui apparaît à la raison comme le but suprême de la vie sur terre. L’ascétisme n’avait nullement pour objet de combattre la chair, comme on le pense généralement. Les moines, les ermites voulaient avant tout s’arracher à cette « omnitude » [2] dont parle chez Dostoïevsky l’homme souterrain, à cette conscience commune que le vocabulaire scolaire et philosophique appelle « conscience en général ». Ignace de Loyola formule ainsi la règle fondamentale des Exercitia spiritualia : Quanto se magis reperit anima segregatam et solitariam, tanto aptiorem se ipsam reddit ad quaerendum intelligendumque Creatorem et Dominum suum.

La conscience commune, voilà l’ennemi principal de Dostoïevsky. Aristote avait déjà déclaré que l’homme qui n’aurait besoin de personne serait dieu ou bête fauve. Dostoïevsky, de même que les saints qui sauvaient leur âme, entend sans cesse une voix mystérieuse lui chuchoter : « Ose ! recherche le désert, la solitude. Tu y seras une bête fauve ou bien un dieu. Rien n’est certain d’avance : renonce d’abord à la conscience commune et après on verra. Ou plutôt, c’est bien pis : si tu renonces à cette conscience, tu seras métamorphosé d’abord en bête, et ce n’est que plus tard, quand ? personne ne le sait — qu’aura lieu la dernière métamorphose ». D’ailleurs, cette dernière métamorphose n’est pas certaine. N’est-il pas évident en effet que l’homme peut se transformer en bête fauve, mais qu’il ne lui est pas donné de devenir un dieu ? Une expérience millénaire est là pour nous confirmer que les hommes se sont transformés souvent en bêtes fauves, mais qu’il n’y a pas eu jusqu’ici de dieux parmi eux. Lisez les confessions de l’homme souterrain. A chaque page il raconte sur son propre compte des choses presque incroyables. « En réalité, sais-tu ce qu’il me faut : que vous alliez tous au diable, voilà ce qu’il me faut. Il me faut ma tranquillité. Mais sais-tu que pour n’être pas dérangé je vendrais immédiatement l’univers tout entier pour un kopeck ! Que le monde entier périsse ou que je ne boive pas de thé ? Je dirai : que le monde entier périsse, pourvu que je boive toujours mon thé. Savais-tu cela, ou non ? Eh bien, moi je sais que je suis un chenapan, un misérable, un paresseux, un égoïste. » Et à la page suivante, de nouveau : « Je suis le plus ignoble, le plus ridicule, le plus mesquin, le plus envieux, le plus bête des vers qui soient sur la terre. » L’œuvre est remplie de confessions semblables. Mais lisez les livres, les confessions des plus grands saints ; tous ils se considéraient comme les êtres les plus horribles (toujours ce superlatif), les plus vils, les plus faibles, les plus stupides de la création. Ce n’était nullement par excès d’humilité ; ils se voyaient vraiment tels. Saint Bernard, sainte Thérèse, tous avaient horreur d’eux-mêmes.

Nous avons toutes les raisons de croire que lorsque Dostoïevsky décrivait son souterrain, il connaissait fort peu les livres des saints. Il ne se sent soutenu par aucune autorité, par aucune tradition. Il agit à ses propres risques et périls et il lui semble que lui seul, depuis que le monde existe, a vu ces choses extraordinaires. « Je suis seul, et ils sont tous ! » s’écrie-t-il épouvanté. Arraché à la conscience commune, rejeté en dehors de l’unique monde réel dont la réalité est justement fondée sur cette conscience commune — car sur quelle autre base la réalité a-t-elle jamais pu être fondée ? — Dostoïevsky paraît suspendu entre ciel et terre. Le sol s’est dérobé sous ses pieds et il ne sait pas si c’est la mort, ou le miracle de la seconde naissance.

Les anciens disaient que les dieux se distinguent des hommes en ce que leurs pieds ne touchent jamais la terre, qu’ils n’ont pas besoin de point d’appui, de sol. Mais ce sont des dieux, des dieux anciens d’ailleurs, des êtres mythologiques. Et Dostoïevsky sait très bien, tout comme un autre, mieux qu’un autre, que les anciens dieux, ainsi que le Dieu nouveau, ont été bannis par la raison hors des limites de l’expérience et ne sont plus que des idées pures.


Dans ses Souvenirs de la Maison des Morts Dostoïevsky parle souvent des condamnés au « bagne à perpétuité » et de leurs tentatives d’évasion désespérées. L’homme connaît les risques qu’il court et combien il y a peu d’espoir ; il se décide pourtant. Au bagne déjà, Dostoïevsky était surtout attiré par les hommes décidés qui ne reculent devant rien. Il tâchait de comprendre leur psychologie. Mais cela ne lui réussit pas, non par manque d’esprit d’observation, mais parce qu’il n’y a là rien à comprendre. La décision est « inexplicable ». Dostoïevsky ne pouvait que constater que les gens décidés sont partout rares. Il aurait été plus exact de dire qu’en général il n’existe pas de gens « décidés », qu’il n’y a que de grandes décisions, qu’il est impossible de comprendre, car rien ne les soutient et par essence même elles excluent tout motif. Elles ne sont soumises à aucune règle ; ce sont des « décisions » et de « grandes » décisions, justement parce qu’elles sont en dehors de toutes les règles et, par conséquent, de toutes les explications possibles. Au bagne, Dostoïevsky ne s’en rendait pas encore compte ; il croyait, comme tout le monde, que l’expérience humaine a ses limites et que ces limites sont déterminées par des principes intangibles, éternels. Mais dans le « souterrain » une vérité nouvelle lui apparut : ces principes n’existent pas et la loi de la raison suffisante qui est à leur base n’est qu’une suggestion de l’homme qui adore sa propre limite et se prosterne devant elle.

« Devant le mur, les gens simples et les gens d’action reculent très sincèrement. Ce mur n’est pas pour eux ce qu’il est pour nous, une excuse, un prétexte pour se détourner du chemin, prétexte auquel nous-mêmes souvent n’ajoutons pas foi, mais dont nous sommes très heureux de profiter. Non, ils reculent de bon cœur. Le mur a quelque chose de tranquillisant pour eux, de moral, de définitif, quelque chose même de mystique, peut-être... Eh bien, c’est justement cet homme simple que je considère comme l’homme normal, tel que l’avait voulu voir la tendre mère nature, quand elle le faisait aimablement naître sur la terre. J’envie au moins cet homme. Il est bête, je ne discute pas, mais il se peut que l’homme normal doive être bête, qu’en savez-vous ? Il se peut même que ce soit très beau. »

Réfléchissez à ces paroles ; elles valent la peine qu’on y réfléchisse. Ce n’est pas un paradoxe irritant, c’est une admirable intuition philosophique. Comme toutes les pensées nouvelles de l’homme « souterrain » elle prend la forme d’une question, non d’une réponse. Et puis, il y a cet inévitable « peut-être » qui semble mis là tout exprès pour transformer les réponses naissantes en questions nouvelles auxquelles il n’y aura plus de réponse à faire : il se peut que l’homme normal doive être bête ; il se peut que cela soit même beau ; toujours ce « peut-être » qui affaiblit et discrédite la pensée, cette clarté douteuse, clignotante, insupportable pour le sens commun, qui détruit les contours des objets, efface les limites entre les choses, à tel point qu’on ne saisit plus où finissent les unes, où commencent les autres ; on perd toute confiance en soi-même, tout mouvement vers un but déterminé devient impos sible. Mais le principal est que cette ignorance apparaît brusquement non comme une malédiction, mais comme un don du ciel...

« Oh, dites-moi, qui est-ce qui a déclaré le premier, qui est-ce qui a proclamé le premier que l’homme, si on l’éclairait, si on lui ouvrait les yeux sur ses véritables intérêts, sur ses intérêts normaux, deviendrait immédiatement bon et honnête, car étant éclairé par la science et comprenant ses véritables intérêts, il verrait justement dans le bien son propre avantage ; or, il est entendu que personne ne peut agir sciemment contre son intérêt ; l’homme ainsi serait donc obligé nécessairement de faire le bien ? O enfant ! Enfant pur et naïf !... L’intérêt’ ! Qu’est-ce que l’intérêt ? Que direz-vous s’il arrive un jour que l’intérêt humain non seulement puisse consister, mais doive même consister en certain cas à se souhaiter non du bien, mais du mal ? S’il en est ainsi, si ce cas peut se présenter, la règle tombe en poussière. »

Qu’est ce qui attire Dostoïevsky ? Le « peut-être », l’inattendu, le subit, les ténèbres, le caprice, cela justement qui, au point de vue du bon sens et de la science, n’existe pas ou n’existe que négativement. Dostoïevsky sait très bien ce que tout le monde pense, il sait aussi, bien qu’il n’ait pas connu les doctrines des philosophes, que depuis les temps déjà anciens le crime le plus grand a toujours été de manquer de respect aux règles. Mais un soupçon horrible pénètre dans son âme : ne se peut-il pas qu’en cela justement les hommes se soient toujours trompés ?

Si jamais la Critique de la Raison Pure fut écrite, il faut la chercher chez Dostoïevsky, dans la Voix souterraine et dans les grands romans qui en sont issus. Ce que nous a donné Kant, ce n’est pas la critique, c’est l’apologie de la raison pure : comment Kant a-t-il posé la question ? La science mathématique existe, les sciences naturelles existent ; y a-t-il place pour une science métaphysique dont la structure logique serait identique à celle des sciences positives qui se sont déjà justifiées ? C’est là ce que Kant appelait « critiquer », « se réveiller du sommeil dogmatique » ! Mais il fallait avant tout poser la question de savoir si les sciences positives s’étaient vraiment justifiées, si elles avaient le droit d’appeler « connaissance » leur savoir ? Ce qu’elles nous apprennent n’est-ce pas illusion et mensonge ? Kant s’est si mal réveillé de son sommeil scientifique qu’il ne se pose même pas cette question. Il est « convaincu » que les sciences positives sont justifiées par le succès, c’est-à-dire par les services qu’elles ont rendus aux hommes. Elles ne peuvent donc pas être jugées, mais ce sont elles qui jugent. Si la métaphysique veut exister, elle doit au préalable demander la sanction et la bénédiction des mathématiques et des sciences naturelles.

Chez Dostoïevsky, au contraire, c’est la métaphysique qui juge les sciences positives. Kant pose la question : la métaphysique est-elle possible ? Si elle est possible, continuons les tentatives de nos prédécesseurs. Si non, renonçons-y, adorons notre limite. L’impossibilité est une limite naturelle ; il y a en elle quelque chose de tranquillisant, de mystique même. Le catholicisme lui-même affirme : Deus impossibilia non jubet.

Dieu n’exige pas l’impossible. Mais c’est ici que se manifeste la seconde vue. L’homme souterrain, ce même homme souterrain qui se proclamait le plus vil de tous les hommes, s’écrie tout à coup d’une voix aigre, sauvage, affreuse (tout est affreux dans l’homme souterrain), d’une voix qui n’est pas la sienne (la voix de l’homme souterrain n’est pas la sienne, de même que ses yeux ne lui appartiennent pas) : « Fausseté, mensonge ! Dieu exige l’impossible ! Dieu n’exige que l’impossible. Vous tous, vous cédez devant le mur ; mais je vous déclare que vos murs, votre « impossible » n’est qu’une excuse, un prétexte et que votre Dieu, ce Dieu qui n’exige ;pas l’impossible, est non Dieu, mais une affreuse idole. »

Nous nous souvenons de la rage avec laquelle l’homme souterrain s’est jeté à la gorge des vérités évidentes, guindées dans la conscience de leurs droits souverains, intangibles. Ecoutez encore ceci, mais cessez de croire que vous avez à faire à un fonctionnaire pétersbourgeois, infime et méprisable : « Je continue au sujet des gens aux nerfs solides... ces messieurs s’humilient immédiatement devant l’impossibilité. Impossibilité, donc muraille de pierre. Quelle muraille de pierre ? Mais les lois naturelles, évidemment, les conclusions des sciences naturelles, les mathématiques. Essayez de discuter ! — Pardon, vous dira-t-on, impossible de discuter : deux et deux font quatre. La nature ne demande pas votre autorisation ; elle ne se préoccupe pas de vos désirs et si ses lois vous plaisent ou non. Vous êtes obligé de l’accepter telle qu’elle est, ainsi, par conséquent, que tous ses résultats. Le mur est un mur, etc., etc. — Mais mon Dieu ! Qu’ai-je à faire avec les lois de la nature et de l’arithmétique, si ces lois pour une cause ou pour une autre ne me plaisent pas ? Je ne pourrai naturellement pas briser ce mur avec mon front, si je n’ai pas les forces suffisantes pour le démolir, mais je ne pactiserai pas avec lui pour la seule raison que c’est un mur en pierre et que mes forces n’y suffisent pas. Comme si cette muraille était un apaisement et suggérait la moindre idée de paix pour la raison qu’elle est bâtie sur « deux fois deux font quatre » ! Oh, absurdité des absurdités ! Il est bien plus difficile de tout comprendre, de prendre conscience de toutes les impossibilités et de toutes les murailles de pierre, de ne pactiser avec aucune d’elles si cela te dégoûte, d’arriver en épuisant les combinaisons logiques les plus inéluctables aux conclusions les plus affreuses sur le thème éternel de ta propre responsabilité (bien que tu voies clairement que tu n’en es nullement responsable), de te plonger voluptueusement en conséquence dans l’inertie, en grinçant silencieusement des dents, et de penser que tu ne peux même pas te révolter contre qui que ce soit, car il n’y a personne et il n’y aura jamais personne ; probablement que c’est une farce, une tricherie, que c’est un simple galimatias — on ne sait quoi et on ne sait qui. »

Il se peut que vous soyez déjà fatigué de suivre la pensée de Dostoïevsky et ses efforts désespérés pour renverser les évidences invincibles... Vous ne savez pas s’il parle sérieusement ou s’il se moque de vous. Peut-on, en effet, ne pas s’incliner devant un mur ? Peut-on opposer à la nature qui fait son œuvre sans songer à nous, notre « moi », petit et faible, et qualifier d’absurdes les jugements qui nient cette possibilité ?

Mais Dostoïevsky se permet justement de douter que notre raison ait le droit de juger du possible et de l’impossible. La théorie de la connaissance ne pose pas cette question, car, s’il n’est pas donné à la raison de juger de la possibilité et de l’impossibilité, qui donc pourra alors en juger ? Alors, tout serait possible et tout serait impossible. Et Dostoïevsky, comme s’il se moquait de nous, avoue par dessus le marché qu’il n’a pas les forces nécessaires pour renverser la muraille. Il admet donc une certaine impossibilité, une certaine limite ? Mais alors, nous tombons dans le chaos absolu, pas même dans le chaos, mais dans le néant où disparaît avec les règles, les lois, les idées, la réalité tout entière ! Il semble bien qu’au-delà de certaines limites il faille également éprouver cela. L’homme délivré de l’atroce pouvoir des idées s’engage dans des régions si extraordinaires, si peu connues, qu’il doit lui sembler qu’il a quitté la réalité, et qu’il est entré dans le néant éternel. Dostoïevsky ne fut pas le premier à vivre ce passage infiniment terrible d’une existence à une autre. Quinze cents ans avant lui, Plotin qui avait essayé lui aussi de « survoler » notre expérience, raconte qu’au pre mier moment on a l’impression que tout disparaît et on ressent une peur folle devant le pur néant [3]. J’ajouterai que Plotin n’a pas tout dit, qu’il a caché le plus important : telle n’est pas seulement la première étape, mais la seconde aussi et toutes celles qui suivent. L’âme rejetée hors des limites normales ne peut jamais se délivrer de sa terreur, quoi qu’on nous raconte des joies extatiques. La joie ici n’exclut pas la terreur. Ces états sont liés organiquement l’un à l’autre : pour qu’il y ait joie sublime il faut qu’il y ait terreur atroce.

Un effort véritablement surnaturel est nécessaire pour que l’homme ose opposer son moi à l’univers, à la nature, à la suprême évidence : le « tout » ne veut pas compter avec moi, je ne compte pas avec le « tout ».

Que le « tout » triomphe ! Dostoïevsky trouve même une sorte de volupté à nous faire part de ses défaites incessantes et de ses malheurs. Nul avant lui et nul après lui n’a jamais décrit avec cette abondance désespérante toutes les humiliations, toutes les souffrances d’une âme écrasée par les « évidences ». Il s’arrache cette confession : « Est-ce que l’homme qui a pris conscience de lui-même peut vraiment se respecter ? » Qui peut en effet respecter l’impuissance et la petitesse ? On offense l’homme souterrain, on le chasse, on le bat. Et lui, il semble ne rechercher que les occasions de souffrir encore et davantage. Plus on l’offense, en effet, plus on l’humilie, plus on l’écrase, plus il est proche du but qu’il poursuit : s’évader de la « grotte », de cette contrée ensorcelée où règnent les lois, les principes, les « évidences », hors de l’empire idéal des gens « sains » et « normaux ». L’homme souterrain est l’être le plus malheureux, le plus misérable, le plus pitoyable. Mais l’homme « normal » c’est-à-dire, l’homme qui vit dans ce même souterrain, mais ne va pas jusqu’à soupçonner que c’est un souterrain et est convaincu que sa vie est la vie véritable, suprême, sa science la science la plus parfaite, son bien, le bien absolu, qu’il est l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin de tout, cet homme-là provoque dans la région souterraine un rire homérique.


Dostoïevsky pose la question : le « tout », la conscience commune (d’où proviennent les évidences) ont-ils droit aux hautes prérogatives dont ils se sont emparés, autrement dit, la raison a-t-elle le droit de juger de façon autonome, sans rendre compte à personne, ou bien n’y a-t-il là qu’une prise de possession que les siècles ont sanctifiée. Dans la discussion entre le « tout » et l’homme particulier vivant, Dostoïevsky soulève la question de droit : le « tout » s’est emparé du pouvoir ; il faut le lui enlever et pour cela il faut cesser de croire au bon droit du « tout » et se dire que ce qui fait la force de l’adversaire c’est notre foi en sa puissance. Si c’est ainsi, il nous faut lutter contre les principes de la connaissance scientifique non plus au moyen d’arguments, mais en employant d’autres armes. Les arguments pouvaient servir tant que nous admettions les prémisses dont ils découlaient, mais puisque nous n’y croyons plus, il faut chercher autre chose.

« Deux fois deux quatre, messieurs, ce n’est déjà plus la vie, c’est la mort. En tout cas, l’homme a toujours craint ce « deux fois deux quatre » et moi, j’en ai peur encore maintenant. Il est vrai que l’homme ne s’occupe que de rechercher ce deux fois deux quatre..., il sacrifie sa vie à ces recherches, mais quant à le trouver, à le découvrir véritablement — je vous jure qu’il en a peur... Mais deux fois deux quatre, c’est, à mon avis, une simple impudence. Deux fois deux quatre nous regarde insolemment ; les mains sur les hanches il se plante en travers de notre route et nous crache au visage. J’admets que deux fois deux quatre est une chose excellente, mais s’il faut tout louer, je vous dirai que deux fois deux cinq est aussi une chose charmante. »

Vous n’êtes pas habitué à de tels arguments ; vous êtes même offensé peut-être qu’en parlant de la théorie de la connaissance je cite ces passages de Dostoïevsky. Vous auriez raison si Dostoïevsky n’avait pas soulevé la question de droit. Mais deux fois deux quatre, la raison avec toutes ses évidences ne veulent justement pas admettre qu’on discute la question de droit ; s’ils l’admettent ils perdent leur cause. Ils ne veulent pas être jugés ; ils veulent être juges et législateurs, et si quelqu’un refuse de leur concéder ce droit ;, ils lui lancent l’anathème, ils le retranchent de l’église humaine, œcuménique. Ici cesse toute possibilité de discussion, ici commence une lutte désespérée, mortelle. L’homme souterrain est privé au nom de la raison de la protection des lois. Et voilà que cet homme misérable, humilié, pitoyable, ose se dresser pour la défense de ses soi-disant droits. Mais comment s’y prendre pour renverser ce tyran, quelles méthodes imaginer ? N’oubliez pas que tous les arguments sont des arguments rationnels qui n’existent que pour soutenir les prétentions de la raison. Il n’y a qu’un moyen : se moquer, invectiver et à toutes les exigences de la raison opposer un « non » catégorique. A la raison, qui crée les règles et bénit les gens normaux, Dostoïevsky répond : « Pourquoi êtes-vous si solidement, si solennellement convaincu que seul le normal est nécessaire, le positif, en un mot, ce qui donne le bien-être. La raison ne se trompe-t-elle pas ? Il se peut fort que l’homme aime autre chose que le bien-être ? Peut-être qu’il aime tout autant la souffrance ?... Il arrive parfois que l’homme aime la souffrance, jusqu’à la passion. C’est un fait. Nulle nécessité de s’en référer à l’histoire universelle. Questionnez-vous vous-même, si seulement vous avez vécu. Quant à mon opinion à moi, je vous dirai qu’il est même inconvenant de n’aimer que le bien-être. Est-ce bien, est-ce mal, mais il est parfois très agréable de briser quelque chose. Je ne défends d’ailleurs pas ici la souffrance ou le bien-être, mais je suis pour mon caprice et pour qu’il me soit garanti, quand il le faut. Dans les vaudevilles, par exemple, les souffrances ne sont pas admises, je le sais. On ne peut les admettre dans un palais de cristal : la souffrance est un doute, une négation, mais qu’est-ce qu’un palais de cristal dont on peut douter. Or je suis sûr que l’homme ne renoncera jamais à la vraie souffrance, c’est-à-dire à la destruction et au chaos. »

En face de cette argumentation, les preuves les plus subtiles élaborées au cours de milliers d’années par les théories de la connaissance doivent s’évanouir. Ce n’est plus la loi, ce n’est plus le principe qui exigent et obtiennent des garanties, c’est le caprice, le caprice qui, par sa nature même, comme tout le monde le sait, ne peut prétendre ni à octroyer ni à recevoir des garanties quelconques. Nier cela c’est nier l’évidence, mais c’est justement contre les évidences, comme je l’ai déjà dit, que lutte Dostoïevsky. Nos évidences ne sont que des suggestions, de même que notre vie, il le répète tout le temps, n’est pas la vie, mais la mort. Et si vous voulez comprendre Dostoïevsky, vous devez toujours vous souvenir de sa « thèse fondamentale » : deux fois deux quatre est un principe de mort. Il faut choisir : ou bien renversons le « deux fois deux quatre » ou bien admettons que la mort est le dernier mot de la vie, son tribunal suprême.

C’est là la source de la haine de Dostoïevsky contre le bien-être, l’équilibre, la satisfaction et c’est de là que découle son paradoxe fantastique : l’homme aime la souffrance.

En lisant aujourd’hui Dostoïevsky nous ne savons pas au juste si nous avons le droit de protester contre l’impudence du « deux fois deux quatre » ou bien si nous devons, comme par le passé, courber l’échine devant lui. Dostoïevsky aussi ne savait pas s’il avait terrassé son ennemi ou s’il était retombé sou s sa loi.

Il ne l’a pas su jusqu’aux derniers jours de sa vie. S’étant évadé de la conscience commune, il avait pénétré dans un labyrinthe, ne pouvait plus juger et ne savait même plus si c’était là un bien ou un mal. Il haïssait la tranquillité et toutes les satisfactions que l’ordre procure à l’homme : ni notre théorie de la connaissance, ni notre logique ne pouvaient plus lui en imposer.

Celui à qui l’Ange de la Mort a octroyé son don mystérieux, celui-là ne possède plus cette certitude qui accompagne nos jugements ordinaires et confère une belle solidité aux vérités de la conscience commune. Il lui faut vivre désormais sans certitude, sans conviction. L’homme souterrain voit que ni les « œuvres » de la raison, ni aucune des « œuvres » humaines ne sont capables de le sauver. Il a examiné — avec quelle attention ! avec quelle tension de tout son être ! — ce que l’homme peut faire de sa raison, tous ses « palais de cristal », et il a vu que c’était non des palais de cristal, mais des poulaillers et des fourmilières, car ils étaient tous bâtis sur le principe de mort, sur deux fois deux quatre. Et à mesure qu’il en prenait conscience, cet irrationnel, cet inconnaissable, ce chaos, qui fait horreur à la conscience ordinaire, s’épanouissait plus largement en lui. C’est pourquoi Dostoïevsky renonce à la certitude et pose comme but suprême l’ignorance ; c’est pourquoi il « ose tirer la langue » aux évidences, c’est pourquoi il chante le caprice, inconditionné, toujours irrationnel, imprévu, et c’est pourquoi il se rit de toutes les vertus humaines.

LEON SCHESTOV

(Traduit par B. DE SCHLŒZER)

  1. 1Quelques ouvrages de Schestov ont été traduits en anglais. Les éditions allemande et italienne de ses œuvres choisies sont actuellement en préparation.
  2. Dostoïevsky crée un néologisme : « vsiemstvo » (de « vsiè » nous tous) littéralement « omnitude », ce qui est commun à tous.
  3. Φοβεῖταιμὴ οὐδὲν ἔχῃ (VI En. 1. 9 cap. 3).