La Navigation aérienne (1886)/III.III

III

LES BALLONS PLANEURS


Utilisation du courant d’air vertical produit par la montée ou la descente d’un ballon dans l’air. — Projet du baron Scott en 1788 et de Hénin en 1801. — Pétin. — Prosper Meller. — Projets de Dupuis-Delcourt. — Le ballon de cuivre. — Système mécanique du docteur Van Hecke pour monter et descendre sans jeter de lest et sans perdre de gaz. — Société générale de navigation aérienne. — Projets divers.

Nous avons montré qu’il n’y avait pas de vent en ballon ; cela est vrai quand l’aéronaute plane à une même hauteur au-dessus du niveau de la mer ; mais quand le voyageur aérien monte ou descend dans l’atmosphère, par suite d’une augmentation ou d’une diminution de la force ascensionnelle dont il dispose, en jetant du lest ou en perdant du gaz, il ressent très nettement l’action d’un courant d’air vertical de haut en bas ou de bas en haut.

Ne serait-il pas possible de profiter de cette action du vent vertical, obtenu pendant l’ascension ou la descente, pour diriger l’aérostat dans un sens ou dans un autre ? C’est à quoi ont pensé un assez grand nombre d’inventeurs qui ont cru devoir répondre par l’affirmative. Prenez à la main un écran, soulevez-le vivement en le tenant horizontalement et à plat, vous vous apercevrez que l’air oppose une résistance très sensible ; recommencez l’expérience, en inclinant l’écran de manière à ce que sa surface forme un angle appréciable avec la ligne de l’horizon, vous verrez que l’air, en glissant sur le plan incliné, fait dévier ce plan dans le sens opposé à son inclinaison. Votre bras, si vous agissez violemment, sera entraîné obliquement par le mouvement de l’écran.

D’après ce principe, on s’est trouvé conduit à proposer de munir l’aérostat de grandes surfaces planes, qui, inclinées convenablement, le dirigeraient dans un sens ou dans un autre, pendant sa montée ou sa descente. On a encore pensé à se servir du ballon lui-même comme d’un plan incliné, en donnant au navire aérien la propriété de s’incliner au gré du pilote aérien. Si ces méthodes sont efficaces, il suffirait de s’élever et de descendre successivement, sans perdre de gaz et sans jeter de lest, pour que le ballon puisse en quelque sorte tirer des bordées dans le sens de la verticale.

Telle est l’idée fondamentale qui a servi de base à un grand nombre de projets, paraissant rationnels au premier examen, et que nous avons réunis sous le nom de ballons planeurs.

Un officier distingué de notre armée, le baron Scott, capitaine de dragons, exposa le principe des ballons planeurs en 1789[1].

Lorsqu’on a décidé, dit le baron Scott, qu’on ne parviendrait jamais à diriger les machines aérostatiques, on entendait sûrement celles de ces machines avec lesquelles on a fait les expériences ascensionnelles en effet elles avaient reçu une forme (celle sphérique) qui s’opposait si invinciblement à leur direction que ce n’est pas sans raison qu’on avait jugé qu’il serait toujours impossible de leur adapter des agents qui eussent l’excès de puissance indispensable à l’effet qui doit être produit, pour procurer la direction. Aussi n’est-ce point de semblables machines dont j’entends parler, lorsque j’en annonce une qui sera dirigée à volonté ; mais d’un aérostat dont la forme permettra cet excès de puissance aux agents dont il sera muni, lequel aura une enveloppe constamment imperméable, et assez solide pour résister au frottement du courant d’air contre lequel on le fera cingler.

Le baron Scott a donné une description très étendue, quoique souvent bien confuse, de son aérostat dirigeable. Il insiste longuement sur la nécessité d’abandonner la forme sphérique, et de recourir à une forme allongée analogue à celle des poissons (fig. 57). Son navire aérien devait être de très grande dimension, formé d’une double enveloppe d’une grande solidité et muni de deux poches ou sortes de vessies natatoires, où l’on pourrait comprimer et décomprimer de l’air, pour faire monter et descendre à volonté le système sans perdre de gaz et sans jeter de lest, d’après le principe du général Meusnier. Le baron Scott admet qu’en comprimant l’air dans la poche d’avant ou d’arrière, on peut incliner le navire aérien dans un sens ou dans l’autre, et lui donner ce qu’il appelle la position ascendante (fig. 58) ou descendante quand sa pointe d’avant est dirigée vers le sol.

La nacelle devait être suspendue dans une cavité spéciale réservée à la partie inférieure de l’aérostat, et cette nacelle pouvait être à volonté exposée à l’air libre, ou recouverte de toiles, qui l’enfermaient en quelque sorte dans le corps même du ballon-poisson. Un gouvernail était disposé à l’arrière du navire, qui devait comprendre, en outre, des rames de propulsion, pour accroître le mouvement de direction pendant la montée ou pendant la descente.


Fig. 57. — Projet de ballon-poisson du baron Scott (1789).
Vue de l’aérostat lorsqu’il a ses pavois baissés.

Le baron Scott avait étudié son projet dès l’année 1788 ; il publia son travail en 1789, à une époque où les grands événements de la Révolution française allaient détourner les esprits du problème de la direction des aérostats. Il se trouva dans l’impossibilité de donner suite à ses études.

Au commencement du siècle, en 1801, un autre officier de l’armée, F. Hénin, chef d’escadron dans la même arme que le baron Scott, au 15e régiment de dragons, proposa encore de se servir des courants descendants ou ascendants, déterminés par la montée ou la descente de l’aérostat, pour diriger un ballon dans un sens déterminé, à l’aide de voiles et d’un grand parachute retourné sous la nacelle. Hénin lut son mémoire le 20 thermidor de l’an X à la Société académique des sciences de Paris, séante au Louvre mais son travail très sommaire et peu explicite[2] ne mérite guère de fixer l’attention, et le dessin qu’il a donné de son système n’offre aucun caractère d’intérêt spécial (fig. 59).


Fig. 58. — Le même aérostat dans son inclinaison ascendante.

Nous ne nous arrêterons point à examiner les systèmes analogues qui ont été proposés en grand nombre, il nous suffira d’avoir indiqué leur caractère fondamental par quelques exemples.

Arrivons au milieu de notre siècle, à une époque fort curieuse de l’histoire qui nous occupe.

En 1849, apparut sur la scène de la navigation aérienne un homme qui devait pendant quelques années attirer l’attention de l’Europe entière ; nous voulons parler de Pétin, qui imagina de construire un système formé de plusieurs ballons sphériques, enlevant une grande charpente, au centre de laquelle on pourrait disposer des plans inclinés, pour diriger le système dans les mouvements de montée et de descente.

Fig. 59. — Projet de Hénin (1801).

Pétin avait déjà proposé plusieurs autres procédés, comme l’indique le document inédit que nous allons publier, et que nous avons trouvé dans les papiers de Dupuis-Delcourt, actuellement en notre possession. Dupuis-Delcourt écrivait les lignes suivantes en 1850 :

M. Pétin, qui se révèle aujourd’hui avec tant d’éclat au public est un marchand mercier de la rue Rambuteau à Paris, il était, donc parfaitement inconnu dans le monde savant et dans le monde marchand, car son établissement commercial, au franc Picard, est de la plus mince apparence.

Il y a quelques années, M. Pétin commença à s’agiter en façon d’aérostation. Comme tout le monde, il voulait diriger les ballons. C’est alors qu’il publia d’abord un, puis successivement deux, trois et enfin un quatrième projet de navires aériens, différents entre eux, de formes et de principes, dans lesquels il a fait figurer tant bien que mal tous les projets, toutes les idées ou à peu près précédemment émises par les inventeurs si nombreux qui ont précédé M. Pétin dans la carrière. Seulement, M. Pétin n’a pas d’idées fixes ni parfaitement arrêtées, car dans ses différents projets, si dissemblables entre eux, et aujourd’hui même encore que son vaisseau est prêt à mettre à la voile, M. Pétin change à tous moments les organes les plus essentiels, les plus fondamentaux de son œuvre. C’est ainsi, par exemple, que les quatre hélices représentées sur la figure du vaisseau aérien, seront probablement et définitivement remplacées par une hélice unique.

M. Pétin s’est donc successivement adressé au plan incliné proposé à l’origine des ballons par Montgolfier lui-même, et vingt fois depuis mis en pratique, mais toujours inutilement ou avec de faibles avantages ; aux roues à palettes, aux turbines, à l’hélice, à la voile ; c’est à ce dernier moyen qu’il s’en tiendra dans la prochaine expérience qu’il nous promet, si nous nous en rapportons aux renseignements qui nous ont été fournis dans les ateliers mêmes de M. Pétin par M. le capitaine de marine Dupré (?), qui paraît avoir été choisi par l’inventeur pour diriger la manœuvre du vaisseau aérien.

Pétin a publié, en effet, divers dessins de son projet ; nous reproduisons l’un d’eux, où l’on voit de grandes hélices figurer au-dessous des plans inclinés (fig. 60). D’autres dessins montrent une série de plans inclinés au milieu du châssis inférieur. Pétin exposa son système au public, dans ses ateliers de la rue Marbœuf ; il reçut la visite du Président de la République, qui fut le premier souscripteur de son système. L’heureux inventeur trouva enfin dans Théophile Gautier un apologiste ardent, qui contribua à le rendre célèbre, et à attirer l’attention du monde sur ses projets.


Fig. 60. — Navire aérien de Pétin (1850).

On sera étonné aujourd’hui de voir jusqu’à quel point peut s’égarer dans ses appréciations, un écrivain et un poète, quand il traite de questions qui ne lui sont point connues. Voici les principaux passages du feuilleton que Théophile Gauthier publia dans la Presse sur le navire aérien de M. Pétin :

Nous avons dit quelques mots, plus haut, de M. Pétin ; parlons maintenant de son système. Ce n’est plus seulement un aérostat dans les conditions ordinaires ; c’est une combinaison grandiose, c’est un véritable navire avec tous ses agrès, qu’on peut voir d’ailleurs, puisqu’il est exposé aux regards de tous, aux Champs-Élysées, rue Marbeuf. L’espoir de la navigation aérienne est là. Si le succès couronne ses efforts, gloire éternelle à M. Pétin !

Ce navire suspendu dans les airs par trois énormes aérostats reliés entre eux, a 70 mètres (210 pieds) de longueur sur 10 mètres (30 pieds) de largeur, 12 156 mètres carrés de superficie, et les aérostats cubent 4 190 mètres de gaz. La force ascensionnelle est égale à 15 000 kilogrammes. La grande dimension de cet appareil, qui présente quelque chose comme la nef de Notre-Dame ou un vaisseau de guerre avec sa mâture, n’a rien qui doive étonner. Dans l’air, ce n’est pas la place qui manque, et M. Pétin a eu raison d’en user largement. En augmentant ainsi le poids de son navire, il accroît sa force de résistance contre les courants d’air horizontaux, et, d’ailleurs, ne sait-on pas que le même vent qui fait chavirer une nacelle n’émeut seulement pas un navire à trois ponts ? La proportion gigantesque du navire de M. Pétin est donc une garantie de sécurité. Le mouvement se fait au moyen d’un centre de gravité et d’une rupture d’équilibre aux extrémités. Jusqu’à présent, on n’avait pas trouvé pour les ballons ce centre de gravité et voilà pourquoi toute marche était impossible. Il existait pourtant, et le mérite de M. Pétin est d’avoir su le trouver. Ce point d’appui, il se l’est procuré, par un moyen d’une simplicité extrême. Il a établi sur le second pont de son navire, dans l’endroit que laissent libre les ballons, de vastes châssis posés horizontalement et garnis de toiles à peu près comme des ailes de moulin à vent. Ces châssis se remploient à volonté. Les ailerons se ramènent sur les ailes aisément et rapidement, de manière à offrir plus ou moins de résistance dans l’ascension et la descente, selon les mouvements qu’on veut produire. Au centre de ce plancher mobile sont disposés parallèlement, car la nature procède toujours ainsi, deux demi-globes fixés sur leurs bords et libres de se gonfler dans un sens ou dans l’autre. Lorsqu’on monte, l’air s’engouffre dans leur cavité et les arrondit par sa pression, qui est immense comme on sait. Les deux demi-sphères décrivent un arc renversé du côté de la terre, et retardent cette force d’ascension verticale qui opère par éloignement de la circonférence et dans le sens du rayon.

Lorsqu’on se rapproche de la terre, les deux globes se retournent, prennent l’apparence de coupoles et ralentissent la descente. Tout à l’heure le point d’appui était au-dessus de l’appareil, maintenant il est au-dessous ; aussi l’un retient et l’autre soutient. Voilà le centre de gravité, le point d’appui trouvé. Nous allons voir comment M. Pétin en tire parti. Les ailes du plancher horizontal, qui forme le second pont de son navire, lorsqu’elles sont étendues également, présentent à l’air une résistance uniforme dans le sens ascensionnel ou descensionnel ; mais, en repliant les toiles des extrémités vers le centre, la résistance devient inégale, l’air passe librement, et l’un des côtés se trouve plus chargé que l’autre ; il y a rupture d’équilibre, la balance représentée par le plancher horizontal, et dont les coupoles déterminent le centre de gravité, penche et glisse sur le plan incliné formé par l’air sous-jacent ; ou bien, si le mouvement se fait en sens inverse, l’appareil remonte en suivant une ligne diagonale, en dessous d’un plan incliné formé par l’air supérieur.

Voici donc, et là est tout l’avenir de la navigation, la fatale ligne perpendiculaire rompue. Procéder en ligne diagonale, c’est avancer, et tout corps lancé sur une pente reçoit de cette projection le mouvement.

Jusqu’à présent, M. Pétin ne s’est servi que de l’air-résistance, dont l’action est verticale, et non de l’air-vitesse, dont l’action est horizontale, et qui procède par éloignement du rayon dans le sens de la circonférence. Un des plus grands obstacles à la direction des ballons ce sont les courants d’air qui peuvent faire dévier le ballon de sa route.

Comme M. Pétin peut, en levant ou en abaissant la proue de son navire, se faire prendre en dessus ou en dessous par le courant d’air arrêté dans les ailes, et, filer en montant ou en descendant, sans surmonter tout à fait la force de l’air-vitesse lorsqu’elle est contraire, il la rompt et la brise, et diminue son recul à la façon d’un vaisseau qui louvoie contre le vent. Mais les diagonales ascendantes ou descendantes déterminées par la rupture d’équilibre, qui suffiraient dans un air tranquille ou avec un courant favorable, n’auraient pas assez de force dans des circonstances moins propices ou quand on voudrait obtenir une plus grande rapidité. M. Pétin a imaginé d’appliquer à son vaisseau aérien l’hélice inventée pour les bateaux à vapeur par Sauvage, ce grand génie si longtemps méconnu. Deux hélices mises en mouvement par deux turbines posées autour des globes parachutes et paramontes se vissent, pour ainsi dire, dans l’air, et opèrent des tractions énergiques. Lorsqu’on veut virer de bord, on laisse aller une poulie folle ; une des hélices suspend sa rotation, et l’aérostat tourne sur lui-même ou décrit une courbe ; enfin, il devient susceptible d’exécuter toutes les manœuvres d’un steamer.

Ces hélices peuvent être tournées à la main ou par tout autre moyen mécanique, si l’on ne veut pas employer les turbines qui ont le mérite d’utiliser une force qui ne coûte rien, la force ascendante et descendante.

S’il est permis d’affirmer une chose encore à l’état de projet, l’on n’avance rien que de parfaitement raisonnable et logique en disant que, dès aujourd’hui, le problème de la locomotion aérienne est résolu, ou bien toutes les lois physiques sont fausses, et la statistique n’existe pas.

L’appareil de M. Pétin offre plus de sûreté aux voyageurs que tout autre moyen de locomotion ; ses trois ou quatre ballons crèveraient tous, ce qui est impossible, que les deux coupoles et les ailes rendraient sa chute si lente qu’elle serait sans danger, car son vaisseau est inchavirable et insubmersible. On tomberait dans la mer qu’on ne se noierait pas pour cela. Nous en sommes tellement certain, que nous avons retenu notre place pour le premier voyage.

Quoi qu’il en soit de toutes les opinions sur l’œuvre de M. Pétin, encore quelques jours et nous saurons à quoi nous en tenir ; nous verrons enfin si le grand problème de l’aéronautique est trouvé. Tous les plus beaux discours ne valent pas une seule expérience. À l’œuvre donc, monsieur Pétin[3] !

Quand on se reporte aux journaux du temps, on se rend compte de l’émotion que produisit le projet de Pétin. On ne s’attendait à rien moins qu’à une révolution produite par la solution complète du grand problème. On en jugera par une notice que nous empruntons à l’Argus à la date du 14 septembre 1851. Cette notice fut reproduite par la plupart des journaux du temps.

Nous aurons dans quelques jours l’essai de navigation aérienne d’après le système Pétin, qui n’aboutit à rien moins qu’à la solution du problème de la direction des ballons.

Nous avons entendu de la bouche même de l’inventeur les explications les plus lucides sur sa curieuse découverte. Nous sommes encore sous le charme qui captivait son nombreux auditoire, à la suite de cette brillante description donnée ex professo.

Nous avons visité en détail l’appareil gigantesque au moyen duquel M. Pétin doit faire sa première expérience. Le vaste emplacement du Champ de Mars a été choisi par l’aéronaute mécanicien pour cette audacieuse tentative. Il eût été difficile de faire un autre choix, car la locomotive aérienne se développe avec toutes ses dépendances sur cinquante-quatre mètres de longueur, vingt-sept mètres de large et trente-six mètres de haut. Le point de départ est connu : il est possible, sans encombre ; mais il est permis de se demander sur quel terrain ira se reposer cette immense machine à l’envergure géante. Espérons, toutefois, que M. Pétin a tout prévu et qu’il pourra, selon sa volonté, s’approcher ou s’éloigner des aspérités de nos villes ou des sommets raboteux de nos montagnes. La sûreté du nombreux équipage qui doit accompagner le premier capitaine de cet étrange navire, en dépend. Dans le cas de succès complet, aux termes du rapport de M. Reverchon, membre de l’Académie nationale, la locomotive aérostatique Pétin pourrait arriver à parcourir quelque chose comme huit cents kilomètres à l’heure. Pauvre chemin de fer, qui parcourez à peine quarante kilomètres dans le même espace de temps ! l’invention de Pétin menace de vous réduire à l’état de tortue. Où allons-nous, grand Dieu ! où s’arrêtera-t-on ?

Que vit-on sortir de ces belles promesses ? Rien, absolument rien. Pétin ne réussit même pas à s’élever une seule fois dans les airs avec son grand navire aérien. Il savait à peine calculer la force ascensionnelle d’un ballon : tant il est vrai que parfois l’opinion publique s’égare étrangement sur la valeur des hommes.

Après avoir piteusement échoué en France, Pétin traversa l’Atlantique ; il ne réussit pas mieux aux États-Unis, et il revint en France, où il mourut misérablement.

Le principe des ballons planeurs ne tarda pas à être repris par un mécanicien nommé Prosper Meller, qui publia en 1851 divers projets de chemins de fer atmosphériques, formés de ballons captifs glissant sur des câbles tendus, et proposa de construire un grand navire aérien qui utiliserait la résistance de l’air pendant la montée ou la descente, pour obtenir la direction.

La puissance produite par la différence des résistances de l’air sur un aérostat allongé et incliné est d’autant plus précieuse, dit Prosper Meller[4], qu’elle ne nécessite aucun surcroît de poids ; elle s’effectue d’elle-même, en augmentant on en dirigeant la légèreté, de manière qu’en réservant toute la force ascensionnelle, elle ne nuit en rien à l’application de tout autre procédé.

Dans le projet de Prosper Meller, son aérostat allongé, qu’il désignait sous le nom de locomotive aérienne, devait avoir de grandes dimensions. Comme tous ceux qui se bornent à exposer la simple description de leur système, il ne semblait se rendre compte en aucune façon des difficultés pratiques de construction. Il proposait de construire le ballon en tôle de fer. Ne perdant pas de gaz, dit-il, « la machine conserverait sa force ascensionnelle ; les variations atmosphériques ne feraient pas changer son volume, et enfin, l’océan ne serait plus pour elle qu’un détroit ». La locomotive aérienne devait avoir la forme d’un cylindre terminé par deux cônes (fig. 61) ; elle devait être munie d’hélices sur ses parois. L’aérostat devait pouvoir s’incliner pour obtenir l’effet de direction.

Les parties supérieures et inférieures de notre locomotive, dit Meller, qui représentent deux vastes plans inclinés, produiront l’avancement horizontal en s’appuyant successivement sur l’air dans l’ascension et dans la descente.

Ces projets, conçus par des hommes sans instruction scientifique et sans aucune idée pratique de l’aéronautique, n’étaient pas réalisables tels qu’ils étaient présentés, sans étude complète et sans plan d’ensemble suffisant.


Fig. 61. — Locomotive aérienne Meller (1851).

L’idée des ballons planeurs agissant sans force motrice est tout à fait fausse. Quand bien même ils se dirigeraient dans un sens ou dans l’autre pendant leurs ascensions successives, cette direction serait relative ; ils n’en seraient pas moins entraînés avec la masse d’air ambiant en mouvement. Pour que les aérostats planeurs fonctionnent avec efficacité, il faut qu’ils soient munis de propulseurs mécaniques, actionnés par un moteur puissant. L’hélice ne suffit pas à elle seule, pour donner l’avancement, il faut la machine qui la fasse agir. C’est ce qu’on oublie trop souvent. N’a-t-on pas vu plus haut que Théophile Gautier, en parlant des hélices du navire aérien de Pétin, disait : « Ces hélices pourraient être tournées à la main. »

Voilà assurément une force motrice bien puissante !

Quelques mécaniciens ont proposé de réunir dans l’aérostat planeur les deux principes du plus léger que l’air et du plus lourd que l’air. Nous citerons parmi ceux-là, M. Arsène Olivier, qui propose un aérostat allongé, rigide, muni de grandes ailes et d’une hélice, et capable de s’incliner pour le vol à plane[5]. Nous mentionnerons aussi le projet récent de M. Capazza ; l’inventeur veut construire un ballon lenticulaire, tour à tour plus léger et plus lourd que l’air, et qui nagerait dans l’atmosphère à la façon des soles dans l’océan. Projet facile à dessiner, mais difficile réaliser ! Un peu antérieurement, M. Duponchel, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, a proposé un projet analogue à celui du ballon planeur du baron Scott, et dans lequel on obtiendrait la montée et la descente en chauffant ou en laissant refroidir le gaz du ballon. M. Duponchel, peu au courant des constructions aérostatiques, voulait construire un escalier intérieur dans son aérostat pour que les aéronautes pussent monter à la partie supérieure[6] !

On ne saurait se faire une idée des rêves qui ont germé dans le cerveau des inventeurs de ballons dirigeables. Renou-Grave, en 1844, avait imaginé les ballons-chapelets que nous figurons ci-dessous[7] (fig. 62).


Fig. 62. — Ballons-chapelets de Renou-Grave.

Les plus grands esprits sont parfois tombés dans des erreurs analogues. Monge, le grand Monge, avait eu l’idée de réunir ensemble une série de ballons sphériques qui auraient formé, selon lui, un assemblage flexible dans tous les sens susceptible d’être développé en ligne droite, courbé en arc de cercle dans toute sa longueur, ou seulement dans une partie ; de prendre avec ces courbures ou ces formes rectilignes la situation horizontale ou différents degrés d’inclinaison. Ce système de globes montant et descendant alternativement avec la vitesse que les aéronautes lui auraient imprimée, eût imité dans l’air le mouvement du serpent dans l’eau !

À côté des inventeurs des ballons planeurs mécaniques dont nous venons de parler, nous placerons ceux qui veulent se contenter de chercher à différents niveaux dans l’atmosphère des vents propices.

Les projets de monter et descendre dans l’air, automatiquement, sans jeter de lest et sans perdre de gaz pour aller à la rencontre des courants aériens favorables, ont été très nombreux. Nous avons signalé la poche à air du général Meusnier ; nous avons vu qu’à peu près à la même époque, Pilâtre de Rozier proposait de joindre un ballon à air chaud à un aérostat à gaz, afin d’obtenir à volonté l’ascension et la descente en élevant ou en abaissant la température du gaz, c’est-à-dire en diminuant, ou en faisant accroître la densité du système.

Parmi les aéronautes les plus convaincus de l’efficacité de l’utilisation des courants aériens à différentes altitudes, nous ne devons pas oublier de mentionner le célèbre Dupuis-Delcourt, dont les ascensions ont été nombreuses, et dont les travaux sont devenus classiques dans l’étude de l’aérostation.

Dès 1824, alors qu’il n’avait que vingt-deux ans, il se mit à l’œuvre, et de concert avec son ami Richard, il construisit sa flottille aérostatique ; c’était un système formé de cinq ballons accouplés : un aérostat central, et quatre autres plus petits qui l’entouraient. Au-dessous de l’aérostat principal, se croisaient deux grandes vergues horizontales d’où partaient les cordes d’attache des quatre ballons destinés à sonder l’atmosphère. Ce système ne donna point de bons résultats.

Après ces essais infructueux, Dupuis-Delcourt s’associa à un jeune savant, Marey-Monge, pour construire un aérostat cylindro-conique en cuivre métallique imperméable. Les deux associés exécutèrent d’abord, à titre d’essai, un ballon sphérique en cuivre rouge. Il avait dix mètres de diamètre, et d’après les calculs de Marey-Monge, sa force ascensionnelle devait être de 546 kilogrammes[8]. Ce ballon, d’un nouveau genre, fut exposé au public dans des ateliers de l’impasse du Maine ; il fut même gonflé d’hydrogène, mais il ne fonctionna point et les deux associés ne tardèrent pas à se séparer. Dupuis-Delcourt fit les plus grands efforts pour continuer son œuvre, mais ses efforts furent impuissants.

Plusieurs années après ces tentatives, un médecin belge, le docteur Van Hecke, eut recours à un système purement mécanique, pour monter ou descendre dans l’atmosphère et aller chercher des courants aériens favorables. Dupuis-Delcourt ne tarda pas à joindre ses efforts aux siens. Il s’agissait de palettes ou d’hélices à mettre en mouvement dans la nacelle. M. Babinet exposa ce système dans un rapport adressé à l’Académie des sciences en 1847.

Le docteur Van Hecke, dit M. Babinet, renonce formellement à l’idée de prendre un point d’appui sur l’air pour se mouvoir en un sens contraire du vent ; son système consiste comme celui de Meusnier à chercher à différentes hauteurs des courants favorables à la direction qu’il veut suivre ; mais son procédé diffère de celui de Meusnier qui voulait comprimer ou dilater l’air dans une capacité intérieure au ballon. La question que s’est proposée M. Van Hecke, se réduit donc à trouver un moyen facile de monter et de descendre verticalement sans employer, comme on le fait ordinairement, une perte de lest ou une perte de gaz, l’une et l’autre évidemment irréparables. M. Van Hecke a cherché dans un moteur artificiel, une force capable d’élever ou de déprimer l’aérostat à volonté, et il s’est adressé naturellement à l’un de ces moteurs qui, tels que les ailes du moulin à vent, l’hélice, les turbines, etc., transforment sans réaction latérale, un mouvement rotatoire en mouvement rectiligne, suivant l’axe ou réciproquement. Un appareil analogue, à ailes gauches, a été mis sous les yeux de l’Académie, et par sa réaction sur l’air, a produit facilement une force ascensionnelle ou descensionnelle de 2 à 5 kilogrammes, ce qui avec les quatre moteurs pareils que M. Van Hecke adapta à sa nacelle, constituerait une force d’environ de 10 à 12 kilogrammes. Ajoutons que cet effet, loin d’être exagéré, a été obtenu, sans grand effort, avec des ailes à peu près carrées, dont la dimension était seulement d’un demi-mètre de côté ; ainsi rien n’empêche d’admettre qu’avec une puissance suffisante, on pourrait arriver à se procurer par ce procédé, 50,60 ou même 100 kilogrammes de lest ascendant ou descendant.


Fig. 63. — Nacelle de ballon à ailes tournantes du docteur Van Hecke, destinée à monter ou à descendre dans l’atmosphère sans perdre de gaz et sans jeter de lest.

Dupuis-Delcourt et le docteur Van Hecke fondèrent une Société générale de navigation aérienne, au capital de deux millions de francs, représentés par deux mille actions de mille francs. Cette Société fut constituée en Belgique vers la fin de 1846. Les deux associés exécutèrent une ascension à Bruxelles le 27 septembre 1847, et attachèrent à leur ballon la nacelle que représente notre figure 63. Les palettes tournantes contribuèrent, paraît-il, à faire monter l’aérostat quand il était bien équilibré dans l’air, mais quand bien même le système adopté pour monter et descendre à volonté eût été absolument efficace, il n’y avait point encore là le principe de la direction des ballons, comme nous allons le faire comprendre un peu plus loin.

Ce qui était expérimenté par Dupuis-Delcourt et Van Hecke à l’aide de moyens mécaniques, les aéronautes peuvent le faire avec le lest, à titre expérimental, pendant une durée limitée.

La manœuvre a été souvent réalisée avec succès. Ce mode de procéder peut se désigner sous le nom de direction naturelle des aérostats.

La direction naturelle par les courants aériens a plusieurs fois été obtenue par les voyageurs aériens ; elle a été mise en évidence avec netteté lors du voyage que M. Jules Duruof et moi, nous avons exécuté le 16 août 1868 au-dessus de la mer du Nord, dans le voisinage de Calais. À partir de la surface du sol jusqu’à 600 mètres de hauteur, l’air se dirigeait du nord-est au sud-ouest. Au-dessus de 600 mètres, régnait un courant aérien dont la direction était inverse, du sud-ouest au nord-est. Une couche de nuages séparait les deux courants. En faisant monter l’aérostat au-dessus des nuages, ou en le laissant descendre au-dessous, nous pouvions à volonté progresser dans deux directions presque opposées. Il nous a été possible de nous aventurer à deux reprises à 27 kilomètres du rivage, pour revenir en sens inverse sur terre, après deux voyages successifs au-dessus de l’Océan[9]. Les courants aériens superposés faisaient en réalité entre eux un certain angle qui aurait pu nous permettre de gagner les côtes de l’Angleterre, en tirant des bordées à deux altitudes différentes, comme un bateau à voile.

Depuis cette époque, d’autres aéronautes ont opéré avec succès la même manœuvre ; M. J. Duruof à Cherbourg, M. Jovis à Nice, M. Bunelle à Odessa, Lhoste sur la Manche, ont réussi à s’avancer au-dessus de la mer dans la nacelle de leur ballon et à revenir à terre sous l’influence d’un courant aérien inverse.

Ce système tout à fait séduisant par la simplicité des manœuvres qu’il nécessite, offre un grand inconvénient : c’est qu’il dépend des conditions atmosphériques auxquelles on ne saurait commander à son gré. Or les courants ne soufflent pas toujours dans la direction voulue. S’il y a parfois, dans l’atmosphère, des courants superposés, il arrive plus fréquemment qu’il n’y en a pas, et que l’air se déplace dans le même sens à toutes les altitudes. Lors de l’ascension à grande hauteur du Zénith, par exemple, la direction suivie par l’aérostat était à peu de chose près la même, depuis la surface du sol jusqu’à la hauteur de 8 600 mètres.

  1. Aérostat dirigeable à volonté, par M. le baron Scott. À Paris, 1789. 1 vol. in-8o avec 2 planches.
  2. Mémoire sur la direction des aérostats, par Félix Hénin. À Paris, an X. in-8o avec frontispice.
  3. Feuilleton de la Presse du 4 juillet 1850.
  4. Des aérostats. Navigation aérienne ; chemin de fer aérostatique, aérostats captifs, par Prosper Meller jeune, 1 vol. in-8o avec planches, Bordeaux, 1851.
  5. Note sur un projet d’aérostation dirigeable, par Arsène Olivier, 1881. In-8o de 24 pages avec planches.
  6. Voy. Revue scientifique.
  7. Description abrégée du navire aérien, in-8o de 4 pages avec planche.
  8. Études sur l’aérostation, par Edmond Marey-Monge, 1 vol. in-8o avec planches. Paris. Bachelier, 1847.
  9. Histoire de mes ascensions, par Gaston Tissandier, 1 vol. in-8o illustré. Paris, Maurice Dreyfous.