La Navigation aérienne (1886)/III.II

II

LES BALLONS À VOILES


Conditions de translation d’un aérostat dans l’air. — Il n’y a pas de vent en ballon. — Erreur des auteurs de projets de ballons à voile. — Tissandier de la Mothe. — Martyn. — Guyot. — Le véritable navigateur aérien. — La Minerve de Robertson. — Terzuolo et le vent factice.

Quand un ballon, dépourvu de tout propulseur, est en équilibre dans l’air et se déplace horizontalement par rapport à la surface du sol, il se trouve, relativement à l’air ambiant au sein duquel il est plongé, dans la plus complète immobilité. Il n’a aucun mouvement qui lui soit propre ; ce n’est pas lui qui marche ; c’est la masse d’air au milieu de laquelle il est immergé et comme enclavé. Tout est immobile autour de l’aéronaute quand il se trouve à une même altitude ; son drapeau n’est pas agité, il ne sent pas l’action du vent, quand bien même le courant aérien dans lequel il est baigné, l’entraînerait avec une grande-vitesse. Comme l’a dit un praticien expert, des bulles de savon qu’il poserait devant lui sur une planchette, y resteraient dans un état de repos complet, et la flamme d’une bougie n’y vacillerait pas. Le ballon est exactement dans les mêmes conditions, par rapport au courant aérien où il est plongé, qu’une boule de bois qui serait lestée dans le courant d’un fleuve ; cette boule avance, mais ce n’est pas elle qui marche, c’est l’eau dans laquelle elle est plongée.

On voit donc combien il est illusoire d’admettre que des voiles pourraient avoir la moindre influence sur la propulsion d’un aérostat ; elles ne seraient jamais gonflées, par cette raison qu’il n’y pas de vent en ballon. Malgré l’évidence des faits, on ne saurait croire combien ont été nombreux les inventeurs qui ont proposé de munir les ballons de voiles, à l’instar des navires, auxquels cependant ils ressemblent si peu dans leur mode de translation. Nous avons résolu de faire connaître dans ce chapitre quelques-unes des propositions qui ont été faites à ce sujet, depuis l’origine même de la navigation aérienne ; nous y joindrons l’histoire de quelques autres utopies plus ou moins irréalisables, qui nous donneront l’occasion d’indiquer à nos lecteurs les écueils de l’imagination, quand elle n’est pas guidée par le raisonnement et la pratique.

Les archives de l’Académie des sciences sont encombrées de projets de ballons à voiles, et les écrits du temps des Montgolfier, sont remplis de systèmes analogues.

Nous reproduisons ici, il titre de curiosité, l’un des premiers mémoires qui aient été présentés à l’Académie des sciences à ce sujet. Par une singulière coïncidence, l’auteur, qui était, comme on va le voir, ancien secrétaire des vaisseaux du roi, portait le nom de l’auteur de ce livre.

Paris, ce 25 janvier 1784.
Messieurs,

Les imaginations échauffées par la sublime découverte de M. de Montgolfier s’occupent à chercher le moyen de la diriger tout le monde semble comme défié de le trouver.

Voulez-vous bien, Messieurs, que j’aie l’honneur de vous présenter mes idées sur cette découverte, et sur la direction à volonté de ce globe aérostatique ; ce projet conçu depuis quelques jours, mûrement examiné d’après les manœuvres dont j’ai acquis la connaissance sur les vaisseaux, m’ayant paru possible, je le soumets à votre décision ayant la plus grande confiance, fondée sur la vénération que vos sciences vous ont acquise de l’Europe dont vous êtes le flambeau.

J’ai l’honneur d’être avec un profond respect,

Messieurs,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Tissandier de la Mothe,
ancien secrétaire des vaisseaux du Roy.
À Messieurs,

Messieurs les Académiciens préposés à l’Examen des Projets sur le globe aérostatique.

Le globe aérostatique voguant dans les airs au gré des vents comme un vaisseau vogue sur l’eau, et étant à son élément ce que le vaisseau est au sien, doit être dirigé par les mêmes principes et ce ne peut être que par le moyen de voiles qu’il faudrait ainsi que sur les vaisseaux pouvoir diriger à volonté afin de tenir une route certaine.

Six voiles en forme d’étoile de la grandeur du globe et dont le mouvement à volonté en parcourrait la circonférence, horizontalement, suffiraient déjà je pense pour le pousser à tous airs du vent.

Ce mouvement se ferait autour du globe par le moyen d’une baguette de cuivre attachées un mât ou pivot placé au centre de la partie supérieure et descendrait en demi-cercle jusqu’au char ou gallerie pour être à portée des navigateurs qui en dirigeraient le mouvement à la main cette baguette serait ajustée au mat, de manière à tourner à tous vents, enfin comme une girouette aurait la même facilité de tourner, mais serait retenue en bas dans une parfaite immobilité et ne deviendrait mobile que par la main des navigateurs.

Ce soleil ou étoile serait adapté au milieu de cette baguette et en suivrait la direction.

Comme le principe fondamental du globe Montgolfier est la légèreté même, les voiles seraient construites de la manière la plus légère, encore plus s’il est possible qu’un parapluie, et pourraient être tendues sur des fils de cuivre ou de fer, qui traceraient la forme de l’étoile d’ailleurs cette combinaison se ferait suivant la grandeur et la force du globe ; plus il serait grand, plus les voiles seraient légères à proportion.

Ce soleil pousserait les voiles également de haut en bas, milieu et côtés, et la baguette sur laquelle il serait appuyé, se tiendrait un tant soit peu éloignée du globe, ou si cela n’était pas possible, en mettant une toile forte sous cette baguette, on pourrait la poser de manière à toucher le contour du globe et la toile éviterait un plus grand frottement de la part du grand conducteur et en dirigeant le mouvement on l’en écarterait.

Un triangle allongé en forme de queue de poisson placé au centre du soleil, ferait les mêmes fonctions qu’un gouvernail à bord d’un vaisseau et serait dirigé par le même procédé que le grand conducteur le serait au haut du globe.

Ces six voiles pourraient aussi être faites de façon à se replier l’une sur l’autre dans une tempête, celles du milieu de chaque côté pourraient être immobiles, et ce serait sur elles devant ou derrière que les autres se replieraient.

La pesanteur que ce soleil occasionnerait plus d’un côté que de l’autre suivant l’endroit où le globe se trouverait, serait contre-balancée par des poids qu’on mettrait dans la gallerie du côté opposé ou par le passage des navigateurs sous le vent, il faudrait cependant que le côté ou le soleil serait placé fut plus lourd que l’autre, c’est du moins ainsi qu’on en use dans l’arrimage d’un vaisseau, où l’on met plus de poids sur le derrière que sur le devant.

Le soleil placé, le mouvement du conducteur libre, il sera très facile de diriger le globe Montgolfier et de tenir une route certaine à tous vents, vent arrière, vent largue, virer vent arrière même, vent devant et en général se servir du globe comme d’un vaisseau.

Ce serait donc à l’Académie si après avoir examiné ce projet, elle y voit comme moi de la possibilité, à en confier l’exécution à quelques habiles mécaniciens, qui par leur adresse le simplifieraient, avouant que ayant la théorie et n’étant point mécanicien, je n’en pourrai point donner d’idées précises suivant les règles de cet art et que c’est en qualité de marin que je vous présente ce projet, proposant que si l’exécution s’en ferait, de le diriger suivant les principes reçus sur mer.

Nous devons ajouter que l’Académie des sciences jugea à leur juste valeur les projets analogues de ballons à voiles, et les condamna sans hésiter, comme on va le voir par l’extrait suivant, que nous empruntons aux registres de l’Académie des sciences (séance du 17 mars 1784) :

Les Commissaires nommés par l’Académie pour examiner un mémoire envoyé par M. Tissandier de la Mothe, ancien secrétaire des vaisseaux du roi, en ont rendu le compte suivant.

Le moyen que M. Tissandier propose pour la direction des machines aérostatiques consiste en six voiles disposées en manière de rose ou de toile dont la construction et la manœuvre sont décrits d’une manière peu intelligibles. Quoi qu’il en soit, comme M. Tissandier pense que l’action du vent modifiée par ces voiles doit porter la machine suivant toutes sortes de directions à volonté, les raisons exposées dans le précédent rapport contre l’action des voiles en général suffisent pour démontrer que cette idée est fausse et que ce mémoire ne mérite aucune approbation.

Au Louvre, le 17 mars 1784.

Avant le projet de Tissandier de la Mothe, un Anglais nommé Martyn avait imaginé le système que nous reproduisons d’après une très jolie gravure peinte de l’époque (fig. 52). Cette gravure porte une double légende, en anglais et en français ; l’auteur y donne la description de son vaisseau aérien, qui comprend :

Un parachute pour descendre aisément dans le cas où le ballon viendrait à crever ; une voile principale, une avant-voile, une voile de gouvernail pour diriger la machine.

Une copie de ce dessin, lit-on au bas de la gravure, a été présentée à S. A. R. le prince de Galles en novembre 1785, et une autre à l’Académie des sciences de Lyon en février 1784, par Thomas Martyn, King street, Covent Garden, à Londres.

Les journaux de 1784 à 1786 sont remplis de projets analogues, et les librairies publiaient aussi un grand nombre de brochures sur l’art de diriger les ballons. Les ballons voiles occupent une large place dans ces élucubrations d’inventeurs, qui n’avaient en aucune façon la pratique de l’art qu’ils voulaient perfectionner.


Fig. 52. — Ballon à voiles et à parachute de Martyn (1783).
(D’après une gravure de l’époque.)

Un constructeur de petits ballons de baudruche (ils avaient alors un très grand succès de la part des amateurs de physique), fit paraître une brochure qui eut un certain retentissement, sur la manière de diriger les ballons[1]. Guyot (c’est le nom de l’auteur) propose de donner à l’aérostat la forme ovoïdale que représente une des planches de son opuscule (fig. 53). Retombant dans l’erreur de ceux de ses contemporains qui se figuraient que le ballon peut être assimilé à un bateau, il munit la nacelle d’une voile et il s’exprime dans les termes suivants, dont le lecteur saura rectifier les erreurs :


Fig. 53. — Ballon ovoïdal à voile de Guyot (1781).

Il est aisé de voir que suivant cette forme, l’aérostat présentera toujours au vent le côté de l’ovale qui se termine en pointe… À l’extrémité de la galerie, et en dehors du côté où l’ovale a le plus de largeur, on établira une voile soutenue par une perche ou mât ; on attachera à l’extrémité de cette voile quatre cordages pour la faire mouvoir de côté ou d’autre à volonté.


Fig. 54. — Le véritable navigateur aérien. (Reproduction d’une gravure peinte de 1781.)

L’auteur ne doute pas du succès de son appareil, et on est étonné de tant de naïveté de la part d’un physicien.

Que dire du projet suivant (fig. 54), pompeusement présenté à la même époque, comme la solution complète du problème de la navigation aérienne. L’auteur anonyme de ce système extravagant, en donne la description dans une gravure peinte que nous reproduisons, et qui est publiée sous le titre : Le véritable navigateur aérien.

Il y a cinq ballons, « composés de trois envelloppes », dit la légende explicative ; l’intérieure est de taffetas, l’autre de toile et la dernière de peau. Ces ballons enlèvent une sorte de navire qui a sept pieds de hauteur sur sept pieds de longueur cette nacelle est recouverte de toile et « garnie de vitrages ».

Deux ailes, de 60 pieds de longueur, ont une nervure qui les ployé pour favoriser l’ascension et qui leur donne à volonté une forme concave par le moyen d’une corde qui, étant arrêtée au centre du mat, sert à redresser les ailes au moment, de la cadence.

L’auteur ajoute au bas de sa gravure l’observation suivante, qui donne les propriétés et les avantages de son appareil volant :

Ce globe, au moyens d’une mécanique très simple que l’auteur a inventée, et qu’un seul homme fait mouvoir très aisément, peut être dirigé dans tous les sens et même contre le vent. On peut le retenir la hauteur qu’on désire et le faire monter et descendre à volonté sans perdre aucun gaz. Ce globe d’une construction nouvelle réunit encore plusieurs autres avantages qu’on reconnaîtra facilement à l’inspection et qu’il serait trop long de détailler ici. Il se propose d’exécuter son projet si l’on veut le faciliter.

N’est-ce pas sans doute pour se moquer de ces inventeurs de ballons à voiles que le célèbre physicien Robertson publia plus tard, en 1803, une brochure qui eut un grand succès[2], et dans laquelle il décrivit sous le nom de la Minerve, un immense ballon à voile de 50 mètres de diamètre, capable d’élever 12 000 kilogrammes et destiné à faire voyager dans tous les pays du monde « 60 personnes instruites choisies par les académies », pour faire des observations scientifiques et des découvertes géographiques.

Nous donnons à la page suivante le dessin de ce ballon gigantesque (fig. 55). Il suffit de le considérer pour voir que Robertson a voulu se jouer de son lecteur, ou plaisanter, comme nous venons de le dire, les inventeurs d’aérostats dirigeables. Nous donnons d’après lui la description suivante de l’appareil :

En haut de la machine est un coq, symbole de la vigilance : « un observateur intérieurement placé à l’œil de ce coq, surveille tout ce qui peut arriver dans l’hémisphère supérieur du ballon ; il annonce aussi l’heure à tout l’équipage. »


Fig. 55. — La Minerve, grand navire aérien de Robertson (1803).

Ce ballon enlève un navire qui réunit, dit l’inventeur, toutes les choses nécessaires. Il y a un grand magasin aux provisions, une cuisine, un laboratoire, une salle de conférences, un salon pour la musique, un atelier pour la menuiserie, enfin au-dessous du navire est « un logement pour quelques damnes curieuses ». Ce pavillon, ajoute Robertson, est éloigné du grand corps de logis, « dans la crainte de donner des distractions aux savants voyageurs ».


Fig. 56. — Voile de direction d’un ballon gonflée par un ventilateur. Projet Terzuolo.

N’avais-je pas raison de prévenir le lecteur que le projet de Robertson, qu’un certain nombre d’historiens ont eu le tort de prendre au sérieux, ne pouvait être accepté que comme une amusante plaisanterie ?

Il n’en est pas de même du projet ci-dessus (fig. 56), qui a été proposé à une époque beaucoup plus récente en 1855, par M. E. P. Terzuolo. Il montre jusqu’à quel point peuvent s’égarer les esprits qui ne sont point suffisamment initiés aux principes de la mécanique et de l’aéronautique. L’auteur de ce projet étonnant, n’ignore pas qu’il n’existe point de vent en ballon : il propose d’en produire artificiellement au moyen de ventilateurs placés dans la nacelle. M. Terzuolo insuffle de l’air dans des tubes évasés qui gonflent la toile, et doivent d’après lui « déterminer la marche en avant[3] ».

Le baron de Crac, dont les aventures sont célèbres, s’est un jour retiré d’une rivière, où il se noyait, par un procédé analogue ; il sortit son bras de l’eau, et se souleva lui-même par les cheveux !

Ô Navigation aérienne que de naïvetés on a commises en ton nom !

  1. Essai sur la construction des ballons aérostatiques et sur la manière de les diriger, par M. Guyot, 1 vol. in-4o avec planches. Paris, 1784.
  2. La Minerve, vaisseau aérien, destiné aux découvertes et proposé à toutes les Académies de l’Europe par le physicien Robertson. 2e édition revue et corrigée. 1 broch. in-8o, avec 1 planche hors texte. Vienne, 1804 : Réimprimé à Paris, chez Hoquet, en 1820.
  3. Direction des Ballons. Moyens nouveaux à expérimenter. 1 broch. in-4o. Paris, Firmin-Didot frères, 1855.